Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 247-250).

VIII

LE GRAND FOYER.

Si malheureux que fût Roger de quitter Régine, un autre sentiment partageait son âme : Il abordait enfin l’espace libre où lui-même, de ses propres mains, il allait façonner sa vie ; il avait devant lui un monde à connaître et des biens à conquérir, indéterminés, mais qui ne lui en paraissaient que plus brillants, comme des yeux de femme derrière un voile. Toute l’ardeur de sa jeunesse et celle même de son amour, si intéressé dans la question, l’emportaient vers ce but ; toutes ces jeunes forces, prêtes à l’action, s’agitaient en lui et battaient de l’aile pour prendre l’essor.

Dès qu’il se fût arraché à la douceur passionnée des regards et des baisers de son amant, qu’il lui fut impossible de la revoir, il eût voulu dévorer l’espace et le temps. Le voyage lui parut d’une longueur insupportable. Tandis que près de lui sa mère et sa sœur ramenaient incessamment la conversation sur le sujet qui les possédait tous trois : Paris, ses promesses, l’avenir indécis, que chacune de leurs paroles et tous leurs projets, sérieux ou futiles, cherchaient à saisir, il se sentait pénétré d’une lourde impatience et de nouveaux aiguillons. Assis en face d’elles, il répondait à leurs rires par un vague sourire et restait silencieux.

Il n’allait pas seulement occuper une fonction, mais tenter une grande entreprise. Il y avait vingt-cinq ans que Roger entendait parler de son avenir, comme de la grande tâche de sa vie. Constamment entretenu dans l’aspiration d’une richesse et d’un éclat supérieur, il avait grandi, les yeux sur mirage, et croyait à sa réalité future. Bien plus, il s’y sentait engagé d’honneur, et s’il eût échoué, — ce qu’il n’admettait pas trop, — il se serait cru coupable envers ses parents, ses amis, et même envers tout Bruneray, plus qu’envers lui-même car les indifférents, aussi bien que les autres, l’avaient berce de ce refrain : « Quand vous vous serez fait une belle position… » Jusqu’aux plus humbles, qui, d’un air encore plus certain, plus admiratif, lui disaient : « Ah ! quand vous serez un grand monsieur, puissant, riche ! — C’est un enfant qui ira loin ! »

On ne consent pas facilement à frustrer de telles prédictions, et le bon Roger en eût réellement souffert ; peut-être même eût-il cru faire de la peine aux gens. Ce n’était pas un ambitieux de tempéramment, mais d’éducation, comme presque tous les fils de la bourgeoisie. Parvenir était la foi de son enfance et son mot d’ordre, de même que pour les fils des croisés : Dieu et le roy.

Tout ce qu’il avait d’idéalisme et d’inspirations personnelles jetait là-dessus ses élans et ses poëmes. Joint à son amour, c’était à ce moment-là une fièvre chaude, et jamais conquérant marchant à l’assaut du monde ne fut plus ému.

Conquête, en effet, est le mot de la situation, et si vrai, que l’usage en est devenu vulgaire ; tout bachelier marchant sur Paris est un Alexandre en route pour les Indes. Les études classiques ont eu du moins ce résultat d’avoir étendu la race des conquérants et multiplié les procédés de conquête ; elles ont perpétué dans nos idées et dans nos mœurs l’ère antique où nous vivons encore.

— Ah ! se disait Roger, être grand, posséder une chaire, une tribune, un peste élevé quelconque, d’où mon nom retentira par toute la France et par conséquent en Europe ! Revenir comblé d’honneurs, de richesses, et lui dire : « Ô ma Régine ! c’est pour toi ! »

Au-dessous de ce duo ravissant, chantait le cœur des concitoyens de tout rang, dont les voix ne laissaient pas que d’être chatouilleuses et douces. Des sourires se jouaient sur les lèvres du rêveur, et les battements de son cœur se précipitaient à flots puissants vers l’action, vers la lutte, qui devaient lui conquérir ce flamboyant idéal.

Cette émotion même, cette force de volonté, lui donnaient confiance. Pourquoi n’eût-il pas cru en lui-même ? Il était intelligent, actif, instruit. Dans toutes ses études jusque-là, il s’était distingué ; souvent, presque toujours, il avait été le premier : chose que d’après les recommandations paternelles, il considérait comme de son honneur et de son devoir. Quand des concurrents, intelligents aussi ou opiniâtres, l’avaient parfois devancé, grâce à des efforts énergiques, acharnés, il avait ressaisi ce rang précieux ou l’avait du moins disputé avec avantage. Eh bien, il ferait encore ainsi, et vaincrait de même. Force intellectuelle, santé, volonté : que faut-il de plus ?

