Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 234-243).

VI

DIVERS MOYENS DE PLAIDER UNE CAUSE.

Cette mémorable journée ne s’écoula point, sans qu’une explication orageuse eût lieu entre Roger et ses parents.

À peine madame Cardonnel était-elle rentrée, que sans souci de l’appel du dîner fait par la bonne, et tout en dénouant son chapeau, elle demanda à Roger de vouloir bien expliquer à son père et à sa mère, — Émilie avait été écarté de cet entretien solennel, — l’étrange sortie de la petite Renaud.

Roger, fort troublé ; car il avait réservé cet aveu pour des circonstances plus favorables, dut avouer qu’il aimait Régine et qu’ils s’étaient fiancés.

Pas n’est besoin de dire que madame Cardonnel tomba sur une chaise en levant les bras au ciel. Soit que ce geste ait été donné par la nature, soit qu’il ait été répandu par le théâtre, il paraît entré dans les nécessités d’exprimer de la douleur, quand surtout cette douleur ne tient pas à se laisser ignorer. Madame Cardonnet ne tenait qu’à se répandre, elle frappa impitoyablement sur le culte de Roger.

Régine… une fille de marchand ! une boutiquière ! une petite sotte ! sans éducation, sans manières, sans fortune ! Mais c’était de la folie ! Cela ne supportait pas l’expression ! Il devait en rougir lui-même ! Lui, Roger Cardonnel, appelé à un si brillant avenir !… Ce n’était pas possible ! Il n’y avait pas songé ! Il s’était laissé aller à l’entraînement d’une amitié d’enfance pour cette petite effrontée, car l’éclat qu’elle a fait lui mérite ce nom… une demoiselle comme il faut ne crie jamais en public, lors même qu’on déchirerait sous ses yeux son amant en petits morceaux, et à moins qu’il ne s’agisse d’affec tions permises : d’un père, d’une mère ou d’un frère. On n’aurait jamais cru cela d’elle autrefois, mais aujourd’hui l’on était autorisé à penser que c’était grâce à ses coquetteries…

— Mon pauvre enfant, tu as été égaré ; mais, grâce à les parents, trop tard avertis, tu reviendras dans la voie de la raison, tu comprendras tes intérêts. Comment donc ! Mais si elle t’aimais, elle serait la première à ne pas vouloir t’épouser, puisqu’elle ne peut l’apporter que la pauvreté et l’obscurité. Est-ce aimer cela ? N’est-ce pas le plus profond égoïsme ? Oh ! non, je ne la croyais pas ainsi, cette petite Nitouche. Nous qui avons eu pour elle tant de bonté ! Je permettais qu’elle vit Émilie, malgré la différence des rangs, et, quand elle sont revenues de pension, j’ai dit à ma fille : a Eh bien ! tu continueras de les tutoyer, pour ne pas leur faire de peine ; comme on ne se voit qu’entre soi, cela n’aura pas de grands inconvénients. » Mais cela ne suffisait pas à cette demoiselle ; elle a de l’ambition, à ce qu’il paraît…

— Maman, interrompit Roger, n’en pouvant supporter davantage, si tu persistes à attaquer Régine, je m’en vais. C’est moi qui a voulu son amour, qui l’ai imploré, qui en suis fier. C’est cet amour qui me donnera du courage et me fera conquérir une position que je ne devrai qu’à moi-même, c’est cet amour seul qui peut me rendre heureux.

— Tais-toi, fils ingrat, reprit-elle avec un accent déchirant.

Monsieur Cardonnel, qui, pendant les monologues de sa femme n’avait pu placer un mot, voyant bien qu’il n’en viendrait pas à bout autrement que par un coup d’éclat, revint brusquement sur son fils, en lui décochant ces mots :

— Vous n’aurez jamais mon consentement, monsieur !

— Oui, ingrat ! reprit madame Cardonnel ; car depuis que tu es au monde, nous n’avons pensé qu’à ton avenir, et c’est ainsi que tu nous en récompense ! Tous nos rêves, toutes nos espérances détruites ! Ah ! je n’y survivrai pas !

Elle se mit à pleurer, ce qui donna le temps à monsieur Cardonnel de parler à Roger de ses devoirs envers la société. La société, assura-t-il, demandait à Roger d’être un homme distingué, par conséquent de ne pas épouser une fille de rien ; il parla aussi en père du devoir qu’avait Roger vis-à-vis de ses enfants à naître, et ce devoir consistait à les laisser riches et pourvus d’un nom illustre ; ces enfants là ne pouvaient naître à moins. Et que de reproches n’auraient-ils pas à faire à leur père si celui-ci ne remplissaient pas vis-à-vis d’eux un devoir si simple et si sacré ! reproches muets sans doute, que le respect retiendrait sur leurs lèvres : mais Roger les verrait souffrir de leur humble sort, tourmentés par des besoins qu’ils ne pourraient satisfaire, et son cœur en serait déchiré de douleur et de remords !

Madame Cardonnel, se levant tout à coup, marcha vivement vers Roger avec un grand geste :

— Non, c’est impossible ! Non, tu ne peux pas être insensé à ce point ! Je ne le crois pas, je ne le croirai jamais. Préférer une Régine Renaud, une fille de boutique, une fille sans nom et sans fortune, à mademoiselle Jacot de la Rive, une si charmante personne, la fortune, l’esprit, les honneurs, tout à souhait ! Non, Roger ; tu te plais à nous tourmenter. Au fond, tu ne peux pas penser ainsi, ou bien tu serais fou, fou à mettre à à Charenton.

— Ce qui serait fou de ma part, dit Roger, ce serait d’accepter une pareille supposition. Mademoiselle de la Rive n’est nullement à mon choix.

— C’est-à-dire qu’elle n’est pas comme Régine, elle ne se jettera pas à ta tête ; mais son amabilité pour toi est à remarquer, et il te suffirait de vouloir…

— C’est une erreur !

— C’est une chose sûre !

Et madame Cardonnel se livra à cette affirmation avec tant de zèle, comme jugeant l’argument irrésistible, que Roger ne songea plus qu’à trancher la question en déclarant :

— Après tout, peu importe ! Quand bien même il serait possible que mademoiselle Marie m’aimât, je ne pourrais aimer que Régine.

Pour le coup, madame Cardonnel retomba sur sa chaise, en laissant aller ses bras, comme frappée à mort, et ne trouva plus que des gémissements.

— Misérable ! s’écria monsieur Cardonnel, voilà l’état où tu réduis ta mère !

Ahuri par de telles apostrophes, épouvanté, désolé, mais ne comprenant point qu’on pût lui demander de changer de cœur, le malheureux jeune homme s’enfuyait.

— Roger, lui cria sa mère, où vas-tu ?

Il resta immobile et sans parole.

— Je ne veux pas que tu ailles chez ces gens-là. Tu veux donc me faire mourir ?

— Est-ce le moment d’abandonner votre mère, monsieur ? s’écria monsieur Cardonnel.

Roger resta en proie au supplice le plus cruel. Il pensait aussi que Régine devait s’étonner qu’il n’allât pas prendre de ses nouvelles. Toute la soirée se passa en larmes, en reproches et en soupirs. Émilie elle-même, par une attitude roide et silencieuse, s’associait au blâme contre son frère. En se retirant à onze heures, Roger dut promettre à sa mère de ne pas sortir.

Seul dans sa chambre, il se trouva en proie à un étonnement douloureux, en même temps qu’aux pensées les plus pénibles. Ayant jusqu’alors servi, sans avoir eu à le contrarier, l’orgueil des siens, il n’avait connu que leur tendresse, et il était trop idéaliste pour soupçonner combien il entre d’égoïsme dans les affections familiales. Roger était parfaitement placé pour sentir l’odieux de l’autorité dans les choses du cœur, et la folie de cette affection qui veut faire le bonheur des gens à sa manière et non à la leur ; mais il protestait par sentiment beaucoup plus que par principes. Il trouvait ses parents injustes et déraisonnables, et ne songeait pas qu’il attaquait la grande passion de leur vie et qu’ils n’avaient pas pour Régine l’amour qu’il avait lui-même.

