Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 243-247).

VII

UN NOUVEAU SCANDALE

S’en tenant humblement aux conventions sociales, les Renaud n’avaient point imaginé qu’aucun mariage pût avoir lieu entre leurs enfants et ceux des Cardonnel. Au premier moment, leur étonnement se tourna presque en indignation contre Régine, du moins de la part de monsieur Renaud. Ils virent un malheur dans cet amour, une folie de ces deux enfants qui ne pouvait être heureuse. Si les Cardonnel étaient venus de suite en causer avec eux sur le ton de l’affection et du raisonnement, monsieur et madame Renaud seraient entrés dans les vues du notaire et de sa femme et se seraient même piqués de les servir avec d’autant plus de zèle et de rigueur qu’on eût pu les soupçonner d’une complaisance secrète ; mais le silence des Cardonnel et le soin qu’ils mirent à éviter leurs voisins produisirent bientôt l’effet contraire. Ce n’était certes pas aux Renaud de faire les avances.

Après l’éclat dont leur fille était à la fois l’auteur et la victime, ils n’avaient qu’à se renfermer dans une réserve digne et triste, et c’était à ceux dont l’orgueil au fond les repoussait, de les consoler au moins par l’amitié. Ils avaient donc attendu ; puis, rien ne venant de la part de ces amis que pour eux, ils avaient toujours été si empressés à consoler dans les moindres peines, leur sentiment souffrit et leur amour-propre s’irrita. Ainsi, au premier embarras, on les boudait, on les rejetait, eux, des amis de seize années ! après tant de preuves d’affection et de dévouement prodiguées, tant de confiance de part et d’autre et d’épanchements ! Oh ! c’était mal ! On ne voulait toutefois, on ne pouvait pas le croire ; mais il le fallut bien, quand l’absence persista ; alors la parole si familière à la déception humaine s’échappa de leurs lèvres :

— Nous n’aurions jamais cru cela des Cardonnel ; non, nous ne l’aurions jamais cru !

Cette parole chez madame Renaud était suivie de larmes abondantes, et monsieur Renaud aurait imité sa femme, si sa dignité d’homme ne lui eût défendu. Il s’échappait alors, ou jurait à faire trembler quand il avait pu suffisamment avaler la douleur qui le prenait à la gorge.

— Voyons, papa, ce n’est pas notre faute, à nous, si les Cardonnel n’ont pas de cœur, disait alors Lucette, la seule qui osât lui résister en face quelquefois. Régine, pâle et silencieuse, restait dans sa chambre le plus possible, ne fût ce que pour se soustraire aux regards des allants et venants que la curiosité poussait dans la boutique. Adalbert, quand on lui parlait de l’aventure de la ménagerie et des amours présumées de Régine et de Roger, haussait les épaules et blâmait sévèrement sa sœur. Depuis quelque temps on disait de lui, les gens sages, dans Bruneray : « Ce jeune homme se forme beaucoup ; on aurait cru d’abord qu’il eût fait un mauvais sujet, mais il revient aux bous principes et marque beaucoup de sens. »

Il se passa bien des choses étranges pendant la semaine qui suivit le jour fatal de la fête. Monsieur Cardonnel passa devant la boutique des Renaud en ôtant, il est vrai, son chapeau, mais sans tourner la tête, sans envoyer un sourire, sans s’arrêter, et en longeant l’autre côté de la rue, comme s’il eût craint de se trouver face à face avec l’un ou l’autre de ses bons voisins. La petite porte du jardin qui s’ouvrait à l’ordinaire tant de fois par jour, que le plus souvent elle restait ouverte, demeura close ; la bonne des Cardonnel ne vint pas demander le moule à gâteau, ni cueillir du cerfeuil ou du laurier, ni emprunter cette chose ou cette autre qui lui manquait, car elle avait mauvaise tête. Mais on avait jamais reproché ce défaut, il plaisait plutôt ; et les Renaud passèrent les soirées au seuil de leur maison, dans leur propre jardin, où ils se trouvaient comme des âmes en peine, étonnés, ne sachant que faire, et se sentant attirés vers la petite porte comme par un aimant.

