Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 218-225).


III

UN GRAND SOULAGEMENT

En 1862, c’est-à-dire deux ans et demi après l’époque où le baron de La Barre des Vreux avait vendu son château à monsieur Jacot de la Rive, un ancien habitant de Bruneray, transporté dans cette petite ville, aurait cru s’être mépris et eût demandé où il se trouvait. Le vieux Bruneray existait bien toujours, avec ses rues étroites et ses vieilles maisons ; mais tout ce qui l’entourait avait changé d’aspect, à tel point qu’il en avait changé lui-même. Au lieu de se présenter comme autrefois, groupe Sombre, entremêlé de verdure, isolé, à mi-rampe de la colline, il étendait maintenant dans toutes les directions, comme des bras de poulpe, des rangées de maisons grandes ou petites, mais toutes neuves, qui descendaient jusqu’au bord de la rivière. Là une usine, grande à elle seule comme tout l’ancien Bruneray, épatait son vaste parallélogramme autour d’une énorme cheminée de brique, d’où sortaient constamment des flots de fumée noirâtre. À cette usine aboutissaient de toutes parts charrettes, voitures, piétons, et ses bruits sourds et profonds, son cliquetis incessant, remplissaient l’air autrefois si paisible et si pur de la vallée. Sur une grande étendue, les sillons rougeâtres des guérets avaient fait place des trous béants, où se trouvait une fourmilière d’ouvriers, qu’on eût pris de loin, à leur dos constamment courbé, presque horizontal, au mouvement répété de leurs bras, maniant la pioche, pour des quadrupèdes fouisseurs. Les routes, bien empierrées et jonchées de scories ferrugineuses, traçaient dans la campagne de longs rubans noirs ; à peu de distance de l’usine, une gare à peine construite, tête de l’embranchement récemment achevé sur le chemin de fer de Paris à Mulhouse, montrait ses files de wagons, ses ballasts, sa voie droite et fine, où de temps en temps glissait un train grondant, et d’où parlait le cri âpre et tourmenté de la travailleuse locomotive.

De la gare au château, sur la courbe adoucie de la colline, serpentait une belle route, déjà plantée de petits ormeaux enfermés dans un treillis vert. À droite, en montant, on avait sous les yeux tout le nouveau Bruneray, consistant, pour le beau quartier, sans parier des auberges, cabarets, gargottes et maisons ouvrières, qui occupaient l’espace au delà et le bas de la colline, en une seule rue, non encore pavée, mais déjà bordée presque à chaque rez-de-chaussée de catés et de magasins, dont quelques-uns affectaient l’élégance chatoyante exportée de Paris sur toute la surface du globe. Quant au château, il était à peine reconnaissable. Le pare, dans sa plus grande partie, était devenu un jardin anglais ; la vieille façade, rafraîchie, avait été enjolivée de sculptures qui lui donnaient quelque chose de l’air d’une lorette poudrée de riz et coiffée à la Pompadour, et l’on y avait adjoint des communs et des écuries, en forme de bastions crénelés.

Autre signe de prospère activité, deux villas étaient en construction non loin du château : l’une, d’architecture mauresque, décelait les goûts artistiques de monsieur Nauthonier, principal notaire de Bruneray ; l’autre, un chalet suisse, représentait les gains faits sur la vente des terrains ferrugineux par un propriétaire du pays.

Mais ces changements extérieurs étaient peut-être les moindres. L’invasion d’une population nouvelle d’ouvriers, d’employés et d’ingénieurs, le luxe, le caractère et les relations des nouveaux propriétaires du château, l’appât des bénéfices que promettait la compagnie, l’essor qu’avait pris soudainement le commerce, toutes ces causes avaient profondément changé les mœurs et l’esprit de Bruneray, autrefois d’une simplicité sinon d’intention, du moins par le fait pleine de bonhomie. Cinq ou six personnes ayant fait des gains considérables soit sur la vente des terrains propres à la construction ou à l’extraction, soit sur les grands travaux qui s’étaient si rapidement accomplis, cela avait allumé tous les esprits, brûlé tous les cœurs du désir d’en faire autant ou du regret amer de ne pouvoir le faire. Et comment échapper à de tels sentiments quand de jour en jour la voix publique répétait des nouvelles de cette importance :

— Monsieur Charbonnier a réalisé vingt mille francs sur l’entreprise des toitures de la gare.

— Vatout l’a emporté pour la fourniture du bois, il va faire agrandir son magasin.

— On va bâtir un hôtel superbe entre la gare et la station.

— Madame Trismanet a loué ses deux chambres cinquante francs par mois.

— Deux modistes de Paris sont venues s’établir dans la rue Basse, on remet le magasin tout à neuf.

— Vous savez la maison de monsieur Vérin, qui n’est pas encore finie, cette belle maison dans la rue Neuve, on a déjà loué le rez-de-chaussée, le premier et les mansardes pour un grand magasin de nouveautés ; un industriel qui vient de Paris !…

Quand, se mettant à sa fenêtre, d’où l’on n’apercevait autrefois que de rares passants ou des enfants barbouillés, on voyait passer, au trot léger de deux beaux chevaux, conduits par un cocher en livrée bleue, en gants blancs, un breack portant soit les dames Jacot de la Rive, à demi-renversées sur les coussins, et dont les robes remplissaient la voiture de nuages de mousseline ou de flots de soie, avec des chapeaux délicieux, ou bien des invités du château. Parisiens pour la plupart, dont les costumes et la désinvolture excitaient alternativement l’admiration ou la critique, mais toujours le plus vif intérêt, même sous la critique, une secrète admiration, l’envie tout au moins cachée ;

Quand de beaux jeunes gens, c’est-à-dire des jeunes gens bien mis ou, si l’on veut, étrangement mis, traversaient, d’un air dédaigneux ou vainqueur, les rues de Bruneray, lorgnant çà et là les indigènes, et entraient au grand café en demandant les consommations les plus parisiennes, que les cafetiers s’empressaient de fournir avec orgueil ; quand on entendait raconter les splendeurs de la fête que madame Nauthonier, ou la mairesse, ou la percepteuse d’enregistrement (les trois grosses maisons de Bruneray) avait donnée aux gens du château et aux principaux de la ville, fête pour laquelle plusieurs toilettes étaient venues de Paris ; quand on lisait dans les journaux le discours du directeur des forges de Bruneray à ses actionnaires, leur prédisant les plus belles destinées dans un temps prochain ; quand les denrées haussaient chaque jour ; quand on ne voyait plus à l’église que robes de soies et chapeaux à plumes ; quand on ne parlait plus que de hauts prix, de belles choses, de grands personnages et de grandes fortunes ; et que jusqu’aux plus humbles du peuple avaient cet air fier et important de gens qui, s’ils ne possèdent pas la richesse, en ont du moins reçu la haute révélation.