Après tout, ne partageait-il pas leurs visées ambitieuses ? Ne pensait-il pas comme eux que les honneurs et la fortune étaient nécessaires au bonheur, avec celle différence entre eux et lui que, pour lui, Régine était l’élément de bonheur le plus nécessaire. Au fond, Roger n’était pas sans souffrir de l’infériorité de la situation où se trouvait celle qu’il aimait ; il regrettait amèrement l’éclat qui avait eu lieu, et lui aussi en eût voulu à Régine, s’il ne lui en eût été si reconnaissant. Cela dérangeait tous ses plans : c’était, riche, honoré, maître en un mot de l’opinion, qu’il avait rêvé d’imposer à tous son choix, et d’épouser Régine ; comme le roi des légendes épouse sa bergère ; il ne lui plaisait nullement d’être ainsi discuté et condamné d’avance, et son amour-propre en souffrait, bien que, heureusement pour lui, son cœur fût de beaucoup le plus fort.

Tourmenté par l’idée que Régine souffrait de son absence, mais lié par la parole que lui était arrachée sa mère, il lui écrivit et porta cette lettre, le lendemain matin, chez les demoiselles Forel. Quand il entra, une discussion assez vive paraissait engagée entre les deux sœurs, autour d’un magnifique bouquet posé sur la table. Marianne était triste et sévère ; Adolphine, radieuse.

— Voyez donc, dit-elle à Roger, comme votre ami monsieur Ernest de la Rive est galant ! Quel beau bouquet il vient de m’envoyer ! N’est-ce pas admirable ? Les plus belles fleurs de serre ! Oh ! cela sent si bon Et puis voyez ce beau ruban pour lien ! C’est-à-dire une superbe ceinture, tout simplement.

Elle l’avait détachée, et la mit à sa taille en se mirant dans la glace.

— Monsieur Roger, dit Marianne, puisqu’elle ne veut pas me croire, dites-lui donc, vous aussi, qu’elle aurait dû renvoyer cela, et qu’elle devrait le faire encore. Ce n’est point point respectueux pour elle de la part de ce jeune monsieur, et il va se croire autorisé, puisqu’elle accepte son bouquet, à venir lui faire la cour. Tout cela ne peut faire honneur à Adolphine, et lui causera de l’ennui avec Gabriel.

— Pourquoi est-il si jaloux ? reprit la coquette en faisant la moue. C’est pourtant bien agréable de recevoir de si beaux bouquets et d’un si gentil garçon. Car il est très-bien, votre ami, monsieur Roger. N’est-ce pas qu’il ne faut pas lui montrer les dents, comme le veut cette méchante ? C’est une politesse aimable de sa part, tout simplement, et parce qu’il a été fâché, comme il me l’a dit hier, d’une si douce voix, d’avoir été cause d’un chagrin pour moi. Il paraît si bon !

— Je ne veux pas vous dire de mal de lui, répondit Roger ; mais je pense comme votre sœur.

Une moue d’Adolphine témoigna qu’elle goûtait peu ce sage conseil, et Roger, rompant sur cette question, pria Marianne de porter promptement sa lettre à Régine.

— Oh ! l’on ne parle que de vous deux depuis hier, dit Adolphine en riant, et je parie bien que votre mère n’est pas de bonne humeur ?

Roger, contrarié, répondit à peine et rentra chez lui, Madame Cardonnel était fort souffrante ; scènes de la veille se renouvelèrent. Énervé de ces objurgations, et ne pouvant consentir à se croire un parricide, parce qu’il aimait selon son cœur, tout fils respectueux et soumis qu’il avait été jusque-là, Roger perdit patience.

— Où vas-tu ? s’écria de nouveau madame Cardonnel.

— À la Cerisaie, répondit-il.

Et, en effet, il prit le chemin qui conduisait à la ferme du chevalier. Il éprouvait le besoin de provoquer les conseils et peut-être l’intervention de son ami.

Le chevalier n’était pas seul, mais engagé dans une conversation animée avec Gabriel.

— Vous venez nous aider à refaire le monde ? dit-il en voyant Roger.

— Il n’y en a peut-être pas besoin, s’écria Gabriel.

— Si, ma foi ! pour cela, je suis de votre avis ; avec beaucoup d’autres ; sur ce point, vous trouverez la critique de tous les côtés. Mais quant au but et au moyen, c’est différent.

— Des moyens, reprit Gabriel fort animé, ça ne serait pas long, si les opprimés n’étaient pas si bêtes. La communauté des biens, le travail de tous, et à chacun selon ses besoins : ça, vous direz tout ce que vous voudrez, c’est la justice.

— Peut être bien ; mais ce n’est pas la justice qui est difficile à trouver, c’est son organisme. Qui administrera la communauté ? qui donnera à chacun selon ses besoins ? Ne voyez vous pas qu’il y a place là-dedans pour encore plus d’arbitraire que nous n’en avons aujourd’hui ?

— Pas du tout, puisque les administrateurs seront élus.

— Eh ! le beau billet ! Ne le sont-ils pas maintenant ? Et vous voyez… Il n’y a qu’un moyen, à mon avis, d’être le moins mal possible gouverné, c’est de se gouverner soi-même, parce qu’ici la responsabilité personnelle est la sanction de tout bien comme de tout mal. Quand notre sort est réglé par autrui, outre que notre dignité en souffre, nous sommes toujours mécontents et nous avons presque toujours le droit de l’être. Or, concevez-vous un esclavage plus complet que de voir régler par d’autres ce qu’il vous faut d’aliments, de vêtements, de livres, de promenades ou d’amusements ? Le bohémien le plus misérable ne voudrait pas de la richesse à ce prix. Remarquez bien, Gabriel, que toutes ou presque toutes nos plaintes ont pour objet des abus de pouvoir ; ce n’est donc pas hors de la liberté qu’il faut chercher la justice, mais dans la liberté même, et dans la responsabilité personnelle, dégagée de toute entrave, de tout pouvoir ennemi.

— Oui, oui, nous savons ce que c’est que votre liberté ! s’écria Gabriel : la liberté des libéraux, des bourgeois la liberté de mourir de faim ? nous la connaissons celle-là !

— Diable d’entêté, va ! Ne vous ai-je pas dit cent fois que je n’en voulais pas plus que vous de cette liberté hypocrite ; la liberté, c’est l’indépendance ; il n’y a pas d’autre liberté. L’organisation de la justice doit, pour première condition, conférer à chacun l’indépendance ; autrement dit, puisqu’il faut ne laisser place à aucune équivoque, l’instruction, le travail, la sécurité, en un mot, l’égalité des moyens et la suppression de tout pouvoir oppresseur, de tout monopole. Voilà ma formule ; il ne s’agit plus que des moyens.

— Les moyens, reprit Gabriel, c’est la fraternité, c’est le dévouement social.

— Ah ! la rengaine philosophique et chrétienne ! Quelle effroyable confiance, bon Dieu ! pour songer encore à cela après mille huit cents ans, et bien plus, d’incapacité démontrée ! La fraternité ! le dévouement ! mon cher Gabriel ; ce sont des effets à obtenir d’une bonne organisation de la justice ; de bons, de beaux effets, dés lors assurés, la fraternité du moins, parce qu’elle sera non-seulement possible, mais facile et agréable. Mais la fraternité, mais le dévouement surtout, n’existent point à l’état des causes, sauf par exception, dans la nature humaine. Il faudrait pourtant en prendre son parti. La fraternité actuelle, c’est le renvoi brutal et barbare dont vous êtes l’objet aujourd’hui, et l’envie qui vous point en retour de tordre le cou à monsieur Jacot. Qu’en dites-vous, Roger ?

— Qu’est-il donc arrivé ? demanda le jeune homme.

— Ce matin, quand Gabriel s’est présenté pour entrer à l’atelier, on lui a réglé son compte. Il paraîtrait qu’hier il a osé défendre sa fiancée contre les droits du jeune seigneur, et qu’il a violé la majesté royale en entrant dans une salle de café pour le moment transformée en sanctuaire.

— Monsieur Roger le sait bien, dit Gabriel d’un air un peu froid.

Une rougeur couvrit le visage de Roger.

— Oui, dit-il, j’y étais, et je me reproche vivement de vous avoir abordés avec Ernest. Mais cette affaire n’est pas la plus grave, et, bien que vous ayez été un peu vif, je suis sûr qu’à ma prière Ernest reviendra sur sa première impression ; je doute même que ce soit lui qui ait demandé votre renvoi. Je cours lui en parler, n’est-ce pas ?

— Non ! non ! s’écria Gabriel. À ce petit crevé, que j’aurais voulu gifler hier ! Sapristi ! non, pas possible ! J’aime mieux m’en aller, s’il le faut.