Dans le wagon de deuxième classe qui les emportait, se trouvait un autre jeune homme à figure également rêveuse, sur laquelle se jouaient aussi de vagues sourires, et plus d’une fois, en y jetant les yeux, Roger crut voir le reflet de ses propres pensées. Seul de sa bande, il restait muet. Cependant, le wagon s’étant à une station à peu près vidé, et madame Cardonnel ayant profité de ce moment pour ouvrir le panier qui renfermait le repas économique de la famille, on se mit en communication avec le voisin, et madame Cardonnel le força par ses instances d’accepter un fruit. De même fit-elle pour une jeune personne d’apparence modeste et timide, qui complétait le personnel du wagon. La conversation devint alors générale, et les présentations se firent indirectement.

La jeune personne était une fleuriste de Chaumont, dont les productions imitaient si bien la nature, qu’on lui avait assuré qu’elle ferait fortune à Paris. Elle y avait une parente qui devait la faire placer dans l’un des meilleurs ateliers ; elle verrait ensuite ce qu’elle pourrait faire, et, dès que cela lui serait possible, elle s’établirait à son propre nom. Là-dessus, ses deux lèvres s’ouvraient sur les dents blanches, et il passait dans ses yeux un nuage ; au travers duquel on démêlait vaguement des équipages à la porte d’un magasin splendide, où trônait une patronne gracieuse, habillée de soie et de dentelles, échangeant contre des pièces d’or guirlandes et bouquets. Madame Cardonnel voulut bien accueillir avec bonté les confidences de l’ouvrière et ne pas lui en vouloir de son état ; elle était elle-même si contente de rouler vers Paris qu’elle avait besoin de causer et de s’épancher.

— Eh bien ! dit-elle, nous pourrons vous acheter quelques échantillons de votre talent… allant cet hiver dans le grand monde.

— On faisait l’hiver dernier beaucoup de couronnes, dit Émilie.

— Oui, mademoiselle. Oh ! j’en ai fait de charmantes. En lilas, c’est d’un joli !

— Il te faudra des couronnes, dit la mère en regardant sa fille ; elles te vont si bien ! Puis cela sied au talent.

— Ah ! mademoiselle est peut-être…

— Ma fille a un grand talent musical, mais elle ne le produit que dans les salons.

— Ah ! mademoiselle est bien heureuse ! C’est si beau !

L’orgueil d’Émilie recevait ces compliments d’un air nonchalant ; mais la joie, le rêve, l’espoir, contenus en elle n’en perçaient pas moins sur ses traits.

À la station suivante, arrêt de vingt minutes ; les deux jeunes gens descendirent et se promenèrent ensemble sur le trottoir en fumant. Une affinité de situation pressentie les poussait aux confidences. Roger dit, sauf Régine, tout ce qu’il avait à dire. L’autre se nommait Alcide Gaudron. Il était fils d’un greffier de Langres, avait fait de bonnes études commerciales, et se rendait à Paris pour être commis dans un grand magasin de nouveautés. Il avait une figure de bonne humeur, large, ronde et franche.

— Voilà, dit-il : à présent, il faut absolument faire fortune. Mon père ne pouvait pas sacrifier beaucoup pour mon éducation, j’ai pris le commerce ; avec de l’ordre et de l’intelligence, c’est encore là où l’on peut gagner le plus. Toutes les carrières sont encombrées, il est partout difficile de parvenir. J’ai pris mon parti. Ça n’est pas brillant comme la magistrature ou la politique ; mais, si je puis me retirer, à quarante ou quarante-cinq ans, — j’en ai vingt, — dans ma petite ville, avec une jolie retraite pour ma vieillesse et de quoi faire une belle position à mes enfants, moi, je ne suis pas ambitieux, je n’en demande pas davantage. Maintenant je suis fixé ; je vois ma vie devant moi, là, toute unie, dame ! sans grandes aventures… Je reste dans la même maison j’y remplis bien mon emploi, je suis assidu, rangé, consciencieux. Je fais les affaires du patron, qui m’accorde un intérêt dans la maison et plus tard me donne sa fille. Alors, je prends le magasin à mon tour et me retire quand j’ai fait ma pelote. Voilà ! Ce n’est pas brillant, comme je le disais ; mais c’est encore assez gentil. Que voulez-vous ? tout le monde ne peut pas être ministre ou empereur. Il n’y a qu’une chose qui me taquine.

