La Grande Illusion des petits bourgeois/16

Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 283-290).

XVI

LES EXPÉRIENCES D’UNE FEMME OISIVE.

Le plan d’Adrien Lacombe s’était accompli. Au second étage d’une maison de la rue de Beaune, on pouvait lire, sur le même palier, ces deux inscriptions Agence d’affaires : M. Adrien Lacombe, — celle-ci écrite en pleine porte et en plein œuvre, et l’autre, minuscules, sous la sonnette d’en face : Me Cardonnel, avocat.

La foule n’encombrait pas l’escalier, on pouvait se mouvoir entre les deux portes ; néanmoins nos deux amis avaient fait quelques affaires, grâce, il faut le dire, à l’activité remuante d’Adrien. Avec une audace de joueur, il avait couvert d’affiches les murs et les journaux ; avec une effronterie dont il se moquait lui-même, il parlait hautement de ses relations étendues, des moyens d’information dont il disposait, de sa grande capacité en affaires et de celle de son ami.

Depuis six mois que durait leur association. Adrien Lacombe avait acheté pour des clients cinq ou six maisons de campagne, opéré des placements, et renvoyé à Roger plusieurs affaires litigieuses. Roger avait enfin abordé la barre et plaidé, non sans succès. Les gens entendus avaient été frappés de sa logique sobre et concluante, des arguments simples et nouveaux qu’il faisait valoir. D’autres, il est vrai, le public en général, l’avaient trouvé d’une indigence ridicule en fait de phrases à effet, et complétement dépourvu de la grande éloquence des tirades sonores, et, comme il plaidait court et serré, certains clients avaient jugé n’en avoir pas assez pour leur argent.

— Tâchez d’être un peu plus charlatan, mon cher, disait Adrien ; dans la foule, il n’y a pas d’autre moyen de se faire entendre que de crier très-fort. Grâce à une centralisation effrénée, la société est devenue un tohu-bohu où l’on marche à l’aveuglette. Illuminez, criez, vous attirez du monde. Sinon, personne. Pas de délicatesse ou vous êtes perdu. Faites la réclame pour le bon motif, comme d’autres la font pour le vol. Au temps où nous sommes, il n’y a pas d’autres moyens d’arriver.

Roger recevait ces conseils en souriant et n’en tenait compte. Deux impressions le dominaient à ce sujet : d’abord les répugnances originelles, instinctives, de sa nature droite et délicate ; une modestie, assez aristocratique au fond, qui attendait l’hommage sans vouloir le demander ; puis le secret espoir de vaincre malgré tout ! par la seule force de sa capacité, de sa vraie valeur. Il ne pouvait se résoudre à réussir par des moyens qui l’eussent diminué à ses propres yeux, et se flattait de l’emporter doublement par un succès pur de toute fraude, complet de noble orgueil.

Il n’y avait à ce sujet qu’une seule objection à lui faire, et son père seul en avait le droit : c’est qu’il ne faisait pas ses frais à Paris.

Cependant il avait satisfait ses conseillers sur un point : il allait dans le monde. Presque toutes ses soirées étaient prises, et il dépensait en gants, en cravates et en voitures, avec les billets de concert et de loterie, la moitié de son budget. Mais jusque-là, cette mise de fonds ne lui avait point rapporté de causes. Il est vrai qu’il ne flattait personne et ne s’était fait le d’aucune coterie. On le trouvait aimable et on le voyait avec plaisir. C’était tout. Le plus souvent, d’ailleurs, il se perdait dans la foule, abandonnant la parole à ceux qui la disputaient.

Par suite de la rupture de Roger avec la compagnie des mines de l’Est, ses rapports avec les Jacot étaient devenus froids et rares. Cela s’était fait sentir même vis-à-vis de la famille Cardonnel, et, pendant l’été précédent, madame Cardonnel et Émilie n’avaient pas été peu froissées de l’indifférence dont elles avaient été l’objet de la part des châtelaines de Bruneray, d’une seule visite faite à grand’peine, et du luxe insolent déployé par madame Trentin du Vallon, qui maintenant, au milieu de certaines baronnes parisiennes et d’une volée de jeunes boulevardiers, semblaient avoir complétement oublié son amitié, si démonstrative quelques mois auparavant, pour Émilie. C’était donc fort rarement, et suivant les recommandations de son père et de sa mère, pour ne pas rompre avec des voisins puissants, que Roger se présentait chez les Jacot ; il n’y était allé que deux ou trois fois dans tout l’hiver. À sa dernière visite, il avait rencontré Marie chez sa mère ; elle était visiblement attristée, mélancolique, mais pour cela non moins affable ; car, se souvenant tout à coup de leur ancienne amitié, elle s’était inquiétée de la position de Roger, l’avait forcé de parler de lui-même, et plus d’une fois avait attaché sur lui des regards langoureux et tristes, comme si elle eût eu des confidences à lui faire ou le besoin d’être plainte par lui.

Un soir du printemps de 1864, que Roger allait quitter son cabinet, où, comme il arrivait le plus souvent, il se trouvait seul, on sonna. Il alla ouvrir lui-même, n’ayant plus à cette heure le valet en livrée dont, par un mécanisme ingénieux de sonnettes, d’heures différentes et de combinaisons improvisées, il partageait la possession avec Adrien Lacombe. En face de lui, il vit une femme ou plutôt un amoncellement de soie et de dentelles, où tout d’abord il ne reconnut rien. Saluant, il s’effaça ; mais l’inconnue lui tendit la main, et, derrière le voile épais, se fit entendre une voix fraîche et stridente.

— Vous ne me reconnaissez pas ?

— Ah ? pardon, dit-il ; j’étais si loin de m’attendre à la visite de madame Trentin du Vallon.

— Hélas ! dit-elle.

Et, sans rien ajouter, elle entra et s’assit, regardant autour d’elle d’un air d’intérêt.

— C’est ici que vous recevez vos clients, monsieur Roger ?

— C’est avec l’antichambre tout mon appartement, madame.

— Oui. Oh ! ce ne sont pas les meilleurs qui font fortune, je le sais, je le sais. Pourquoi faut-il que l’on sache toujours trop tard ?