— Voyons, reprit le chevalier, vous étiez devenu plus raisonnable tout à l’heure, et vous aviez promis à votre mère de nous laisser faire. Je vais aller demander des explications à monsieur Jacot, c’est convenu ; Roger s’informera, voilà tout. Il ne parlera point en votre nom, il ne suppliera pas, il raisonnera.

— Voyez-vous, monsieur de La Barre, dit l’ouvrier en se calmant, vous dites ça parce que vous ne connaissez pas encore ces choses-là. Raisonner ! Ah ! ben oui ! Pas plus qu’au régiment. Un ouvrier n’est pas soumis ; il ne fait pas le chien couchant devant le patron ou le bon apôtre avec les contre-maîtres, quand ce n’est pas le mouchard, il a l’air de se croire un homme et point un valet ou une machine, crac, à la porte ! parce qu’ils disent que c’est donner le mauvais exemple. Ah ! si vous croyez…

— Enfin vous avez promis de nous laisser faire. Nous sommes incapables, Roger et moi, de sacrifier votre dignité Nous allons voir. Ce serait un grand chagrin pour votre mère que votre départ, outre que cela dérangerait tous vos plans et reculerait votre mariage. Nous avions rêvé de vous voir père de famille à Bruneray.

— Parbleu ! et moi donc ? répliqua Gabriel en s’efforçant de contenir son émotion.

— Eh bien montons au château, n’est-ce pas, Roger ?

En chemin, le jeune homme apprit à son ami quel trouble régnait dans sa propre famille et la vivacité du chagrin et de la colère de ses parents. Le chevalier s’arrêta, stupéfait de cette révélation.

— Vous m’étonnez malgré tout, dit-il ; oui, vous m’étonnez. Je comptais sur de la contrariété, des observations ; mais à ce point ! Ainsi donc va se rompre l’amitié, déjà vieille et qui semblait si profonde, de vos deux familles ? Et ce qui indigne le plus votre mère, me dites-vous, ce serait de voir son fils épouser la fille d’un marchand ! Sur ma parole, c’est une drôle de chose que la cervelle humaine, et je douterais du progrès, si je ne le concevais pas. Savez-vous que je cherche vainement un préjugé nobiliaire dont votre étonnante bourgeoisie ne se soit pas emperée avec le reste et qu’elle ne fasse pas refleurir ? Ces Jacot surtout m’ébahissent. Osez dire qu’ils ne sont pas les nouveaux seigneurs du pays, pouvant refuser l’eau, le feu et la terre à qui leur plaît ? Ne voilà-t-il pas un brave garçon, pour avoir eu la sottise de croire à cette blague superbe qu’on appelle depuis 89 l’égalité civique, et ne s’être pas courbé devant eux le front dans la poussière, sur le point d’être expulsé, privé par la force des choses, ce qui est bien autrement puissant, de son gagne pain, obligé de fuir sa mère et sa fiancée, et d’aller implorer ailleurs du travail, c’est-à-dire la vie, l’honneur, le bonheur, tout en un mot.

Je faisais une supposition tout à l’heure, et ce petit drame se passait en moi, d’un ouvrier, d’un travailleur quelconque, disgracié par les maîtres de son industrie, qui sont peu nombreux, savez-vous ; car, avec le système des compagnies, l’industrie se resserre de plus en plus en un petit nombre de mains.

— Je le voyais donc errer d’usine en usine, refusé partout, frappé d’une sorte d’excommunication nouvelle et réduit à mourir de faim. C’est un peu forcé, je ne dis pas ; mais après tout l’homme sans avances, devant qui le travail se ferme, est promptement réduit aux derniers expédients, surtout s’il est père de famille. On se demande comment l’essor si beau, si élevé, si radical dans ses formules, de l’affranchissement humain, réclamé par les Turgot, les Vergniaud, les Condorcet, les Robespierre et tous les grands révolutionnaires du dix-huitième siècle, a pu aboutir à cette sotte reproduction de l’ancien état, qui s’accuse de plus en plus et qui ressemble à une parodie.

Monsieur de La Barre jeta les yeux sur son compagnon, qui marchait à côté de lui, les yeux pleins de rêverie, et n’en recevant pas de réponse, il sourit un peu tristement.

— Mais vous songez à autre chose, n’est-ce pas, Roger ? et j’aurais dû ne vous parler que de vos propres tourments. Cependant entre la cause de Gabriel et la vôtre il y a peut-être plus de rapports que vous ne pensez.

— Vous croyez, baron ? dit Roger d’un ton à la fois distrait et incrédule.

— Oui ; mais je vous expliquerai ce qu’il m’en semble une autre fois, car vous n’êtes pas disposé pour le moment à m’entendre. Revenons à vos chagrins, mon enfant.

Roger, sans se faire prier, abonda en nouveaux détails, en nouvelles considérations. Avant de toucher le seuil du château, ils convinrent que monsieur de La Barre irait le jour même visiter Régine, et tâcher de faire entendre raison à monsieur et à madame Cardonnel ; puis ils se séparèrent, le chevalier demandant à voir monsieur Jacot et Roger se rendant auprès d’Ernest.

— Monsieur est sur la terrasse, occupé à donner ses ordres au jardinier, avait dit le valet d’antichambre au chevalier.

Et celui ci, refusant d’entrer au salon, s’était dirigé vers le lieu indiqué.

La terrasse avait été construite à quelques vingt mètres seulement du château, sur le point le plus élevé des jardins, et l’on découvrait de là tout le pays environnant des deux côtés de la colline. À ce moment des grandes chaleurs, elle était abritée dans toute son étendue par un velum de toile blanche dentelé de pourpre, et de beaux vases de marbre garnis de fleurs l’ornaient de distance en distance. Assis ou plutôt couché sur un fauteuil rustique, monsieur Jacot parlait à son maître jardinier, qui, debout, le chapeau à la main, le dos courbé, répondait seulement de temps en temps :

— C’est bon ! monsieur sera obéi, je ferai comme l’entend monsieur.

Le colloque fini, le jardinier se retira en saluant respectueusement ; et le chevalier, qui s’était absorbé à quelques pas dans la contemplation d’une belle rose, s’avança. Il fut reçu avec empressement par monsieur Jacot.

— Comment ! monsieur le baron, on ne vous a pas fait entrer au salon ? Vous devez avoir besoin de vous rafraîchir !

— Pas du tout, monsieur ; je suis un paysan, j’aime le grand air, et je supporte fort bien l’ardeur du soleil. Si vous êtes bien ici, je m’y trouverai mieux que partout ailleurs.

— Alors veuillez prendre ce fauteuil ; cependant j’espère pour ces dames qu’elles ne seront pas privées de votre visite ; votre présence est trop rare ici, monsieur le baron.

— Vous êtes si aimable, monsieur, que j’espère un bon succès de ma démarche ; car je viens à vous armé d’une requête.

— Ah ! ah ! S’il m’est possible de la satisfaire, ne doutez pas que ce ne soit avec empressement.

— Rien ne vous est plus facile. Il s’agit d’un pauvre garçon renvoyé ce matin de vos ateliers.

Le sourcil de monsieur Jacot s’abaissa légèrement et ses traits se rembrunirent.

— Ah !… vraiment ?… Mon Dieu ! ce n’est pas moi qui m’occupe de ces choses-là ; mais nous sommes obligés d’avoir des règlements très-sévères et inflexibles… parce que vous comprenez, monsieur le baron, avec un aussi nombreux personnel, sans discipline, l’ordre serait impossible. Si ce garçon a été renvoyé, c’est probablement qu’il aura donné un mauvais exemple, et dans ce cas, je ne pourrais moi-même me permettre d’enfreindre. des lois que je dois être le premier à respecter, si je veux qu’elles soient respectées.