Sous de telles influences, les habitants de Bruneray, et particulièrement la société, s’étaient rapidement élevés à la hauteur de la situation. Désormais on ne sortait plus qu’en tenue, quand ce n’eût été que pour se rendre chez son voisin, de l’autre côté de la rue ; on n’alla plus en chapeau de paille, — ou sans chapeau, — cueillir les violettes, au printemps, dans les buissons ; les champignons, dans les bois, à l’automne, ou les noisettes. On se rendait solennellement en grand costume à la promenade des tilleuls, au bout de la ville, les Champs-Élysées de l’endroit ; on s’étudiait à reproduire les façons nouvelles ; on se saignait, on économisait secrètement sur le vivre pour renouveler sa garde-robe ou son mobilier ; on s’inscrivait chez la couturière et la modiste venues de Paris, et l’on payait sans sourciller leurs notes énormes, quand autrefois on marchandait les centimes aux ouvriers du pays. On cessait d’inviter lorsqu’on ne pouvait offrir des glaces au champagne, et les petites soirées d’amis, à l’improviste, où l’on croquait, au coin du feu, des marrons grillés, arrosés de vin de Beaune, où l’on dansait au piano, après avoir chanté des romances, devinrent si ridicules qu’elles disparurent tout à fait. On vécut froidement et silencieusement chez soi, pour ne se montrer qu’armé de toutes pièces ; on s’empesa, de peur de laisser-aller fâcheux ; et toute l’attention, toutes les énergies furent tendues vers la recherche en tout genre du comme il faut.

Dans le peuple de la petite ville et des environs, la révolution n’avait pas été moins profonde. À l’inauguration des travaux, le salaire offert par la direction excédant d’un cinquième le prix courant, toute la population travailleuse s’était précipitée sur ce chantier. Le prix des journées avait haussé dans les champs, et le pauvre avait béni les industriels et porté aux nues le nom de monsieur Jacot. Seuls, les propriétaires et fermiers d’abord avaient murmuré ; mais déjà l’élévation des prix du marché, due à une population plus nombreuse et à la plus grande facilité des transports, compensait au delà pour eux l’élévation des salaires. Celle-ci inspirait toujours au peuple un grand contentement, il bénissait les industriels et seulement commençait à maudire les propriétaires et les commerçants. Il gagnait maintenant dix sous de plus qu’autrefois, mais un pain lui coûtait cinq centimes de plus par livre ; le lait, les pommes de terre, la graisse, la viande de porc, le bois, avaient également haussé ; son loyer avait augmenté d’un tiers et ses besoins avaient fait de même. Il enviait lui aussi la richesse et le loisir, et, comme les autres, il prétendait s’élever. Malheureusement il n’avait pu que remplacer par le drap brûlé du fripier et l’étoffe à cinquante centimes du magasin de nouveautés la solide bure désormais méprisée, porter, au lieu de sabots, des souliers percés, passer le lundi au cabaret. Mais le dimanche, en général, on était superbe, et les vêtements tendaient à se rapprocher de ceux de la bourgeoisie, qui regardait cette prétention d’un air de mépris et la condamnait comme un crime.

Son indignation toutefois était encore plus vive contre les ouvriers venus de Paris ou d’autres centres industriels : mécaniciens, tourneurs, ajusteurs, fondeurs, qui, gagnant beaucoup plus que les manœuvres, se permettaient d’aller au café, où ils jouaient au billard et coudoyaient les bourgeois, et qui chantaient le soir dans les rues des scies parisiennes et des refrains quasi-révolutionnaires, tandis que leurs femmes portaient des volants et des chapeaux… Une horreur ! Les employés formaient dans tout cela une classe intermédiaire, et, selon leur importance, voyaient ou ne voyaient pas la société. Bruneray enfin, de canton rural et paisible, était devenu un petit monde entier, plein d’intérêts divers et complexes, de mouvement, d’agitation même, au point que ses anciens habitants n’avaient pu se remettre encore de l’émotion d’un tel changement et en restaient essoufflés, haletants, comme des gens surmenés par une marche trop rapide.

En effet, quel vaste champ ouvert tout à coup aux ambitions, aux jalousies, aux susceptibilités, aux médisances, aux craintes, aux intrigues ! Ces passions assurément, toutes ces impulsions, existaient auparavant ; mais forcément assoupies, elles ne pouvaient s’exercer qu’à grand’peine, et même en créant parfois, à force d’imagination, l’objet de leur activité. Maintenant c’était à n’y pas suffire ; madame Cardonnel en avait la fièvre, et avec elle combien d’autres !

Le point culminant de toutes les pensées était le château, la famille Jacot de la Rive ; tout partait de là et tout y aboutissait. Monsieur Jacot était le directeur, le monarque de l’usine et de tous les travaux qui s’y rapportaient ; il était également de l’administration du chemin de fer, et sur l’embranchement tout n’allait que par ses ordres. On n’ignorait pas non plus son influence dans une société financière des plus connues et dans certains journaux, l’un politique, l’autre financier, dont il était un des plus forts actionnaires et membre du conseil de surveillance, et l’on partait de là pour dire dans le pays, était-ce exagération ou non ? — qu’une recommandation de monsieur Jacot de la Rive était la fortune d’un homme. Les paysans ajoutaient même :

— Oh ! il s’entend bien avec l’empereur !

Le journal qui comptait monsieur de la Rive parmi ses administrateurs approuvait en effet la politique impériale, et tout au plus offrait parfois des conseils respectueux.

On imagine d’après cela combien de requêtes et de sollicitations devaient affluer chez le grand industriel, et de quelle considération il devait être entouré. Faits, espérances, tout dépendait de lui, tout allait à lui. Les paysans le saluaient bas, admirant en cet homme la puissance, l’activité, l’éclat, qui dans leur vie sombre et sans idéal leur paraît l’idéal même, et ils disaient :

— À la bonne heure ! en v’là un vrai seigneur et un vrai château !

L’industriel pourtant était loin de donner, à proportion de sa richesse, autant que le chevalier ; mais nécessairement il donnait davantage, surtout il pouvait tant donner ! Les espoirs qu’il excitait lui étaient portés en compte, et c’était énorme. Il n’y avait pas d’homme plus populaire dans tout l’arrondissement, et, pour être député, il n’avait qu’à attendre les élections.

Tandis que monsieur Jacot gouvernait ainsi la sphère de l’ambition, sa femme, qui d’ailleurs n’y était pas étrangère, tenait le sceptre du luxe, de l’élégance et de la mode, c’est-à-dire la vanité. — Ambition et vanité, que restait-il qui ne fût à eux ?

