Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 225-228).

IV

UN RENDEZ-VOUS AGRICOLE.

Le jour même où l’on attendait Roger dans sa famille, en cette première semaine des vacances d’août, Régine et Lucette étaient parties de grand matin pour la campagne que possédaient les Renaud, à quatre ou cinq kilomètres de Bruneray. Cette détermination avait bien. un peu étonné leur mère.

— Car, disait-elle à Régine, tu sais que Roger arrive vers les quatre heures, et vous serez difficilement de retour à cette heure-là.

— C’est vrai, répondit Régine ; mais un peu plus tôt, un peu plus tard, cela ne fait rien, tandis que, pour les raisins, cela presse beaucoup, et, puisque le chevalier a choisi ce jour et que c’est convenu…

Elle rencontra le regard étonné de sa mère et, se sentant rougir, elle se leva comme pour chercher quelque chose. Madame Renaud restait peu convaincue ; mais, voyant entrer son mari, elle n’ajouta pas un mot ; car la bonne femme n’était perpétuellement occupée, sans autre parti pris, qu’à empêcher ses filles de souffrir de l’autorité paternelle, un peu rude, qu’exerçait monsieur Renaud, non pas qu’il fût méchant homme, mais seulement par principes et parce que la tradition le voulait ainsi.

Régine et Lucette étaient donc parties par le premier train, car le chemin de fer longeait leur campagne et la station en était peu éloignée. C’était là un avantage que les nouveautés avaient fait à monsieur Renaud, puisque sa propriété en avait fort augmenté de valeur. Ce n’était point une terre d’agrément, mais de rapport : une bonne métairie avec bâtiments d’exploitation, et un simple pied-à-terre à côté de la maison du fermier. Cependant le jardin était bien planté d’arbres fruitiers et d’une belle tonnelle de vignes, qui ce jour là était le but, — à moins que ce ne fut le prétexte, — de l’excursion. Il s’agissait, d’après le conseil du chevalier, d’enfermer les raisins dans des sacs de papier huilé, tant pour les préserver des guêpes, qui les pillaient outrageusement chaque année, que pour aider à la chaleur, que le soleil de la Haute-Marne leur épargnait trop. On avait pris rendez-vous depuis deux jours, le chevalier avec Joseph, devant montrer la méthode et aider à l’opération ; il n’y avait donc pas moyen d’y manquer, ainsi que l’avait judicieusement fait observer Régine à sa mère, et si cela se trouvait être justement le jour de l’arrivée de Roger à Bruneray, mon Dieu ! peut-être, — la chose était probable, — n’y avait-on pas pensé.

Mais, si la nouvelle de cette excursion arrive aux oreilles de quelqu’un de Bruneray, il ne manquera pas de s’écrier :

— Quoi ? des jeunes filles aller seules ainsi !

On pourrait répondre à cela que mesdemoiselles Renaud, simples filles de marchands, — il est vrai que les Renaud disaient négociants, — n’étaient pas tenues à l’étiquette du grand monde. Mais cette excuse manquerait de véracité, la classe des marchands, — ou négociants, — n’ayant eu garde, à Bruneray comme ailleurs, de ne pas copier les habitudes de la haute société. Mesdemoiselles Renaud ne sortaient donc à l’ordinaire de Bruneray que bien accompagnées, et si, pour aller à deux pas de la maison, on ne les faisait pas, comme Émilie, escorter d’une bonne, c’est tout simplement qu’elles n’en avaient pas. Cependant à l’égard de la campagne c’était différent : car il y avait obligation de s’y rendre fréquemment pour le lait, pour les fruits, pour les comptes, pour les récoltes, et monsieur Renaud n’ayant pas toujours le temps de s’en occuper, s’en occupant même fort peu, il faut le dire, il avait bien fallu, par nécessité, écarter sur ce point le strict. décorum. Ce n’était d’ailleurs qu’aller chez soi, et les dix minutes de chemin de fer qui empêchaient que la métairie fût la prolongation du jardin étaient si peu de chose ! Madame Renaud faisait seulement conduire ses filles à la gare par la petite voisine qui venait le matin laver la vaisselle et balayer le magasin de cette façon, nul n’y trouvait à redire.

