Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 228-234).

V

QUELLE AVENTURE ?

Le 20 août, c’était la fête patronale des Vreux, le village, autrefois propriété du château, qui reposait dans un creux de la colline, sur le versant opposé à Bruneray.

Et, bien que petit fût le village, c’était une grande fête, où l’on venait de quatre et cinq lieues à la ronde, tant à cause du saint, bien posé en paradis, que d’une fontaine également pleine de vertus ; mais plutôt pour les gens du loin. Quant à ceux du pays, ils ne se portaient pas mieux qu’ailleurs, chose étrange.

Outre les pèlerins, il se rendait aux Vreux ce jour-là un grand nombre de bateleurs, jeux, loteries, carrousels, femmes géantes, phoques savants, et tutti quanti. Des marchands y venaient de toutes les villes voisines, on disait même de Chaumont. Tous les gens du pays, il va sans dire, affluaient ; la jeunesse paysanne y dansait en plein air, et la bourgeoisie de Bruneray allait s’y promener, d’un air moqueur, il est vrai, mais enfin elle. n’y manquait point. Quand on vit à Bruneray, le nouveau, même forain, n’est jamais à dédaigner.

Aussi retrouverons-nous là toutes nos connaissances ; mesdames de La Rive elles-mêmes daignèrent s’y rendre vers deux heures. Lucette et Régine, accompagnées de leur excellente mère, qui s’impose pour les distraire une lourde fatigue ; car, outre les deux kilomètres qui séparent les Vreux de Bruneray, il n’y a de siéges que dans les cafés, et ceux que leur dignité empêche de s’asseoir sur le gazon ne peuvent se reposer que d’une jambe sur l’autre. Lucette et Régine sont à la fête depuis midi ; Lucette est si amusée de tout cela ! Il faut avec elle, bon gré, mal gré, entrer dans toutes les baraques, s’arrêter devant tous les étalages, contempler les danses. Elle est enchantée de rencontrer Joseph pour lui demander toutes sortes d’explications ; car elle persiste, malgré les dénégations du jeune homme, à le traiter en savant. Le jour d’apparat, Joseph a, comme les autres, quitté la blouse, et, dans cet habit de drap bleu foncé, en dépit de sa coupe villageoise, ne dirait-on pas un jeune monsieur ? Lucette, pressée par la foule, s’oublie jusqu’à passer le bras sous celui de Joseph. Sa mère lui fait les gros yeux, et Lucette voit bien qu’elle sera grondée ; cette étourdie n’a garde pourtant de retirer brusquement son bras, et elle attend héroïquement pour cela une occasion ; — héroïquement, c’est beaucoup dire, car elle voit Joseph à la fois si confus et si heureux ! — Quant à Régine, elle a les regards, tantôt noyés et tantôt furtivement inquisiteurs, d’une amoureuse pour qui tout est prétexte à rendez-vous ; elle est capable de n’avoir vu ni lapin, ni carpe, ni phoque, ni géante ; elle a tourné le cercle de la loterie d’une manière qui a fait hausser les épaules à Lucette. Mais ses yeux voient plus loin que tous les autres sur le chemin de la colline, et ils aperçoivent Roger, qui descend en compagnie d’Ernest.

Pour le moment, il n’y a pas au château le moindre vicomte, le moindre reporter, le moindre sportsman de la bohême parisienne. Aussi Ernest de La Rive ne peut-il se passer de Roger. Il l’accapare, le tient par le bras et le tutoie. Il est très-bavard, comme d’habitude, et s’écrie, du haut du chemin, à l’aspect de la foule mouvante et bariolée qui remplit la prairie :

— Dieu ! mon cher, que de femmes ! En voilà de toutes les couleurs, et j’espère que nous allons passer une revue !… C’est qu’elles ne sont pas toutes mal au moins, vos Brunériennes ! Et croiriez-vous, mon très-cher, que je ne sais pas encore ce qu’il peut y avoir de miel au fond de leurs lunes d’amour ? Et je suis ici depuis deux mois ! Et aucune de nos belles visiteuses ne m’a permis de baiser plus que sa main ! Vertus encore farouches ou déjà occupées ! Je n’ai pas de chance et j’enrage, je meurs, je suis affamé ! Je me sens des désirs d’ogre ! Je descends sur ce troupeau comme le loup dans la vallée. Gare dessous !

Le jeune Ernest débitait ses gentillesses en s’éventant de son mouchoir et avec la prétention qu’il avait toujours de dire des choses charmantes ou remarquables. C’était un jeune homme de petite taille, assez délicat et qui complétait à force de soins, de parfumerie et de miévreries, son apparence féminine. Joli garçon, riche, gâté par sa mère, il avait tout ce qu’il faut pour manquer de cœur et de sens commun, et il fallait peut-être lui savoir gré de ne faire de mal que pour son plaisir et même sans trop s’en douter.

Entre ce produit de serre parisienne, nourri de vanités et de sucreries, et déjà tout gangrené de corruption élégante, puisque l’étude même avait été dépouillée de ses rigueurs, et le succès de ses difficultés ; entre Ernest de La Rive et Roger Cardonnel, doucement, mais sainement élevé, et que l’ardeur de l’étude, outre un chaste amour, avait préservé de la vie relâchée des étudiants, il existait une telle différence que leur intimité peut paraître surprenante et faire supposer chez Roger plus de calcul qu’il n’est permis à une généreuse nature. Mais Roger n’a vu tout d’abord dans Ernest que le spécimen d’un monde nouveau, qui lui semble, comme tout inconnu, curieux à connaître, et il a été touché et flatté de se voir recherché par ce beau fils de famille ; car Roger n’est pas un philosophe ; il subit l’influence de tout préjugé ambiant, dont il n’a pas percé la sottise, et il lui faut, comme à tout autre, plus qu’à beaucoup d’autres, car il n’a que vingt-trois ans, le temps de connaître avant de juger. Il est d’ailleurs de ces natures bienveillantes qui ne prêtent à autrui que des qualités jusqu’à preuve contraire, de ces idéalistes qui persistent dans leur rêve aussi longtemps qu’ils le peuvent. Ernest le choque par certains côtés, le séduit ou l’éblouit par d’autres. Roger n’a pas encore de principes nets ; il n’a que des sentiments énergiques, mais tempérés cependant par une modeste défiance de lui-même. Entraîné par sa famille, il a subi le prestige des habitants du château, et la protection qu’il en espère, qui lui est promise, le rend non point servile à leur égard, mais reconnaissant.

