Publications de l’Amitié par le Livre (p. 157-173).

IX
L’ACCIDENT DU NORD-SUD

L’article nous avait si vivement intéressée que nous en oubliions presque le rendez-vous d’Aurore. La lecture terminée, il était 3 h. 10. Pour être chez Nathan à la demie, nous avions juste le temps de prendre le Nord-Sud à la station de la Madeleine : la rue à traverser.

Chemin faisant, vinrent les commentaires.

— Vous voyez, Aurette, vous ne risquez plus d’être honnie, quand on saura votre identité. Voilà qu’on va vous tresser des couronnes. Grâce aux anticipations de cet enthousiaste savant, vous devenez une bienfaitrice de l’humanité. C’est bon pour vous, cet article, je ne lui en veux plus de sa grossièreté.

— C’est bon pour moi et pour la réception qui attend mon père et Lendor demain… Oui, Mais c’est égal, il commet une injustice que je ne lui pardonne pas. Il ne dit pas un mot du Dr Alburtin. À le lire, on croirait que c’est lui Nathan qui a eu l’idée lumineuse d’expérimenter les rayons X sur les météorites.

Nous atteignons la bouche de métro située au carrefour, en face du kiosque des tramways, Une pancarte manuscrite, affichée au-dessous des portes battantes au bas de l’escalier, annonçait sans commentaires :

« La circulation des trains est suspendue sur la ligne 3 (Champerret-Gambetta), entre les stations St-Lazare et Villiers. Cette dernière station est provisoirement fermée au public ».

La même idée nous était venue, suscitée par les commentaires du professeur sur l’accélération de croissance du lichen.

— Quelque petit accident, fis-je d’un ton qui se voulait détaché.

— La station Villiers est à côté de l’hôtel Métropole, appuya simplement Aurore, sans me regarder.

Dès le portillon d’entrée sur le quai, une odeur suffocante de fleurs en putréfaction remplaça le phénol des couloirs qui attestait un essai de désinfection. Sous la voûte de la station grondait une sourde rumeur, non humaine, On eût dit, mêlé de crépitations, le bruit d’une forêt dont les branches craquent sous le givre, en hiver. Les lampes, « malades » pour la plupart, enrobées d’un réseau de végétations, rougeoyaient. Tassés au bord du quai, les voyageurs ouvraient de grands yeux et se grattaient en silence.

La Xénobie avait envahi les voies, Mais ce n’était plus, comme le matin à « Villiers », une offensive timide ; une véhémente poussée de la création extraterrestre développait sur les rails un lichen aux bataillons agressifs, un revêtement d’un rouge violacé, hérissé de pointes, comme une cristallisation géante. À la voûte, sur les deux fils de trolley et sur les trois câbles « feeders », pendaient des paquets de stalactites branchues. Çà et là, de ces masses végétantes, de nouveaux prolongements, gros comme le pouce et longs comme la main, surgissaient à vue d’œil, se développant tels que les tubes d’une lorgnette qu’on tire… ou mieux, tels que ces baudruches de carnaval dans lesquelles on souffle. Et au bout d’un instant, à la pointe de ce bras se gonflait une bulle d’un rouge sang, qui éclatait avec le bruit d’un pistolet d’enfant, en projetant sa poussière de spores.

Ce spectacle nous hypnotisait tous. Pas un mot ne fut prononcé pendant les quatre ou cinq minutes que la rame se fit attendre. À la fin elle arriva en sifflant. Elle soulevait un nuage de poussière, en écrasant avec un fracas sec les végétations des rails. L’avant de la motrice était balafré et maculé de rouge, comme si elle venait de se frayer passage à travers un abattoir. Des traces obliques de même nature striaient les parois des wagons.

C’était hideux. Mais la force de l’habitude engouffra les voyageurs dans les voitures. Ceux qui en descendaient poussaient des soupirs de soulagement et se hâtaient vers la sortie.