Descendues à la station, les deux jeunes filles s’engagèrent dans le chemin gazonné, entre deux haies touffues, qui conduisait à la Bauderie, leur campagne. Il était huit heures environ. Cette matinée d’août, rafraîchie par une brise molle, était charmante ; c’était l’heure où les oiseaux se répandent en chansons et les fleurs en parfums, avant l’écrasante chaleur qui bientôt va les allanguir. Les yeux de Régine étaient fixés devant elle, mais si vagues, si noyés de rêveries ! ce n’était pas, bien sûr, le chemin qu’ils regardaient ; ce n’était pas non plus la marche à peine commencée qui lui donnait ce souffle un peu haletant et colorait ses joues d’un ton plus vif que leur rose accoutumé. Elle se taisait, tandis que sa jeune sœur babillait près d’elle, à l’envi des merles. Après s’être donne d’abord complaisamment la réplique à elle-même, tout à coup, secouant pour ainsi dire sa sœur ainée du geste et de la voix, Lucette s’écria :

— Bon ! te voilà encore dans tes rêveries ! À quoi penses-tu ?

Régine sursauta.

— Moi ? À rien.

— À rien ? toujours à rien, bon Dieu ! J’ai une grande sœur qui a perdu l’esprit !

Là-dessus Lucette se mit à faire, tout en marchant, des gestes de comique désespoir, et, comme Régine y faisait peu d’attention, elle s’arrêta brusquement et, passant le bras sous celui de sa sœur en la regardant de près :

— Eh bien ! moi, je le sais à quoi tu penses.

Une vive rougeur couvrit le visage de Régine.

— Laisse-moi donc, petite folle.

— Bien, madame, bien, on vous laissera !

Et ce disant, Lucette se mit à gambader en avant sur le chemin, donnant au panier de provisions qu’elle portait d’effroyables soubresauts.

— Lucette, donne-moi le panier, dit Régine, qui saisit l’occasion de retrouver un peu d’aplomb en reprenant le rôle maternel.

— Ah ! ciel ! Ah ! ciel ! s’écria l’espiègle en se précipitant à genoux devant le panier, après l’avoir déposé par terre ; que de malheurs ! quels renversements, quelles catastrophes, quels mélanges !… Ah ! ces étourdies ! madame ! ces étourdies ! quel fléau !

Puis, se relevant tout à coup, au moment où Régine arrivait près d’elle :

— Eh bien, madame, il y a… qu’il n’y a rien.

Elle emporta de nouveau le panier d’une course folle ; mais, craignant peut-être d’avoir fâché sa sœur, qui n’avait pu retenir un sourire, elle revint d’un pas posé.

— N’est-ce pas qu’on est bien malheureux, madame, d’avoir une pareille enfant ?

— Puisque tu n’as que dix ans, ma pauvre petite ! répliqua Régine.

— Oh ! madame ! est-il permis de calomnier ainsi ?… Vois-tu, petite sœur, je suis trop contente d’avoir là une bonne journée a passer aux champs, à courir avec toi, avec Joseph, avec le chevalier. Ça me met des ressorts dans les membres et je saute presque malgré moi. Mais on va être sage ; tenez, madame, voyez.

Lucette alors prit subitement une démarche grave, onduleuse, tout à fait comme il faut, même avec un peu d’exagération.

— Voyez, je vous prie, madame, si cette demoiselle de dix-sept ans n’a pas l’air d’en avoir trente pour la sagesse, bien entendu ? Ah ! ma chère, que j’ai de chance ! Voici justement le chevalier et Joseph. Un peu plus tôt, je fondais sur eux au bout de ma course, et ma réputation de gravité en aurait souffert.