Il sourit, quoique avec un peu d’embarras, des confidences d’Ernest, qu’il prend pour de simples plaisanteries, et ils s’avancent, au bras l’un de l’autre, dans le champ de fête. Ernest, appuyé nonchalamment sur Roger, lorgne à droite et à gauche les femmes qui passent ; tout à coup il s’écrie :

— Voilà qui est révoltant !

— Qu’est-ce ? demande Roger.

— Voyez ce balourd qui se donne des airs d’en avoir deux, quand nous n’en avons pas une !

Roger, retournant la tête, vit Gabriel, qui promenait, en leur donnant le bras, les deux demoiselles Forel ; il connaissait un peu Gabriel, pour l’avoir rencontré à la Cerisaie, et il connaissait beaucoup Marianne et Adolphine, intermédiaires de sa correspondance avec Régine. il se hâta donc de saluer ce groupe amicalement, et trois saluts des plus empressés lui retournèrent, dont l’un, éclairé, par le sourire provoquant d’Adolphine, fut tout à fait aimable.

— Vous les connaissez, mon cher, s’écria Ernest, mais alors mettez-moi en relations avec cette jolie blondine, qui me paraît aussi coquette que ravissante. Ma parole d’honneur ! elle est à croquer ; reprit-il en la lorgnant.

Car Adolphine s’était arrêtée et retenait ses compagnons devant l’étalage d’une loterie, comme si elle eût voulu se prêter à cet examen admiratif, qui peut-être ne lui avait pas échappé. Roger hésita, fit quelques objections ; mais, entraîné par Ernest, il vint engager la conversation avec les demoiselles Forel, qui s’y prêtėrent de bonne grâce, malgré le sentiment évidemment contraire de Gabriel. Ernest de La Rive, — il ne prenait pas d’autre nom et avait laissé à son père celui de Jacot. — n’avait pas besoin d’être nommé pour être connu ; adressa la parole à Adolphine, et prit de suite avec elle, sans y mettre plus de façon, le ton de la galanterie. Roger ayant mis à la loterie en faveur de Marianne, Ernest voulut faire de même pour Adolphine ; mais déjà ses manières vis-à-vis d’elle, et peut-être surtout le plaisir qu’elle montrait des hommages du jeune châtelain, avaient indisposé Gabriel : il s’y opposa.

— Mademoiselle est ma fiancée, dit-il à Ernest, et c’est moi seul qui ait le droit de payer pour elle.

— Si mademoiselle n’est que votre fiancée, répondit Ernest d’un ton sardonique et d’un air méprisant pour le malotru qui osait lui tenir tête, elle est libre de faire ce qui lui plaît.

Et il insista de nouveau près d’Adolphine, qui n’osait accepter, mais en mourait d’envie. Elle le remercia d’un air attendri, tandis qu’elle disait à Gabriel :

— Vous êtes vraiment bien méchant !

Pendant ce temps, la chance favorisait Ernest, et la marchande, prenant dans le conflit le parti de la bourse la mieux garnie, présentait Adolphine un vase de verre bleu, enjolivé de blanc, qui, sans avoir de valeur véritable, pouvait exciter le désir d’une pauvre fille sevrée de toute fantaisie. Elle le prit, sans trop savoir ce qu’elle faisait ; puis voulut le rendre à Ernest, qui refusa de le prendre. Gabriel, rouge de colère, avait brusquement dégagé son bras de celui d’Adolphine.

— Donnez ce vase à la sœur, Ernest, je vous en prie, disait Roger. Gabriel est un honnête garçon, ne le fâchez pas.

Mais Ernest, sans l’écouter :

— Non, mademoiselle ; je ne reprendrai pas ce vase, que j’étais trop heureux de vous l’offrir. Gardez-le, et pensez quelquefois en le voyant qu’il me restera de notre rencontre un ineffaçable souvenir.

Il s’était approché d’Adolphine pour qu’elle entendit seule ces derniers mots.

Elfe rougissait d’orgueil et baissait les yeux, toute au plaisir de cet hommage.

Venez-vous, Marianne ? dit Gabriel d’une voix stridente.

C’était abandonner Adolphine. Elle le sentit, tressaillit, et, jetant à Ernest un regard d’adieu fort ému, elle se rapprocha de Gabriel et voulut prendre son bras : elle avait encore le vase à la main.

— Pas avec ceci ! lui dit Gabriel sévèrement.

Adolphine voulut alors passer le vase à sa sœur ; mais Gabriel le prit au passage et le laissa tomber par terre, où il se brisa. Parmi les quelques témoins de cette scène, il y eut des exclamations.

— Oh ! quel dommage, dit seulement Marianne, de sa voix douce et triste.

Mais Adolphine se mit à pleurer.

C’est une brutalité inqualifiable ! s’écria le jeune Ernest en colère. Mademoiselle, continua-t-il en s’adressant à Adolphine, je regrette d’être la cause involontaire de votre chagrin ; mais je crains encore plus vivement, si l’on se conduit déjà de cette manière vis-à-vis de vous, que vous ne soyez plus tard fort malheureuse.