— Laquelle ? demanda Roger.

— Vous me direz que c’est bête. Je sais qu’il faut être positif ; le principal est de faire ses affaires. Mais, que voulez-vous ? on a pourtant ses idées et ses sentiments… Je me demande si la fille du patron sera jolie.

Roger se mit à rire.

— Là ! vous vous moquez de moi, ce n’est pas bien. Dame ! je voudrais aimer ma femme : ce n’est pas défendu.

— Non, certes, dit Roger en souriant ; mais alors il ne faut pas d’avance épouser la fille du patron.

— Oh ! je ne dis pas. Cela dépendra de beaucoup de choses. Je ne veux pas vendre mes sentiments… Mais enfin il faut bien se faire un plan d’avenir…

Il était fort neuf, mais très-naïf ; peu logique, mais bon garçon. La jeunesse et la franchise s’attirent réciproquement, et Roger ne le quitta point sans lui demander son adresse, lui-même n’en ayant point encore.

— Ce n’est pas une personne à voir, dit à cela madame Cardonnel ; mais il paraît honnête, et il n’est pas mauvais d’avoir des connaissances partout.

Dans la même pensée, elle prit l’adresse de la parente de la jeune fleuriste, et promit à celle-ci de lui donner de l’ouvrage et de la recommander dans le grand monde.

Paris ! Ce fut dans un silence plein d’émoi qu’ils franchirent les fortifications, roulèrent en gare et montèrent en fiacre. Il faisait nuit, les rues et les becs de gaz, se succédèrent sous leurs regards avides et respectueux. Ils montèrent l’escalier de l’hôtel avec l’émotion de gens qui pénètrent dans un sanctuaire, et se couchèrent avec l’impatience d’être au lendemain.

Leur première impression fut celle de presque tous les provinciaux, celle de presque tous voyageurs, devant les lieux vantés à outrance : ils ne trouvèrent pas que ce fut si grand ! Cela tient avant tout à ce que l’imagination humaine dépasse toujours ses propres créations, mais aussi à ce que toute grandeur est affaire de proportion. À Paris, vu la largeur des rues, maisons ne sont pas plus hautes qu’ailleurs ; la transparence de l’air y manque aux monuments. Enfin, pour arriver à goûter les plus belles œuvres de l’art, il faut une initiation et de l’étude. Ces raisons expliquent l’enthousiasme, — justifié mais trop vantard, — des Parisiens pour Paris, et le froid léger qui saisit à leur entrée beaucoup d’étrangers et de provinciaux, qui d’ailleurs ensuite se gardent bien, soit par timidité, soit par conviction acquise, de ne pas se ranger à l’opinion générale.

Nos Brunériens, comme les autres, ne tardèrent pas à se rattraper. Madame Cardonnel ne se fût point pardonnée de manquer d’admiration ; en sa qualité d’artiste, Émilie fut bientôt prise, et rien n’était plus facile à Roger que d’être ému. Avant de chercher à comprendre et à goûter les choses d’art, avant tout, c’était la ville intellectuelle qui l’impressionnait ; il en aspirait l’air, et ses habitants lui semblaient des êtres à part. « Comme ils sont Parisiens ! » se disait-il en les regardant. Et surtout : « Sont-elles Parisiennes ? » sans se douter qu’il n’avait sous les yeux, pour la très-grande part, que des naturels du Perche, de la Normandie, de la Champagne ou du Languedoc et autres lieux, acclimatés à Paris depuis plus ou moins d’années, et devenus. tous Parisiens en effet par la faculté d’imitation propre aux simiens et à notre race. Paris a sa grâce, mais maniérée, et il n’y a que le naturel qui ne s’imite pas facilement.