Elles s’avancèrent alors en souriant au-devant de leurs amis, et à peine Joseph avait-il échangé une poignée de main avec Lucette, qu’il se hâta de la débarrasser de son panier. Joseph maintenant est un grand. garçon de dix-huit ans, à qui l’on en donnerait vingt-trois pour la taille ; mais l’expression timide et naïve de ses traits, en dépit d’une barbe déjà épaisse, annonce son âge véritable. Il s’y mêle toutefois quelque chose de pensif et de sérieux, qui donne à cette jeune figure, déjà remarquable par la beauté de son type, une physionomie différente de celle d’un paysan ordinaire. Car c’est bien un paysan, sa blouse, ses souliers ferrés en témoignent, et plus sûrement ses mains rudes et nerveuses, quoique petites ; car autrement l’élégance de sa taille haute et souple pourrait faire croire à un déguise ment. Il n’a pas ces épaules courbées, cette sorte de dépression qu’imprime au travailleur des champs, même dans la jeunesse, le travail excédant subi dès l’enfance, et il est facile de voir que l’aisance et des soins intelligents ont mis celui-ci à même de ne recevoir de la vie champêtre et du travail que leurs avantages. Le langage de Joseph, quoique très-simple, est celui d’un homme bien élevé, il a quelque chose de la voix et des manières du chevalier, il parle un français tout aussi pur que celui du gentilhomme. En somme, ni paysan, ni bourgeois, rien de convenu ; et l’on pourrait presque dire rien de connu ! car ce n’est pas non plus un berger de l’Astrée, mais un simple travailleur, instruit et bien né.

Lucette le regarda avec une admiration naïve et très-évidemment avec un grand plaisir, sans trouble pour tant, bien que son regard se voile ou se détourne sous une impression de pudeur ou de réserve instinctive, quant à son tour Joseph, mais plus furtivement, la regarde. L’adolescente est devenue jeune fille, mais il n’y a pas bien longtemps, et sa vivacité, sa souplesse et sa pétulance éclatent encore souvent, comme on l’a vu, Sous le vêtement de la demoiselle. Dans ce chemin étroit, naturellement les deux enfants prennent les devants, et Lucette cause avec animation près de Joseph, plus timide. On est d’ailleurs à deux pas de la métairie et l’on n’a que le temps d’échanger peu de mots. Le panier contient avec les provisions un paquet de papier aussitôt, après avoir dit bonjour aux métayers et s’être rafraîchi d’un verre de piquette, on se met à l’œuvre. C’est Joseph qui est le professeur, car il s’occupe encore plus que le chevalier de mettre en œuvre les procédés fournis par leur journal d’agriculture ; il taille les sacs, les ficelles, Régine et Lucette collent ! monsieur de La Barre lui-même les aide, et, comme on a bientôt un nombre respectable de sacs, on se dirige vers la tonnelle, avec une échelle que porte Joseph. Ici, Lucette est tout à fait heureuse. Elle a jeté son chapeau, malgré les réclamations de sa sœur, qui ne voudrait pas qu’elle laissât brûler au soleil son teint blanc. et ses joues roses ; elle a retroussé sa robe, et, dressée sur la pointe des pieds, la taille cambrée, les bras tendus, elle se suspend aux pampres comme une chevrette, s’y accroche les cheveux, s’ébouriffe aux vrilles, grimpes saute, babille et rit. Elle anime à elle seule tout le jardin, que sa voix emplit de notes fraîches, et le soleil lui-même, autour d’elle, rit et danse à travers les jours de la tonnelle. Joseph n’avance pas à l’ouvrage ; il est plein de distractions, qui sont le sujet de nouveaux rires et de taquineries de la part de Lucette. Le chevalier les regarde pensivement, et Régine, qui semble ne rien voir et ne rien entendre, noue silencieusement autour des grappes les sacs de papier.