— Vous croyez ça, monsieur ? répliqua Gabriel en faisant un pas vers lui. Eh bien ! c’est ce qui vous trompe. Nous ne sommes pas, nous autres, de ceux qui enjôlent les femmes, pour les jeter après dans la rue ; nous les épousons honnêtement, et ma femme sera traitée par moi avec autant d’honneurs qu’une fiancée, pourvu bien entendu qu’elle soit honnête et ne prête pas l’oreille aux petits crevés qui vivent sur le bien d’autrui.

— Insolent ! s’écria Ernest.

Déjà Gabriel, entraîné par Marianne ainsi que par Adolphine, maintenant effrayée des conséquences de sa coquetterie, avait tourné le dos et s’éloignait.

— Quel est ce manant ? demanda Ernest, qui avait perdu tout son sang-froid, à ceux près desquels il se trouvait, et l’un d’eux s’empressa de lui dire, avec une servile et lâche complaisance :

— Monsieur, c’est un de vos ouvriers mécaniciens, Gabriel Cardan.

— Un qui vient de Paris, ajouta un autre, et que c’est pas là qu’on apprend à respecter ceux qui le méritent.

— Ce n’est pas étonnant, reprit un troisième, puisque c’est un partageux.

— Ernest, dit Roger en entraînant son compagnon, j’espère que vous ne songez pas à vous venger de cet homme ; ce ne serait pas digne de vous, d’autant mieux que c’est vous qui avez eu les premiers torts.

— Vous trouvez, mon cher ? Ce n’est pas mon avis, dit le jeune homme d’un ton sec, et je m’étonne que vous preniez la défense de ce malotru.

— J’y suis intéressé, reprit Roger, car c’est par mon entremnise que vous les avez abordées ; j’ai des obligations à ces demoiselles, et quant à…

— En vérité ! s’écria Ernest en éclatant d’un rire forcé. Eh bien ! mon cher, si vous avez des obligations à ces demoiselles, pourquoi m’empêcher d’en avoir aussi ?

— Je ne sais ce que vous voulez dire, répliqua Roger en rougissant ; mesdemoiselles Forel sont très-respectables. Quant à Gabriel, il est protégé par monsieur de La Barre.

— Ah ! c’est là le fils !… Il paraît que ce brave baron s’est furieusement encanaillé ? Après tout, il a eu raison et je ne demande pas mieux que d’en faire autant. Seulement on ne garde pas sur les bras ces femmes et ces enfants-là.

— Vous trouvez ?… dit Roger en regardant l’héritier des Jacot.

Et, pour la première fois, il se sentit le cœur glacé par cette parole élégante. Il voulut cependant insister encore pour Gabriel, mais il n’obtint que cette parole :

— Mon cher, il ne faut jamais se laisser manquer impunément par ses inférieurs : c’est de mauvais exemple.

Sur ce, apercevant son père, sa mère et sa sœur, qui, en compagnie de deux ou trois personnes, actuellement en visite au château, regardaient les danses en plein air, il se rendit près d’eux, et la conversation en resta là sur ce point.

— Monsieur Roger ! savez-vous, dit mademoiselle Marie de La Brive, je meurs d’envie de danser aussi, dans cette poussière, avec ces bons villageois !

— Je suis à votre disposition, mademoiselle, dit Roger ; mais peut-être…

Et il regarda en souriant madame Jacot et d’autres notables.

— Vous savez, monsieur Roger, que ma fille a toujours quelque fantaisie, mais celle-ci n’est pas exécutable. Vous l’avez sagement compris.

Bientôt les Cardonnel vinrent à leur tour renforcer le groupe Jacot, et l’on devisait gaiement, en se moquant des splendeurs de la fête et de la tournure des campagnards endimanchés, quand, depuis quelques instants, le ciel s’était rembruni, — une pluie torrentielle, un grain, que rien ne faisait prévoir une demi-heure avant, dans le ciel éclatant de cette journée d’août fondit sur le champ de fête et dispersa tous les promeneurs. En un moment, tous les cafés, toutes les baraques, tous les abris furent pleins, et jusqu’au dessous des charrettes, où se blottirent ceux qui ne pouvaient payer l’entrée d’un refuge. Mais la toile des tentes fut bientôt percée, et ceux-là seulement qui avaient pu gagner les maisons du village, ou qui avaient trouvé place dans le grand-café, muni d’une toiture en planches, furent à l’abri de tout dommage.

Ce grand-café, se trouvant assez proche du lieu où l’on dansait, c’est là que s’étaient immédiatement réfugiées les familles Jacot et Cardonnel, ainsi que les autres notables de Bruneray ; devant ce groupe imposant, la foule, même dans l’ahurissement du sauve-qui-peut, avait respectueusement livré passage et n’avait rempli qu’à la suite le grand-café. Lorsque Gabriel et les deux demoiselles Forel y arrivèrent, essoufflées d’une course rapide et déjà trempés à demi, toutes les tables, tous les bancs étaient remplis, et les intervalles même encombrés.

Dans le passage du milieu de la salle, où s’arrêtèrent forcément Gabriel et ses deux compagnes, régnait, grâce au rafraîchissement subit de l’atmosphère, un courant d’air assez vif qui faisait balancer les deux toiles, celle de l’entrée et celle du fond, servant de portes. Adolphine et sa sœur n’avaient sur le cou sur les bras qu’un peu de mousseline tempée ; elles frissonnèrent et Adolphine murmura :

— Nous qui avions si chaud tout à l’heure ; c’est de quoi prendre la mort.

— Mais il y a une autre salle, dit Gabriel.

Et il se fit passage vers la toile du fond et allait la soulever quand une paysanne l’arrêta.

— Oh ! l’on n’entre pas là, dit-elle d’un air mystérieux.

— Pourquoi donc ?

— C’est là que sont les grandes gens du château et de la ville, répondit-elle à demi-voix.