Ils ne furent pas moins frappés de la façon de parler, plus maniérée encore. Trop respectueux pour la trouver bizarre, ils la jugèrent originale, conformément à l’opinion des Parisiens eux-mêmes, qui n’ont point d’autre motif, pour répéter les uns après les autres, pendant une certaine durée de temps, certaines phrases ou certains mots, que le désir de donner à leur langage plus d’originalité. Mots, locutions étranges, qu’une diction pittoresque sauvait à peine, et qui, prononcés à Bruneray, n’eussent pas manqué d’être qualifiés de trivialités. Mais comment les croire tels, quand on les entend répéter, avec une grâce négligente, par de charmantes lèvres ou par des gens bien mis qui fument sur le boulevard, et qu’on les retrouvait dans les salons bourgeois, dans les petits journaux, au théâtre aussi bien que dans la rue, Est-ce que ce pouvait être le monde parisien qui fut vulgaire ? Blasphème ! c’était bien plutôt jusqu’aux voyous qui étaient pleins d’esprit et de distinction. Cet esprit se composait alors du Pied qui r’mue, des Bottes de Bastien, du Doigt dans l’œil, du Sire de Framboisy, et autres gentillesses, en attendant qu’il s’élevât jusqu’à : Eh ! Lambert ! as-tu vu Lambert ? Fallait pas qu’il y aille ! Ah ! zut alors, etc.

Le langage politique avait la scie du fait accompli, religieusement insérée dans toute période, dans tout discours, dans tout article, et les orgues de Barbarie accompagnaient tout cela de la scie chantante du jour, qui ajoutait au trivial le décolleté. Oh ! oui, l’Athènes moderne avait sous l’Empire bien de l’esprit ! Elle demandait, elle aussi, des leçons à ses marchandes d’herbes ; mais la halle de Paris n’avait, en fait d’atticisme, rien à enseigner.

Au bout de chaque phrase, on disait aussi : Vous savez ? — Roger ne savait pas, il l’avouait ; on riait alors et le provincial rougissait jusqu’aux oreilles. Malgré tout, ce langage négligé, ce laisser-aller poseur, mais gracieux, cette aménité confiante et qui semblait fraternelle, cette bonne humeur générale et cette vivacité d’allures, le charmaient. Il admirait la faconde intarissable des parleurs, et, comme ce qu’ils débitaient était pour lui chose nouvelle, ne connaissant pas les gens d’esprit ou n’ayant pas lu les revues, auxquels tout cela était emprunté, il prenait ces diseurs pour des penseurs, et admirait comment le génie court les rues à Paris ; tout ce qu’il entendait l’étonnait et l’éblouissait. Pourtant son embarras allait jusqu’à l’angoisse ; car ces beaux discours, presque tous bâtis de paradoxes, se contredisaient entre eux, et lui montraient le monde sous des formes fantastiques, qu’il ne lui avait jamais vues, la société selon des conceptions très-différentes de celles qu’il avait.

Mais cette angoisse n’était pas sans charme, au sortir de la monotonie des études réceptives et de l’uniformité de la vie provinciale. Roger voulait du nouveau, il en avait, il croyait même en avoir une provision incommensurable, et s’y plongeait avec fièvre, avec l’avidité d’un avare auquel se découvriraient tout à coup les trésors du monde entier.

Naturellement les Cardonnel étaient chargés de lettres de recommandation, soit de la part des Jacot de la Rive, soit des autres notables de Bruneray, et de ceux-ci plus que de ceux-là. En pareil cas, les provinciaux tiennent à exhiber leurs relations. Il ne manquait pas non plus de liens à renouer avec des Haut-Marnais établis à Paris. Le chevalier pour sa part avait donné deux lettres à Roger : l’une pour un littérateur qu’il avait connu jeune et pauvre, et qui était devenu sénateur ; l’autre pour un républicain avec lequel autrefois il s’était battu en duel et qui, à la suite de cette rencontre, était devenu son ami. En remettant à Roger la lettre pour le sénateur, il lui avait dit :

— C’est un esprit fin et un cœur froid ; il a beaucoup vécu, beaucoup observé, beaucoup saisi. Je ne pense pas qu’il vous aide, mais il vous donnera des conseils et pourra vous éviter des erreurs.

Quant au républicain, le chevalier avait dit seulement : « C’est un homme de cœur. »

Le sénateur accueillit le nom du chevalier de La Birre des Vreux avec un sourire, questionna Roger au sujet de ce vieil ami, et se plut dans ce souvenir pendant. cinq minutes. Après cela, il questionna Roger sur lui-même et le fit causer. Cet examen parut le ravir. Puis, se rappelant d’autres préoccupations, il le congédia en lui marquant le jour de ses petites soirées de célibataires.

La réception du républicain fut plus chaude, mais il fronça le sourcil en apprenant que Roger allait être secrétaire d’un impérialiste.