— Vous devinez bien, monsieur, que je ne viens pas solliciter votre intérêt en faveur d’un mauvais sujet. La personne à laquelle je m’intéresse… vivement est un très-honnête et très-bon garçon, un peu vif peut-être ; mais cette vivacité, ou plutôt cette énergie, vient d’un respect de soi, de sa propre dignité, dont la source est trop honorable pour qu’on doive la condamner. Il est un de vos meilleurs ouvriers, je tiens cela d’un de ses contre-maîtres ; il a sa famille dans le pays, est sur le point de s’y marier, et, sans parler des frais qu’entraînerait pour lui un déplacement, — un rien, vous le comprenez, affecte ces petites bourses, — sans parler de la difficulté qu’on éprouve toujours à trouver un nouveau travail, l’obligation de quitter Bruneray, de se fixer ailleurs, très-loin peut-être, dérange tous ses plans et plonge sa famille dans le chagrin. Vous ne voudrez pas être impitoyable pour lui, pour eux, quand surtout on cherche quel est son crime ; car il n’a commis aucun manquement à la discipline, et on l’a congédié sans daigner même l’informer du motif de sa condamnation. Troublé par le regard clair et ferme que le chevalier fixait sur lui, monsieur Jacot se leva :

— Ce garçon vous a dit ce qui lui a plu, mais il y a certainement des raisons… nous ne congédions pas sans causes… sérieuses. Notre administration, vous pouvez m’en croire, monsieur le baron, est très-paternelle. Mais précisément à cause de cela, nous sommes obligés d’exiger de ceux que nous employons certaines conditions de moralité, de convenance… nécessaires… au bon ordre général. C’est dans l’intérêt même de nos ouvriers, dit-il en se rasseyant.

Le baron sourit.

— J’ignorais, dit-il, que vous eussiez entrepris de moraliser notre population ouvrière : c’est une noble tâche et… difficile, si l’on en juge par les résultats. Mais, je vous le répète, monsieur, Gabriel Cardan est assurément l’un des plus moraux et des plus honnêtes parmi les ouvriers de l’usine.

— Gabriel Cardan ? répéta monsieur Jacot. Vous lui portez donc beaucoup d’intérêt, monsieur le baron ?

— Beaucoup, monsieur. Il est le fils d’une personne qui m’est très-attachée et qui gouverne ma maison depuis dix-sept ans.

— J’ignorais cette circonstance, vous pouvez le croire, dit monsieur Jacot, de l’air dont on débite un mensonge poli, et je regrette vivement qu’il me soit si difficile, pour ne pas dire impossible, de reprendre cet ouvrier. Il n’est malheureusement pas toujours resté au pays, et c’est, je me le rappelle à présent, pour une cause très-sérieuse que son renvoi a été décidé. Gabriel Cardan est imbu de ces infâmes doctrines qui mettent en question la religion, la famille, la propriété et menacent la civilisation elle-même, et il s’en faisait le propagateur dans les ateliers. C’est la voix publique elle-même indignée qui nous a signalé ce danger, et qui nous demandait en quelque sorte de faire justice de telles excitations. Nos populations sont profondément attachées aux grands principes de l’ordre social, et vous connaissez leur réprobation pour les partageux.

— C’est pourquoi, permettez-moi de vous le faire remarquer, le danger n’existait pas.

— Eh ! monsieur, à la longue… Après tout, cet appel aux mauvaises passions… Vous avez beau dire, il est plus prudent…

— Puis on vous a surfait et plus que surfait les choses. D’abord je n’ai pas besoin de vous dire que, dans un atelier de mécanique, la propagande est impossible, par la bonne raison qu’on ne l’entendrait pas. Gabriel n’a donc pu exprimer ses idées qu’en dehors de l’atelier, ce qui est le droit de tout citoyen.

— Pardon, monsieur, s’écria monsieur Jacot en se levant de nouveau, il y a de telles doctrines, si coupables, si perverses, que le droit de les exprimer ne peut exister. Il ne saurait être permis de mettre en question les bases mêmes de la société, sans quoi la société serait impossible.

Le chevalier ne répondit pas immédiatement ; son regard devint rêveur, puis il sourit.

— Je vous demande pardon, reprit monsieur Jacot en se rasseyant près de son hôte ; il est difficile de rester calme devant la folie et l’insolence de certaines idées, que le premier venu aujourd’hui, le premier voyou sans instruction et sans moralité, se croit le droit de mettre en circulation. Les lois sur ce point ne sont pas assez sévères, il me semble, car enfin l’ordre public est intéressé… N’est-ce pas votre avis, monsieur le baron ? Vous ne pouvez m’en vouloir assurément de chercher à préserver ces paisibles campagnes d’un tel fléau. Votre protégé réfléchira, et plus tard… il me saura gré de la leçon. Mais l’exemple exige… Pour toute autre chose, veuillez me mettre à l’épreuve, baron.

— Vous venez de me rappeler, monsieur, trés-vivement un souvenir d’enfance, que je vous demande la permission de vous raconter.

— Avec le plus grand plaisir…

Et monsieur Jacot se pencha d’un air aimable vers son interlocuteur.

— C’était en 1820, j’avais dix ans, et mon aïeul, assis près de moi, dans ce jardin, presque à la même place où nous sommes, sur un banc rustique fait d’une planche grossière que vous avez fait détruire, monsieur, et avec raison, car elle ferait tache ici ; mon aïeul me faisait lire les mémoires de Cléry, le valet de chambre du saint roi Louis XVI. Cette épithète vous fait sourire ?… Il n’était point permis chez nous de dire autrement, Cependant le vent du siècle avait malgré tout soufflé sur mon front ; cette révolution me faisait rêver en dépit de moi ; certaines de ses formules m’étaient vennes dans l’oreille et mon esprit les roulait dans un mystère plein d’émoi. Je ne sais quelles paroles je dis à mon grand père qui n’impliquaient pas un blame absola des doctrines révolutionnaires. Mon grand père se leva comme vous vous êtes levé tout à l’heure, monsieur, et il me dit à peu près aussi les paroles que vous avez dites. « Mon enfant, il est des doctrines si coupables, si perverses, et si insensées, qu’il n’est pas même permis de les discuter. Tais-toi, et songe seulement, quand tu seras grand, à extirper ce qui en reste. »

— Eh ! eh ! dit monsieur Jacot, d’une lèvre souriante et d’un œil clignotant, en profitant d’une pause du chevalier, elles ont tenu bon !

— Cependant on préparait alors la loi sur le sacrilége. Les mêmes paroles avaient été prononcées et le même jugement avait été porté, soixante ans auparavant, par mon bisaïeul, gouverneur de la province pour Sa Majesté le roi, en ordonnant le procès, qui fut suivi d’exil et de confiscation, d’un bourgeois coupable d’avoir colporté l’Encyclopédie. Et vraiment, si j’ai mémoire, ce bourgeois ne s’appelait-il point Rive ou de Brive ? C’était peut-être un de vos ancêtres, monsieur ?

— Je ne crois pas… Ma famille est du Nivernais, répondit monsieur Jacot avec une moue d’indifférence.

— Vous vous riez de nous, je le vois, et je gage que vous n’êtes pas de l’avis de mon bisaïeul ni de mon grand père.

— J’honore vos regrets, monsieur, dit noblement l’industriel ; mais, quant à moi, je ne puis qu’approuver une révolution qui a fait cesser de grandes injustices. Les nobles alors possédaient tout : les terres, les charges, les honneurs, le pouvoir, et ils disposaient encore des biens, de l’honneur, de la vie des autres hommes. Cela n’était pas juste, vous êtes trop éclairé pour n’on point convenir.

— J’en conviendrai tant qu’il vous plaira. Je vous apporte simplement un souvenir, une coïncidence qui m’ont frappé ; car voyez, monsieur de La Rive… mon bisaïeul avait parfaitement raison d’affirmer, tout aussi bien que vous le faisiez tout à l’heure, que les doctrines qui ont abouti à la révolution de 1789 mettaient en question les bases de la société : la religion, la propriété, la famille. La religion, c’est hors de doute : Voltaire, d’Alembert, Diderot, d’Holbach, en sont témoins. La propriété, vous savez qu’elle a été confisquée : biens. nobles, biens ecclésiastiques, mainmorte, droits féodaux, dimes, corvées, péages, tout ce qui constituait enfin la propriété dans ce temps-là ; quant à la famille, elle n’a guère été moins bouleversée dans sa constitution d’alors, qui donnait au chef l’autorité absolue sur tous les siens et consacrait le droit de primogéniture. Cependant la société attaquée s’était aussi défendue, elle avait aussi interdit la propagation de ces doctrines perverses… et malgré cela, monsieur, volte cause a triomphé

— C’est qu’elle était bonne, monsieur, répliqua d’un ton légèrement froid monsieur Jacot, dont les petits yeux, plus fins qu’intelligents, attachés sur son visiteur, semblaient chercher à démêler sa pensée. Vous ne voulez pas dire par là, je pense, que ce soit la même chose aujourd’hui, quant au socialisme ? Votre intelligence et votre honorabilité ne me permettent pas de supposer…

— Je ne conclus guère, monsieur, je compare, j’observe, je vis du spectacle de ce monde, très-curieux à regarder. Si peu que je sois semblable à mes ancêtres, je n’en suis pas moins, malgré moi, frappé au coin du passé, ure sorte d’épave du dernier naufrage. Du rivage virte flot m’a jeté, je contemple les autres navires en mer : occupation inoffensive, qui tantôt m’attriste et tantôt m’amuse.