— Ça n’est pas une raison, répondit Gabriel, s’il y a de la place. Faut-il prendre du mal de peur de les gêner ? Sur ma parole, c’est donc tout comme autrefois, sous l’ancien régime ?

Il souleva la toile, et, voyant deux tables vides, il fit signe aux demoiselles Forel de le suivre ; puis il entra en soulevant son chapeau, et, demandant à une fille de café qui sortait de mettre trois couverts, il s’assit à une table et y fit asseoir Marianne et Adolphine.

Cette prise de possession d’une place vide dans un lieu public n’avait assurément rien que de légitime, elle n’avait même rien de choquant au point de vue de nos mœurs et de l’égalité générale. Mais cette base actuelle des rapports sociaux, pour avant qu’elle soit entrée dans l’esprit des lois et dans l’opinion, n’ayant point encore la sanction des réalités, n’étant qu’une donnée, un idéal, et non point un fait, reste pour ainsi dire à l’état mouvant et se voit facilement déplacée par tout fait qui lui est contraire. Depuis l’installation à Bruneray du grand industriel, sous l’influence de plus en plus étendue, de plus en plus exagérée peut-être, de sa richesse et de son pouvoir, ce qui pouvait exister auparavant de sentiment du droit commun et de respect pour l’égalité civile avait fait place à l’admiration, au respect, au culte de cette puissance dont les bienfaits apparents avaient jeté tous les esprits dans les voies d’espérances nouvelles où ils s’exaltaient. On répétait : « C’est la richesse du pays, » et chacun pensait que ce pouvait être aussi la sienne. De ces espérances, monsieur Jacot était l’arbitre ; de ce culte, le plus général de tous, des humains pour la richesse, il était le dieu, ou tout au moins le grand prêtre. Quoi que l’on puisse proclamer d’égalitaire, tant que l’égalité n’existera pas, la misère produira toujours la servitude, et la hiérarchie la servilité. Gabriel avait donc eu raison de s’écrier : « C’est tout comme sous l’ancien régime ! » Jamais baron d’autrefois n’avait été plus puissant et plus respecté que monsieur Jacot.

Tout dieu aime l’encens. Monsieur Jacot de la Rive s’était si facilement et si bien acclimaté, lui et les siens, dans cette atmosphère de respects et d’adoration qu’on lui avait faite à Bruneray, qu’il ne concevait plus les choses autrement. Sa taille en était devenue plus droite et son attitude plus imposante ; il marchait dans sa force et sa majesté, bon prince, mais à condition que son peuple fût humble et soumis. L’audace de Gabriel s’introduisant dans la salle qu’il occupait avec ses élus, et au seuil de laquelle il avait conscience que le respect arrêtait la foule, lui parut donc un crime de lèse-majesté. Il fronça le sourcil à la manière de tous les Jupiters ; madame Jacot fit une moue méprisante que toutes les autres dames imitèrent ; Marie, trouvant la chose originale, se mit à rire et à regarder les deux ouvrières comme on regarde des animaux ou des marbres ; la conversation, qui était fort animée, tomba aussitôt.

Les trois intrus n’étaient pas sans avoir conscience de leur situation. Gabriel faisait bonne contenance, mais non sans irritation et trouble secrets, Marianne était toute pâte, mais ne disait rien. Adolphine, rouge et déconcertée murmurait : « Nous ferions mieux de nous en aller. »

— Non ! répondit Gabriel, et il frappa sur la table pour appeler.

Mais la haute société était servie, et les gens du café, affolés par les demandes qui s’élevaient de toutes parts, dans la première pièce, n’entendaient, ni ne répondaient pas. L’averse durait toujours. Du noble groupe, tombaient sur les trois prolétaires des regards de mépris, et Gabriel entendait son nom prononcé à demi-voix.

— Quel est cet homme ? avait en effet demandé monsieur Jacot. On s’était empressé de le satisfaire avec commentaires. Ernest avait ajouté un mat :

— Ce croquant-là m’a déjà marché sur le pied, dit-il.

— Je vous assure que c’est pourtant un brave garçon, avait dit timidement Roger.

— Monsieur de La Barre le protége, avait ajouté monsieur Cardonnel.

Et ces deux paroles avaient été toute la défense du coupable, dont la sentence pouvait déjà se lire dans les yeux du juge.

Enfin la pluie cessa. Les Jacot et leur groupe sortirent du café, et Gabriel, qui avait enfin obtenu, pour lui et ses dames, du jambon, du vin et du fromage, resta sur le champ de bataille.

Il n’en était pas plus vainqueur pour cela. Au dehors, le bruit de son sacrilége s’étant répandu, le populaire le blâmait avec indignation, et avec lui cette malheureuse ville de Paris, qui paraissait en avoir été complice. Parmi l’entourage de monsieur Jacot, plusieurs, à la sortie du café, avaient repris le sujet de cette inconvenance, et l’on avait dit aussi :

— Voilà bien les ouvriers de Paris ! Ce ne sont pas les nôtres qui auraient osé… Quelle race ignoble et insolente !

— Ce n’est rien, avait dit monsieur Jacot, de l’air d’une majesté qui ne veut pas s’avouer touchée ; ça ne vaut pas même la peine d’y faire attention. Seulement, comme en effet ces gens-là sont de mauvais exemple pour les ouvriers honnêtes, on renverra celui-ci à Paris.

Leur voiture s’avançait et madame allait monter pour retourner au château, quand Marie s’écria :

— Mais nous n’avons pas vu la moitié des magnificences de la fête. Maman, tu m’as promis les baraques. Je veux les baraques, il me les faut !

— Enfant terrible ! dit monsieur Jacot. Mais la pluie…

— La pluie est passée, il fait un soleil superbe, et d’ailleurs s’il pleuvait encore nous serions à couvert.