Les portes claquèrent. Le chef de train donna le signal. Au ralenti, le convoi s’engagea dans le tunnel.

Notre voiture de première était modérément garnie. Aurore put s’asseoir sur un strapontin ; je restai debout à côté d’elle. Nos voisins, frappés de mutisme, tout en se grattant machinalement, fixaient des regards d’appréhension sur les lampes malades. Voyant l’une d’elles complètement masquée par sa carapace de lichen pourpre, un grand boy-scout dégingandé prit à sa ceinture un couteau « suédois » et se mit à racler l’ampoule. Son exemple fut aussitôt suivi, et les lampes, nettoyées, éclairèrent, ce qui allégea l’atmosphère morale du wagon.

À la Concorde, un flot de voyageurs montants acheva de bonder la voiture et me refoula contre Aurore, qui dut se lever de son strapontin. Mais j’eus à mon flanc et à mon épaule la tiédeur de sa personne, et la communion de nos regards ôta au silence sa contrainte.

Cependant l’arrêt se prolongeait. Sur le quai, en face de nous, le chef de gare, penché sur son téléphone, lançait alternativement des répliques dans l’appareil, et des réflexions au chef de train, qui attendait, à la porte de la cabine vitrée. Enfin la difficulté sembla résolue. On repartit.

À vitesse réduite, comme si la rame s’avançait à tâtons. À mi-chemin de « Chambre-des-Députés », on ralentit encore, puis on stoppa. Au bout de deux ou trois minutes, faux départ : on avança de quelques mètres ; puis nouvel arrêt, définitif.

Bien qu’elles soient assez familières aux Parisiens, ces pannes en plein tunnel sont toujours un peu inquiétantes ; on songe à l’accident possible… Aujourd’hui, dans ce wagon éclairé par des ampoules sanguinolentes et entouré d’une rumeur de menace monstrueuse, c’était angoissant.

L’arrêt, indéfiniment… L’impatience, parmi tous ces gens pressés d’arriver à destination, rompit le mutisme. On murmura, d’abord à mi-voix, puis tout haut.

— Et alors, qu’est-ce qu’ils attendent ? grincha un homme à chapeau rond et à conserves fumées : un professeur, sans doute.

— Occupez-vous donc de la lampe au-dessus de vous, lui lança le boy-scout. On recommence à ne plus voir clair.

Aurore leva vers moi sa montre de poignet, où je lus : 15 h. 27.

— Je n’arriverai plus à la demie.

— Et il est capable de ne pas vous recevoir, si vous êtes en retard !

Le silence retomba. On se taisait, dans l’espoir d’entendre un signal, dehors, un ordre du chef de train, le bruit de pas d’un employé sur la voie. Mais dans le silence sonore du souterrain, ce n’était toujours qu’une sourde rumeur mêlée de craquements, de froissements, de crépitations… l’énorme poussée du Lichen en travail. Et aussi le ronflement d’un violent courant d’air, dont on sentait le remous, par les vasistas ouverts.

— Vous entendez ? me dit Aurore. C’est l’appel d’air créé par la nutrition du lichen, qui absorbe en masse l’atmosphère du tunnel.

J’admirai sa présence d’esprit scientifique.

Mais, derrière moi, un cri aigu, étranglé, de femme jaillit. Je me retourne, comme tous les voyageurs.

— Là, là ! Il m’a touché le cou… C’est tout chaud…

Une grosse boulotte, les traits décomposés d’effroi sous son fard, les yeux exorbités, désigne, au haut de la glace, un vasistas d’aération ouvert, par où a surgi une hideuse chose rouge, comme un poing écorché. On se bouscule pour tâcher de voir. En y regardant mieux, je distingue derrière la glace, parmi les reflets des objets intérieurs éclairés, dans le noir du tunnel, un énorme tentacule de lichen, que sa croissance a introduit par le bout dans le wagon.