— Mon cher monsieur, lui dit-il, vous êtes à cent lieues du bon chemin. Ah ! la jeunesse d’aujourd’hui ! De mon temps, on était du moins républicain à vingt ans et l’on détestait les cafards. Aujourd’hui, l’on est conservateur comme papa ou plus que papa, car il en est plus d’un parmi nous que son fils renie ; on calcule dès le maillot et, qui pis est, l’on pratique. J’espère que vous n’êtes pas de ceux-là au moins ?

— Non, monsieur, dit Roger.

— À la bonne heure ! il y a de l’espoir. Et pourquoi n’êtes-vous pas républicain ?

— Je n’en sais rien, dit le jeune homme en souriant.

— Alors vous y viendrez. Ne vous laissez pas prendre par votre entourage et venez de temps en temps causer avec moi.

C’était un grand vieillard, à la tête longue, au front haut, l’œil encore vif, les joues creuses. Il se mit à parler politique, et raconta confidentiellement à Roger une foule de choses, qu’il savait de bonne source, sur les secrets du cabinet de toilette impérial. Changeant de sujet, il cita les noms de plusieurs personnages du parti républicain, de façon à affirmer son intimité avec eux ; raconta certaines épisodes de la révolution de 1848, connus de lui seul. Il avait été le 15 mai avec Barbés à l’Hôtel-de-Ville, et il avait dû se cacher jusqu’aux jours de Juin, où, voyant la république attaquée par des bonapartistes et par des sauvages, il s’était exposé à tout pour la défendre.

— Jeune homme, ajouta-t-il, j’ai toujours fait mon devoir autant que je l’ai pu. Je suis resté pauvre et obscur : voilà ma récompense. Et pourtant je n’en suis pas moins prêt à recommencer. Tout pauvre et obscur que je sois, si je puis vous rendre service, venez à moi. Ce brave de La Barre sait bien à qui il vous adresse.

Roger le remercia et ils se serrèrent la main.

Cependant le séjour à la campagne du grand avocat, futur patron de Roger, que celui-ci avait cru seulement précéder de huit jours à Paris, se prolongeait. Roger ne restait pas oisif pour cela. Outre ses courses personnelles de curieux enthousiaste à travers Paris, il accompagnait sa mère et sa sœur dans leurs visites, dans leurs emplettes, et s’occupait avec elles de leur installation, qui n’eut pas lieu sans soucis. — Bon Dieu ! quelle différence en toutes choses d’avec Bruneray ! différence ante qui, sur ce point du ménage, était loin d’être à l’avantage de Paris. Tout plus cher, quelque hausse effrayante que les denrées eussent subie dans l’ancien bourg, devenu petite ville. Avec cela, les marchands n’étaient pas convenables ; on ne pouvait pas, comme à Bruneray, leur dire qu’ils n’avaient pas le sens commun, qu’ils écorchaient le monde, enfin marchander. Ils répondaient insolemment : ils ne savaient pas à qui ils parlaient.

Cependant les aménités susdites, qui réellement à Bruneray exagéraient, n’étaient ici qu’au-dessous de la vérité, car ces gens-là vous trompaient indignement et vous colloquaient des rebuts avec les plus belles paroles. Il fallut souvent relever le moral de madame Cardonnel que ces choses exaspéraient. Elle ne comprenait pas surtout qu’on ne la respectât pas davantage et qu’on n’eût pas à cœur de la contenter. Cette égalité de la grande foule, où se noient tous les petits prestiges et qui ne laisse subsister que le plus grossier : celui de l’argent, de la grosse dépense, la révoltait, elle habituée dans sa ville à recueillir le tribut d’hommage dû au nom des Cardonnel.

Et l’appartement ? Quelle cherté, quelle étroitesse ! Puis des hauteurs à briser les jambes ! Ce qu’on escalada par jour d’étages à la recherche d’un logement convenable et pourtant acceptable de prix, c’était à rendre l’âme. Ces dames ne voulurent cependant à aucun prix franchir l’enceinte sacrée de l’ancien Paris et habiter les quartiers populaires. On prit, de guerre lasse, rue de Turin, à l’extrême limite, un petit appartement au troisième, composé de deux cabinets décorés du nom de chambres, dans l’un desquels les deux femmes se serrérent ; mais il y avait un joli salon et une anti-chambre convenable. Après beaucoup de soupirs, de révoltes et d’invocations à la spacieuse maison de Bruneray, on finit par se trouver lassé, et l’on n’eût pas trop souffert, à condition de ne pas bouger, si bientôt l’on n’eût été en proie à un fléau cent fois plus intolérable que la gêne de l’appartement : la cherté des vivres, et l’insolence et les tromperies des fournisseurs, à savoir la bonne.