— Quoi ! mademoiselle Marie, vous voulez entrer là-dedans ? dit Émilie, qui ne désirait elle-même rien tant que d’y aller ; car elle n’était pas gâtée sur les distractions.

— Pourquoi pas, puisque cela m’amuse ? Vous ne voulez pas y entrer, vous ?

— Oh ! Je vous suivrai, si c’est votre fantaisie.

On se prit alors le bras en riant, et, couple par couple, on marcha vers la plus importante des baraques, une ménagerie, qui avait au-dessus de la peinture de tous les animaux de la création arboré ce titre : Aux immortels !

— C’est à faire rêver, dit Ernest, qui donnait le bras à Émilie, en s’arrêtant devant la baraque. Est-ce une invocation aux dieux païens ou aux fauteuils de l’Académie ?

— C’est tout bonnement, répondit Roger, qu’ils vont nous montrer le phénix ou bien la colombe de l’arche.

— Ou le cochon de saint Antoine, dit monsieur Jacot, ce qui parut plein d’esprit et fit beaucoup rire.

Ce fut en ces dispositions joviales que l’aristocratie de Broneray, fit sont entrée dans la vaste enceinte de toile qui recouvrait les monstres du désert.

On les apercevait, en entrant, au fond de l’hémicycle, dont leurs cages formaient la section, et qui, sauf un assez large espace à l’entour, était garni de bancs divisés en trois classes : premières, secondes, troisièmes ; les premières garnies de velours rouge, bleue et lacéré par les ans. Ces places étaient assignées aux spectateurs. pendant les exercices du dompteur ; car autrement, — un cicerone placé à la porte donnait des détails d’un ton plein de générosité et de courtoisie, chaque personne pouvait entrer dans l’arène et défiler à son aise devant les cages, en admirant les terribles animaux.

— Entrez, messieurs ; avancez, mesdames ! Allez considérer le roi des forêts, le lion de l’Atlas, le tigre du Bengale, l’hippopotame du Nil, le boa constrictor, la panthère de Java, le kanguroo d’Australie, et le pélican blanc, victime d’amour maternel, et la sarigue qui porte ses petits dans son sein, et le serpent à sonnettes, et le dragon volant, et le vampire ; oui, messieurs, mesdames, un vampire ! Mais ne craignez rien ; vous sortirez de cet antre de tous les monstres de la création, sains et saufs comme vous y êtes entrés, avec la mémoire ornée de choses étonnantes que vous y aurez vues. Défilez, messieurs ; mesdames, défilez !

Au moment où entraient les Jacot et leur société, quelques personnes occupaient déjà l’arène. C’étaient Régine, Lucette et madame Renaud, avec Adalbert, Joseph et quelques autres. Régine et Roger échangèrent un rapide coup d’œil ; puis les Renaud, cédant la place aux nouveaux arrivants, allèrent se placer au premier banc des secondes. Joseph resta, un moment encore, près de la cage du lion, qu’il considérait avec une attention étonnée. Le roi des forêts, mangeait tranquillement les bribes d’un gâteau que lui avait jeté Lucette, et paraissait y prendre autant de plaisir qu’à la proie la plus saignante.

Dans cet exercice, il passait sa langue sur ses lèvres, et montrait ses dents blanches, et c’étaient justement. ces dents qui absorbaient l’attention de Joseph. Le jeune homme, en voyant entrer dans l’arène le flot des nouveaux visiteurs, se retira jusqu’à la balustrade qui séparait l’enceinte des bancs des spectateurs, et continua de contempler de là le lion de l’Atlas. Roger se trouvant près de lui, un moment après, et lui ayant dit bonjour :

— Monsieur Roger, avez-vous remarqué la mâchoire de ce lion ? c’est bien étonnant.

— Peut-être n’est-il pas de l’Atlas, dit Roger en souriant.

— Qu’est-ce ? demanda Ernest.

— Le lion offrirait une variété de mâchoire qui inquiète ce jeune naturaliste.

Ernest jeta sur Joseph un regard de dédain.

— Ah ! c’est peut-être que les lions de Bruneray ne sont pas faits comme cela ? Mais comment donc ? Il est superbe, ce lion. Oui, ma foi ! cela vaut la peine. Regardez quel port de tête, quelle magnifique perruque ! et comme on sent bien dans ses yeux le calme de la force et la majesté de la grandeur ! Ah ! se trouver seul à seul, dans une gorge de l’Atlas, avec cette royale bête. et un bon fusil !… C’est cela qui s’appelle chasser. Jules Gérard seul a connu les vrais émotions de l’art cynégétique ! Dis donc, papa, si j’allais chasser l’année prochaine dans l’Atlas ?

— Oui, nous avons le temps de voir ça, répondit monsieur Jacot d’un ton peu inquiet de cette fantaisie.

— Que trouvez-vous d’extraordinaire dans la mâchoire de ce lion ? demanda Roger à Joseph.

— Vous savez bien, monsieur, que le lion a d’énormes incisives et les molaires très-reculées, outre des crocs très-puissants ; tandis que celui-ci a les dents plus petites, plus longues et moins espacées. On dirait presque…

— Hein ? demanda Ernest en s’adressant à Roger, comme s’il n’eût pu causer sans intermédiaire avec ce nouveau croquant. »

Roger lui transmit l’observation de Joseph.

— Ah ! ah ! ah ! ricana le jeune Jacot ; mais pas du tout, c’est tout le contraire ! Ce lion a bien la mâchoire de sa race et particulièrement de celle de l’Atlas. Et comment ne l’aurait-il pas ? Eh ! eh ! eh ! savez-vous, mon cher Roger, que les naturels de votre pays sont étonnants ! (Il s’approcha de la cage et donna de sa cravache sur le nez du lion, qui gronda en montrant les dents.) Parfaitement ! Voilà bien les mâchoires puissantes et les dents aiguës qui emportent le buffle ou l’antilope. Ah ! brave bête, va !