Une fois cependant, une seule fois, cette porte s’était ouverte pour donner passage à Roger ; mais la personne qu’il avait rencontrée avait été monsieur Renaud, qui, très-content au fond de le voir, n’en avait été que plus brusque.

— Monsieur Roger, lui avait-il dit, quand tout le monde allait et venait par là, vous, comme les autres, c’était bon ; mais que vous y veniez tout seul, ça n’est pas possible.

Ainsi repoussé, Roger avait pris le parti de la franchir.

— Monsieur Renaud, vous me connaissez ; je n’ai qu’une pensée : acquérir une position et venir vous demander votre fille.

Le père de Régine s’attendait à plus d’hésitation de la part même de Roger ; il fut un moment suffoqué d’émotion et de secrète joie. Mais ce n’était pas un homme à marchander avec les principes et il se remit aussitôt.

— C’est bien à vous, Roger ; mais, sacré nom ! ce n’est pas comme çà que se font les choses. C’est le père, ou la mère, quand le père n’y est plus, qui vient faire la demande, et, bien que nous ne soyons pas de grandes gens, nous y tenons comme les autres.

— Dans ce temps là, monsieur, j’espère…

— Oui, mais vous n’en êtes pas sûr, ni moi non plus, voyez-vous ; je suis même sûr du contraire. Je ne dis pas qu’il n’y ait des raisons, mais… c’est égal… on ne jette pas les amis à l’eau comme ça… Pourtant, comme je suis un honnête homme, je ne veux vous donner qu’un bon conseil, c’est d’obéir à vos parents. L’autorité paternelle, c’est sacré, et je connais une petite tête qui devra en prendre son parti. Et puis votre intérêt, Roger, — je vous dis ça, moi, parce que je vous aime comme si vous étiez mon fils — n’est pas d’épouser la fille d’un pauvre mesureur d’étoffe comme moi, mais quelque demoiselle plus riche et plus huppée. Oui, c’est comme ça, et je vous le dis parce que je ne connais la vérité. Bonjour, Roger !

Et le marchand était rentré dans sa maison en tournant le dos au jeune homme, et celui-ci, le cœur gros, avait dû rebrousser chemin.

Les deux amoureux se consolaient un peu en s’écrivant ; mais ne plus se voir, ainsi à deux pas l’un de l’autre, c’était cruel. D’autant plus qu’ils étaient menacés d’une prochaine et longue séparation. La famille Cardonnel pressait maintenant les négociations qui devaient procurer à Roger un poste avantageux à Paris, et qui avaient lieu, il va sans dire, par l’entremise et la recommandation des Jacot. Roger avait rejeté l’idée d’entrer dans la magistrature, qui convenait peu à ses goûts indépendants et aux velleités d’opposition qu’il avait prises à Dijon, dans la société des jeunes gens de son âge. Il tentait la fortune à l’aide du talent seul, appuyé toutefois de quelques protections, puisqu’on espérait, grâce à monsieur Jacot, le placer en qualité de secrétaire chez un des premiers avocats de l’époque, le premier, disait-on même au château. Dès lors, si Roger plaisait à son patron, — monsieur et madame Cardonnel n’en doutaient pas, — avec les connaissances pratiques excellentes qu’il devait acquérir dans un tel milieu, et les belles relations qu’il y trouverait, on considérait son avenir comme assuré. Il n’était pas douteux non plus qu’il ne rencontrât dans cette société choisie des femmes qui lui feraient oublier Régine et la riche héritière qui, à défaut mademoiselle Marie, si l’on ne pouvait réussir de ce côté, devait faire à la fois son bonheur et sa fortune.