— Vous aussi, madame, vous auriez à vous plaindre de la vie ?

— Et pourquoi non ? Est-ce à vous qu’il faut apprendre, à vous qui êtes assez fort pour les dédaigner, que l’éclat, les apparences, ne sont pas le bonheur.

— J’espérais que pour vous ils ne l’empêchaient pas.

Marie jeta dans les yeux du jeune homme de longs regards pénétrants, où, derrière son voile de tristesse et de langueur, scintillait cette flamme aventureuse et hardie qui brillait autrefois dans les yeux de la jeune. fille, comme dans ceux de la femme aujourd’hui, mais tempérée alors par une certaine naïveté, maintenant effacée.

— Vous l’avez espéré ? dit-elle d’un ton de reproche ; alors, vous n’étiez pas plus clairvoyant que moi. Et encore, est-ce bien le bonheur que j’espérais ! Non ? Je voyais déjà qu’il n’était pas possible pour moi. Je me suis mariée, parce qu’il faut se marier… Quelle folie, mon Dieu !

Elle leva au plafond des yeux désolés, joignit les mains et les laissa retomber sur ses genoux. Roger se sentait embarrassé de ces confidences. Quel était leur but ? Madame Trentin vit sans doute cet embarras, elle reprit :

— Aujourd’hui, après moins d’un an de mariage, cette chaîne, dont j’ignorais le poids, m’est devenue si lourde, si odieuse, que j’en suis à vouloir la rompre, et que, n’osant consulter à ce sujet un étranger, je suis venue près de vous, près d’un ami, afin que vous me disiez si je puis recouvrer ma liberté.

— Est-il possible ? s’écria Roger, vivement ému. Croyez à tout mon dévouement, madame. Je crains seulement… La loi est fort insensible…

— Il ne me resterait donc plus qu’à fixer mon sort moi-même ! s’écria-t-elle avec un nouveau regard adressé au ciel.

Et ses yeux ainsi étaient véritablement très-beaux.

— Calmez-vous, chère madame, dit Roger en lui prenant la main, et…

Il voulait dire : « et racontez-moi vos griefs, » mais il hésitait en face de confidences aussi délicates.

— Qui, je dois tout vous raconter, dit-elle ; il le faut bien. Oh ! monsieur Roger !

Elle mit sa tête dans ses mains.

— Vous êtes le dernier peut-être à qui je devrais faire de tels aveux… mais je puis… non, je ne pourrais pas parler à d’autres… Je me suis plainte à ma mère, elle m’a conseillé de me distraire. D’autres m’ont donné de plus fâcheux conseils. Sans doute, il est cruel à mon âge de renoncer au bonheur ; mais, si du moins je pouvais obtenir la liberté d’être seule, ne plus appartenir qu’à moi-même !…

De nouveau elle se voila le visage. Roger n’osait l’interroger.

— Enfin, dit-il au bout d’un silence, vous voudriez réellement une séparation ?…

— Si je le veux ? certainement !

— Une séparation judiciaire ?

— Il le faut bien !

— Vous savez que pour l’obtenir, il est nécessaire d’avoir à alléguer des faits précis ? Des antipathies, si vives qu’elles soient, ne suffisent point.

— Mais c’est abominable, cela ! Quoi ! pour cesser d’être mariés, il ne suffit pas de se haïr !

— Non ; la loi en ceci est aussi grossière que l’esprit du conquérant qui l’a dictée, et pour qui le mariage n’était autre chose qu’une mesure de police sociale et un acte matériel. Le seul vrai bien, le bien moral, y est sans valeur, lui seul ne compte pas.

— Quelle barbarie !

— Oui, sur ce point comme sur bien d’autres, c’est toujours l’esclavage antique, la hiérarchie ; nulle part, le droit individuel qui, nouveau venu de moins d’un siècle, n’entre encore dans nos lois et dans nos mœurs qu’en qualité d’hôte et d’étranger.

— Sauvez-moi ! s’écria-t-elle en lui tendant ses deux mains et en s’approchant de lui si près que leurs têtes se touchaient presque ; arrachez-moi à l’opprobre d’être malgré moi la femme de cet homme ! J’espère en vous : ne me découragez pas, j’en mourrais.

— Avez-vous des faits ? dit le jeune avocat d’une voix oppressée.

— Si j’en ai ! D’abord ceci est la moindre des choses, mais il faut tout dire ; d’abord monsieur Trentin du Vallon, au lieu de me laisser toucher l’intérêt de ma dot, qui est de six cent mille francs, ceci est à moi pourtant ! — se permet de régler ma pension lui-même, et ne me sert que quinze mille francs. Ce n’est pas que je tienne beaucoup à ma toilette ; non, j’ai trop de chagrin pour cela ; mais le procédé est indigne, blessant ; il me révolte !

— C’est son droit légal, dit Roger, répondant à la muette question de ces yeux, à la fois brillants et langoureux, qui ne quittaient pas les siens.

— Mais c’est odieux !

— Sans doute ; malheureusement on ne peut rien que d’après la loi. Mais ensuite…

— Ensuite ? dit-elle.

Elle s’arrêta, détourna la tête en rougissant, et murmura :

— Ah ! monsieur Roger, vous êtes bien… jeune pour un confesseur !

— Comptez sur mon plus profond respect, madame, dit-il avec émotion ; au reste, si vous préfériez faire vos confidences à l’un de mes confrères en cheveux blancs, j’en connais un fort digne… et je m’entendrais ensuite avec lui…

— Ce ne serait pas un ami pour moi, reprit Marie vivement ; tandis que vous… Oh ! je crois à votre amitié, à votre loyauté, à votre générosité, monsieur Roger, et c’est pour cela que je suis ici !