— Il ne faut pas l’irriter, monsieur, dit le cicerone.

Joseph s’était retiré depuis un moment et était allé s’asseoir aux secondes places, non loin des Renaud. On annonça alors que les exercices allaient commencer, et le dompteur apparût, vêtu d’un gilet de peau et d’un pantalon collant, la tête nue. Il montra tour à tour son tigre royal, dont il fit l’histoire en récitant Buffon, sa panthère de Java, son kanguroo, sa hyène et son chacal, dans la cage desquels il entra et qu’il fit courber sous sa cravache.

— Et l’hippopotame ? dit une voix.

L’hippopotame, messieurs, nous avons dû le laisser en route, vu la quantité d’eau qu’il faut pour le bain de cet animal.

On se mit à rire, et une autre voix reprit : die

— Et le boa constrictor ?

— Le boa ? Vous allez le voir, messieurs.

Et le dompteur, soulevant un gros tapis, montra un énorme et informe boyau replié.

— Il est empaillé ! cria-t-on.

— Non, messieurs, il dort ; c’est la pluie de tout à l’heure qui l’a plongé dans cette léthargie. Ce n’est pas ma faute, vous comprenez. Donnez-moi le soleil de la zone torride, et alors vous fuiriez, messieurs, mesdames, devant ce monstre, pour qui l’homme n’est qu’une bouchée.

Malgré ces éloquentes paroles, il y eut des murmures et des rires.

— Il est mort ? — Il est empaillé ! crièrent encore quelques voix ; et l’on réclama le sarigue.

— Il est en couches ! répondit une autre voix des troisièmes, celle d’un loustic d’atelier.

Monsieur Jacot formalisé qu’on osât ainsi plaisanter en sa présence, tourna la tête vers les troisièmes, qui se turent.

— Messieurs, je ne sais dire que la vérité : je dois donc avouer que le sarigue est mort d’un accident déplorable ; mais sa dépouille m’est restée, et vous l’allez voir, messieurs, tel qu’il était dans sa vie, absolument, à cela près qu’il est mort.

Il tira le rideau qui cachait le sarigue ; les rires et les murmures continuèrent.

— Le vampire ! le vampire !

— Messieurs, cria le dompteur d’une voix éclatante, je vais entrer dans la cage du lion.

Devant l’émoi que promettait ce spectacle, les sarcasmes tombèrent et le plus profond silence régna.

On vit en effet l’homme, armé d’un simple bâton, entrer dans la cage du roi terrible des animaux et le soumettre à ses moindres signes. Le lion donna la patte, se mit à genoux, se coucha, rampa, reçut dans sa gueule le bras du dompteur et lui lécha la main. On poussa des cris d’admiration. Les femmes pâlissaient ou haletaient, et Adolphine, car Gabriel et les sœurs Forel venaient d’entrer aussi dans la baraque, — Adolphine menaça même de se trouver mal. Le dompteur sortit enfin, aux applaudissements de tous les spectateurs, et, pour prolonger son triomphe et la bonne humeur du public, il se mit à faire faire à un singe des exercices, accompagnés d’un soliloque bouffon, qui excitaient les rires et les bravos de tous les groupes.

Quand tout à coup un grand cri s’élève, un grand cri de terreur : Le lion ! le lion !

Le lion était sorti de sa cage, dont la porte avait été laissée ouverte par le dompteur.

Aussitôt c’est un tumulte indescriptible ; tout le monde est debout, et les cris de terreur deviennent frénétiques lorsqu’on voit le lion s’engager tout droit dans le couloir de sortie, au bout duquel se pressait déjà et se bousculait la foule, cherchant à fuir par la porte étroite. Cette fois, les pauvres étaient les favoris du sort : tout le flot des troisièmes devait s’écouler avant celui des secondes, et enfin celui des premières pût sortir de ce lieu, qui allait devenir sans doute une scène de carnage. Ernest, franchissant les bancs, sans pitié pour ceux qu’il écrasait, criait en vain : a Place ! place ! Laissez passer la famille Jacot de la Rive ! » sans prêter d’ailleurs aucun autre secours aux siens que de les engager à le suivre. Mais déjà Roger, s’armant d’un des bancs longs qui étaient placés sous les pieds des spectateurs des premières, s’était élancé en criant : « À moi, les hommes de cœur ! Arrêtons-le ici le plus longtemps possible ! » Et, en deux bonds, il était arrivé devant le lion, au moment où celui-ci enfilait le couloir et lui avait barré le passage en brandissant d’un air menaçant le banc de chêne, mais sans le frapper, car Roger, avec autant de sang-froid que de courage, pensait que cette bête, domptée et apprivoisée, pouvait être intimidée facilement et qu’il valait mieux ne pas l’irriter.

À l’appel de Roger, cinq hommes seulement répondirent en accourant. C’étaient Gabriel, armé d’un couteau-poignard à lame brillante ; Joseph, un paysan et deux autres ouvriers. Le dompteur, qui tournait le dos aux cages, n’avait été averti de la sortie de son lion que par les cris de la foule ; il était accouru. Mais l’animal, déjà engagé dans le couloir, ne pouvait subir l’influence de son regard ; les yeux fixés sur ceux qui lui barraient le passage avec des intentions évidemment agressives, il s’était arrêté, mais grondait sourdement. Les cris de la foule semblaient l’irriter ; il montrait les dents et restait parfaitement sourds aux appels de son maître, qui, le tirant par la croupe, lui disait :

— Jack ! Jack ! ici, gredin ! tout de suite ! et s’interrompait pour crier à la foule de toute sa voix.

— Rassurez-vous, messieurs, mesdames, il n’est pas méchant, il ne vous fera aucun mal !