L’heure s’avançait, le soleil était au zénith, et Régine, plus préoccupée que jamais, la respiration entrecoupée, laissait pendre ses bras à son côté.

— Déjà fatiguée ! lui cria Lucette. Oh ! moi, je ne suis pas lasse du tout ; je travaillerais ainsi tout le jour. C’est si bon d’être dehors !

Monsieur de La Barre tira sa montre, où Régine aussitôt jeta les yeux, et ils échangèrent un regard.

— Venez marcher un peu à l’ombre des chênes ; cela vous fera du bien. Régine, dit-il.

Elle le suivait sans répondre, quand la petite bavarde reprit :

— Chevalier ! Puis s’interrompant : Faut-il dire baron ?

— Cela m’est égal, Lucette.

— Alors, c’est donc madame Cardonnel toute seule qui y tient ? Moi, j’aime mieux le chevalier. Eh bien ! vous ne m’avez pas dit, à propos, comment ce papier huilé peut faire mieux mûrir les raisins ; il me semble au contraire que ça doit les en empêcher, puisqu’ils sont ainsi à l’ombre.

— Joseph vous expliquera cela, répondit monsieur de La Barre, et il s’éloigna, donnant le bras à Régine.

— Allons, monsieur le savant, demanda Lucette.

Joseph, d’une voix émue, mais en termes clairs et simples, donna scientifiquement l’explication demandée, et Lucette demeura silencieuse. Son exubérance était tombée tout à coup. Était-ce la cause de leur solitude ? Mais elle-même n’en savait rien. Joseph, plus timide qu’elle, se taisait également. Elle reprit enfin :

— C’est le chevalier, Joseph, qui vous a appris tout ce que vous savez.

— Oui, mademoiselle ; c’est lui qui m’a enseigné à lire, à écrire, à dessiner, et qui, lorsque j’étais tout petit, en causant avec moi, m’apprenait sans cesse quelque chose. Maintenant, nous étudions ensemble ce qu’il ignorait lui-même, et ses conversations m’aident toujours à voir plus loin. Oh ! ce que je lui dois, à lui, c’est difficile à dire, allez ! Il n’y a que moi qui sache combien il est bon ! et quel noble esprit !…

Sa voix était pleine d’émotion, des larmes lui vinrent aux yeux. Lucette resta muette un instant, un peu embarrassée ; elle n’était sans doute pas sans savoir, comme savent les enfants (connaissance pleine de mystères), ce qu’on disait de la naissance de Joseph. Elle reprit ensuite :

— Oh ! oui, vous devez bien l’aimer et vous trouver très-heureux !

— Je ne sais pas si je suis heureux, dit Joseph ; mais je sais que je l’aime bien.

— Comment ! vous ne seriez pas heureux, Joseph ? Et pourquoi ?

— Oh ? je ne dis pas… seulement, je pense quelque-fois que si je venais à perdre monsieur de La Barre… Il me semble que je voudrais mourir aussi.

Lucette regarda Joseph avec de grands yeux.

— Quoi vous n’aimez donc que lui au monde ?

Le jeune homme ferma les yeux sous ce regard, qui sembla le suffoquer, et ne répondit qu’un instant après :

— … Si il y a ma mère, mon frère Gabriel, et ma sœur… Ils m’aiment bien aussi ; mais, excepté eux…

— C’est déjà beaucoup, dit Lucette, que l’émotion du jeune homme gagnait, elle ne savait trop pourquoi. Mais bien d’autres peuvent vous aimer… plus tard.

— Je n’y compte pas, mademoiselle Lucette…

— Et pourquoi donc ?

— Voyez-vous… je suis content de l’éducation qu’on m’a donnée, mais… il y a aussi des inconvénients… Les bourgeois d’ici me méprisent comme paysan. Et pourtant, dit-il en s’animant, il y en a parmi eux que je trouve grossiers et ignorants, moi, si peu que je sache… Les paysans… ils me méprisent aussi… d’un côté… et ils m’envient de l’autre. Et moi, qui les aimeraient, s’ils le voulaient bien, je ne les trouveraient pas suffisants pour moi. Ne comprenez-vous pas, mademoiselle Lucette, que c’est un malheur de n’avoir pas de pareils ?