Il la ranima en serrant la main qu’elle lui tendait. Elle ne la retira pas ; mais, au contraire, se rapprochant de lui, comme un enfant qui a peur, elle mit l’autre main sur le dossier de la chaise de Roger et courba le front, de manière à pouvoir lui parler presque à l’oreille. C’était en effet quelque chose de l’attitude d’une pénitente vis-à-vis de son confesseur. Mais quel que fat le trouble de Marie, peut-être n’était-ce pas elle à qui la situation causait le plus d’embarras. Enveloppé ainsi des effluves de beauté, de grâce, de distinction, qui émanaient de cette jeune femme, attendri par ses douleurs, et disposé d’avance à l’émotion vis-à-vis d’elle par les sentiments qu’elle lui avait témoignés autrefois, et que sa démarche et ses paroles lui révélaient encore, le jeune homme se sentait beaucoup plus ému qu’il n’eût voulu l’être. Sa main trembla dans celle de Marie ; mais, toute entière sans doute à ses propres impressions, elle ne la retira point, et ses paroles à voix basse, portées par un souffle doux et chaud et haletant, passèrent dans l’oreille de Roger.

— Ceci est le comble de l’infamie. Je ne suis pas respectée, ma volonté n’est rien ! monsieur Trentin a une clef de ma chambre où il peut entrer à toute heure. J’ai redemandé cette clef, et il me l’a refusée d’abord en riant ; puis, quand j’ai sévèrement insisté, avec des mots indignes, outrageants… Il me croit à lui, cet homme qui n’est pas à moi ! Il a une maîtresse, je le sais, tout Paris le sait ! Et quand je lui demande au moins de me délivrer de… sa présence, il ne comprend pas. Cet homme est infâme, il me fait horreur et j’en suis venue à le haïr. Tout cela n’est-il pas horrible !

— Pauvre !… pauvre chère… madame !… murmurait le jeune avocat en serrant la main de Marie.

— Oh ! oui, pauvre ! bien pauvre, allez, malgré ma richesse ; car je n’ai ni bonheur, ni dignité, ni amour, rien ! D’où me vient ce malheur, grand Dieu ! J’ai vingt et un ans, on me dit jolie : est-ce vrai ? je ne sais pas ; mais j’ai une âme pour aimer, oui, une âme ardente, qui eût pu faire mon bonheur et celui d’un autre. Et me voilà condamnée à ne point aimer. Et ce qu’on m’a présenté comme un contrat d’amour et de confiance, n’est qu’une oppression et une infamie ! Ah ! si j’avais su ! Mais… dans le chagrin d’un sentiment, d’un espoir trompé, qui me laissait indifférente à tout le reste, on m’a présenté cet homme en me vantant ses talents, sa largeur d’esprit et de caractère. En effet, il donne à sa maîtresse, une certaine Juliette, du Vaudeville, dix mille francs par mois : — c’est de la largeur assurément ; — il était l’associé de mon père, qui désirait ce mariage. Sous les croix qui le chamarraient et l’élégance extérieure dont il s’entoure, je n’ai pas vu cette vulgarité, cette bassesse, qui maintenant me soulèvent le cœur. Ah ! j’ai eu tort sans doute ! mais j’en suis amèrement punie, et vous devez me plaindre, vous, monsieur Roger !

Renversée sur sa chaise, elle pleurait ; elle avait arraché ses gants, et l’une de ses mains effilées couvrait et découvrait tour à tour d’un mouchoir de dentelle ce visage mobile, animé, auquel jusqu’alors Roger n’avait vu exprimer que des impressions spirituelles, gracieuses, vives, mais non touchantes et passionnées. Il fut saisi de cette nouvelle beauté qui se dévoilait à lui ; ces yeux en pleurs, éclatant de flammes ; ces lèvres rougies, qui, d’un seul pli, sans parler, criaient la colère, la douleur ou l’amour, et ces mains fines, nerveuses, puissantes dans leur petitesse, qu’on sentait, à leurs contractions, capables de tout broyer autour d’elles : liens, résistances, êtres ou obstacles !

Leur conversation fut longue. Ne fallait-il pas en effet, comme elle-même l’avait dit, que son avocat devint son confesseur ? Les griefs qu’elle alléguait étaient graves certainement ; ils constituaient abondamment l’outrage du lieu conjugal, l’indignité du mari et le malheur de la jeune épouse ; mais ils ne suffisaient pas pour rompre légalement un lien qui, par le fait même, était rompu, puisque l’essence de ce lien est l’unité d’amour. Cependant Marie ne voulait point être désespérée ; elle avait dit à Roger : « Sauvez-moi ! » elle était venue lui demander non-seulement des conseils, mais des consolations. Elle emporta l’un et l’autre. Son désir de séparation ne pouvait être satisfait que par deux moyens : sévices devant témoins, chose outrageante et plus que difficile à obtenir dans un certain monde, ou l’inconduite sous le toit conjugal, peu probable à la ville, mais à peu près certaine à la campagne, rassura madame Trentin du Vallon, Or, its allaient au premier jour s’établir dans un château princier, que le financier venait d’acheter aux portes de Paris : Marie aurait les yeux ouverts, et, dès les premiers indices, consulterait son avocat.

— Ne viendrez-vous pas me voir ? dit-elle d’un air tendre et suppliant en lui tendant la main.

Roger hésita.

— Je m’en ferai un devoir, dit-il enfin.

— Un devoir ! répéta Marie avec reproche en lui jetant les yeux dans les yeux.

Il se troubla.

— Je n’osais pas dire un bonheur.

— Ah ! dit-elle, à la bonne heure ! Et merci !

Elle prit la main du jeune homme, la pressa sur sa poitrine, le regarda encore, baissa les yeux, et ajouta :

— J’ai besoin de votre… amitié.

Puis elle marcha vers la porte, la tête baissée comme sous un doux poids ; lui jeta encore un long regard, lui serra longuement la main, et partit, laissant dans la chambre le parfum délicat et pénétrant dont ses vêtements étaient imprégnés, et bien plus, toute une atmosphère d’idées troublantes, irritantes, douces et pénibles, tout un tumulte de sensations et de souvenirs.