— Oui, vous faites de la philosophie ; mais il ne faut pas trop d’éclectisme. Les abus d’autrefois étaient énormes, on ne saurait le-nier : des propriétés qui tenaient tout un pays ! Si bien qu’il ne restait plus pour les autres le moyen de devenir propriétaires. Des lois, des redevances, des droits qui offensaient la nature !…

Monsieur de La Barre se leva, et allant se placer au point de la terrasse d’où l’on découvrait le mieux le pays environnant :

— Tenez, monsieur, voulez-vous que je vous montre, — à peu près, car nous ne pouvons tout voir, la superficie de l’ancien domaine des La Barre des Vreux en ce canton ?

Monsieur Jacot s’approcha d’un air de curiosité.

— Voyez-vous là-bas, à l’horizon, cette futaie, reste de la forêt qui couvrait alors cinq lieues carrées en arrière et sur les côtés ? Cette forêt nous appartenait. Au nord, nous possédions tout ce qui s’étend, à partir d’ici, jusqu’à cette ligne de terrain, là-bas, plus grise que le ciel ; vous distinguez bien ? Ici c’était le bailliage de Cornecerf, dont les redevances emplissaient chaque année nos greniers let nos caves ; là, nos bonnes terres seigneuriales, cultivées par nos vassaux, et qui bordaient de chaque côté cette rivière de la Suize, dont tout le poisson nous appartenait. Je ne vous énumérerai pas les droits attachés à ces possessions : mes ancêtres étaient d’humeur douce, et ne faisaient pas le mal pour le mal, mais seulement quand il leur plaisait. Le fameux droit du seigneur n’était jamais réclamé ; seulement, lorsqu’une jolie vassale plaisait au seigneur ou à ses fils, comment voulez-vous qu’elle résistât, dans sa misère, à l’appât de quelques dons et de belles promesses ? Et quel mari, quel père, quel frère, eût osé se fâcher contre qui pouvait d’un mot le ruiner et l’exiler ? Il en était de même en toutes choses : la puissance n’a pas besoin de lois écrites, elle les fait elle-même par sa propre force ou réduit à néant celles qui lui sont contraires. La puissance, quelle que soit son organisation ou sa non-organisation, est toujours essentiellement l’abus et l’arbitraire. Vous le sentez bien ?

— Certainement, dit monsieur Jacot ; un esprit tel que le vôtre, monsieur le baron, ne pouvait manquer de le reconnaitre et de sactionner sans récriminations le fait accompli. Le régime féodal avait proscrit les droits de Phumanité, la Révolution les lui a rendus. Quel magnifique domaine ! ajouta-il avec admiration en promenant ses regards sur l’étendue que venait de lui indiquer le chevalier.

— Vous en possédez une partie, monsieur, dit celui-ci.

— Oh ! presque rien, à peine mes entours ; cependant avec les terrains de la compagnie, j’ai tout ce canton-là, voyez, et, ma foi ! jusqu’à la futaie que vous me désigniez tout à l’heure. C’est un beau morceau ! Cornecerf est à vendre, et j’ai bien envie de l’acheter. Comme cela… eh ! eh ! il n’en manquerait pas tant.

— Mais alors, comment en restera-t-il pour les autres ? s’écria te chevalier en répétant avec une satisfaction visible les paroles qu’un moment auparavant monsieur Jacot avait prononcées contre la propriété seigneuriale. Vous aussi et beaucoup des vôtres maintenant vous tenez encore tout un pays, et vos droits n’offensent-ils point encore la nature, puisqu’ils empêchent le droit d’autrui de s’exercer et puisque votre puissance, toujours abusive et arbitraire, vous en conveniez tout à l’heure…

— Monsieur ! s’écria monsieur Jacot, rouge de colère je ne savais pas parler à un jacobin !

— Vous reniez vos pères, dit le chevalier en riant.

— Monsieur !…

— Voyons, mon cher directeur, nous discutons, nous ne nous fâchons pas, je l’espère ? Ce m’est toujours un étonnement de voir la discussion proscrite ou si impatiemment soufferte. Car enfin quoi de plus simple ? Penser implique parler, et l’homme s’enorgueillit de penser. Et sous quel prétexte aujourd’hui défendre la parole ? Qui ? de quel droit ? à qui ? On comprend le tyran d’autrefois proscrivant la liberté ; mais, dans une société fondée sur la liberté d’examen et sur le personnel, — vos glorieuses conquêtes, — comment comprendre que la discussion soit interdite ? et surtout sur les sujets qui intéressent tout le monde ? On allègue les bases de la société ; mais, si vos bases sont si fragiles que la discussion puisse les renverser, il me paraîtrait urgent au contraire d’y aviser et de changer au plus tôt la construction ; si elles sont solides…

— Monsieur le baron… vous me surprenez beaucoup…

— Pourquoi cela ? Parce que j’aime à discuter. Je vous l’ai dit, je suis un philosophe, un raisonneur désintéressé. Je n’ai plus mes préjugés ; cela m’aide à constater ceux des autres. J’observe sans parti pris. Par exemple, j’entends tous les jours glorifier à qui mieux mieux par l’histoire, par les journaux, par toutes les plumes et par toutes les bouches, les confiscations de la propriété en 89, et j’entends, d’autre part, les gens crier au sacrilége dès qu’on ose seulement examiner les conditions, la justice, les abus ou la convenance de la propriété d’aujourd’hui. Que diable ! il n’y a pourtant plus de droit divin, c’est vous-mêmes qui l’avez aboli ! Tout en ce monde, depuis 89, est et doit être soumis à la justice, par conséquent à la discussion. Ces confiscations, qui bouleversaient tout le code ancien, je les ai acceptées, moi, bien que j’en aie été victime ; parlant de là, mon droit me paraît clair de discuter les confiscations ou les mesures restrictives qui pourraient être utiles de nouveau pour le progrès de la justice dans l’humanité. En somme, je désirais vous amener à accepter la liberté de conscience, fruit de votre révolution ; en d’autres termes, la liberté de croyance et de discussion, au profit de votre humble vassal et sujet, celui dont nous parlions au début, et dont je suis venu vous demander la grâce. Mais je crains bien d’avoir été pour lui un triste avocat.

Monsieur Jacot avait pâli ; il éprouvait un embarras visible, et surtout peut-être une émotion qu’il cherchait à contenir et qui devait être de la colère.

— Je ne saurais vous dire, monsieur, que vous m’ayiez intéressé à lui… S’il a pu accomplir une conversion aussi brillante que la vôtre, je ne puis que l’estimer très-redoutable, et me hâter de l’éloigner, de peur qu’il ne convertisse au communisme tout le pays.

— Oh ! nous sommes loin de là, vous pouvez être tranquille.

— Je le suis, monsieur, confiant en mes droits acquis et consacrés.

— Eh ! les nôtres l’étaient aussi, à la pointe de l’épée ! Vous, vous avez pris la hache…

— Et nous les défendrons du bec et des ongles, sans parler du fusil, je vous en préviens, en dépit de toutes les théories qui peuvent séduire les philosophes ou égarer les ignorants !

— Je vois bien que j’ai perdu ma cause, dit monsieur de La Barre en souriant. Ceci me servira de leçon pour me charger d’aucune autre, car je ne sais que raisonner, et ce n’est pas ce qu’il faut. Mais à ce compte, monsieur, c’est moi seul qui suis le coupable et qu’il faudrait exiler, car Gabriel n’est pas fort en théorie, pas plus qu’il n’est méchant d’intention ; c’est donc au nom de son innocuité véritable qu’une dernière fois je vous demande de le laisser à son travail, à sa mère et à sa gentille fiancée.

— Il m’est pénible de vous refuser, monsieur le baron ; mais mon devoir m’y oblige, comme directeur. J’espère que vous me fournirez, comme voisin, l’occasion de quelque revanche.

Ils se quittaient ainsi, courtoisement, en dépit d’une double irritation secrète, et monsieur Jacot reconduisait le chevalier, quand Adalbert Renaud parut sur la terrasse, tenant des papiers à la main. Il s’arrêta à quelque distance en faisant une profonde salutation.