Madame Jacot de la Rive avait pris au sérieux la mission de la femme, qui consiste, d’après un grand nombre de penseurs modernes, à faire valoir sa grâce et sa beauté par l’étude approfondie de la parure. Elle y excellait depuis vingt ans ; mais, en dépit de cette date, de l’âge de son fils, qui venait d’atteindre sa majorité, et la beauté en fleur d’une de dix-neuf ans qu’on voyait à ses côtés, elle ne cessait de passer pour une jolie femme et de prétendre à ce titre. Beaucoup même la préférait à sa fille, moins gracieuse et moins aimable, et toutes deux jouissaient de l’admiration générale, qui ne leur donnait point de rivales dans le pays. Pour combien le velours, la soie, la dentelle, les plumes, rubans et bijoux, et surtout l’art qui les disposait, entraient-ils dans ce jugement naïf et complexe ? Il est difficile de le savoir, à moins d’en croire le chevalier, qui affirmait, en petit comité d’amis, que mesdames Jacot, habillées en ouvrières, n’eussent pas été dignes, au point de vue plastique, de figurer à dix rangs au-dessous de la belle Émilie, et que leur grâce tant vantée ne valait pas un sourire de Régine, sa favorite, il est vrai.

Mais qui eût pu concevoir mesdames de la Rive habillées en ouvrières ? Il fallait pour imaginer une telle abstraction un esprit ergoteur, philosophique et bizarre comme celui du chevalier ; il eût fallu avoir le caractère mal fait de ceux qui cherchent des taches au soleil, et l’on n’avait qu’une idée, celle de se chauffer le plus près possible à ses rayons et de s’en éclairer soi-même. Admirer, louer, prouvait la connaissance. Combien affirmaient que madame Jaco ! de la Rive était une femme d’esprit, qut ne l’avaient pas entretenue cinq minutes ! Cette raison est une de celles qui donnent toujours des vertus et de l’intelligence aux puissants. Le petit nombre admis à l’intimité du château en perdait la tête.

On devine quelle compétition avait eu lieu à ce sujet. Les deux années écoulées, depuis l’établissement à Bruneray de l’importante famille, contenaient déjà des drames entiers d’ambitions heureuses ou désespérées ou de manœuvres plus ou moins occul es, qui avaient fait éclater dans la société des haines et des brouilles autrement âpres que celles qui divisaient auparavant la petite ville. La famille Cardonnel n’avait pas été la dernière à désirer l’amitié des Jacot et à la rechercher ; mais, fidèle à son caractère, elle était restée digne dans cette poursuite et n’avait mis en œuvre ni empressements serviles ni dénigrement d’autrui, encore moins les calomnies auxquelles certaines avaient recours pour se débarrasser de leurs concurrents. Il en résulta qu’elle fut victime des moyens qu’elle n’employait pas. Elle reçut, comme tous les notables de Bruneray, la visite de monsieur et de madame Jacot, et la rendit avec empressement, en déployant toute la pompe et toute l’amabilité possibles ; mais, bien que l’accueil eût été cordial et la conversation animée, au point que le soir madame Cardonnel, débordant de joie, répétait :

— Je suis sûre que nous leur avons fait une excellente impression et que nous reverrons bientôt ces dames ; elles sont si charmantes !…

Cette espérance ne se réalisa pas, en sorte qu’après la première quinzaine passée tout entière à célébrer la bonté, l’esprit, l’amabilité des habitants du château, une autre quinzaine s’écoula, pendant laquelle ces belles qualités pâlirent, se nuancèrent d’observations moins bienveillantes, et finirent au bout d’un mois par se trouver changées en sot orgueil et en morgue ridicule. Cela toutefois à voix basse, on désirait tant la protection et l’intimité des Jacot pour l’avenir de Roger et d’Émilie ! Sans parler du monde, vis-à-vis duquel c’eût une humiliation d’être relégué au second plan dans la faveur de ces personnages.

Cette humiliation fut subie pourtant pendant toute la première année, et de qui pouvait-ce être la faute, sinon de l’infâme Nauthonier, le Satan auquel chez les Cardonnel on rapportait tous les maléfices, et qui certainement y avait sa part. On l’avait vu en peu de temps devenir l’agent officieux, puis quasi-officiel, de monsieur Jacot, traiter ses marchés, ses affaires, être familier au château, se faire le cicerone, l’ami, le conseiller de monsieur, le complaisant de ces dames. Sachant que monsieur Jacot désirait agrandir son domaine, il fit le siége de toutes les pièces de terre à la convenance du château, et les obtint pour la plupart de ceux qui les possédaient, à l’aide des moyens que lui fournissaient et sa faconde effrontée, et sa finesse diabolique, et sa connaissance des hommes et des affaires du pays. Il gagna ainsi, outre de bons honoraires, la confiance et la gratitude du grand industriel, en même temps qu’un surcroît de considération, parce qu’on les voyait fréquemment ensemble. On s’adressa à monsieur Nauthonier pour arriver à monsieur Jacot, ainsi que l’on courtise le favori d’un roi. Le vieux médecin était mort, naturellement le maire fut monsieur Jacot, et monsieur Nauthonier, nommé premier adjoint, remplit la fonction du titulaire trop occupé. Pour lui, ce Nauthonier, il trouvait le temps de suffire à tout ; ses clercs lui faisaient la grosse besogne, comme le second adjoint, comme bien d’autres, ceux qu’il savait employer à son profit.

— Vil intrigant ! s’écriait plus fort que jamais, et tout aussi vainement, son rival malheureux, monsieur Cardonnel.

Pour madame, elle ne pouvait plus entendre parler de cet homme sans exaspération, et s’il arrivait qu’elle le rencontrât dans la rue, elle pâlissait d’émotion, de colère, et rentrait chez elle avec des palpitations de cœur ou quelque chose de semblable.

Ces sentiments, quoique violents, étaient concevables. Roger allait achever son droit ; il allait entrer dans la carrière sans protecteurs, et, à défaut de celui-ci, il y rencontrerait sans doute plus d’un Nauthonier. Émilie, la belle Émilie, avait atteint l’âge de vingt ans, sans avoir encore trouvé un parti sérieux, et le clerc de l’étude, l’unique, tandis que monsieur Nauthonier en possédait trois, osait soupirer pour elle, comme si elle eût été la plus vulgaire des filles de notaire. Ces deux enfants, objet de tant d’orgueil et de si beaux rêves, et qui les justifiaient si bien par eux-mêmes, devaient-ils donc s’étioler dans les vulgarités d’une vie pauvre et mesquine ? Le talent d’Émilie se mourait à l’ombre. On avait espéré le produire chez monsieur Jacot de La Rive, tant à Paris, où ils résidaient une partie de l’année, qu’au château, et l’on avait pu à peine le mentionner ; en deux ou trois visites officielles, il n’y avait pas eu moyen de chanter.