Toutes ces actions avaient été presque simultanées et ce qu’il faut des minutes pour décrire n’avait duré qu’un instant. Mais pourtant, dans ce choc si brusque, dans cet affolement de terreur, bien des âmes surprises. avaient déjà laissé échapper le secret de leurs défaillances ou leurs ardeurs. La plupart, lâchement n’avaient songé qu’à eux-mêmes ; quelques-uns avaient couvert de leur corps l’être qui leur était le plus cher ; plusieurs, tout en pâlissant, avaient gardé quelque dignité d’attitude ; les autres avaient bêtement hurlé, follement lutté pour disputer à leurs semblables la chance de n’être pas dévoré. Mais, si âpres que fussent les cris et l’effarement de cette foule, il y en eut peu qui n’entendirent un cri de désespoir et d’amour, jeté avec une puissance d’intonation, une éloquence d’accent indicibles.

— Roger !!!

Et l’on vit Régine Renaud s’élancer, encore plus prompte que Gabriel, Joseph et les trois autres braves, vers Roger ; mais elle fut saisie et retenue dans cet élan par son frère, auquel monsieur Renaud accourut prêter main-forte.

— Laissez moi, s’écriait-elle, laissez-moi mourir avec lui ! je le veux !

Se voyant dominée par une résistance invincible, elle s’agita désespérément, poussa un cri déchirant et s’évanouit. Tout cela sous les yeux des Cardonnel, des Jacot de la Rive et autres, qui franchissant les bancs des premières, se pressaient confusément sur ceux des secondes, et à qui la peur, bien qu’elle fût vive, n’avait point ôté l’usage de leur sens.

Le grondement du lion, bien que peu formidable et fort sourd, avait encore éperonné la terreur de la foule ; les cris de ceux qu’on meurtrissait dans la lutte pour la vie sauve retentissaient déjà, augmentant l’horreur de ce tumulte, et monsieur Jacot s’écriait en vain, d’une voix altérée : « Place ! place ! laissez sortir les dames ! » en poussant devant lui sa femme et sa fille et en les serrant de près. Tout son prestige avait disparu, on ne l’écoutait pas ; quand tout à coup, du petit groupe intrépide qui disputait le passage à l’animal féroce, partirent de grands éclats de rire. Ils retentirent aux oreilles des derniers fuyards comme une chose folle et invraisemblable ; on s’arrêta cependant, et les rires continuant de plus belle, plusieurs des moins ahuris, monsieur Jacot en tête, revinrent sur leurs pas, et virent, à la place du lion de l’Atlas, un magnifique chien de montagne de la plus grande espèce, dont la figure bonne et loyale, bien qu’empreinte d’une certaine irritation, sortait, comme d’un collier de fourrures, de l’énorme perruque du fauve, qu’il venait de rejeter avec ses pattes, afin sans doute de se rendre la vue plus claire pour le combat.

Les explications, les exclamations, les rires se croisèrent. Le dompteur, humilié et désespéré, finit par se faire suivre de Jack, devant qui ses adversaires avaient abaissé leurs armes, non par mépris, car il restait encore un monarque parmi les chiens, mais en hommage aux qualités morales et civilisées de sa race. Maintenant la foule, sous une impulsion contraire, commençait de réaffluer à l’intérieur ; mais monsieur Jacot, reprenant l’exercice de son autorité, fit évacuer la baraque, où il ne resta bientôt plus dans un coin que cinq ou six personnes autour de Régine encore évanouie.

Le cri de celle qu’il aimait avait atteint l’oreille de Roger au moment où il faisait face au lion, pensant être sa première victime. Après la découverte qui faisait cesser tout danger, lui seul ne rit pas et ne trouva pas une parole à proférer ; il se retourna, cherchant Régine des yeux, et l’ayant aperçue courut à elle. Mais, pour la première fois, il reçut des Renaud un accueil farouche.

— Que voulez-vous, monsieur ? lui demanda le père de Régine d’un ton glacial.

— Roger, lui dit à voix basse madame Renaud, il y a eu comme cela assez de scandale. Allez-vous-en bien vite !

Elle soufflait sur le front de Régine, pâle comme une morte, tandis que le père lui frappait dans les mains, et que deux ou trois amies donnaient des conseils ou se lamentaient. Lucette, profitant de ce que le passage devenait libre, avait couru chercher de l’eau.

— Je vous en supplie, dit Roger d’une voix contenue, que son premier regard me revoie vivant ! Sans cela, elle souffrirait encore, et moi, je ne puis l’abandonner ainsi !

— Ah ! Roger, ce n’est pas la dernière fois que vous la ferez souffrir ! dit madame Renaud d’une voix triste.

Mais, à cet instant, le jeune homme avait saisi la main de sa fiancée et la pressait doucement. Il souffrait de ne pouvoir la prendre lui-même dans ses bras, sûr que ses baisers, sa voix, sa puissance d’amour, l’eussent mieux rappelée à la vie que tout ce que d’autres pouvaient faire. Il sembla toutefois que, par une télégraphie secrète, ce toucher eût porté au cœur de Régine le battement du cœur de Roger ; elle fit un mouvement, ses paupières vacillèrent et sa bouche exhala un soupir. Lucette rapportait de l’eau. Sous les ablutions bienfaisantes dont son front fut baigné, la jeune fille rouvrit les yeux. Elle vit Roger, une exclamation faible lui échappa, et bientôt, en même temps que la couleur revenait à ses joues, des larmes abondantes coulèrent de ses yeux.

— Maintenant partez, Roger, dit madame Renaud.

Il s’inclina, serra encore une fois la main de Régine en échangeant avec elle un long regard, et il partait, quand, à la porte de la ménagerie, il se heurta presque avec sa mère, qui rentrait.

— Je te cherchais, lui dit-elle vivement ; que fais-tu ici ?

— Régine s’est trouvée mal…

— Je le sais, et elle aurait mieux fait de s’en dispenser.