Un autre projet concernant Émilie se greffait sur celui-là. Roger devant vivre à Paris, ce ne serait pas une forte dépense de plus, que sa sœur et sa mère s’y installassent avec lui. De cette manière, Émilie pourrait suivre les cours du Conservatoire ou prendre des leçons d’un professeur. Présentée par mesdames de la Rive dans les salons du grand monde, elle ferait connaître son talent et sa belle voix ; elle donnerait ensuite des concerts, et… les plus radieuses visions de l’amour et de la gloire voltigeaient à l’entour de ce tableau. D’un autre côté, madame Cardonnel pourrait ainsi veiller sur la santé de son fils et sur sa conduite, y compris sa correspondance, lui donner de sages conseils. Le sacrifié dans cette affaire était monsieur Cardonnel, qui restait forcément au soin de l’étude et à celui de remplir la caisse ; mais il acceptait paternellement et philosophiquement cet emploi, tout aussi dévoué que sa femme au succès de leur commun rêve, le brillant avenir de leurs deux enfants. Il pourrait d’ailleurs venir, une ou deux fois, passer quelques jours avec sa famille, assister au premier concert d’Émilie, au premier plaidoyer de Roger. La bonne le soignerait bien ; elle avait ses défauts mais c’était une excellente fille. En cas de maladie, madame Cardonnel pouvait en quelques heures, par le chemin de fer, être auprès de son mari. Tout s’arrangeant enfin, à grand renfort d’imagination et de discussion, les conversations n’avaient pas d’autre sujet.

Toutefois une pensée n’était point dite, qui se trouvait pourtant à l’état de regret importun dans tous les esprits c’est que le mari, le père abandonné, n’aurait même plus à côté de lui la vieille amitié, sûre et douce. les soins intelligents de la bonne madame Renaud, si active, si dévouée, quand ses amis avait besoin d’elle, ni la distraction aimable qu’apportaient Régine et Lucette, aussi bien que la conversation de monsieur Renaud, dont on pouvait médire comme peu académique, mais dont monsieur Cardonnel jusqu’alors s’était arrangé très-bien et peut-être d’autant mieux.

Ce n’était pas de parti pris que les Cardonnel avaient rompu avec leurs voisins ou plutôt avaient cessé de les voir. Au bout de quelques jours, la première colère passée et les premières inquiétudes calmées, s’était demandé quelle attitude il était convenable de prendre vis-à-vis d’eux. Malheureusement il était déjà bien tard. Comment revenir maintenant ? comment expliquer cette froideur subite et rompre la glace qui s’était formée pendant ce temps ? C’était bien embarrassant. Le prétexte manquait, l’explication était délicate ; un nouveau temps d’hésitation s’écoula. Puis l’on en vint à se chercher des excuses, aux dépens de l’adversaire. Après tout, l’on n’était pas allé chez les Renaud, c’était vrai ; mais les Renaud n’étaient pas venus davantage. Or, comme c’était de leur part que les visites étaient le plus fréquentes, c’était donc à eux surtout que revenait la responsabilité de cette abstention. Régine avait été sottement indisposée, mais madame Cardonnel avait été fort souffrante : c’était bien autrement important. Les Renaud peut-être ne l’avaient pas su, mais ils auraient dû le savoir. Madame Cardonnel en vint à penser qu’elle n’avait aucun reproche à se faire et que tous les torts étaient du côté de ses bons voisins, et c’est ce qu’elle disait, d’un air de douceur angélique, à madame Carron, venue en visite avec sa fille et qui lui parlait de cette affaire.

— Moi, je ne veux leur en veux pas ; il n’y a là-dessous qu’un enfantillage, et ils ont bien tort de nous bouder pour cela. Ce sont de braves gens et je n’ai point cesser de les aimer.

— Ça fait votre éloge, ma chère dame, répondait madame Carron, une femme de soixante ans, aux yeux perçants, au nez large et recourbé, à la parole sèche et haute. Mais, voyez-vous, on a toujours des désagréments quand on voit de trop près des gens qui ne sont pas du même rang que soi ; ça oublie la distance, ça se fait des idées saugrenues… Moi, je suis bien en peine pour ça. Je vous dirai : J’aime les vieilles coutumes, et j’allais toujours acheter chez les Renaud, pour ne pas entrer chez les Parisiens ; mais à présent ça m’ennuie, car je ne puis plus souffrir cette petite Régine, et je serais capable, si elle venait pour me vendre, de lui jeter son étoffe à la figure. Et pourtant Julie a besoin d’une robe ; il faudra qu’elle aille l’acheter toute seule, avec la bonne. Qu’en dis-tu, Julie ?