Ce fut Roger qui sauva la situation. Aux grandes vacances, il alla faire visite au château, et du premier coup s’acquit les suffrages de trois des membres de la famille : Madame Jacot, que charmèrent sa bonne mine, sa jeunesse, sa timidité jointe à beaucoup de convenance, et sa conversation intelligente ; mademoiselle Marie Jacot, pour ces mêmes raisons ou pour d’autres ; enfin monsieur Ernest Jacot, étudiant en droit, de même que Roger, mais moins avancé que lui de deux années. Ici l’astre des Cardonnel prenait le dessus sur celui des Nauthonier, l’intrigant n’ayant pu faire que son fils eût plus de quinze ans, ce qui le rendait inapte à l’honneur d’être le camarade sérieux d’un jeune homme arrivé à sa vingt-cinquième année.

Parmi les autres fils de bourgeois qui avaient cet âge ou le dépassaient, aucun ne pouvait entrer en comparaison avec Roger pour l’éducation, les manières et l’intelligence ; Ernest Jacot se lia donc promptement avec le jeune Cardonnel, et dès lors les parents furent également invités et recherchés. Émilie put enfin aborder le piano du château, d’autant mieux qu’à partir de cette époque, l’installation étant complète, on donna des fêtes. et des soirées, et madame Cardonnel vit avec transport le talent et la beauté de sa fille resplendir de tout leur éclat.

Ils étaient naïfs à ce point, les Cardonnel, de croire que tout était là, et que de telles supériorités constatées entraînaient infailliblement l’admiration, les hommages, puis la fortune. Ils l’étaient au point de ne pas même soupçonner l’écueil qu’ils côtoyaient et sur lequel il y avait dix chances pour une qu’ils dussent sombrer : la jalousie de celles mêmes à qui ils donnaient le soin de mettre en lumière les perfections d’Émilie. Par miracle, il n’en fut rien, soit parce qu’Émilie était la sœur de Roger, soit que ces millionnaires sentissent leurs propres charmes trop au-dessus d’attraits mal dotés. Il y avait d’ailleurs entre le caractère fier et royal le la figure d’Émilie et les grâces, moelleuses d’une part, évaporées de l’autre, des dames Jacot, une différence qui excluait presque la rivalité. Elles semblèrent au contraire vouloir se montrer parfaites, et accablèrent la jeune artiste d’éloges et d’encouragements.

— Un pareil talent ne peut pas rester à Bruneray, chère mademoiselle, répétait madame Jacot ; il faut vous faire entendre à Paris. Je veux parler de vous à madame Garcia.

Et Marie Jacot ; prenant de son air cavalier le bras d’Émilie, la reconduisait à sa place en disant à Roger, qui marchait près d’elles :

— Comme vous devez être fier de votre sœur !

Et, se penchant à l’oreille d’Émilie, elle ajoutait :

— Et vous de lui !

Qu’eût pensé Régine de ces derniers mots ? Son cœur n’eût-il pas battu bien fort devant une pareille rivale ? Régine savait tout, car tout se sait à Bruneray ; mais son cœur battait d’une confiance trop haute et d’un amour trop tendre pour ne pas ajouter une foi complète aux serments enthousiastes de son jeune amant. Il n’y avait guère d’ailleurs que monsieur et madame Cardonnel capable de rêver le mariage de leur fils avec l’héritière des Jacot. Marie avait déjà dix-neuf ans et ne devait qu’à sa fantastique humeur de n’être pas encore mariée. Elle se plaisait à jouer dans sa liberté, d’une manière toute féline, avec les hommages des nombreux jeunes gens qui se pressaient autour d’elle, et plus cette liberté était grande et celle humeur fantasque, moins on pouvait compter qu’un jeune homme de vingt-deux ans, sans fortune et sans avenir assuré, fixerait son choix. Roger, quand son cœur eût été libre, aurait eu peine à s’y tromper ; il était aimable et poli pour Marie, avec une cordialité de bonne humeur qui éloignait la pensée d’un trouble secret. Les craintes de Régine ne se fixaient que sur l’avenir, dans la prévision d’une opposition de la famille Cardonnel et, par suite, de sa propre famille à elle, et son seul chagrin présent était de voir trop rarement Roger, que les réceptions, les parties de campagne, lui arrachaient.

Leur amour était devenu plus profond par l’intimité d’une correspondance fréquente. Malgré l’abnégation de Régine, qui consentait à écrire seule, Roger n’avait pu recevoir longtemps ces lettres si pleines, si suaves, si chères, sans être dévoré du besoin d’y répondre. Moins d’un mois après son départ, il avait inséré une lettre pour Régine dans une lettre au chevalier, le priant, par un post-scriptum assez embrouillé, de remettre la lettre secrètement, parce qu’il s’agissait… d’une espiéglerie. Régine un jour avait vu entrer le chevalier dans le magasin, ce qui était rare ; il ne le visitait d’ordinaire que le soir, après la fermeture des auvents. Il avait causé d’abord d’un air indifférent ; puis, à l’entrée de deux clientes, il s’était levé et demandant à Régine des greffes de rose, il l’avait emmenée au jardin, laissant monsieur et madame Renaud aux prises avec la pratique. Lucette les avait suivis ; mais à peine arrivés auprès du rosier :

— Ah ! ma chère enfant, dit le chevalier en fouillant ses poches ; sûrement j’ai laissé ma serpette sur le comptoir. Seriez-vous assez bonne pour l’aller chercher ? Je ne voudrais pas affronter de nouveau les beaux yeux de votre cliente, madame Carron, et surtout sa langue.

Lucette, partit en riant, et la serpette sortit aussitôt de la poche du chevalier en compagnie de la lettre de Roger.

— Vous me faites faire là un beau métier, mes enfants, dit-il en remettant la missive à Régine, qui devint plus rose que les roses et baissa le front jusque sous les rameaux de l’arbuste On ne fait ces choses-là dignement que pour son propre compte ; je gronderai Roger. Encore a-t-il voulu me prendre pour dupe en même temps que pour intermédiaire. Ah ! j’en apprends de belles sur ce garçon-là !

— Que vous êtes méchant, dit-elle en lui lançant furtivement un regard humide et tout brillant d’émotion.

— La serpette n’y est pas, cria Lucette du seuil de la maison, et maman a besoin de moi.

Le chevalier lui montra de loin l’objet retrouvé, et la fillette disparut. Enlevant alors pour témoins les greffes demandées, monsieur de La Barre prit la main de Régine, et l’emmenant plus loin :

— Très-méchant ! répéta-t-il, au point que je vous embrasserais tous deux pour cette idée-là, qui est vraiment bonne. J’ai toujours regardé Roger comme un garçon exceptionnellement intelligent, parce qu’à une capacité réelle il joint une sensibilité de cœur, un tact de sentiment, qui l’emportent vers le vrai et le font rencontrer juste, et je trouve qu’il n’en a jamais donné meilleure preuve. Je serai heureux de votre bonheur, je le suis déjà.