— Bonjour, Adalbert, dit le chevalier.

— Ah ! vous connaissez ce jeune homme, dit monsieur Jacot ; je suis bien aise pour cette fois de pouvoir vous faire l’éloge d’un de vos amis, baron. Ce garçon-là est actif, zélé, intelligent. Il mérite de faire son chemin.

— J’en suis bien aise, monsieur. Restez, je vous prie. Je vais aller présenter mes hommages à ces dames.

— Elles en seront charmées, et Marie est de force à vous parler socialisme. N’allez pas lui monter la tête au moins, baron.

— Je suis persuadé qu’il n’y aurait pas de danger sérieux.

— Je l’espère aussi. Eh bien ! monsieur le baron, veuillez m’excuser.

Et monsieur Jacot, ayant salué son visiteur, appela du geste Adalbert.

— Vous m’avez apporté ce rapport ?

— Oui, monsieur le directeur, répondit le jeune homme, dont le visage, animé à l’ordinaire d’une expression caractéristique de finesse et d’impertinence, était à ce moment d’un sérieux plein de componction.

Alors venez dans mon cabinet, reprit monsieur Jacot.

Adalbert suivit son patron, et tout en marchant un peu en arrière de lui :

— Ah ! monsieur le directeur, je crains de m’être trop avancé…

— Comment ?

— En montant, j’ai fait la rencontre d’une jeune personne de la ville, que je connais un peu, et qui venait au château dans l’espoir de vous parler. Elle était éplorée… elle est fort jolie… Je ne sais si vous comprendrez, monsieur le directeur, que je me sois trouvé contraint… j’ignore comment, de faire ce qu’elle me demandait, c’est-à-dire, selon ma faible importance, de la recommander au domestique de service ; et il l’a fait asseoir dans votre antichambre, où vous allez la trouver.

— Ah ! ah ! vous êtes sensible aux charmes de la beauté, monsieur Renaud ? dit monsieur Jacot avec un sourire de bonne humeur.

— Il faut bien que je l’avoue, monsieur.

— Prenez garde, cela mène loin…

— Je tâcherai, monsieur, à l’occasion que cela puisse mener loin en effet d’aimables personnes, mais à mon profit.

Pour le coup, monsieur Jacot éclata de rire, et frappant sur l’épaule d’Adalbert :

— Ah ! mon gaillard, il paraît que vous êtes décidé à tirer en ce monde votre épingle du jeu.

— S’il se peut, monsieur le directeur, répondit Adalbert, dont la figure un instant reprit son expression habituelle de finesse sournoise ; et pourvu que mon devoir n’en souffre pas, ajouta-t-il en redevenant sérieux.

— Fort bien ! Alors… s’il me faut écouter cette belle éplorée… je ne puis pas la remettre à la fin de notre travail ; car ce sera long… Attendez-moi ici, je vous ferai appeler.

Adalbert s’inclina et resta sur place, laissant monsieur Jacot entrer seul au château. Un sourire alors éclaira sa physionomie et il fit quelques pas dans le jardin ; mais presque aussitôt, voyant mesdames Jacot, accompagnées de monsieur de La Barre, sortir du château et venir ce son côté, il s’éloigna.

— Monsieur le baron, disait Marie, il n’est bruit que des aventures d’hier. Chacun des pas de ce bon gros chien a fait éclater plusieurs poëmes grotesques ou tragiques ; ma femme de chambre m’en racontait ce matin qui m’ont fait bien rire. Mais tout le cède à la déclaration passionnée qu’une demoiselle de comptoir a criée à monsieur Roger en s’évanouissant pour lui. C’est touchant cela, et j’imagine que monsieur Roger ne peut que lui en être fort reconnaissant. Au reste, on prétend qu’il y a là-dessous tout un roman. Est-ce vrai ?

— Je l’ignore, mademoiselle. Tout ce que je puis dire, c’est que la jeune personne dont il s’agit est aussi honnête que charmante.

— On pourrait lui reprocher d’étaler un peu trop ses sentiments, dit madame Jacot.

— C’est d’autant plus héroïque, reprit Marie, et il me semble que dans un cas semblable, un homme est obligé d’adorer la femme qui se dévoue ainsi pour lui, n’est-ce pas, monsieur le baron ?

— Ne lui répondez pas, monsieur ; ma fille est trop curieuse de choses romanesques.

— C’est si amusant, dit Marie.

— Alors, madame, c’est à vous que je répondrai, si vous le permettez les hommes aiment rarement les femmes qui se dévouent pour eux.

— Oh ! mais c’est abominable cela !

— C’est vrai, dit madame Jacot d’un ton mélancolique.

— Il faudrait donc plaindre cette jeune personne aussi honnête que charmante, comme vous dites, monsieur le baron ?

— Je n’en sais rien, mademoiselle ; je ne suis dans le secret de personne, moi. Comment voulez-vous qu’on aille confier des secrets d’amour à un vieil ermite de ma sorte ?

— Pourquoi pas ? Moi, j’aurais beaucoup de confiance en vous, monsieur.

— Petite folle ! dit la mère. Ne la croyez pas si excentrique au moins qu’elle en a l’air.

— Je ne tombe pas dans cette erreur, madame. Je crois que mademoiselle Marie a une imagination vive, hardie, vaste, et que sa curiosité intellectuelle, servie, excitée par les facilités qui l’entourent, aime à explorer tout inconnu avec une intrépidité d’amazone, absolument comme je l’ai vue se lancer à cheval dans les halliers ; mais je crois aussi que cette audace aventureuse n’exclut pas la prudence, que toutes les excursions de mademoiselle Marie ne l’égareront jamais, et qu’elle rentrera toujours au château, à l’heure précise où elle pourrait craindre quelque dommage à chevaucher plus longtemps.

Une rougeur légère passa sur les joues de Marie, à la fin de cette esquisse dont elle était le sujet, et ce fut d’un air un peu déconcerté qu’elle répondit à monsieur de La Barre :

— Ah ! vous avez cette bonne opinion de moi, monsieur ?

— Et tu dois en remercier monsieur le baron, dit sa mère d’un ton satisfait ; car bien d’autres te jugeraient autrement, à l’étourderie de tes propos.

— Bon ! maman ; est-ce que je n’ai pas bientôt vingt ans ? Je ne suis pourtant plus une petite fille. Et puis, ajouta-t-elle d’un air à la fois boudeur et malin, voilà comme sont les gens : on parle autour de vous de tout ce qui se passe, on sait bien après tout que nous ne sommes pas trop folles et que nous ne pouvons nous empêcher de comprendre. Mais, si nous nous permettons de parler comme nous pensons, un peu franchement, alors… ce n’est pas convenable. Pour être une demoiselle comme il faut, est-il absolument nécessaire d’être hypocrite ?

— Voilà qui est parfaitement juste et bien dit, déclara le chevalier en s’inclinant devant la jeune fille.

— Ah ! je suis charmée de votre approbation, car vous êtes difficile, monsieur ; et, puisque vous m’encouragez, au risque de scandaliser maman, je vais plus loin.

Sur cette déclaration, accompagnée d’un frais éclat de rire, madame Jacot parut saisie d’inquiétude.

— En vérité, Marie…

— C’est horrible, mais je veux le dire. On désire que je me marie, on m’en parle tous les jours. Eh bien ! qu’y a-t-il d’étonnant et de scandaleux à ce que je veuille savoir ce que ce peut être que l’amour, et que j’essaye d’explorer le terrain, suivant l’image qu’employait tout à l’heure monsieur le baron.

— Quelle enfant terrible ! s’écria madame Jacot en réponse au sourire paternel du baron.

— J’avoue, madame, que je ne puis qu’approuver…

— Heureusement, comme vous l’avez dit, monsieur, elle est au fond plus raisonnable qu’elle ne paraît.

— Oui, madame, et c’est, je crois, le caractère de ce temps : beaucoup d’audace, de paroles et de théorie ; beaucoup de prudence d’action. Nous rhétorisons à force et sans que cela tire à conséquence ; le souverain donne l’exemple, tout le monde le sait.

— Oh ! monsieur, s’écria Marie, de la politique ! c’est bien mal à vous.