Il se tut, et deux grosses larmes roulèrent sur ses joues. Lucette, fort émue, tendait la main vers lui, quand lui-même, se précipitant vers elle et serrant cette main qu’il lâcha bien vite :

— Oh ! je vous en prie, ne répétez à personne, ne répétez jamais ce que je viens de vous dire là. Le chevalier serait chagrin de penser que ses bienfaits ne me rendent pas tout à fait heureux, et d’ailleurs je le suis, je suis heureux malgré tout. Il ne faut pas croire… cela m’est venu tout à l’heure, depuis un moment, et je vous l’ai dil, parce que vous me l’avez demandé ; mais je ne m’en étais jamais dit si long. Oh ! mademoiselle Lucette, ne vous moquez pas de moi !

La gentille enfant leva sur lui des yeux tout humides :

— Comment pouvez-vous me dire cela, Joseph ? Ne voyez-vous pas que, moi aussi, j’ai envie de pleurer ? et je voulais même vous embrasser, mais je ne suis plus une petite fille.

À peine eut-elle dit cela, que ses joues se couvrirent de rougeur, jusqu’à son front et à son cou, tant elle fut confuse. Alors elle ajouta vivement en détournant la tête :

— Asseyons-nous, car il fait si chaud ! et puis nous avons beaucoup travaillé.

Ils s’assirent sur un des bancs ménagés sous la tonnelle, et Joseph, toujours très-ému, reprit :

— Vous êtes bonne ! je sais bien que vous êtes bonne ! et c’est pourquoi je vous ai parlé tout à l’heure sans le vouloir. Mais à présent, j’en suis tout honteux ; je crains qu’en y repensant….

— Eh bien ! quelle idée voulez-vous que j’aie en y repensant ? dit-elle en levant sur lui un regard de reproche. Vous me croyez mauvaise à la réflexion apparemment ?

— Oh ! non, c’est que je crains d’avoir été ridicule, parce que… Je ne pleure jamais devant personne, savez-vous ?… Mais vous ne pouvez pas le croire !

— Si, puisque vous le dites, Joseph ; et alors j’en serai contente, parce que je croirai que si cela vous est arrivé avec moi, c’est que vous m’aimez…

Elle s’arrêta et rougit encore. Joseph avait fait un mouvement, et, baissant la tête sur sa poitrine, il dit presque à voix basse :

— Oh ! oui… Puis il rougit de même.

Alors Lucette se mit à causer très-vite et à faire elle. aussi des confidences à Joseph. Elle trouvait comme lui que l’orgueil était une sottise, et que les dames de Bruneray n’avaient pas tout l’esprit qu’elles auraient dû avoir.

— Elles sont continuellement à se gêner les unes, puis les autres ; elles ne vivent pas pour elles-mêmes, pour leurs enfants, pour leur mari, mais pour savoir ce que qu’on dit d’elles et ce que font les autres. On ne voit pas les gens qu’on aime, on les dédaigne pour ceux qu’on n’aime pas. Oh ! moi, je suis bien contente de n’être pas une dame de ce genre-là ; et pourtant cela ne me sert guère, car c’est assez triste au moins de passer sa vie dans ce magasin sombre, où il fait noir en plein midi, et je conçois bien, quoi qu’en dise papa, que les gens aiment mieux n’y pas entrer et aller dans l’autre. C’est si bon, la lumière, la clarté, l’espace ! Nous deux, ma sœur et moi, notre vie n’est pas bien gaie pour des jeunes filles ; nous ne sommes pas invitées aux fêtes du monde, nous autres, parce que nous sommes des marchands, et d’un autre côté, la fierté aussi nous empêche d’aller aux bals où dansent les ouvriers et les ouvrières. Voilà à quoi cela sert.