— Les champignons !… le Lichen !… la Xénobie !…

Tous les noms appliqués aux végétations cosmiques jaillissent à la fois. On a compris le danger : la poussée s’accélère, foudroyante.

Piaillements aigres de femmes ; exclamations apeurées, indignées :

— On n’aurait pas dû nous laisser partir…

Un alarmiste affirme, persuadé :

— Le lichen a envahi le tunnel ; le train est cimenté dedans ; nous allons être écrasés, asphyxiés…

Chacun surveille ses voisins, tendu, n’attendant qu’un signe… et ce sera la panique. Je vois les lèvres d’Aurore frémir ; ses yeux cherchent dans les miens un sang-froid qui est en train de me fuir, sous l’aspiration de la folie unanime. Désespérément, je me réfugie dans l’idée fixe de protéger Aurore, à tout prix. Je me penche vers elle :

— Attention, ma chérie.

Elle est adossée dans l’angle formé par un dossier de siège et par la glace du wagon. Je me tourne un peu et l’enferme dans la barrière de mes deux bras, les mains sur la barre d’aluminium.

— Ne bougez pas. C’est par cette porte-ci qu’on nous fera sortir, puisqu’il y a l’échelle de secours pour descendre sur la voie.

Dehors, le tunnel s’emplit de cris, de bruits de pas : une galopade de troupeau en déroute. Les voyageurs des autres voitures qui fuient vers la station ?…

Dans notre wagon, tout le monde court aux portes de l’avant, et, dans la pénombre rougeoyante des ampoules envahies, on s’acharne sur les poignées, on tente d’écarter les battants. En vain : ils sont bloqués.

— Et nous ? On ne nous délivre pas ? On va nous laisser crever. Employé ! Ici ! Le wagon de première !… Et aïe donc ! passons par les fenêtres !

Un fracas de glace cassée. Au dehors, le gros des fuyards est passé ; appels, vitupérations, blasphèmes des retardataires… Un coup de revolver claque, tout proche.

— Vite donc, là-bas ! Avancez, n.. d.. D.. !

Mais, à notre bout de la voiture, s’ouvre la petite porte d’intercommunication, et me saute aux yeux le jet blanc d’un falot à acétylène que brandit un contrôleur… Et un commandement hargneux de sous-off. :

— Attention, là-dedans ! Ordre d’évacuer la rame et de gagner à pied la station Chambre-des-Députés. Mais le courant n’est pas coupé… On n’a pas pu téléphoner au secteur. Méfiez-vous des rails électriques, attention ! marchez bien entre les rails de roulement, ou en dehors sur la gauche. Pas de bousculade, un à la fois, mais dépêchez-vous !

Pendant que tout le monde accourt, l’homme vient à la porte près de laquelle nous sommes restés seuls, Aurore et moi, presse un levier qui ouvre les battants par où s’engouffrent le vent et la rumeur tempêtueuse du lichen en croissance, puis, pour avoir les deux mains libres, accrochant son falot à la barre d’un filet à bagages, enlève la chaînette qui fixe l’échelle de fer aplatie contre un dossier, la fait tourner sur l’axe du support, et l’amenant à l’extérieur du wagon, l’abaisse le long de la tige qui la retient, parmi un bruit sec de branches cassées.

— Par ici la sortie !

L’homme descend le premier, son falot au poing ; et la clarté de l’acétylène révèle le rouge fouillis hérissé du lichen, qui, de dessous le wagon, allonge ses tentacules.

J’espérais que, vu notre position favorable, Aurore et moi serions les premiers à descendre après lui ; mais tous les voyageurs ont reflué en masse vers cette portière-ci.