— Comme tu voudras, maman, répondit la demoiselle de trente-quatre ans, tenue par la mère à l’état éternel de jeune fille menée en laisse.

Et sauf la fraîcheur des vingt années, tout dans son air et son attitude était d’une jeune fille en effet. Sa figure, longue et rêveuse, portait l’empreinte d’une douceur et d’une bonté mélancoliques ; sa taille restait mince. Une timidité demi-à gauche, demi-à pudique l’enveloppait. Elle parlait très-peu et n’était guère connue que comme annexe de sa mère. De temps en temps, comme elle avait du côté de son père mort, une petite fortune, elle refusait encore quelque prétendant, et madame Carron disait : « Julie ne veut pas se marier ! »

On parlait encore dans Bruneray de l’évanouissement de Régine Renaud, quand, une dizaine de jours après, éclata un nouveau scandale plus grand encore, et qui dès lors fut à son tour le sujet de toutes les conversations. Mais il faut, pour savoir autant que possible ce qui se rapporte à cette affaire, la reprendre d’un peu plus haut.

Le lendemain de la démarche faite par Adolphine au château, et par laquelle elle avait obtenu que Gabriel pût reprendre son travail à l’usine. Adalbert Renaud se présenta chez les sœurs Forel. Elles maniaient l’aiguille sans relâche comme à l’ordinaire, pliées sur leur ouvrage : Marianne, assise près de la fenêtres Adolphine, près de la table où, planté dans un vase de terre grossier, éclatait le bouquet, encore plein de fraîcheur, qu’Ernest avait envoyé la veille et dont le parfum emplissait la chambre. Le premier mot d’Adalbert fut pour l’admirer.

— N’est-ce pas qu’il sent bon ? s’écria Adolphine.

Elle avait les joues éclatantes, les yeux brillants.

— Je l’ai respiré toute la journée, ajouta-t-elle.

— Prenez garde, dit Adalbert, cela peut faire mal à la tête.

— C’est ce que je lui ai dit, observa Marianne, et puis, moi, je me suis mise à la fenêtre, où je le sens encore assez ; mais elle ne veut pas me croire, et elle reste là le nez dedans depuis hier.

— C’est si bon ! reprit Adolphine. Ça me fait rêver toutes sortes d’idées !… et il me semble, à sentir cela, que je suis une belle dame, dans un beau salon !… Ah ! si c’était vrai !

— À quoi bon te faire ces idées-là, puisque ça ne peut pas être !

— C’est toujours ça de pris sur la tristesse. Dites donc monsieur Adalbert, comme c’est beau au château !… Ah ! et puis il faut que je vous remercie de m’avoir conseillé de m’adresser à monsieur Jacot de la Rive plutôt qu’à monsieur Ernest. Je ne dis pas que celui-ci n’eût pas été gentil, lui aussi ; mais monsieur Jacot a été si aimable !… Oh ! c’est un homme qui sait ce qu’on doit aux femmes ; et il n’est pas encore vieux au moins.

— Il est aussi vert que son fils, dit Adalbert, et s’il vous a fait une bonne impression, il paraît que vous ne lui en avez pas fait une mauvaise ; car je viens justement pour vous prier de sa part de passer lui parler ce soir ou demain. Il m’a dit, — mettons que c’est pour ça, — qu’il avait des observations à vous faire au sujet de Gabriel.

— Vraiment ! s’écria Adolphine en se levant toute bouleversée, et qu’est-ce qu’il peut avoir à me dire ?

Mais dans son émotion il y avait plus de surprise et de joie que d’inquiétude.

— Je ne sais pas, moi, reprit Adalbert d’un air grivois ; il ne m’en a pas dit davantage. C’est parce que hier j’ai vous ai recommandée à lui qu’en m’apercevant… il avait l’air assez mystérieux. Voulez-vous venir tout de suite ? Je descends à l’usine, je vous conduirai, et comme cela vous ne serez pas obligée de demander à tout le monde où est son cabinet.

— Non, non, dit Marianne ; elle a bien le temps. La nuit va venir ; il sera mieux d’y aller demain matin, et puis, Adolphine, il vaut mieux aussi que j’aille avec toi. Ce monsieur n’a rien à te dire que la sœur ne puisse entendre.