— Vous aimeriez donc beaucoup aller au bal, mademoiselle Lucette ?

— Oh ! oui, j’aimerais tant à danser, avec une robe de tulle rose ou bleue… oh ! blanche aussi, cela ne ferait rien ; une robe blanche est très-jolie, mais avec une ceinture rose alors et des roses dans les cheveux. Oh ! j’aime tant le mouvement ! C’est pourquoi je ne puis pas souffrir la ville et le comptoir. C’est si beau d’être au soleil, de marcher, de courir, de vivre au grand air !

— Alors vous voudriez vivre à la campagne ?

— Oh ! je crois bien ! et être fermière, quel bonheur ! Joseph ne répondit pas ; mais ils rougirent encore de compagnie, et Lucette se leva, comme part des guérets un oiseau effarouché, en s’écriant :

— Mais où sont-ils donc, Régine et le chevalier ?

Et elle fila dans la tonnelle, si rapidement que Joseph, plus absorbé, surpris par ce brusque départ, ne la rejoignit que dans l’allée voisine. Ils marchaient ainsi, battant le jardin en tous sens depuis dix minutes, quand, à l’entrée d’un pré attenant, sous de grands chênes, ils virent le chevalier, Régine et…

— Roger ! cria Lucette en prenant sa course, et elle lui sauta au cou.

C’était une habitude de quinze ans, presque toute la vie de cette fillette.

— Comment ? te voilà !

En dépit des recommandations de madame Renaud, le tu lui échappait souvent encore.

— On ne vous attendait que ce soir… à Bruneray. Comment avez-vous su que nous étions là ?

— Il nous a vus, parbleu ! dit le chevalier, Régine et moi, nous nous trouvions près de la barrière quand le train a passé.

— Et alors il est descendu ? Ah ! c’est bien gentil, cela, Roger. Eh bien ! tu… vous ne donnez pas la main à Joseph ?

Car Roger se contentait d’un simple :

— Bonjour, Joseph, accompagné il est vrai d’un sourire tout amical.

Sur l’injonction de Lucette, il sa hâta de donner la main au jeune paysan, mais ce ne fut pour celui-ci qu’une simple formalité.

— Vous le voyez, Régine, dit à demi-voix le chevalier à sa jeune compagne, tandis qu’ils revenaient ensemble du côté de la tonnelle, nous sommes déjà découverts. Heureusement j’étais près de vous. Mais votre sœur n’eût pas cru facilement au motif que vous vouliez donner à votre absence, et, en dehors d’elle, vingt paires d’yeux auront signalé la descente de Roger à cette station, si proche de la Bauderie. Dans un pays comme le nôtre, il faut avoir tout juste autant de cervelle qu’une perdrix, qui pense n’être pas vue parce qu’elle se cache la tête, ou que des amoureux qui n’ont pas de tête du tout, pour imaginer avec mystère des rendez-vous aussi apparents…

— Ne m’accablez pas, méchant homme ? répondit la jeune fille ; je vous ai déjà dit que je n’étais dans tout ceci que l’humble exécutrice d’une volonté supérieure à la mienne…

— Ah ! Régine, c’est que cette volonté vous plaît fort !

Elle baissa les yeux en rougissant.

— Vous avez raison sans doute, et j’ai peut-être tort ; cependant, je n’ai pas encore compris comment on peut, lorsqu’on aime, résister au désir de celui qu’on aime. pour des considérations étrangères à l’amour ou à la conscience.

— À qui le dites-vous ? répondit le chevalier en soupirant, puisque je vous laisse moi-même ordonner de moi tous deux comme vous le faites. Cependant je ne suis pas tout à fait tranquille. Votre mère me l’avait accordé à moi ce rendez-vous, mais ce n’était pas pour le donner à Roger. Voyons, enfants, ne me brouillez pas avec vos parents. C’est une amitié de quatorze ans, une amitié que vous-mêmes vous avez faite, et me voilà vieux.