— Que vous êtes bon ! reprit la jeune fille, doucement émue, en marchant le front baissé près du chevalier. Bon ! méchant ! tour à tour, selon que je gronde ou que j’approuve ! Ah ! petite fille, voilà l’égoïsme des jugements humains ! Toutefois l’égoïsme à deux est un 1 charmant égoïsme ; et vous ne pousserez jamais à l’excès ni l’un ni Pautre ; j’entends : vous saurez aimer en dehors de votre amour. Eh bien ! Régine, soyez juste, je suis trop l’ami de vos parents à tous deux pour vous remettre des lettres à leur insu ?

— C’est vrai ! dit-elle tristement.

— Ah ! ce Roger ! il s’est dit : Heureux garçon qui ne fait rien ou pas grand chose ! il faut l’utiliser… Je ne demande pas mieux. Cherchez et trouvez… tout ce qu’il vous plaira, je suis à votre service, pourvu que ce soit ouvertement. Après tout, mes enfants, je me demande pourquoi ces mystères ? Vos parents sont au mieux ensemble, ils s’aiment, ils vous aiment ; il y aura, je le sais, quelques objections, mais ce ne pourra jamais être bien sérieux.

— Vous vous trompez, chevalier ; jamais monsieur et madame Cardonnel, madame surtout, ne consentirait à ce que Roger, sur lequel ils fondent de si grandes espérances, épousât la fille d’un simple marchand.

Monsieur de La Barre se mit à rire.

— Oui, reprit Régine, madame Cardonnel est une excellente femme ; je l’aime, je la respecte ; elle est la mère de Roger… Mais… je la connais bien : elle a un orgueil extrême et des préjugés… vraiment ridicules.

Monsieur de La Barre prit la jeune fille par la main.

— Régine !…

Et lui prenant encore l’autre main, et la regardant ainsi bien en face, de son air à la fois bonhomme et incisif :

— Régine, épouseriez-vous un paysan ?

Elle resta interdite, étonnée, confuse, et il se reprit à rire de bon cœur.

— Mais Roger n’est pas paysan ! dit-elle tout à coup, avec une vivacité mutine et en arrachant ses mains au chevalier.

— Voilà, dit-il, une charmante réponse ; mais elle ne conclut pas.

— Demandez-moi si j’épouserais un prince, et je vous répondrai la même chose.

— Ce qui ne conclura pas davantage sur la question. Alors dites-moi ce qu’en penserait monsieur Renaud ?

— Oh ! il refuserait, c’est certain.

— Parfait ; mais alors, mon enfant, dites-moi un peu. s’il faut croire sérieusement au progrès ? Car si l’esprit humain ne cesse d’être accroché à tel cran que pour passer à un autre et s’y accrocher encore… ça me paraît long, et peut-être indéfini… Notre terre est ronde… Et souriant, il regardait Régine comme pour l’interroger, avec l’intention évidente de continuer la conversation ; lorsque rencontrant le regard ému et rêveur de la jeune fille, dont la main, plongée dans la poche de sa robe, y caressait la lettre, le trésor de joies intimes, qu’il venait de lui remettre, le chevalier sembla recevoir le choc d’une autre pensée ; il se haussa les épaules à lui-même, et tendit la main à Régine :

— Adieu, mon enfant.

— Vous partez déjà ? dit-elle d’un ton languissant.

Le chevalier la regarda d’un air malicieux ; elle rougit, et il partit en souriant par la petite porte des Cardonnel, tandis qu’elle s’enfonçait, toute palpitante, avec sa lettre, sous l’abri des bais, coin déjà sacré, où, comme l’abeille à sa ruche, elle retournait porter de nouveau miel.

Il voulait lui écrire !… Il ne pouvait jeter incessamment dans le vide ses élans, ses pensées, qui toujours allaient. à elle ! Il souffrait trop de ne pouvoir la remercier, lui répondre, lui tout dire !… Et Régine, comment aurait-elle eu le courage de s’y opposer ? Noyée de bonheur sous le déluge de ses pages d’amour, appuyée sur les buis, les joues en feu, le cœur tout résonnant des paroles chéries, elle ne songeait qu’à une chose, trouver le moyen qui leur manquait.

Elle le trouva ; il n’en pouvait être autrement, et, dès le soir même, elle se rendait seule chez mademoiselle Forel, sous prétexte de la coupe d’un corsage de mousseline.

Mesdemoiselles Forel sœurs, deux jeunes filles de dix-huit et vingt et une ans, étaient à cette époque, — on posait seulement alors la première pierre de la forge, — les premières couturières de Bruneray, les seules dont les ciseaux fussent acceptés par les dames, toutes les autres n’étant guère qu’ouvrières à la journée, travaillant dans l’indienne ou dans la bure, et ne recevant point un journal et des gravures de Paris. Outre cet avantage, mesdemoiselles Forel se rendaient deux fois par an à Chaumont, où elles prenaient langue sur les modes nouvelles, et d’où elles rapportaient coiffes de chapeaux, velours, taffetas, rubans, dentelles, passementeries, car elles étaient en même temps modistes. Les dames les plus élégantes, comme la maîtresse, la receveuse et quelques autres, avaient, il est vrai, leur couturière à Chaumont, mais elles faisaient faire leurs petits chapeaux et leurs petites robes par les sœurs Forel : mortification assez dure, mais qu’il fallait bien accepter.

Sauf la robe de soie d’Émilie, la clientèle des Cardonnel et des Renaud était également acquise aux deux sœurs, et si, vis à vis des dames Cardonnel, mesdemoiselles Forel n’étaient que de simples couturières, vis-à-vis des Renaud c’était autre chose. Oh ! il existait bien encore une différence, gardez-vous d’en douter, et cette différence était soigneusement marquée et maintenue ; — l’esprit humain, sur ces points importants, est plein de tact et d’activité. — Certes, mesdemoiselles Forel, couturières, travaillant pour le monde, ne pouvaient pas se prétendre les égalés des Renaud, propriétaires d’un magasin, le plus achalandé de la ville. Si encore elles avaient eu elles-mêmes des ouvrières sur le travail. desquelles elles eussent gagné de quoi louer un salon, avec des glaces, pour recevoir leur client, et de quoi porter des robes de soie tous les jours, travaillant peu par elles-mêmes, oh ! alors c’eût été différent. Mais elles n’avaient que deux petites apprenties, et causaient du matin au soir, et bien qu’elles se fissent toujours suivre d’une de ces petites filles, lorsqu’elles allaient essayer des robes, afin de ne pas porter le paquet elles-mêmes, n’eût-il consisté qu’en un fichu de dentelle, cependant elles ne pouvaient prétendre au rang de commerçantes et restaient parmi les artisans. Au moins y occupaient-elles le premier rang, et l’on disait d’elles, dans la société comme dans le commerce :

— Elles sont vraiment très-bien pour leur condition. S’il était permis d’exprimer d’une façon mathématique des choses aussi délicates, on aurait pu dire que les demoiselles Forel étaient aux Renaud ce que les Renaud étaient aux Cardonnel. On avait joué ensemble dans l’enfance, on s’appréciait, on s’aimait, on se rendait service avec empressement ; ne se voyait pas d’une manière officielle, mais on s’abordait amicalement ; on profitait du moindre prétexte pour causer et se réunir, et l’on témoignait de part et d’autre beaucoup de zèle affectueux dans les grandes circonstances : mort, accident, maladie.