En protestant ainsi, comme elle se retournait à demi, elle vit Roger qui se dirigeait vers eux. Sans affectation, elle prit, — car ils étaient arrivés sur la terrasse, — le troisième des quatre fauteuils rustiques placés sous le velum, en ayant soin de reculer un peu le quatrième, qui restait ainsi à sa droite, vide. Madame Jacot et le baron s’assirent dans les deux autres fauteuils, à gauche de la jeune fille, et, comme celle-ci garda le silence, la conversation s’engagea entre eux, précisément sur le sujet laissé par Marie.

Après avoir salué, Roger s’assit naturellement près de mademoiselle de La Rive, et les arguments continuèrent, pour et contre l’empire, entre le baron et la maîtresse du château. D’abord Marie sembla écouter, elle dit même à ce sujet une ou deux paroles ; mais bientôt, se retournant vers son voisin :

— Aimez-vous la politique, monsieur ?

— Elle m’intéresserait beaucoup, mademoiselle, si elle aboutissait à quelque chose de grand ; mais il me semble que ce n’est guère à présent qu’un almanach, où les jours sont marqués à différents noms, — qui ne sont pas des noms de saints, mais qu’au fond c’est toujours la même chose.

— Et que voudriez-vous de grand ?

Il sembla que Roger ne le sût pas nettement, car il hésita un instant avant de répondre :

— Les droits de la pensée, la liberté, l’honneur national.

— Oh ! je ne vous dirai pas le contraire ; je ne m’occupe pas de politique, et depuis hier je n’ai lu ou entendu lire que la chronique de Bruneray, dont vous êtes le héros, monsieur Roger.

Le jeune homme rougit.

— Et je n’avais pas imaginé jusqu’ici qu’il y eut tant de romans dans petit pays.

— Quels romans vous a-t-on racontés, mademoiselle ? demanda Roger, s’efforçant d’être vaillant, bien qu’il se trouvât déconcerté en face d’un tel adversaire.

— Vous en savez plus long que moi, dit Marie, qui rougissait à son tour, et ce que vous savez, je voudrais le savoir aussi, parce que… Je suis curieuse… et puis… parce qu’on aime à connaître les personnes… qui vous vous entourent.

Elle parlait ainsi rapidement, le visage tourné vers Roger, de façon que sa mère ne pouvait la voir ; mais elle baissait les yeux et sa respiration était un peu oppressée. Les assertions ambitieuses de madame Cardonnel revinrent en ce moment à la pensée de Roger, et, pour la première fois, il eut un soupçon qu’elles pouvaient être vraies, Il n’en rougit que davantage, et, comme il se trouvait presque en face de madame Jacot, celle-ci, jugeant de telles couleurs séditieuses, abandonna le drapeau de l’empire aux mains du chevalier, pour intervenir dans le dialogue des deux jeunes gens.

— Il me semble, Marie, dit-elle à sa fille, que tu n’es pas non plus d’accord en politique avec monsieur Roger ?

— Oh ! nous ne parlons pas politique, répondit l’audacieuse petite personne ; nous étions retournés dans cette salle des miracles, où tout le monde hier a eu tant de peur, excepté monsieur Roger, et il me parlait des épisodes étranges qui s’y sont passés.

— Je serai bien curieuse d’en entendre parler aussi, reprit madame Jacot, et, si vous le permettez, baron…

Le baron s’inclina.

— Nous vous écoutons, monsieur Roger.

À ce moment, Roger ne trouvait plus mademoiselle Marie aimable du tout, mais simplement féroce. Il pâlit un instant, puis tout à coup son œil scintilla ; il venait de saisir un bout de corde.

— Ce n’est pas un épisode étrange, mais touchant, dit-il, que j’allais raconter à mademoiselle. Il existe à Bruneray un couple d’amants séparés, comme dans toutes les légendes, par des parents barbares. Leurs familles autrefois se voyaient par intimité de voisinage ; mais, comme il existait entre elles des différences de fortune et de condition, absolument vaines au point de vue de l’amour, mais toujours influentes sur le vulgaire, à dater du jour où le jeune homme osa demander la main de celle qu’il aimait, et où la jeune fille laissa voir qu’elle aimait aussi, les deux familles furent brouillées, et il fut absolument défendu aux amants de se voir et de se parler.

Roger fit une pause. Le chevalier le regardait d’un air étonné ; madame Jacot l’écoutait avec attention ; Marie avait aux lèvres un sourire affecté, mais au fond de son œil bleu brillait une lueur où l’on eût démêlé beaucoup plus de colère que d’intérêt.

— C’est touchant, en effet. Eh bien ?

— Eh bien ! reprit Roger, le roman n’a que cette page d’action jusqu’à la journée d’hier ; mais, si les autres pages sont blanches pour le lecteur, et se ressemblent toutes, elles contiennent sûrement, pour ces deux êtres qui s’aiment avec tant de fidélité, de simplicité et de profondeur, d’admirables chants inédits, que nous ne pouvons que deviner.

Madame Jacot inclina doucement la tête avec un sourire d’approbation pour le narrateur, mêlé de compatissance pour le héros ; Marie eut un petit rire sec ; le chevalier semblait toujours surpris. Roger reprit :

— Depuis quinze ans, chaque jour, à la même heure, l’amant…

— Depuis quinze ans ? s’écria madame Jacot.

— Comment ? dit Marie, dont le visage se détendit, puis revint à un vrai sourire.

— Ah !… dit le chevalier, comme un homme au fait, en respirant.

— Oui, mesdames, depuis quinze ans, chaque jour, à la même heure, c’est-à-dire à deux heures de l’après-midi, monsieur Louis Grudal, cet amant malheureux, va jusqu’au bout de la promenade et en revient. Il va rapidement et revient à petits pas ; car, au retour, il a en face de lui la fenêtre de mademoiselle Julie Carron, qui à cette heure-là y travaille, assise près de sa vieille mère.

L’été, la fenêtre est ouverte ; elle est fermée l’hiver ; mais, à travers les vitres ou autrement, les deux amant échangent des regards longs ou furtifs, suivant que madame Carron est plus ou moins attentive à son tricot, et ces regards les font vivre jusqu’au lendemain. Ils ne s’écrivent pas, du moins pas qu’on sache ; mais probablement on le saurait ; ils ne se parlent jamais, et ce n’est qu’hier, au moment où toute la salle était en proie à l’épouvante, que monsieur Grudal s’est précipité vers mademoiselle Julie et sa mère pour les couvrir de son corps La mère avait si peur qu’elle ne s’est pas fâchée et que les amants ont échangé, pour la première fois depuis quinze ans, quelques paroles et un long serrement de mains.

— Quelle histoire fantastique ! monsieur Roger, s’écria Marie.

— Très-bien racontée, dit madame Jacot avec un regard caressant adressé au jeune narrateur, et très-touchante en effet.

— Mais tout cela est bien vrai ?

— Très-vrai, dit monsieur de La Barre. Louis Grudal est de mes amis. Fils d’un marchand bourrelier, sa naissance, comme dit madame Carron, est l’obstacle qui le rend indigne de celle qu’il aime : « Quoi ! s’est-elle écriée, ma fille s’appellerait madame Grudal ? Une Carron ! » Vous ne voyez pas peut-être la différence ? mais elle contient tout un monde pour madame Carron. Et c’est pour cela que sa fille est condamnée au chagrin et au célibat. Louis Grudal est libre ; son père lui a laissé une fortune dont il use avec générosité. Il a reçu peu d’éducation, mais il lit beaucoup et ses idées se sont fort développées. Il est républicain.

— Ah ! c’est dommage, dit madame Jacot malicieusement.

— Mais alors, dit Marie, il y a une chose qui me déconcerte, moi, dans cette belle histoire : ces amoureux-là doivent être bien vieux.

— Louis Grudal maintenant doit avoir environ trente-sept ans, mademoiselle Carron n’en a pas moins de trente-quatre.

— Bon Dieu ! mais ce n’est plus si intéressant. Et combien vont-ils attendre encore ? demanda Marie.

— Jusqu’à la mort de madame Carron sans doute ; autant vaut dire indéfiniment, car elle n’est pas très-vieille.

— Mais enfin cette mère-là n’est pas raisonnable, et si l’énergie des amants était à la hauteur de leur constance…

— La fille ferait fi de la volonté de sa mère, n’est-ce pas, Marie ? dit madame Jacot d’un ton de reproche.

— Mon Dieu ! maman, je ne sais pas, moi ; mais cela me semble de la soumission antique.