— Pardon, cher ami, dit-elle en lui serrant vivement la main, j’y penserai désormais, et cela m’aidera à résister à une tyrannie qui, vous le dites bien, m’est trop chère. Quant à notre amitié à nous, oh ! vous l’aurez toujours et bien vive ; toujours, n’est-ce pas, Roger ?

Car il était déjà venu les rejoindre, usant de ses droits sans réserve, et si beau, si éclatant de bonheur, de l’heure si douce qu’il venait de passer près de sa Régine, que le chevalier ne songeant plus, après les avoir grondés, qu’à les gâter de nouveau, se hâta de les laisser ensemble.

Quelques heures après, Roger prenait le train par lequel il était attendu à Bruneray, et les demoiselles Renaud se mettaient en route pour revenir à pied en passant par la campagne du chevalier, laquelle n’était séparée de la leur que par un chemin très-court. Leurs amis les accompagnèrent jusqu’à une faible distance de Bruneray. Quand elles furent seules, Régine rompit le silence :

— Je suis sûre que madame Cardonnel serait mécontente, si elle savait que nous avons vu Roger avant elle.

— Bien sûr ! dit Lucette.

Et, regardant sa sœur, elle reprit d’un petit ton protecteur :

— Sois tranquille, va, pauvre chatte, ce n’est pas moi qui le dirai.

Ce mot amena une coloration sur les joues de Régine ; mais elle se tut, et le silence régnait entre elles depuis un moment, quand Lucette reprit : "

— Oui, mais Joseph ?

— Oh ! Joseph n’est pas bavard.

— Oh ! non.

— Et puis il ne voit pas les Cardonnel.

— Et pourquoi cela ! Il est aussi instruit… plus instruit, je le parie, et mieux élevé qu’aucun des jeunes. messieurs de Bruneray !

— Oui ; mais il est le fils d’une paysanne, et tu sais bien comment sont les gens. Moi aussi, je trouve cela injuste, et, pour moi, Joseph est le fils adoptif du chevalier.

Lucette ne répondit rien ; mais, passant le bras autour de sa sœur, elle l’embrassa.

— Fais donc attention, chère petite folle, nous voici tout près des maisons ; on ne s’embrasse pas sur les chemins. Allons, prenez votre air sage et tâchez d’avoir l’air d’une demoiselle.

— Sage ! sage ! Eh ! je le suis peut-être autant que les autres, si je n’en ai pas l’air.

Régine, à ces paroles, rougit péniblement.

— Que veux-tu dire ? demanda-t-elle.

— Pardonne-moi, petite sœur ; je ne l’ai pas dit exprès. Je n’ose plus t’embrasser à présent, mais j’en aurais bien envie.

Elle rougit alors à son tour, comme d’un souvenir, et reprit d’une voix douce et confidentielle, en se serrant contre sa sœur :

— Vois-tu, je dis trop, en effet, tout ce qui me passe par la tête, et je ne m’aperçois qu’après que je n’aurais pas dû le dire ; quelquefois même encore, je sens que j’ai dit une sottise, sans trop savoir pourquoi… et j’en Suis si fâchée !… Oui, vrai, que je suis encore une petite fille ; mais il faudra que je devienne raisonnable comme une femme à présent, et il est bien temps, n’est-ce pas, Régine ? Aide-moi, petite sœur. Si tu savais comme je l’aime ! Je t’aime ce soir encore plus qu’à l’ordinaire, vrai !… Allons, tu vas voir comme je vais être à présent une personne sérieuse, imposante, et pour commencer…

Elle ramena autour d’elle les plis de son mantelet et de sa robe, se redressa gracieusement, et les deux sœurs, aux bras l’une de l’autre, firent d’une manière irréprochable leur entrée dans Bruneray.