Régine était donc allée porter chez les demoiselles Forel son secret, sous le voile d’un corsage de mousseline, et ce n’était pas sans trouble. Maintenant qu’elle était entrée et qu’il s’agissait de parler, émue, honteuse, rougissante, elle y eût renoncé peut-être, s’il ne se fût agi que d’elle-même ; mais Roger le voulait, il en avait besoin, donc il le fallait. Après de longues explications, qu’elle n’entendit pas, sur le corsage, elle fit un effort, et d’une voix altérée :

— Je suis venue vous demander autre chose, dit-elle, sans chercher aucun biais.

— En effet, Régine, s’écria l’aînée des Forel, Marianne, je me demandais ce que vous aviez à être toute silencieuse et toute rouge ainsi. Qu’est-ce donc ? Vous savez bien que, si nous pouvons, nous sommes tout à votre service.

— Voulez-vous recevoir des lettres pour moi ? demanda rapidement Régine après un instant d’hésitation.

Les deux sœurs avaient tressailli de surprise.

— Des lettres pour vous, Régine ? et puis qu’on ne sache pas…

Et la plus jeune, celle qui parlait ainsi, Adolphine, s’arrêta, les lèvres ouvertes d’émerveillement, devant cette chose incroyable de la part d’une fille si posée et si raisonnable que Régine Renaud.

— Des lettres ? dit Marianne, d’un ton plus grave. Eh quoi ! vous voulez recevoir des lettres à l’insu de vos parents ?

— Oui, des lettres de Dijon, reprit Régine avec l’accent douloureux, fier et désespéré d’un confesseur de la foi devant ses juges.

— Oh !… dit Adolphine en joignant les mains et ouvrant les yeux, de l’air le plus ravi.

C’était comme si elle eût dit :

— Bon ! je sais tout maintenant, et c’est délicieux ! Roger Cardonnel !

— Vous écrivez à Roger Cardonnel ? demanda Marianne d’une voix plus basse.

— Oui.

— Ma chère Régine, vous savez combien nous vous aimons ; mais que diront vos parents, s’ils apprennent…

— Faites cela pour moi, Marianne ; et comptez ensuite à jamais sur moi. Voyez-vous, je ne puis pas croire que ce soit mal de s’aimer, surtout quand on ne peut pas s’en empêcher… Est-ce que cela n’est pas plus grand et plus sérieux que toute autre chose ?

— Elle a raison, s’écria Adolphine. Ah ! j’aime bien vous entendre parler ainsi, Régine.

— Est-ce que vous aimez, Adolphine, vous aussi ?

— Moi, non ; pas encore. Mais ça viendra, j’espère…

— Alors, vous ne pouvez pas savoir… C’est égal, je vous remercie. Pour mes parents, Marianne, vous se lez bien que ce n’est pas précisément contre leur volonté… Ils ne demanderaient pas mieux… et c’est seulement à cause des Cardonnel…

— Justement, reprit Adolphine, et pour moi je serai enchantée si ça réussit, à cause de mesdames Cordonnel. Peuh !… Elles sont si orgueilleuses ! Des manières ! comme leurs robes de soie qu’elles vont faire faire à Chaumont ! Elles savaient bien que nous les aurions tout aussi bien faites ; mais c’est un genre, et pour ça elles ne regardent pas à faire des sottises aux gens. Enfin, ce n’est pas pour ça, mais je vous demande si vous ne les valez pas ?

— Et si cela ne réussit pas, dit Marianne, si monsieur Roger plus tard ?… Dame, vous savez, les jeunes gens… Ah ! Régine, vous n’êtes pas prudente, et vous feriez mieux de lui dire d’attendre qu’il ait une position, et qu’il puisse vous épouser. S’il vous aime sérieusement, il peut bien attendre.

— Oui, pour qu’il l’oublie, c’est le moyen, dit Adolphine mécontente.

— S’il m’oubliait, que ce soit tout de suite ou plus tard, j’en mourrai de chagrin, reprit Régine ; mais il m’aime bien, et c’est pour cela qu’il ne peut pas se passer de m’écrire, Marianne, et moi, qui sais combien il en souffrirait, je ne puis pas le refuser.

Adolphine, transportée, embrassa Régine…

— Comme elle est gentille d’être si amoureuse que cela !

— Tais-toi donc, folle ! dit la sœur aînée.

Et d’une figure triste et sérieuse elle cherchait encore des objections ; mais voyant les yeux de Régine remplis de larmes, elle ne put y tenir et l’embrassa aussi en disant :

— Puisque vous le voulez, ma chère, je le ferai. Peut-être fais-je mal ? Mais je n’en sais rien, et je ne puis pas vous faire de la peine.

C’était donc grâce à cet arrangement que Régine et Roger avaient pu entretenir une correspondance active pendant deux ans et demi, jusqu’aux vacances de 1862 époque à laquelle Roger rentrait à Bruneray, muni du diplôme de docteur en droit. Désormais toutes ses études étaient achevées, et il ne s’agissait plus pour lui que d’entrer, comme le répétait invariablement monsieur Cardonnel, dans la carrière.

Le parti qu’il allait prendre était l’objet de grandes préoccupations, de tongs entretiens entre son père et sa mère, comme aussi bien avec leurs amis. Au premier rang de ces amis, ils plaçaient avec orgueil la famille Jacot de la Rive, dont la protection était la base de tous les plans échafaudés dans un sens ou dans l’autre, et entre lesquels Roger devait choisir. Mais on n’osait leur en parler à eux qu’avec réserve, de crainte d’importunité, et ce n’était qu’avec les bons et fidèles Renaud, comme les appelait madame Cardonnel, qu’on s’épanchait sur ce sujet en longues, en intarissables confidences, incessamment reprises, répétées, et dont en effet ils ne se lassaient pas, car il semblait que l’avenir de Roger fût une partie de leur avenir, à eux, et vraiment ils s’en occupaient plus anxieusement que de celui d’Adalbert, qui, toujours mauvaise tête, n’en faisant qu’à son idée, décourageait un peu leurs sollicitudes.

Cependant tout allait bien de son côté depuis quelque temps. Le drôle, — comme disait monsieur Renaud, — le drôle avait décidément quitté, en lui faisant d’assez grosses sottises, le petit boutiquier de Dijon chez lequel son père l’avait placé, et, profitant de son séjour à Bruneray, à l’époque de la mise en activité de l’usine, il était parvenu à obtenir une place dans les bureaux. Comment ? Par le crédit de monsieur Nauthonier, l’odieux ennemi des Cardonnel et par conséquent non moins haï des Renaud ! C’était là un crime, une lâcheté, que monsieur Renaud avait juré à son fils de ne lui jamais pardonner.