La disparition du falot nous a laissés dans une obscurité presque complète ; les lampes, livrées à elles-mêmes, ont achevé de se masquer. Cramponné d’une main à une barre, maintenant Aurore devant moi de l’autre, je réussis d’abord à garder notre rang de priorité, malgré la poussée ; mais au moment où, lâchant la barre, j’avance la main vers la rampe verticale surmontant l’échelle, un grand diable en profite pour rabattre mon bras d’un coup de poing, me repousse furieusement, prend ma place, et descend.

Deux secondes, tout au bord de l’ouverture béante, coincé parmi l’affreuse bousculade du premier rang, où l’on joue des coudes pour résister à la pression, j’oscille, sans plus rien pour me retenir et avec Aurore dans mes bras, cambré de toutes mes forces…

— Ne poussez pas, tonnerre ! Laissez descendre !

Un remous me secoue… nous sommes basculés à bas.

Pas directement sur le ballast. Des branchages amortissent la chute, cassant sec comme des baguettes de sureau. Je roule sur le flanc ; ma compagne sur moi ; elle n’a même pas heurté le sol. Relevée la première, elle m’aide à en faire autant.

— Pas de mal, Aurette ?

— Pas de mal, Gaston !

L’échelle, à deux pas de nous, dégorge un à un les fuyards. La main dans la main, nous nous insérons dans la file indienne, car l’espace entre le wagon et la paroi du tunnel n’est pas assez large pour deux de front.

Sous nos pieds, le chemin est frayé ; mais la prolifération continue avec frénésie, sous les voitures : masse confuse d’où saillissent, tels des membres menaçants, des tentacules qui nous frôlent au passage. Les cris des fugitifs, en avant de nous et derrière, ne couvrent pas la rumeur confuse du lichen en travail ; il emplit le souterrain de sa poussée géante et affolée, Et, toujours plus fort, te grondement du formidable torrent d’air qui nous flagelle la figure et contre lequel nous peinons. Bravement, Aurore me suit ; je la sens qui trébuche.

— Je ne vais pas trop vite ?

— Non, non !… Allez, il y a quelqu’un qui me marche sur les talons.

Et, devant nous, derrière nous, dans la file trottante, toujours les cris :

— Plus vite !… Accélérez !

Dépassées, les deux premières voitures de seconde aux intérieurs évacués, aux lampes sanguinolentes… Nous voici dans le noir ; sur la lueur du falot à acétylène perdue au loin, profilent les rouges stalactites. Je me bute dans un buisson aux tentacules tièdes ; impossible d’avancer. Le lichen a-t-il subitement bloqué le passage ? Mais non ; le sentier oblique pour prendre le milieu des rails de gauche.

Nous allons entre deux confuses murailles hérissées, pleines de crépitements, qui nous montent jusqu’aux épaules. En haut, il pend des stalactites dont les pointes nous frôlent ; mes bras et ma poitrine heurtent des tentacules tièdes et spongieux, les petits cèdent élastiquement, les plus gros pètent… Et l’homme qui me précède n’est pas à cinq mètres ! La folle poussée de vie s’accélère toujours. Dans un cauchemar funeste, je marche sans espoir, luttant contre le niagara d’air qui nous fouaille, remorquant Aurore muette, haletante, trébuchante, à travers cette grotte vivante, cette sylve enchantée qui s’efforce sournoisement, à nous barrer le passage, à nous bloquer parmi ses frondaisons, à nous ensevelir…

Atteindre la station ! Où est-elle ? On ne voit plus trace de lumières, en avant, pas même un signal. Le tunnel est-il déjà bouché par le lichen ? Non, le torrent d’air prouve que le souterrain reste libre.

Des cris de protestation, des injures derrière nous, se propagent, se rapprochent, une galopade furieuse nous rejoint… Une secousse violente de la main d’Aurore dans la mienne ; et je m’abats avec elle, rejeté de côté par quelqu’un qui nous dépasse, dans les branches de lichen.