Après ce départ, Roger se jeta sur une chaise, où il resta quelque temps rêveur ; puis, comme s’il étouffait il alla ouvrir toute grande la fenêtre. Il eût voulu faire fuir cette atmosphère dont il se sentait enveloppé. Marie était restée devant ses yeux ; successivement il voyait toutes les expressions qu’elle avait eues, il entendait tous les mots qu’elle avait dits, et qui prenaient, ainsi répétés et isolés du courant d’idées qui les produisait, une signification encore plus vraie. Il se revoyait lui-même ; il rougissait d’avoir été trop ému, trop… affectueux peut-être. Il ne voulait pas… mais comment, vis-à-vis d’une femme malheureuse, qui vous comble de marques de confiance et d’affection ?… Comme elle est devenue énergique et belle ! se disait-il. Quelle créature intelligente et passionnée !… Elle, si charmante et si distinguée, à ce Trentin !… C’est épouvantable ! Certes, je serais heureux de la délivrer !…

Mais il sentait que c’était là une tâche périlleuse, et déjà il n’était pas content de lui-même. Les manières de Marie à son égard l’inquiétaient. Était-elle naturelle, c’est-à-dire naïve, dans l’expression de ses sentiment pour lui, ou volontairement imprudente ? Pourquoi revenait-elle ainsi à lui après une longue froideur ? Après tout, qu’importe ! Il serait poli, serviable, amical, comme autrefois, rien de plus. Et cela dit, il voulut penser à autre chose, mais les mêmes préoccupations revinrent l’obséder. Sa vanité, ses sens, sa compassion, elle avait remué tout en lui, et le tumulte ne s’apaisait point. Il se mit à la fenêtre pour se distraire, et les effluves de mai, que lui jetaient les parfums d’un jardin voisin, et le rayonnement des flots de la Seine, et les peupliers du quai, et la gaieté sonore et printanière des voix qui passaient, ne firent que rendre plus vives les impressions qu’il fuyait.

— Je n’ai jamais vu créature plus pénétrante, se dit-il.

Mais aussitôt, il rougit de cette parole.

Et Régine ? — Ah ! celle-là le pénétrait autrement, chère et pure aspiration de tout son être, de toute sa vie ; astre chéri, toujours lointain, hélas ! Il voulut se réfugier en elle, se mit à son bureau, prit la plume et traça quelques lignes. Non ! Il ne pouvait pas lui écrire ce soir ; il ne se sentait pas dans la situation d’esprit convenable, et il préféra sortir.

Depuis dix-huit mois, Roger vivait à Paris ; il avait près de vingt-six ans, et n’était plus, à beaucoup d’égards, le même que nous l’avons vu lorsque, absorbé par la famille, par son amour précoce et surtout par les innéités de sa noble et délicate nature, il entreprenait sans crainte et sans doute le combat de la vie pour conquérir sa place et sa fiancée. La vie, telle qu’elle est faite actuellement, gâte incontestablement l’homme, souvent le corrompt beaucoup plus qu’elle ne l’améliore. Ce système, qui fait de tout succès le prix d’un combat dans la mêlée, qui substitue dans le cœur de la jeunesse l’ambition à la poésie, et retarde forcément le mariage à trente ans, ce système est celui même de la corruption des mœurs ; il fait de tous les heureux des jouisseurs affamés qui donnent le ton à la foule, font prédominer en toutes choses le cynisme et la grossièreté des parvenus.

On l’a dit justement : l’innocence est une ignorance. La vertu vaut mieux, mieux comme force, moins par la pensée, à jamais dépourvue de sa chasteté, qui est une grande force aussi. Mais, entre l’innocence et la vertu ou plutôt en dehors d’elles, il y a beaucoup de situations diverses, qui s’éloignent de la première sans se rapprocher de la seconde. Pour qui n’a pas une moralité fondée sur des principes définis, certains, c’est un abaissement moral infaillible que produit le spectacle de la corruption. Après le premier choc, après la révolte première, l’accoutumance vient, les répulsions peu à peu s’apaisent ; on arrive à ne point considérer comme un si grand mal ce qui est le tort de tout le monde, et par se trouver assez vertueux d’être seulement moins coupable.

Roger n’en était pas là. Son intimité constante avec Régine et son amour pour elle, de mariage qui était sa plus chère pensée, l’avaient sans cesse ramené au point de départ ; toutefois il s’en écartait de plus en plus. Sa camaraderie avec Adrien Lacombe, et le spectacle constant des mœurs parisiennes, avaient, cette année-là surtout, usé bien des susceptibilités en lui, d’autre part développé jusqu’à l’irritation les désirs naturels à sa jeunesse. Il s’était laissé entraîner par son associé dans certains mondes où l’on faisait des affaires comme ailleurs, et c’est ainsi qu’un beau jour ou plutôt une belle soirée, il s’était rencontré face à face avec Adolphine, maintenant une des étoiles du monde des femmes qui reçoivent de celui-ci et donnent à celui-là, et qui, en reconnaissant Roger, lui avait sauté au cou, s’était emparée de lui, et lui avait raconté en riant beaucoup le secret de son départ de Bruneray. Cependant elle s’était attendrie au souvenir de sa sœur. Pauvre Marianne ! Elle avait été heureuse d’apprendre son mariage avec Gabriel.