Toutefois, depuis dix-huit mois qu’Adalbert était entré en fonctions, il montrait une assiduité au travail, un zèle pour les intérêts du patron, qui lui avaient déjà procuré de l’avancement, et monsieur Renaud disait d’un ton radouci :

— C’est une mauvaise tête ! mais s’il se met dans l’idée de réussir, il réussira, et ça ne serait pas de trop, si toutes diables de nouveautés lui servaient au moins à quelque chose !

Ces diables de nouveautés étaient le cauchemar intime de monsieur Renaud, et non sans cause. L’ancien principal commerçant en lainage et rouenneries du vieux Bruneray avait vu presque toute sa clientèle le quitter, à mesure de l’introduction de ces nouveautés maudites, et du même coup son commerce assez florissant, tomber à plat. Les grandes glaces, le brillant étalage, les mirobolantes annonces, et surtout les invraisemblables bons marchés sur certains articles, qui de temps en temps donnaient la fièvre à tout Bruneray, poussaient la foule au grand magasin de la rue Neuve : À la Ville de Paris ! La foule, hélas ! et plus d’un ami, dont le cœur ne résistait pas à la vanité de se fournir au beau magasin, non plus qu’aux séductions des coquettes étoffes artistement étalées.

— Les imbéciles ! s’écriait monsieur Renaud, furieux, indigné. Ils ne voient pas que tout ça c’est de la camelotte, et que leur Parisien est un affreux charlatan ? Cinquante centimes le mètre ! vingt-cinq centimes ; demain, ça sera pour rien. Bon ! bon ! faites-vous des robes avec ça, vous en perdrez la façon. Des étoffes ramassées on ne sait où, dans les ventes, dans les faillites ! des malpropretés ! Mais, monsieur, moi qui vous parle, je ne vendrais pas ça à mon ennemi ; j’ai trop de cœur et d’honneur. Je ne crains pas, moi, qu’on vienne me reprocher que j’ai livré autre chose que du meilleur, des étoffes solides, qu’on pourrait tirer dessus à quatre chevaux et dont on ne voit pas la fin ! Oui, tenez, ça fait pitié de voir la sottise du monde au jour d’aujourd’hui !

— Tout ça, c’est bon, mon père, disait Adalbert, mais il faut faire comme tout le monde. S’ils veulent de la camelotte, donnez-leur-en. C’est votre affaire de gagner. et vous n’en avez pas d’autre. Le public veut du luxe, faites du luxe ; il vient à la réclame, faites de la réclame ; ayez autant de charlatanisme que le Parisien, et, si vous le pouvez, davantage. Laissez le bon, prenez le clinquant. Tant pis pour les imbéciles ; c’est leur faute s’ils sont attrapés. Ah ! ajoutait-il comme à lui-même en clignant de l’œil et en haussant légèrement les épaules, si je m’en mêlais, c’est moi qui voudrais te le couler, le Parisien !… Mais, bah ! vaut mieux autre chose.

— Je ne veux pas déshonorer le commerce, moi, répondait monsieur Renaud aux conseils de son fils. Tant pis pour les fripons, je n’en veux pas être.

Et il gardait héroïquement sa vieille devanture aux vitres étroites, ses draps solides et chers, ses laines pures, ses popelines véridiques, ses cotons bon teint et ses toiles honnêtes, soigneusement empiles et défendus contre l’air et la poussière par des enveloppes de toile ou de papier. Il se mettait en fureur si on lui disait, du prix d’une étoffe, que c’était trop cher, et que l’on en trouvait à moitié prix au grand magasin.

— Alors il faut acheter au grand magasin, disait-il, autrement vous feriez une grosse sottise.

Et il pliait l’étoffe brusquement. Sa femme avait beau lui représenter qu’on ne prenait pas les mouches avec du vinaigre et autres aphorismes semblables ; elle avait beau se montrer bonne, empressée, aimable pour tous, de jour en jour telle ou telle pratique rebutée sortait de la boutique pour aller au grand magasin, où l’on était reçu avec tant d’honneurs et des manières si insinuantes par de si jolis commis ou de si belles demoiselles, qui avaient tout l’air de grands seigneurs, et avec lesquels on n’osait pas même marchander ; mais qui pourtant vous laissaient tout étonné d’avoir acheté à si bon marché pour une si grosse somme.

Cet état de choses ne contribuait pas à faire de Régine un parti sortable pour le fils des Cardoonel, et vraiment personne n’avait idée de cela. On n’avait pas été pourtant dans les deux familles, et même au dehors, sans ressentir quelque peu l’ardeur de ce feu qui couvait depuis si longtemps déjà par le silence et les précautions des deux amants. Quelquefois madame Cardonnel observait Régine d’un œil soupçonneux et presque hostile, souvent madame Renaud regardait sa fille en rêvant ou en soupirant ; mais ni l’une ni l’autre ne croyaient qu’à une sympathie secrète, un peu trop vive, et fatalement destinée à céder de part et d’autre devant la force des choses et, selon l’expression des Cardonnel, devant les lois de la raison et des convenances : la raison, qui ordonne aux fils de famille d’être plus riches que leur père, et les convenances, qui font de l’union familière une affaire de lucre et de vanité.

Quant au baron de La Barre, il habitait maintenant une métairie achetée trente-cinq mille francs aussitôt après la vente du château, c’est-à-dire avant la hausse considérable sur les terrains qui s’était produite à partir. de la construction de l’usine et du chemin de fer. Il possédait là vingt hectares de bonnes terres en prés, labourages et bois, outre les bâtiments d’exploitation, et s’était mis à faire de l’agriculture.

Au lieu de se faire bâtir, avec l’argent qui lui restait, une maison bourgeoise, qui l’eût laissé sans le sou, le descendant de l’illustre famille de La Barre des Vreux, au grand déplaisir de madame Cardonnel, au scandale de tout Bruneray, s’était logé tout bonnement dans l’humble maisonnette des anciens fermiers, après l’avoir fait crépir à l’intérieur et aménager au dedans, d’une manière propre et comfortable. C’était une horreur ! « Car enfin imaginez-vous, madame, une maison qui fait suite à la grange aux bœufs, sous le même toit, une simple maison de métayer ! Allez donc là-dedans chercher un baron ! » Qui, cette inconvenance choquait vivement les sentiments de tous les gens comme il faut et même ceux des autres, il faut bien le dire ; car les préjugés ne vivent que du consentement et même de l’appui de ceux qui en sont les victimes. Ce fut bien pis, quand on vit le chevalier chausser l’hiver de gros sabots, l’été endosser la blouse, et souvent saisir la fourche et le rateau, en causant avec les travailleurs. Ceux-ci pourtant disaient avec plaisir : « Il n’est pas fier ! » Mais ça les gênait tout de même.