Hideuse impression, de sentir foncer sous soi ces branchages ! d’être enseveli dans une masse grouillante de tentacules secs et chauds, qui cèdent sous les mains, se dérobent sous les pieds, me font désespérer de pouvoir me relever ! Et, sur le sentier, les fuyards, qui ont pris la panique et qui hurlent d’épouvante !

— Aurette ! mon Aurette !

Son silence m’effraie. Elle est tombée avec un petit gémissement, et reste étendue, abandonnée. À genoux, penché sur elle, je palpe tendrement son visage. Elle exhale, dans un souffle :

— C’est fini… Je vais m’évanouir… Laisse-moi ; sauve-toi, bien-aimé !…

L’aveu m’emplit d’une onde triomphale et désespérée. Elle m’aime ! enfin !… Et nous sommes perdus !

Ces quelques secondes d’immobilité ont suffi au lichen pour nous envahir de sa poussée inexorable. Comme ceux d’une pieuvre douée de volonté intelligente, les tentacules secs et chauds ont multiplié leur garrottement sur le corps étendu. À l’aveuglette, j’en arrache par poignées, j’en casse, j’essaie de la dégager. Mais ils renaissent à mesure, il s’en allonge d’autres. Moi-même, je suis saisi, envahi, enchevêtré dans l’étreinte multiple et dégoûtante de ces membres grêles, secs et chauds…

C’est fini. C’est la mort. Et, dans un élan d’extase désespérée, sur les lèvres défaillantes de ma bien-aimée je dépose ce premier baiser qui sera aussi le dernier…

Que m’importe cette clameur de délivrance qui s’élève, au loin du tunnel. Ces gens là-bas crient leur joie d’être sauvés… Moi je mourrai heureux.

Mais que se passe-t-il ? À part ces cris et le ronflement décroissant du courant d’air qui s’apaise, c’est comme un énorme silence dans le souterrain, une lacune incompréhensible, l’arrêt de quelque chose. Plus de crépitations, de craquements, la sylve enchantée aux branches vivantes et agressives s’est figée en immobilité, brusque comme un coup de commutateur. Et les tentacules aussi se sont figés sur Aurore et sur moi… Je reste pris dans leur étreinte, mais le poulpe semble frappé de catalepsie. Soudain, je comprends le sens des cris qui se rapprochent :

— On a coupé le courant ! Il n’y a plus de danger à marcher sur les rails électriques !

Le lichen est paralysé, faute de nourriture électrique ; la poussée de vie est arrêtée… Nous sommes sauvés… Sauvés !… Et Aurore m’aime !…

À coups de reins, à coups de pieds et de poings, je me dégage, cassant, arrachant les tentacules encore tièdes ; je dégage Aurore, l’empoigne à bras-le-corps, l’enlève…

Nous sommes restés seuls, restés les derniers, tout le monde a déguerpi, sauvé. Et le souvenir me revient, de la première heure de notre rencontre, à Cassis, où je l’ai tenue ainsi dans l’auto d’Alburtin. Mais cette fois elle m’aime ! Une onde de vigueur héroïque m’emporte, je ne sens plus le poids de mon cher fardeau.

Dix pas, et au delà d’un tournant insoupçonné du tunnel, m’apparaît le quai en rumeur de la station, où s’agitent des silhouettes, dans la clarté des phares à acétylène. D’autres viennent à notre rencontre : les sauveteurs…

Dans mes bras, Aurore renaît, se ranime, veut se faire déposer à terre.

— Je saurai marcher, je vous assure, Gaston. Cette ridicule faiblesse est passée.

Je m’y refuse. Triomphant, exultant, je vais lui dire ma joie de son aveu… Mais une infirmière me rejoint, et me demande :

— Est-elle blessée ? Faut-il une civière ?

Et quand j’ai remis Aurore sur ses pieds pour démontrer qu’il n’en est pas besoin, la femme la soutient par l’autre bras, et arrivée au bout du quai, l’aide à monter l’échelle de fer.