— Ça lui sera toujours un soutien, car une femme seule, voyez-vous, au prix où est le travail, c’est ni plus ni moins qu’une agonie. Mais Marianne est de celles qui aiment mieux mourir que de faillir. J’ai songé bien souvent à lui envoyer de l’argent, mais je sais qu’elle n’aurait pas voulu le recevoir. À présent, je suis contente, si elle venait à manquer, vous me rendriez le service de lui faire accepter ça comme de vous ; car après tout ce n’est pas un mari qui la garantira contre la misère. Les enfants viendront… Je voyais bien tout cela, moi, surtout avec Gabriel, qui était un peu mauvaise tête, et c’est pourquoi le cœur m’a manqué. Savez-vous que j’ai bu de l’eau et mangé du pain des mois durant, pas autre chose, que j’en avais un mal d’estomac… et toujours, du matin au soir, tirer l’aiguille !… c’est-il vrai, ça ?… Je sais qu’il y a des gens qui me méprisent, mais je le leur rends bien. Si j’ai mal fait, qu’est-ce donc qu’il faut dire de ce vieux Jacot, qui tient pourtant le haut du pavé, et qui m’a mise où je suis, moi, et combien d’autres avant et depuis moi ? Et son fils, et tous ces gens qui ne sont occupés qu’à séduire les femmes et s’en faire duper. Quant à leurs pimbêches, est-ce qu’elles en font moins que nous ? Elles sont seulement plus hypocrites. Dites donc cela à Marianne, quand vous la verrez ; moi, je n’oserais pas. Il n’y a que les filles comme elle de respectables, mais elles sont aussi trop dupes. Car enfin il est drôle, allez, le monde : on y recommande la vertu et l’on n’y récompense que ceux qui n’en ont pas. Ceux-ci ont tout le bien-être, le plaisir, les arts, la puissance ; pour les vertueux, ils meurent de faim, de fatigue ; ils sont roulés dans la saleté et la guenille, ils n’y voient pas plus loin que leurs quatre murs, et encore sont méprisés comme des chiens partout ailleurs que dans les livres ou les discours. Ma foi ! c’est trop bête ! Oui, j’ai connu cette vie-là et j’en ai eu assez. Je ne me sens pas faite plus qu’une autre pour souffrir et être dédaignée ; s’il y a des bégueules qui font la mine en passant auprès de nous, il y en a plus d’une au fonds qui nous porte envie, et les coups de chapeaux et les platitudes ne nous manquent pas. Les hommes battent ou mangent les femmes honnêtes, ils se laissent battre ou manger par nous. On aura beau dire : je suis bien aise de ce que j’ai fait, et, si c’était à faire, je recommencerais.

Cette fille logique s’était admirablement développée dans un nouveau milieu comme beauté et comme esprit ; elle n’était pas une des moins recherchées de son monde ; elle en était une des plus décentes et des plus sûres. Le regret de sa sœur et le chagrin de ne pouvoir lui être utile semblaient être son unique souci. Elle supplia Roger de revenir la voir, et lui parla toujours de Marianne. Si l’entretien (s’égara parfois, si elle ne put résister au désir d’apprendre à Roger qu’il était fort beau garçon, elle ne lui garda pas rancune de n’avoir pas répondu à ses avances ; Adrien Lacombe d’ailleurs était empressé pour deux.

Ces fréquentations, bien qu’elles n’eussent entraîné Roger dans aucun désordre, avaient nécessairement affaibli sa délicatesse : l’autre monde, plus légal d’ailleurs, ne l’entamait pas moins. D’une part, si l’on condoyait des femmes entretenues et des hommes encore plus entretenus, puisqu’ils l’étaient par elles en sous-ordre, si l’on voyait la débauche des vieillards lutter avec la lâcheté des jeunes gens ; d’autre part l’adultère était chose commune, quasi-convenue ; et ces amours illicites n’étaient souvent, comme le mariage lui-même, qu’un honteux calcul d’ambition. Partout enfin les oreilles du jeune homme étaient habituées forcément à ce langage qui présente le vice comme chose naturelle, inévitable, même au milieu de ce monde, et plaisante, tandis qu’il voyait ces habitudes vicieuses elles-mêmes, embellies par toutes les poésies de la beauté, de l’imagination de l’esprit, du cœur même parfois. Si Roger eût été l’époux de celle qu’il aimait, tout cela et glissé sur lui, ou plutôt il l’eût jugé de haut ; mais, contraint au célibat, affamé d’amour, il en était arrivé à cacher sa chasteté comme un ridicule et à la garder comme un supplice.

C’était donc une partie dangereuse que jouait l’amant de Régine en consentant à être l’avocat ou plutôt le confident des chagrins de madame Trentin du Vallon. Il le sentit alla jusqu’à chercher quelque défaite, mais il se trouva cruel. Cette jeune femme réclamait son amitié, son secours. Était-ce par tant de dureté qu’il devait reconnaître les sentiments de confiance et d’affection qu’elle lui témoignait, sentiments qu’il avait déjà froissés autrefois, qu’elle lui rendait avec une persistance touchante, et dont il ne pouvait se défendre de lui être reconnaissant….

Il ne se rappelait pas à ce moment, — ces manques de logique ou de mémoire ont souvent pour cause des vanités ou des velléités secrètes, — comment il avait jugé la brusque détermination de Marie, lorsqu’en le voyant une seconde fois tourner le dos à la fortune, elle s’était décidée à épouser monsieur Trentin. Alors il s’était dit : a Elle avait du goût pour moi, cela est certain ; mais elle en a beaucoup plus pour l’éclat et la fortune. Elle ne m’aimait pas sérieusement. » Et il s’en était félicité, non sans une pointe de déception vaniteuse. Il n’y avait donc là rien d’attendrissant et qui pût créer à madame Trentin du Vallon des droits au dévouement de Roger. Et maintenant, mariée, quand elle revenait trouver celui qu’elle avait sacrifié à l’ambition, Roger, en se dérobant à sa fantaisie, eût-il été cruel ou prudent ?

Il reçut bientôt un billet de madame Trentin du Vallon par lequel elle l’informait de son départ pour Chante-Fontaine, leur château, et le priait de l’y venir voir au plus tôt ; elle avait besoin de lui. Le billet était signé Marie.

Roger partit la semaine suivante pour Chante-Fontaine.

Il ne devait y rester qu’un jour ; il en resta quatre, Marie l’en avait prié. Elle était à peu près seule, et l’amitié lui était si douce ! Au cas où une affaire appellerait Roger à Paris, une dépêche était sitôt transmise !

Il revint, triste et mécontent de lui-même, se sentant coupable vis-à-vis de Régine et tourmenté dans la loyauté de son amour. Fallait-il avouer à sa fiancée qu’une autre femme avait pu lui arracher des galanteries, presque des aveux, et lui causer une émotion qui durait encore ? Il n’en eut pas le courage. Mais il avait pris l’habitude d’ouvrir son âme devant Régine, et, bien que depuis quelque temps il ne lui dévoilât pas comme autrefois toutes ses pensées, toute sa vie, au moins rien de grave ne se passait en lui qu’il ne l’indiquât en quelques traits. C’était leur pacte si fidèlement rempli par elle ; c’était le besoin de leur cœur et le devoir de leur conscience. Roger, pour la première fois, y manqua, mais non sans remords et sans trouble, et le flot intarissable d’effusions douces et charmantes, qui d’ordinaire coulait de sa plume, s’épuisa cette fois promptement.