— Demain, cela me dérangerait de l’ouvrage. Non, puisque monsieur Adalbert veut bien me conduire, J’aime mieux y aller tout de suite. Attendez-moi seulement un peu.

Elle passa dans leur petite chambre à coucher, et revint peu d’instants après, habillée et coiffée d’une façon coquette ; et, tout en cherchant ses gants :

— J’espère que ce n’est pas quelque nouvelle sottise qu’a faite Gabriel ? Il m’a pourtant bien promis d’être sage.

— Ah ! Vous aurez bien de la peine, dit Adalbert, car il paraît que c’est un garçon qui a des idées tout à fait dangereuses et perturbatrices. Est-ce vrai qu’il a été mis à Mazas, et que c’est pour échapper à la police qu’il a quitté Paris ?

— Bon Dieu ? Que me dites-vous là ? s’écria la jeune ouvrière. C’est-il possible, des choses pareilles ? Si je le croyais, mais alors, dame… C’est que je ne veux pas épouser un repris de justice, moi, au moins !

— Tu devrais savoir que c’est un honnête garçon, si tu l’aimes, dit Marianne. Ne te laisse donc pas dire des choses comme ça.

— Enfin je vais savoir ce que me veut monsieur Jacot de La Rive, reprit Adolphine d’un ton important. Venez, monsieur Adalbert.

— Tu ferais mieux de m’attendre, dit Marianne.

— Ma chère, ce ne serait peut-être pas convenable, puisque c’est moi qu’on fait appeler. Je sais bien me faire respecter toute seule, va !

Ils partirent. Au sortir de la ville, Adalbert offrit le bras à sa compagne, et bientôt l’étourdie, pressée par les questions insidieuses d’Adalbert, laissa échapper ses secrètes pensées. Elle rêvait de l’amour d’Ernest, elle redoutait la misère avec Gabriel ; cette vie de travail incessant et de privations cruelles révoltait, indignait sa jeunesse avide de bonheur, son imagination affolée de luxe et d’éclat.

— Parbleu ! dit Adalbert, ça se conçoit ; vous êtes de celles qui sont faites pour briller, et non pas pour être ainsi à l’attache toute la journée et à se rougir les yeux jusqu’à minuit sur un morceau d’étoffe pour gagner des sous. Dame ! ça ne dépend que de vous.

— Vous croyez ça ? dit Adolphine en minaudant. Vous vous trompez. D’abord je suis une honnête fille, et puis je ne suis pas un parti pour monsieur Ernest.

— Oh ! pour ça, non ; je ne vous dirai pas d’y compter, ça serait trop bête. Mais quant à faire votre fortune d’une autre manière, il ne le peut pas non plus, parce qu’il dépend de son père et n’est jamais trop en fonds.

— Voulez-vous bien vous taire, Adalbert ; pour qui me prenez-vous ?

— Bah ! laissez donc ! J’en ai vu de ces femmes-là à Dijon ; elle avaient une belle maison, des domestiques, une voiture, et l’on ne demandait pas d’où ça leur venait ; mais tous les fournisseurs leur pariaient chapeau bas, et les femmes honnêtes, — qui sont appelées comme ça parce qu’elles y mettent plus de secret, voilà tout, les regardaient en crevant de jalousie.

— C’est égal, une honnête fille doit exiger le mariage, et, si on l’aime, pourquoi pas ?

— Ça, ma petite, reprit Adalbert, en haussant les épaules, je vous le répète, c’est de la bêtise. Celles qui veulent être épousées, une fois sur dix mille on les plante là ; c’est tout ce qu’elles ont. On peut se marier plus tard, je ne dis pas, cela arrive souvent ; mais il faut être riche d’abord. Tenez, vous m’arracherez les yeux si vous voulez, mais je vous dirai la vérité : Vous voulez de la fortune ? Eh bien, votre fortune est là, dans ce cabinet où je vous conduis, non pas avec le fils, qui n’a rien et ne peut faire que des dettes ; mais avec le père, qui est millionnaire ; et, sur ma foi, quand il m’a donné cette commission pour vous, j’ai vu cela dans ses yeux.