— Ma mère, dit Roger d’une voix émue, elle est ici ; on t’a vue, tu vas prendre de ses nouvelles ou bien…

— Ou bien ? répéta-t-elle ; des menaces ! Ah ! mon fils, si tu ne venais pas d’être un héros !…

Elle l’embrassa alors en pleurant d’émotion ; mais à deux pas de là, près de Régine, où il l’entraîna, elle fut immédiatement sèche et désagréable.

— Vraiment, je suis contente de vous voir remise, Régine : mais je vous croyais plus raisonnable. Il faut avoir du courage et ne pas se pâmer comme cela devant tout le monde.

Puis elle se hâta d’emmener Roger en disant avec affectation que ces dames voulaient le complimenter, et que mademoiselle Marie avait été vraiment émue de son héroïsme !

Dès qu’ils furent dehors ;

— Elle m’a déjà demandé, reprit madame Cardonnel avec animation, ce que c’était que cette jeune personne qui avait crié ton nom et s’était évanouie. Oui, en vérité ! comme si elle eût été jalouse ! J’ai répondu négligemment que c’était la fille d’un marchand d’ici. Ah ! Roger ! quelle destinée s’ouvre devant toi ! Il est impossible que tu la perdes pour… un enfantillage ou de folles visées de cette petite sotte, car ce ne peut être que cela.

— Tu te trompes, ma mère ; c’est fort sérieux, répliqua Roger, un peu pâle, et puisqu’il le faut, nous en parlerons.

— Tu veux donc me faire mourir de chagrin, fils ingrat ! s’écria madame Cardonnel.

Et malgré le conseil qu’elle venait de donner à Régine, elle eût éprouvé le besoin, sinon de se pâmer tout à fait, au moins de s’affaisser sous le poids de son émotion, et de se répandre en reproches et en soupirs, si l’on n’eût été en vue du groupe Jacob. Il fallait être héroïque !

— Sois aimable, reprit madame Cardonnel avec un accent suprême, sois-le, Roger, ou tu briserais le cœur de ton père et le mien !

Roger y fit de son mieux, et il lui été difficile de n’être pas flatté de la chaude réception qui lui fat faite.

— Vous êtes bien nommé, monsieur Roger, lui dit madame Jacot ; votre nom est celui d’un preux des anciens temps.

— Madame, je n’ai guère fait, comme don Quichotte, que me battre contre des moulins.

— Le chien revêtu de la peau du lion ! dit en riant Ernest, qui avait repris ses jolies couleurs et tout son aplomb.

— Mais monsieur Roger n’en savait rien, s’écria Marie avec feu, et tout le monde a eu assez grand’peur pour que la beauté de son dévouement ne soit en rien diminuée par cette sotte supercherie. Vous m’avez électrisée, monsieur Roger. C’est bien d’être brave ! Oh ! oui, c’est bien beau ! Et après cela, moi, le lion m’aurait déchirée que je n’aurais pas crié.

— Le preux Roger va devenir le favori des belles, s’écria Ernest ; car enfin, mon cher, une jolie fille s’est évanouie pour vous, sans que vous puissiez le nier : elle l’a crié assez haut. Ah ! Roger ! Roger ! avec votre air calme et vos prétentions à la sagessse ?…

— La personne dont vous parlez, mon cher Ernest, dit Roger, est digne de tous les respects, et je lui sais trop gré de son émotion pour pouvoir en parler en riant.

Mais sa voix fut couverte par celle de sa mère, qui s’écriait :

— Oh ! c’est une petite personne fort bien, mais… fort exaltée !

Puis elle se hâta de changer la conversation.

Dans tout le reste du public nombreux de la fête, il n’était guère question que du même sujet, et l’aventure du chien-lion, et la peur qu’on avait eu si vive, mais si courte, pâlissaient devant l’épisode du roman qui ouvrait aux imaginations et aux commérages tout un champ d’observations et de conjectures. On riait de la peur de celui-ci, de l’égoïsme de celui-là, des roueries du montreur de bêtes ; mais on abandonnait promptement ces sujets parfaitement définis et vite épuisés, pour en revenir à cet éclat de passion qui mêlait le drame à cette comédie.

On admirait sans réserve le courage de Roger, plusieurs, celui de Régine, mais ici le blâme abondait. Était-il convenable pour une femme, une demoiselle, de montrer des sentiments si vifs, si exaltés ? Les femmes la plaignaient de s’être à ce point compromise. On convenait que Roger Cardonnel devait avoir de plus hautes visées. — Qu’il l’aime ou ne l’aime point, ses parents ne la lui laisseraient jamais épouser, disait-on. — Quelques hommes entendus affirmèrent que cette petite était la maîtresse du fils Cardonnel ; il n’en pouvait être autrement. Tous enfin, avec cette aimable joie que l’homme éprouve à entamer délicatement son semblable quand il ne se livre pas à la volupté de le déchirer, répétaient le sourire aux lèvres : Quelle aventure ! bon Dieu, quelle aventure ! Et, dès le soir même, la nouvelle, portée par des hérauts innombrables, couvrait, à cinq ou six lieues à la ronde, le pays.

Ainsi était traité l’aimante et chaste Régine, punie, comme le sont presque toujours les femmes, d’aimer trop loyalement et trop ardemment. Devinant en partie ces rumeurs, elle se cuirassait de dédain et se disait :

— Il est sain et sauf, n’est-ce pas assez de bonheur ?

Cependant, monsieur Renaud, surpris et irrité des sentiments de sa fille et de l’éclat qui avait eu lieu, et croyant sa dignité paternelle intéressée à quelque acte d’énergie et d’autorité, parlait de sa plus grosse voix de mettre Régine au couvent. La bonne mère laissait passer l’orage, et soignait sa fille, toute souffrante encore de l’ébranlement qu’elle avait subi.