L’infirmière, dans sa sollicitude, et comme si elle regrettait de lâcher si vite ses deux derniers rescapés, exigea que nous absorbions un cordial : d’authentique chartreuse verte, d’ailleurs. Des infirmières, des médecins, des pompiers nous entouraient ; des journalistes aussi ; mais grâce à un de leurs confrères, qui s’était trouvé dans la rame lors de l’accident et qui leur dictait un article, nous pûmes nous échapper sans encombre. J’en vis bien un faire un geste de surprise à la vue d’Aurore, esquisser un mouvement vers elle ; mais déjà je l’entrainais vers l’escalier. Le barrage d’agents et la foule traversés, cinquante mètres parcourus, nous respirâmes enfin, sur le quai d’Orsay.

Aurore dégagea son bras, que je soutenais toujours.

— L’air me fait du bien. Marchons un peu, voulez-vous.

Sous les arbres mi-défeuillés du quai, entre la Seine et la circulation de la chaussée, il me semblait revenir à la vie réelle. Les minutes vécues précédemment, sous terre, au pouvoir du Lichen, m’apparaissent plus fantasmagoriques qu’un rêve d’opium ou de hachich. Si le souvenir du tutoiement et de ces deux mots suprêmes : « bien-aimé », n’eussent été entaillés aussi profondément dans mon cœur, j’aurais douté de les avoir entendus. En tout cas, j’éprouvais une pudeur à m’en ressouvenir ; je sentais qu’elle m’avait laissé entrevoir par surprise un dessous interdit de son âme ; il y avait eu maldonne ; après cet aveu-là, elle au moins devait mourir. Entre nous, survivant tous deux, il n’en pouvait plus être question. Et pourtant, puisque je savais !… Comment redevenir le simple bon camarade qu’elle m’avait imposé d’être les jours précédents ?… Soit ! je ne me livrerais pas aux élans triomphaux qui me soulevaient tout à l’heure, mais je pouvais du moins, par une allusion…

Elle marchait à mon côté, pensive, m’observant parfois de biais. Elle devinait ce qui se passait en moi. Elle suivait le cours de mes sentiments. À la seconde même où j’allais parler, elle m’arrêta.

— Gaston, ami cher, non, pas maintenant. Pas de paroles irrémédiables. Entendez-moi bien. Il ne s’est passé qu’une seule chose, dans le tunnel, quand je suis tombée : c’est que vous avez renoncé à vous sauver pour tenter de me sauver ou périr avec moi. Je ne vous ai rien dit. Rien. Cela ne compte pas, puisque nous sommes ici, vivants. Il ne faut pas que cela compte. Rien ne doit, rien ne peut être changé entre nous. Seul, le souvenir de votre dévouement…

— Bon camarade !… ne pus-je m’empêcher d’exclamer, amèrement.

— Vous voyez ? Vous êtes incapable de vous contraindre, à présent. Il ne faut pas, pour l’avenir de notre belle amitié, que nous restions ensemble aujourd’hui. Nous allons nous quitter. Voici un taxi… (et, levant le bras, elle arrêta la voiture, qui vint se ranger au bord du trottoir)… un taxi qui va me reconduire à mon hôtel. Je me reposerai, je dormirai, ne vous inquiétez pas pour moi… En compensation, j’irai demain matin chez vous, vous donner une séance de pose.

— La dernière…

— Et alors nous pourrons causer. Mais, je vous le répète, au nom de notre amitié, pas une allusion à cette parole interdite que le danger suprême m’a arrachée. Est-ce convenu ?

Je ne voulus pas compromettre le présent, ni l’intuable espoir du futur.

— Oui, Aurette. C’est convenu.

— À demain donc, Gaston… À 9 heures.

Et, preste, lançant au chauffeur : « Hôtel Métropole », elle monta en voiture et claqua la portière. Mais elle ouvrit la glace pour me donner en guise de meilleur adieu, son sourire, franc, direct, d’amie loyale.