Il eut bientôt à correspondre avec Marie, qui, sous un prétexte ou sous un autre, lui écrivait souvent ; et ces lettres étaient si spirituelles, que Roger, par amour-propre, s’efforça d’y répondre dignement cela lui prit du temps et surtout le préoccupa ; des affaires vinrent se joindre à tout cela, et la correspondance avec Régine en souffrit.

Quelquefois, le matin, dans le cabinet du jeune avocat, entrait furtivement madame du Vallon elle-même, toute effarée, toute gentille, en négligé charmant, et qui, d’un pas leste, accourant donner la main à Roger, lui disait :

— Je suis venue hier soir de Chante-Fontaine, et ce matin, en allant chez ma modiste, je suis venue vous dire bonjour, et puis ceci encore…

Le ceci était une de ces confidences d’intérieur auxquelles la consultation légale n’avait absolument rien à voir, mais qui marquaient plus ou moins les torts de monsieur Trentin et les malheurs de Marie ; elles étaient toujours suivies de larmes ou d’épanchements intimes de la part de la jeune femme, dont Roger avait ainsi l’occasion d’admirer une fois de plus la délicatesse, les sentiments ardents ou élevés. Et le bonjour durait long. temps, à moins qu’un client ne survint, ce qui était rare.

Du côté de Régine, les lettres devenaient tristes, inquiètes, et contenaient même des reproches, dont Roger, ne pouvant aire la vérité, ne se justifiait qu’assez maladroitement.

Il attendait une réponse de sa fiancée un jour, quand au lieu d’une lettre de Régine, on lui en remit une de Marie. Elle le suppliait de venir immédiatement à Chante-Fontaine, ayant des choses graves à lui communiquer.

Réellement il fut très-contrarié. Il sentait de plus en plus le besoin de rompre avec ces coquetteries, qui le brûlaient, et de rendre à sa Régine, à sa conscience, à son propre cœur, la paix dont ils avaient besoin, Il s’était fait une joie, ce jour même, de recevoir la lettre de son amante et de lui répondre avec abondance de cœur, en écartant, hélas ! mais pour n’y plus revenir, les nuages chargés de foudre qui avaient obscurci leur ciel. Il hésita à se rendre à Chante-Fontaine. Si madame Trentin n’eût pas parlé de faits graves, il se fût certainement excusé. Il pensa même à lui écrire en toute sincérité ses scrupules et sa résolution à accomplir ainsi une rupture amiable. Mais, quoi ! juste au moment peut-être où cette femme, après tout malheureuse et qui mettait sa confiance en lui, avait le plus besoin d’un secours décisif ? Il partit en se promettant de revenir, le soir même, par le dernier train.

La chose était difficile, car il n’arriva qu’à sept heures et demie à Chante-Fontaine. On lui dit que madame était au jardin, et la femme de chambre, comme si elle en avait reçu l’ordre, l’y conduisit. Pendant quelques minutes, Roger, guidé par cette fille, erra dans les magnifiques allées qui faisaient suite au parterre, et dont les plus étroites se recourbaient en longs berceaux, ouvrant çà et là sur des éclaircies : pelouses ornées de statues ou bassins ornés de jets d’eau, parfois sur des grottes encore plus sombres. Chante-Fontaine était une de ces folies des financiers, du dix-huitième siècle, tombées, par droit de conquête et d’affinités, entre les mains des financiers modernes. Ils aperçurent enfin madame Trentin du Vallon, traversant une des allées qui aboutissaient au château. Elle regardait de leur côté et se dirigea de suite vers Roger ; la femme de chambre s’en retourna.

À voir cette jeune femme venir à lui sous la longue voûte de feuillage qui l’encadrait, tandis qu’il marchait lui-même au-devant d’elle, Roger ne put se défendre d’une émotion poétique. Le soleil couchant, qui traversait obliquement la verte muraille, jetait dans l’allée des vapeurs roussâtres ; au fond, l’arcade lumineuse montrait un coin de prairie ensoleillée et le rouge horizon. Avec sa démarche vive, un peu saccadée, Marie s’avançait assez semblable à une Pompadour d’autrefois. Vêtue d’une robe de mousseline à fond blanc, semé de bouquets de coquelicots et de bluets, peu décolletée, mais transparente au corsage, avec une ceinture pareille qui flottait, elle était nu-tête et ses cheveux d’or, relevés droit au sommet, retombaient en boucles autour de son visage, noués de longs rubans rouges et bleus, que le vent soulevait. L’ombrelle marquise qu’elle tenait à la main ressemblait assez à un éventail, et ses petites pantoufles de maroquin rouge, à talons, apparaissaient de temps en temps dans les mouvements de sa robe légère.

Cette coquette et fraîche toilette n’avait rien qui fût en harmonie avec le chagrin ; cependant, le visage de Marie était triste, et quand, s’arrêtant près de Roger, elle lui serra convulsivement la main, il crut voir qu’elle avait pleuré.

— Qu’avez-vous, chère amie ? (Cette appellation leur était ordinaire depuis quelque temps.) Aurai-je donc toujours le chagrin de vous voir désolée ? dit-il.

Marie, aussitôt après leur rencontre, s’était retournée du côté opposé au château ; ils redescendaient l’allée.

— Et comment ne le serais-je pas toujours ? dit-elle. Ai-je autre chose à goûter désormais que du malheur ? Un peu plus, un peu moins vivement, selon les circonstances, voilà tout.

— Et il s’est produit quelque circonstance nouvelle… grave ? m’avez-vous écrit.