Adolphine arracha brusquement son bras de celui d’Adalbert, et sans euphémisme :

— Vous êtes un polisson ! lui dit-elle.

Il éclata de rire ; mais, comme elle semblait décidément fâchée :

— Allons ! dépêchons-nous, dit-il ; j’ai affaire. Voyons, ce sont des excuses qu’il vous faut ; je vous les fais, là ! Mettons que j’ai mal parlé, mais n’oubliez pas ce que j’ai dit.

Et il la pressa de reprendre son bras, qu’elle finit en effet par accepter d’un air boudeur. Cependant l’entretien se rasséréna si bien qu’à la porte du cabinet du directeur Adolphine prit congé d’Adalbert en lui serrant la main ; mais il ne la quitta qu’après l’avoir introduite lui-même près de monsieur Jacot.

Ce que le directeur des forges de Bruneray avait à dire à mademoiselle Adolphine Forel est resté un secret entre elle et lui ; mais ce qu’on apprit beaucoup plus tard, c’est que, peu de jours après, monsieur Jacot, appelant dans ce même cabinet Adalbert Renaud, lui confia une mission pour Paris. Heureux de cette marque de confiance du directeur et charmé d’aller voir Paris, Adalbert sortait en remerciant, quand monsieur Jacot, d’un air négligent, le rappela.

— Dites-moi… à propos… voudriez-vous me rendre un service ?

— Ah ! monsieur le directeur !

Et le zèle d’Adalbert éclatait sur ses traits.

— Vous partez ce soir, à dix heures. Une personne à laquelle je m’intéresse doit partir par le même train. Vous prendrez pour elle un compartiment réservé, et vous l’y ferez monter… seule, bien entendu. De même… il est inutile qu’elle entre dans la salle d’attente, et vous connaissez, assez la gare et les employés pour l’introduire dans le train sans qu’elle soit vue. À l’arrivée à Paris, vous la faites descendre et l’installez à l’hôtel Meurice, rue de Rivoli ; puis vous me télégraphirez dans la journée, — de manière à ce que je puisse partir par le train du soir, — que l’affaire dont je viens de vous charger exige ma présence à Paris. Je compte sur votre discrétion en toutes choses, monsieur Renaud.

— Ah ! monsieur, soyez sûr que je serai digne de votre confiance et que j’en sens tout le prix.

— Tout homme a ses faiblesses, monsieur Renaud, dit alors monsieur Jacot ; pourtant il est bon qu’un directeur ait l’air de ne pas en avoir, surtout dans une petite ville étroite et bigote comme Bruneray. Vous comprenez ? C’est pourquoi je n’ai pas voulu employer mes gens, et pourquoi je vous prie de me rendre ce service d’ami.

Adalbert sortit radieux ; il sentait bien que sa fortune était faite.

Le lendemain, tout Bruneray était en rumeur de la disparition d’Adolphine. Elle avait laissé quelques lignes écrites pour sa mère, où elle lui demandait pardon et rendait sa parole à Gabriel ? Où était-elle allée ? pourquoi était elle partie ? Son billet n’en disait rien, et ne contenait à ce sujet que des phrases vagues et romantiques. Elle promettait seulement à Marianne qu’elles se reverraient un jour.

Marianne fut désolée. D’abord elle aimait sa sœur ; puis, selon le préjugé très-vif encore dans les campagnes et les petites villes qui rend toute la famille solidaire des fautes ou des vertus, mais surtout des fautes de ses membres, elle rougissait de la conduite de sa sœur et n’osait plus se montrer.

Gabriel eut un accès de désespoir et de fureur pendant lequel il jura qu’il méprisait toutes les femmes et ne se marierait jamais. Il accusait Ernest de La Rive du rapt d’Adolphine, et se serait emporté à le provoquer sans les admonestations du chevalier et surtout sans les larmes de Marianne, qui le suppliait de ne pas faire un plus grand éclat, de ne pas lui causer encore plus de chagrin. Comme elle avait pris de l’empire sur lui par sa raison et sa bonté, elle seule le calmait un peu et souvent le soir, il se glissait chez elle, où, parlant de la fugitive, ils pleuraient ensemble.