Dans sa tâche agricole monsieur de La Barre avait un aide précieux : c’était Joseph, le fils de sa gouvernante Marie Cardan, ce même petit garçon que Régine un jour avait admiré endormi au pied de la statue d’une ancienne madame de La Barre, contemporaine de Louis XV, Joseph, que les méchants appelaient le bâtard à Marie Cardan, que les malins désignaient à mi-voix sous un autre nom, — avait près de seize ans à l’époque où ils étaient venus s’établir à la Cerisaie ; tout en recevant chaque jour des ieçons du chevalier, il avait toujours travaillé, sous la direction de sa mère, aux travaux du jardinage, et il venait de passer une année chez sa sœur, mariée à un métayer du voisinage, afin d’apprendre à soigner le bétail et à labourer. Joseph avait profité à merveille de cette expérience, car c’était un garçon intelligent et de bonne volonté, et déjà l’on disait qu’il n’avait pas son pareil, pour tracer un sillon droit et profond et bien diriger son attelage.

Après avoir, pendant des années, décerné le blâme à Marie Cardan, on commençait à dire dans le pays qu’elle n’avait pas mal fait de s’attacher au chevalier ; car sans ça elle aurait vécu dans la misère, au lieu que tous ses enfants étaient bien élevés et bien placés. La fille Mariette, avait reçu du chevalier cinq cents francs de dot, plus son trousseau et son mobilier ; pour Joseph, il n’avait pas à s’inquiéter de son sort et l’on connaissait son héritage ; enfin l’aîné, Gabriel, bien qu’il eût quitté le pays, n’avait pas été abandonné, et on lui avait fait apprendre un bon état. En conséquence, Marie Cardan, devenue la mère de deux enfants bien placés et d’un futur propriétaire, voyait-elle maintenant les gens lui faire bonne mine et la traiter plutôt en fermière qu’en domestique, — on l’appelait bourgeoise, — et ceux-là surtout qui l’avaient le plus méprisée, quand elle était pauvre et insultée, étaient les plus empressés à la flatter. Elle souriait, de son air mélancolique et doux, ne faisant reproche à personne, mais n’ayant point l’air de se tromper sur la véritable cause de ces politesses, et elle restait quant à elle toujours la même, tranquille, patiente, réfléchie, parlant peu, mais parlant rarement sans donner un bon avis, agissant bien, et tenant la ferme non-seulement en bonne ménagère, mais en fermière intelligente. Elle représentait la pratique et l’économie, et Joseph et le chevalier, qui s’occupaient d’innover et d’améliorer, ne faisaient rien sans la consulter.

Depuis une année, Marie Cardan avait eu la joie de voir revenir près d’elle son fils aîné, Gabriel, qui, on l’a vu, l’avait quittée brusquement, à l’époque de la naissance de Joseph. Elle ne l’avait cependant jamais perdu de vue ; comme il était allé trouver son oncle à Chaumont, elle avait eu constamment de ses nouvelles et l’avait protégé à son insu.

Gabriel avait été placé dans une maison où l’on exigeait de lui un faible service et où il avait pu suivre l’école du soir. Plus tard, son oncle l’avait envoyé à l’école des arts et métiers de Châlons, où il était devenu mécanicien. Mais, au sortir de cette école, l’oncle lui avait révélé que c’était à sa mère seule, qui avait consacré à cela tous gages, qu’il devait tant de soins et son état, et non point à un parent qui, chargé d’enfants, n’eût pu le faire ; il lui avait en même temps remis une lettre de sa mère, écrite par Joseph. Gabriel, qui était vif, mais d’excellent cœur, avait pleuré, puis avait écrit à sa mère ; mais, ne se sentant pas encore le désir de la revoir dans la situation qu’elle s’était faite, il était parti pour Paris, où il avait passé quelques années en donnant de ses nouvelles assez fréquemment. Enfin il était venu s’embaucher aux forges de Bruneray, dont il était un des meilleurs ouvriers, et il vivait en parfaite intelligence non-seulement avec sa mère et son frère Joseph, mais avec le chevalier.

À ceux qui s’en étonnaient et se permettaient de lui rappeler qu’il s’était exilé autrefois par indignation et chagrin de la conduite de sa mère, Gabriel répondait :

— Dans ce temps-là, j’ai eu tort ; ma mère était veuve et libre d’aimer. Elle a été pour mon père, tant qu’il a vécu, une bonne et fidèle épouse, une bonne mère pour ses enfants. Nous n’avons rien à lui reprocher, et ceux qui l’accusent sont, des imbéciles qui ne jugent de rien que par la routine, et n’ont aucune idée de la liberté de chacun et du respect qu’on se doit les uns aux autres dans ses sentiments.

— Mais le chevalier ? répliquait-on.

— Le chevalier a toujours été bon pour nous, il nous a servi de père, ma mère vit chez lui heureuse et honorée. Qu’est-ce que que je pourrais lui reprocher ? Je ne puis que l’aimer et lui être reconnaissant.

Et si l’on s’obstinait à ne pas comprendre, Gabriel, s’échauffant, reprochait aux gens de n’être indulgents que pour les coquins et de ne juger de rien que par habitude et préjugé ; il frappait des poings sur la table, et comme ces poings étaient bons, les gens se taisaient.

Gabriel et le chevalier discutaient cependant ensemble souvent, mais sans se fâcher, grâce, il faut le dire, au tact et à la bonhomie du chevalier, qui ne s’obstinait point, et qui en fait d’idées, loin de condamner le nouveau de prime abord, en était friand. Gabriel n’était pas de même humeur. Il avait rapporté de Paris des idées qu’on disait extraordinaires à Bruneray, et il voulait qu’on les adoptât comme il les avait lui-même reçues, tout d’un bloc et par une simple affirmation. Il tranchait sur tout, ne doutait de rien, parlait longuement, s’échauffait vite et ne supportait qu’à grand’peine la contradiction.

Le chevalier, avec son absence de parti-pris et sa fine bonhomie, l’assouplit un peu. Une autre personne bien moins spirituelle le dompta tout à fait : c’était Adolphine Forel. Séduit d’abord par sa jolie figure, le bon Gabriel s’était attaché plus profondément à elle en la voyant malheureuse ; car les deux sœurs, elles aussi, dans le grand changement qui avait eu lieu à Bruneray, avaient perdu leur clientèle. Excepté la famille Renaud et deux ou trois autres, toutes ces dames, y compris le haut et le petit commerce, se faisaient habiller désormais par la grande couturière venue de Chaumont et coiffer par la modiste parisienne.

Les pauvres filles en étaient réduites à vivre de pain. et de lait, comme tant d’autres ouvrières, et l’amour-propre froissé, le regret de la situation perdue, augmentaient encore leurs souffrances. Adolphine avait accepté avec empressement les propositions de mariage de Gabriel, assez beau garçon, beau parleur, et dont le salaire atteignait cinq francs par jour. Ils étaient fiancés et devaient se marier sous peu.