— Oui, je croyais même que vous le saviez déjà. On désigne clairement monsieur Trentin comme l’auteur du coup de bourse opéré ces jours-ci, vous savez ? sur une fausse nouvelle. Les journaux en ont tant parlé ! Il y va de poursuites, et cet infâme petit journal la Crécelle a osé dire que monsieur Trentin méritait le bagne. On ne l’a pas nommé, vous sentez ; mais il est si clairement indiqué… J’ai dit à monsieur Trentin : « Ou vous êtes coupable ou vous poursuivrez ce journal. Je ne veux pas que le nom que je porte soit insulté. » Mon ami, il s’est mis à rire, et m’a répondu toutes sortes de sottises, d’où il résulte pour moi la certitude qu’il est bien effectivement l’auteur de cette fausse nouvelle, qui lui a fait gagner je ne sais combien. Comprenez-vous cela ? Ainsi ce n’est pas assez d’être, comme femme, offensée et désespérée ; ce n’est pas assez de tout mon bonheur perdu, il me faut encore trembler à chaque instant de me voir déshonorée par cet homme ! Mon ami, il me faut une séparation, il me la faut à tout prix.

— Hélas ! que ne puis-je vous la procurer !

— Mais enfin la loi ne peut forcer une honnête femme à partager la responsabilité d’actes qu’elle réprouve !

— Chère amie, dit Roger, à la honte de ce siècle, il faut l’avouer, la femme ne compte en aucune donnée d’honneur ni de justice.

Les yeux de la jeune femme brillèrent de colère.

— Bien ! dit-elle ; qu’ils n’osent donc se plaindre des conséquences, car ils ont tout mérité. Mais véritablement ceux qui ont fait la loi étaient donc des gens insensibles à l’infamie, et ceux qui consentent à l’appliquer sont donc dépourvus de sens moral ?

— Hélas ! répondit-il, ce que la plupart des hommes appellent leur sens moral, n’est autre chose que les habitudes de leur cerveau.

Marie fit un geste de mépris ; mais en même temps, comme si elle eût voulu confirmer immédiatement l’aphorisme qu’il venait d’émettre :

— Enfin, dit-elle, qu’on s’enrichisse par des moyens honnêtes, comme mon père, par exemple, fort bien ; mais des moyens frauduleux, des ruses, des fourberies calculées, cela est intolérable, et je ne puis, moi, partager cette infamie.

Roger se lut, respectant son ignorance. Elle poursuivit :

— Que me reste-t-il donc ? Ni l’amour ni l’honneur, ni bonheur ni orgueil ! De quoi nourrir ma vie désormais ? Et je n’ai que vingt ans ! Et je ne vois d’autre refuge que la mort !

Elle se renversa la tête, et son regard, avant de s’adresser au ciel, passa sur Roger, avec l’expression déchirante d’un être qui se voit perdu et crie au secours, et, dans ce mouvement, de ses cheveux d’or, secoues dans un rayon de soleil, il sembla jaillir des étincelles. Roger lui saisit les mains :

— Taisez-vous ! ne soyez pas si cruelle !

— Cruelle ! moi !… Comment ?

— Parce que c’est une douleur, un sacrilége à faire maudire la vie que de vous entendre, vous si jeune, si belle, si vivante, parler de désespoir et de mort !

Il était vivement ému. Cependant le désespoir qu’il cherchait à consoler n’avait sans doute rien d’incurable ; car, si Marie n’eût penché la tête, il eût pu voir une lueur de joie et de triomphe éclairer son visage. Comme, à lui serrer ainsi les mains, il la rapprochait de lui, elle parut chanceler et s’appuya sur l’épaule du jeune homme.

— Ah ! Roger, Roger ! Alors dites-moi, si vous le savez, où peuvent encore être pour moi de bonheur, la vie ?

Il frémit et ne répondit pas. Marie se redressa un peu pâle.

— Vous ne le savez pas ? dit-elle amèrement ; vous ne le savez pas ?

Et elle s’éloigna brusquement.

Dans cette marche un peu vagabonde, que dirigeait le caprice des pas de la jeune femme, ils étaient arrivés à un rond-point mystérieux, que décorait la statue d’un enfant ailé, posée sur une sorte d’autel quadrangulaire, orné de bas-reliefs. L’enfant avait le carquois traditionnel, mais non le bandeau ; sa pose était victorieuse, son air à la fois dominateur et rusé, et sur le socle se lisaient ces vers de Voltaire :

Qui que tu sois, voici ton maître, etc.

Marie alla s’appuyer sur l’autel, voilant à demi des plis de sa robe le bas-relief qui représentait Hercule aux pieds d’Omphale ; elle posa sa tête dans ses mains, et bientôt des larmes coulèrent entre ses doigts.

— Marie ! chère Marie ! s’écria Roger.

L’enfant de pierre les regardait de son air de triomphe moqueur. La jeune femme releva la tête en découvrant son visage couvert de pleurs, elle regarda la statue et l’inscription. Avec un amer sourire :

— Oui, le maître de la vie ! Mais que c’est ridicule de le faire enfant ! L’amour, de notre temps, a grandi ; c’est plus que jamais un dieu, mais un dieu sévère, qui veut des sacrifices, n’est-ce pas, Roger ? Et ceux qui n’ont pas su lui en faire à temps sont maudits ?

Il hésitait à répondre ; elle reprit :

— L’amour ! Eh bien ! oui, je n’ai pas plus le courage d’accepter une vie sans amour qu’une terre sans soleil. Pourquoi, comment, ai-je pu croire qu’il me serait possible d’être heureuse avec cet homme ? je n’en sais plus rien. Il y a des aveuglements passagers, après lesquels on se retrouve face à face avec l’abime. À présent, je recule d’épouvante et d’horreur, à l’aspect de ce désert de glace. Vous avez lu Jean-Paul et son effrayant désespoir quand, après avoir exploré le monde, il n’y trouve pas Dieu. J’éprouve cette même impression cent fois jour, et la nuit, au réveil, seule, dans les ténèbres, quand, regardant ma vie, je n’y vois l’amour. De vivrai-je ? Comme tant d’autres, j’ai essayé de la vanité. Je me suis amusée, tout l’automne dernier, cet hiver encore, aux folies des femmes à la mode. J’ai eu l’honneur d’être sans rivale plusieurs fois pour le bon goût ou peut-être l’étrangeté de ma toilette. Cela ne pas été du cœur l’horrible vide, et déjà ces niaiseries m’excèdent. J’ai essayé dernièrement de lire et d’étendre mon esprit ; mais j’ai senti que pour trouver de la joie à s’embellir soi-même, il fallait avoir en vue la joie d’un autre, aimer, être aimée. L’amour enfant, il ne manque pas dans le monde ; il est partout autour des femmes, rieur, jaseur, galant, indiscret. Mais celui-là, je le méprise. L’amour que je comprends, c’est celui qui remplit la vie, c’est la passion qui anime deux cœurs du même souffle, le dieu qui éclaire et réchauffe le monde… Malgré moi, je l’implore, ne pouvant vivre sans lui… Je préférerais la mort à l’horrible douleur que j’éprouve quand à cet appel répond seul un froid silence, et que je puis croire, comme Jean-Paul, que mon Dieu est mort.

