La Grande Morale/Livre I/Chapitre 5

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CHAPITRE V.

§ 1. En premier lieu, il faut parler de l’âme dans laquelle réside la vertu. Mais ici nous n’avons pas à dire ce qu’est essentiellement l’âme; car cette question est traitée ailleurs, et il faut nous borner à en esquisser les traits principaux. L’âme, ainsi que nous venons de le rappeler, se divise en deux parties, l’une raisonnable, et l’autre irraisonnable. Dans la partie qui est douée de la raison, on peut distinguer la prudence, la sagacité, la sagesse, l’instruction, la mémoire et autres facultés de ce genre. C’est dans la partie irraisonnable que se trouve ce qu’on appelle les vertus : la tempérance, la justice, le courage, et toutes les autres vertus morales qui semblent dignes d’estime et de louanges.

§ 2. C’est grâce à elles, quand nous les possédons, que l’on dit de nous que nous méritons l'estime et l'éloge. Mais jamais on ne reçoit de louanges pour les vertus de la partie de l'âme qui a la raison ; et ainsi; on ne loue pas quelqu'un directement parce qu'il est sage, ni parce qu'il est prudent, ni en général pour aucune des vertus de cet ordre. Je veux dire qu'on loue uniquement la partie irraisonnable de l'âme, en tant qu'elle peut servir et qu'elle sert la partie raisonnable en lui obéissant.

§ 3. Mais la vertu morale se détruit et se perd à la fois et par le défaut et par l'excès. Que le défaut et l'excès détruisent les choses, c'est ce qu'il est facile de voir dans toutes les affections morales. Mais comme pour des choses obscures, il faut se servir d'exemples parfaitement clairs, je cite les exercices gymnastiques, où l'on peut aisément se convaincre de cette vérité. La force se détruit également, et quand on fait trop d'exercices, et quand on n'en fait pas assez. De même pour le boire et le manger : pris en trop grande quantité, la santé s'y perd; si l'on en prend trop peu, elle n'y périt pas moins ; et ce n'est que par une juste mesure que l'on conserve et la force et la santé.

§ 4. On peut faire une remarque toute pareille pour la tempérance, pour le courage, et en général pour toutes les vertus. Par exemple, si l'on suppose quelqu'un qui soit si peu accessible à la crainte, qu'il ne craindrait même pas les Dieux, ce ne sera plus là du courage, ce sera de la folie. Si vous supposez au contraire qu'il craint tout, vous en faites un lâche. Le coeur vraiment courageux ne sera, ni celui qui craint tout, ni celui qui ne craint absolument rien.

§ 5. Ce sont donc les mêmes causes, qui augmentent ou qui détruisent la vertu. Ainsi, les craintes, quand elles sont trop fortes et qu'elles s'adressent à tout indistinctement, détruisent le courage, de même que le détruisent les aveuglements qui n'ont jamais crainte de rien. Or, le courage est relatif aux craintes ; et les craintes modérées ne font qu'augmenter le courage véritable. On voit, je le répète, que ce sont les mêmes causes qui augmentent et détruisent le courage ; car ce sont toujours des craintes qui produisent en nous ces sentiments divers. Même observation sur les autres vertus.