— En effet, reprit monsieur de La Barre ; mais Bruneray est un des pays du monde où l’opinion est le moins émancipée, et cela passe encore pour un crime, au moins chez les vieux habitants, de faire des sommations à ses parents. Les dévôts même assurent qu’en de pareilles conditions un mariage ne peut être heureux, et mademoiselle Julie, qui est pieuse, on juge sans doute ainsi.

— Est-ce aussi une vertu particulière à Bruneray que la fidélité en amour ? demanda mademoiselle Marie en ayant l’air de s’adresser au chevalier, mais en reportant aussitôt les yeux sur Roger.

Le chevalier, qui saisit cette pantomime, se borna à sourire, laissant ainsi Roger nanti de la question. Il répondit non sans un peu d’émotion :

— Je n’oserais l’affirmer pour tous mes concitoyens, mais je suis porté à le croire.

— C’est admirable ! répliqua-t-elle avec un petit rire saccadé.

L’arrivée d’Ernest changea la conversation.

— Mon cher, dit-il à Roger en arrivant, je n’ai pu parler à mon père ; il est en affaire, m’a-t-on dit, avec une dame. Aussitôt qu’elle sera partie, on m’avertira. l’ai aussi tout ordonné pour notre pêche de demain ; à huit heures, c’est entendu ?

— Il sera trop tard, je vous l’ai dit, observa Roger en souriant ; mais puisque vous avez bien voulu vous rendre à ma prière, je consens à partager toutes les déconfitures qu’il vous plaira.

— Mon cher, se lever avant le jour est inhumain ; puis vous êtes si éloquent, Roger, que vous ferez un discours, et les poissons courront pour vous entendre. Oui, vraiment, poursuivit Ernest en s’adressant au baron, ce garçon-là a comme avocat un bel avenir ; il m’a décidé tout à l’heure à parler en faveur de quelqu’un dont je voulais me venger.

Il est plus fort que moi, dit monsieur de La Barro en soupirent.

— De quoi s’agit-il ? demanda madame Jacot.

— De peu de chose, répondit Ernest : garder à l’usine, au lieu de le renvoyer, ce malappris d’hier, qui est entré dans la salle où nous étions, tu sais, avec ces deux femmes, qui n’étaient pas mal, elles du moins. Et, en y réfléchissant, c’est son excuse à ce garçon-là : il y avait compensation. Tu ne lui en veux pas, maman ?

— Moi ? dit madame Jacot en haussant les épaules. C’était assez… grossier ; mais, si monsieur Roger s’intéresse à cet homme…

Monsieur de La Barre également, dit Roger, pendant que son vieil ami lui intimait vivement de se taire par un geste plein de fine malice.

— Ah ! vraiment, vous vous intéressez à cet ouvrier ? dit Marie avec empressement en regardant Roger.

— Oui, mademoiselle.

— Mais il était de ceux qui sont accourus à votre voix pour arrêter le… lion. À ce titre, s’il a eu quelque tort, et je ne vois pas que ce soit bien sérieux, il mérite une récompense. Alors, moi aussi, je veux parler pour lui. Je ferai valoir cela, dit-elle d’un petit air entendu, et il faudra bien que mon père m’accorde sa grâce.

À ce moment, Ernest vit s’avancer le domestique chargé de l’avertir.

— Bon ! dit-il, mon père est libre ; j’y vais.

Il partit rapidement.

— Je veux y aller aussi, dit Marie.

Elle se leva gracieusement et arrangea sa robe en souriant à Roger ; puis, comme par souvenir, se tournant vers monsieur de La Barre :

— Je lui dirai que c’est un de vos protégés, monsieur.

— Gardez-vous en bien, mademoiselle ; ne lui dites pas un mot de moi, je vous en supplie, et même, dans l’intérêt du succès, je prends la fuite à l’instant.

— Comment cela ? monsieur le baron, demanda madame Jacot.

— Madame, j’ai été refusé tout à l’heure…

— Est-il possible ?…

— Oui, madame.

— Ah ! par exemple, j’en ferai reproche à mon mari.

— Ne lui en veuillez pas, madame ; je l’avais si bien mérité !…

Et monsieur de La Barre se retira, suivi de Roger, emportant la promesse d’Ernest qu’ils seraient avisés le soir du résultat de l’affaire.

— Ah ! Roger ! Roger ! disait le chevalier en descendant la route, vous êtes fort en faveur, mon enfant. Que cela est joli d’avoir vingt-trois ans et l’auréole d’un brave, sans compter celle d’un héros de roman ! mademoiselle Marie va rêver de vous pendant huit jours. Mais qu’avez-vous pu dire à son frère pour qu’il ait pardonné à Gabriel ?

— Tout ce que j’ai pu trouver de bonnes raisons et une fort mauvaise.

— Ah ! parions que c’était celle-là. Voyons ?

— Je lui ai dit que ce n’était pas le moyen de plaire à Adolphine que de renvoyer son fiancé, à moins qu’il ne voulût, car il lui envoie des bouquets, lui donner l’espoir d’être épousée par lui-même. Il s’est mis à rire et m’a dit : « Non pas, non pas ! il vaut mieux qu’elle se marie. Allons, j’espère au moins qu’elle me remerciera,

À ce moment, monsieur de La Barre et Roger se trouvaient au tournant de la route, dominé par la terrasse, quand ils s’entendirent appeler. C’étaient Ernest et Marie, penchés sur la balustrade. Le chevalier s’approcha et Roger, escaladant hardiment un rocher, se trouva presque à mi-hauteur.

— Victoire ! criait Marie en brandissant un rameau fleuri, — une azalée, — qu’elle laissa, fût-ce par mégarde ? tomber aux pieds de Roger.

— Votre protégé peut se présenter demain à l’usine, dit Ernest ; j’ai obtenu sa grâce.

— Monsieur Roger, c’est moi, dit Marie.

— Pas du tout ; quand ma sœur est arrivée, c’était déjà fait. Mon père m’a dit : « Puisque tu y tiens, allons, soit, qu’il reste, et qu’il soit sage désormais ! »

— Monsieur Roger, ne l’écoutez pas. Papa n’avait pas pardonné encore, puisqu’il s’est écrié quand j’ai prononcé le nom de Gabriel : « Parbleu ! tout le monde en a donc après ce garçon ? Qu’il aille au diable ! » Alors je l’ai embrassé, je lui ai dit : « Non, papa, il ne faut pas qu’il aille au diable ; il faut qu’il reste dans l’usine et à Bruneray. Tu ne peux pas me refuser cela. J’y tiens beaucoup. Soit, ma fille, a-t-il répondu, puisque tu le veux, c’est convenu, il restera. Et maintenant qu’on ne m’en parle plus. » Vous voyez, monsieur, que c’est bien moi…

Roger adressa de doubles et vifs remercîments ; le chevalier, d’un peu loin, y joignit les siens, et les deux amis continuèrent leur chemin. Au coude suivant, ils aperçurent devant eux, à peu de distance, une femme assise au bord de la route. Elle portait le costume des ouvrières élégantes de Bruneray, et, quand elle se leva en tournant la tête de leur côté, ils reconnurent Adolphine.

— Il faut lui apprendre de suite la bonne nouvelle, dit le chevalier.

Et il l’appela. Adolphine les attendit et, dès qu’ils furent à portée, les salua d’un sourire.

— Ah ! vous venez aussi du château ? leur dit-elle. Je suis si contente !… Eh bien ! Gabriel ne partira pas.

— Comment, vous savez déjà ?… dit Roger stupéfait.

— Si je sais… je le crois bien, puisque c’est à ma prière que monsieur Jacot a bien voulu reprendre Gabriel. Il a été si bon !… J’en étais toute tremblante… de joie et d’émotion, au point que je me suis assise ici un moment pour me ravoir les idées. Mais, dame ! il faut que Gabriel se rende digne, vous comprenez… Il a des idées absurdes, à ce qu’il paraît ; et puis, ce serait ingrat… Cet homme-là est si bon et si aimable !…

Les deux amis se regardèrent, un peu étonnés, puis ils se mirent à rire.

— Ne soyez pas humilié, Roger, dit le chevalier ; il est probable que vous auriez vaincu, si la place n’eût pas été emportée. Moi seul je n’ai été bon qu’à tout gâter ou peu s’en faut, et je vois clairement aujourd’hui ce dont je me doutais depuis quelque temps : c’est, que de tous les agents de ce monde, c’est le raisonnement qui est le plus vain, quand il n’est pas nuisible.

Ils se séparèrent de nouveau à la porte des Renaud.