C’était en effet sur monsieur Ernest que s’étaient portés les premiers soupçons, mais ils ne purent durer devant le dépit très-vif qu’il éprouvait lui-même de la fuite d’Adolphine. Il était allé chez elle commander une belle douzaine de chemises, dont il avait fait largement le prix, et il avait été très-gracieusement reçu. Maintenant le prétexte, c’est-à-dire la commande, restait au profit de Marianne, et l’objet véritable de sa générosité lui échappait. Lui aussi maudissait la coquetterie féminine et répétait à Roger d’un air profondément dégoûté :

— Décidément je n’ai pas de chance dans ce pays !

Il va sans dire que l’imagination des gens de Bruneray ne s’arrêta pas au seuil de ce mystère. Toutes les suppositions possibles et impossibles furent faites, et l’on remarqua tout d’abord la coïncidence du départ d’Adolphine et de celui d’Adalbert. Mais, comme Adalbert, revint, après un séjour à Paris très-court et qu’il resta des mois sans y retourner, ces bruits tombèrent. D’autres soupçons s’élevèrent alors du sein d’un groupe de démagogues que le progrès avait enfantés à Bruneray entre autres nouveautés perverses, et dont Gabriel naturellement faisait partie. Mais, vu précisément cette détestable origine, et que ces soupçons offensaient la moralité du monarque de la contrée, le bienfaiteur du pays, comme l’appelaient les propriétaires et les commerçants, tous les esprits bien pensants les repoussèrent avec indignation, et ils ne servirent qu’à prouver la perversité du parti capable de les concevoir. Madame Carron, quant à elle, ne s’égara pas longtemps à chercher le véritable auteur de la perte d’Adolphine.

— Voilà, s’écria-t-elle, ce que nous amènent ces diaboliques inventions de gaz, de télégraphe et de chemin de fer !

À quoi monsieur Nauthonier répliqua par un mot plein d’esprit, qui fit le tour de la ville

— Dites plutôt ce qu’ils nous emmènent.

Malgré cela, il resta prouvé, dans le cercle dévot de la petite ville, que le progrès des lumières était en raison directe des progrès du mal en ce monde. Au moins était-il heureux que ces choses, puisqu’on ne pouvait les empêcher, fussent dirigées par un homme de bien tel que monsieur Jacot de La Rive, un homme si pieux et si bienfaisant, qui avait fait réparer le maître-autel, et venait d’envoyer de Paris un si beau tableau, une Madeleine, pour la Chapelle du Sacré-Cœur.

À la fin de septembre, tout se trouvait prêt pour le départ de mesdames Carbonnel et de Roger, que le grand avocat acceptait pour secrétaire. Pendant tout ce temps, les relations étaient demeurées suspendues entre les Renaud et les Cardonnel, malgré quelques avancées, d’ailleurs faibles et maladroites de la part de ces derniers.

— Nous ne pouvons cependant pas partir sans leur dire adieu, déclara madame Cardonnel, qui maintenant qu’elle allait emmener son fils et le lancer dans le grand monde, pleine de confiance et d’espoir, ne songeait plus qu’au regret de laisser son mari privé des soins et de la société des bons voisins.

On prit donc un grand parti, ce fut d’aller tous ensemble faire la visite d’adieu. La solennité d’une démarche en corps empêcherait les explications, et tout se passerait plus simplement.