On n’avait pu trouver qu’une sorte de demoiselle, dont l’élégance et tes airs de grande maison tout d’abord flattèrent la vanité de ces dames. Mais cet agrément fut chèrement payé. On n’osait pas lui parler, et il fallait voir avec quel air de mépris elle accueillait les timides observations de madame sur la nécessité de l’économie. Elle avait l’air vraiment humilié de ces petitesses, et madame Cardonnel alors ne pouvait en effet s’empêcher d’en rougir. Cependant l’argent fondait avec autant de rapidité que le beurre dans les casseroles de la cuisinière, laquelle ne pouvait souffrir que madame eût moins de trois plats au déjeuner et quatre au diner, — ce qu’il y avait de meilleur, bien entendu. — Un beau jour, madame Cardonnel, qui avait cru emporter de l’argent pour plusieurs mois, s’aperçut qu’elle en avait à peine pour deux semaines. Ce fut grand émoi : on tint conseil, et il fut résolu qu’Émilie, de caractère et de main plus fermes, tiendrait le ménage et s’attaquerait aux abus établis par bonne aristocratique. Émilie, en effet, prit vigoureusement le gouvernail, mais il se brisa dans ses mains dès le premier jour ; la bonne, insolente à l’excès, fut chassée par l’altière jeune fille. Tempête effroyable, dont parle encore madame Cardonnel aux bourgeoises de Bruneray, qui n’en peuvent croire leurs oreilles.

— Quoi ? une fille qui refusait de manger du bouilli et prétendait ne pas aimer les haricots !… Est-ce convenable ?

— Oui, madame, et jusqu’au point de m’avoir dit une fois que je la gênais dans sa cuisine. Puis elle allait se promener toute la soirée, sans même dire où.

— C’est incroyable ! Mais alors, madame, il n’y a plus de société possible. Où allons-nous ?

On fit venir de Bruneray une petite paysanne que madame Cardonnel s’occupa de faire à son fouet, et peu à peu le calme se rétablit, au moins pour quelque temps, dans le ménage bouleversé par le cyclone de la domesticité parisienne.

Au travers de ces embarras, Émilie et sa mère étaient allées voir un professeur du Conservatoire, madame R…. présentées par une lettre de madame Jacot de La Rive. Elles en revinrent assez déconcertées. Madame R… avait fait chanter Émilie, avait loué sa voix, mais sans enthousiasme, et lui avait déclaré qu’en fait de méthode elle avait tout à faire. Et d’un air peu encourageant.

— Si vous n’aviez que seize ans, mademoiselle, et que vous voulussiez en faire votre état, je vous dirais : Avec quatre ou cinq ans de bonnes études, vous pourriez arriver à des succès ; mais vous avez vingt ans ou plus n’est-ce pas ? Vous pouvez vous marier d’un moment l’autre, et vous ne visez qu’à un talent de société… Voyez si vous vous sentez le courage d’études sérieuses, qu’il serait inutile de commencer si vous ne les poussiez pas jusqu’au bout.

Émilie s’était attendue à des éloges : elle fut vivement troublée et demanda à réfléchir. Elles allèrent ensuite chez le professeur D…, qui, plus galant, dit à peu près la même chose, mais en termes si adoucis et si aimables, qu’Émilie ne l’entendit pas. Naturellement elle préféra ce professeur. C’étaient des leçons à dix francs l’heure, prises chez lui. Émilie en prit six par semaine et se mit à étudier avec ardeur. La saison des fêtes allait s’ouvrir, et l’on attendait nécessairement le retour à Paris de madame Jacot. Émilie et sa mère préparaient leurs toilettes et couraient les magasins. Tout cela allait nécessiter un nouvel appel à la caisse paternelle, qui déjà violemment surprise par le premier, qu’elle n’attendait pas de deux ou trois mois, avait répondu : « Qu’avez-vous fait de tant d’argent ? De la modération, que diable ! »

Là-dessus, madame Cardonnel avait envoyé à son mari une longue liste de choses dont le digne notaire ne connaissait pas toujours le nom ; elle gémissait la première de tant de dépenses ; mais que faire en présence de la nécessité ? Tout cela était rigoureusement indispensable. On ne peut pas être dans le monde et ne pas faire comme les autres. Il le fallait.