Un soir donc, à l’heure où se fermait la boutique, après dîner, Lucette, qui était sur le seuil de la maison, au jardin, vit la petite porte s’ouvrir et paraître, l’un après l’autre, madame et monsieur Cardonnel, Émilie, Roger. Elle sauta dans la chambre où étaient ses parents et leur jeta d’un souffle haletant la grande nouvelle. Tout fut sans dessous ; monsieur Renaud devint coquelicot et se précipita sur la table pour y prendre un verre d’eau, en écrasant un jurement dans sa gorge. Madame Renaud jeta son tablier de cuisine et défripa sa robe, en pâlissant et en portant la main à son cœur. Plus pâle encore, Régine voulut s’enfuir, mais déjà il n’était plus temps : elle allait rencontrer les arrivants dans le corridor. Ceux-ci n’étaient guère moins émus ; on fit de part et d’autre la meilleure contenance possible et, selon les prévisions de madame Cardonnel, on se tint d’un commun accord dans les généralités de la conversation, sans aborder, tant par timidité que par fierté de sentiment, le sujet qui remplissait tous les cœurs. Monsieur Cardonnel parla des grandes préoccupations qu’il avait eues pour assurer l’avenir de Roger, dont il annonça le prochain départ. Madame Cardonnel ajouta qu’elle et sa fille partaient également, et s’étendit sur l’embarras immense que les préparatifs lui avaient causé. Toutes ces nouvelles étaient déjà connues des Renaud, comme elles l’étaient de toute la ville ; ils n’en parurent pas moins les apprendre. En fait de procédés diplomatiques, une petite ville vaut une cour. Ou plaignit monsieur Cardonnel, et ici l’attendrissement commença ; mais il se contint encore. Enfin madame Cardonnel, se levant, s’approcha de madame Renaud pour l’embrasser. Cette fois, les larmes coulèrent des yeux de l’excellente femme et gagnèrent tout le monde.

— Ma chère voisine, dit madame Cardonnel d’une voix étouffée, il y a eu des malentendus entre nous, oubliez-les. La seule chose durable, ce doit être notre vieille et bonne amitié. Permettez-moi de vous recommander mon pauvre mari !

Il y eut explosion de soupirs et de mouchoirs.

— Vous pouvez être tranquille ! gémit madame Renaud en tendant la main au notaire, qui remercia chaudement.

Émilie et Roger vinrent à leur tour embrasser madame Renaud, dont la générosité fit explosion.

— Vous ne partez pas ce soir, dit-elle ; nous vous reverrons.

— Oh ! nous ne partons que dans deux jours.

— Eh bien ? nous ne vous laisserons pas comme ça. Au revoir !

— Au revoir ! répéta monsieur Renaud avec force poignées de main.

De l’autre côté de la petite porte, madame Cardonnel s’essuya les yeux une dernière fois :

— Je vous le disais bien, tout est arrangé, sans explication désagréable, Ce sont deux bonnes gens ! Il n’y a que cette petite Régine : avez-vous remarqué ? Elle n’a pas desserré les dents. C’est fort niais, cela. Elle eût mieux fait de se tenir ainsi l’autre jour. Je ne sais pas ce qu’elle avait aujourd’hui, je l’ai trouvée presque laide. Eh bien ! mon ami, ajouta-t-elle en s’adressant à son mari, tu iras les voir souvent, n’est-ce pas, et tu t’adresseras à madame Renaud dans tous tes petits embarras ? Comme cela, je serai bien plus rassurée.

Avant le départ, en dépit de la surveillance dont ils étaient l’objet, Régine et Roger eurent une entrevue, la nuit, à l’abri des buis. Ils ne pouvaient affronter sans s’être revus cette séparation nouvelle, Roger était plein d’espoir et de fermeté, Régine mortellement triste. Elle sentait désormais que tout lui était ennemi, et plus que tout, ce monde inconnu où Roger allait s’enfoncer loin d’elle sans qu’elle pût l’y suivre du regard. Puis sa fierté souffrait d’être repoussée, et surtout de paraître un obstacle à l’avenir de son amant. À ses scrupules, Roger répondait :

— Tu es mon bonheur ! Qu’y a-t-il donc de meilleur, et de plus enviable que le bonheur ?

— Oui, dit-elle, et ce sera bien, tant qu’il en sera ainsi ; mais, si jamais cela cessait d’être ainsi, ne fût-ce qu’un instant, je veux le savoir ! j’en ai le droit, et c’est là le seul serment que je te demande.

Il l’écoutait à peine, exhalant, son cœur en protestations d’amour éternel ; mais elle insista, se fit comprendre, et exigea qu’il jurât de l’avenir si là-bas son amour subissait le moindre doute ou s’altérait sous l’influence d’autres sentiments. Il jura par obéissance et sans crainte, mais solennellement : puis ils s’embrassèrent longtemps, pour longtemps, et se quittèrent, éperdus d’amour et de chagrin.