Depuis longtemps, elle avait quitté le rond-point du petit Amour, et parlait ainsi en marchant rapidement, d’un pas fébrile. Roger la suivait, l’écoutait, sans chercher à l’arrêter, sans songer à ne pas la suivre. La fièvre qui brillait dans les yeux de Marie semblait le brûler aussi. Quand elle cessa de parler, il dit seulement :

— Vous aimerez ! Et comment ne seriez-vous pas aimée ?

— Le croyez-vous ? dit-elle vivement. Est-il bien vrai que vous le croyiez, Roger ?

— Oh ! oui, répondit il.

Le soleil s’était couché ; il faisait un calme délicieux. Ils se trouvèrent bientôt aux limites du parc, en face d’un pré entouré de bois et déjà couvert d’ombre. Sans s’arrêter, Marie passa la barrière.

— Où allez-vous ? demanda Roger.

— Je ne sais pas

Il prit le bras de la jeune femme, le mit sous le sien, et ils suivirent le sentier, saisissant au passage les fleurs qui le bordaient. Au bout du sentier, c’était la garenne : ils y entrèrent ; il faisait déjà nuit sous ces arbres. Au bout de quelques pas, Marie s’arrêta.

— Qu’avez-vous ? lui dit Roger.

— Comme il fait sombre !

— Avez-vous peur ? lui demanda-t-il d’une voix qui voulait être railleuse, mais qui tremblait.

— Peur ! avec vous ? Oh ! non, jamais.

En même temps, elle s’avança, l’entraînant. Ils marchaient dans ces ténèbres pleines de bruissements indécis, de frôlements d’ailes, de baisers de l’air et des feuilles, de chuchottements doux ; sur son bras nu, Marie sentait battre le cœur du jeune homme.

— Roger, murmura t-elle d’une voix harmonieuse ; oh ! Roger, pardonnez-moi.

— Pourquoi ? demanda-t-il avec trouble et d’une voix rauque.

— Parce que le malheur dont j’ose me plaindre, je l’ai mérité. C’est moi seule qui ai perdu ma vie. J’étais… alors j’étais un enfant ; car il y a des années qui sont des jours et des jours qui valent des années. Je connais maintenant la vie ; alors je la rêvais. D’instinct, j’étais attirée vers… vers le bonheur vrai ; mais je n’ai pas su le reconnaître et l’aimer sans défaillance… quand même… contre tout préjugé, contre toute volonté contraire… J’ai abandonné l’être noble et fier qui avait fait battre mon cœur, je me suis détournée du beau pour aller à l’infâme… Aujourd’hui… aujourd’hui, je sais ce que j’ai perdu, et je me vois aussi coupable que malheureuse… Ah ! Roger, vous disiez tout à l’heure que je pouvais être aimée !… En suis-je digne ?…

— Trop ! cent fois trop ! dit-il, vaincu par la séduction, pénétré par d’énervantes effluves, la raison stupéfiée, les sons ivres.

— Eh bien ! oui, oui ! reprit-elle avec passion ; oui, j’en suis digne, parce qu’aujourd’hui, plus que jamais, je… je t’aime ! ô Roger !…

Ses cheveux parfumés inondèrent le visage du jeune homme ; sous l’émotion de l’aveu, elle fléchissait… il l’entoura de ses bras….

Quand Roger revint à Paris, quelques jours après, on lui remit deux lettres de Régine. À les voir seulement, il devint pâle et fut quelque temps sans les ouvrir. La première contenait ce passage, sur lequel il resta longtemps :

« Aujourd’hui encore, ta lettre n’est pas venue ; c’est le troisième jour que je l’attends. Marianne m’avait dit : Soyez tranquille, dès qu’elle sera arrivée, je vous la porterai. Je voulais bien attendre, mais je n’ai pas pu : les minutes étaient trop lentes et trop lourdes, j’étouffais. Il me fallait échapper à ce supplice, et je préférais la certitude… J’ai pris un prétexte nouveau, je suis allée comme la veille, comme l’avant-veille, chez Marianne… On finira par comprendre, je le sens bien, et c’est ce qu’elle m’a dit en me grondant. Mais ce que j’ai vu tout de suite dans ses yeux, c’est qu’elle n’avait pas de lettre… ; cependant je le lui ai demandé, elle m’a dit non ! Alors je me suis assise, et elle m’a dit que je n’étais pas raisonnable, qu’elle ne me reconnaissait plus. — Et moi aussi, je ne me reconnais pas. Que voulez-vous qu’il lui soit arrivé ? me répétait-elle. S’il était malade, on le saurait. C’est qu’il est occupé, des affaires lui sont venues : tant mieux !

» Je l’ai regardée dans les yeux et elle s’est tue avec embarras. J’étais bien sûre qu’elle mentait pour me consoler, car elle est tendre et bonne et elle aime aussi…

» C’est la quatrième fois depuis deux mois que tes lettres ont du retard, mais celui-ci est le plus long.

» Je n’ai que deux idées dans la tête : un accident, une maladie… et cette idée-là me rend folle d’angoisse, car je ne puis courir à toi… Pourtant c’est la supposition à laquelle, est-ce possible ? je m’arrête le plus volontiers. L’espoir s’y attache ; on guérit… Que m’importe ! Je partirais, j’oublierais le reste du monde ; si tu mourais, nous, serions morts en nous aimant. L’autre, celle que ton retard est le fait de l’oubli… non, je ne puis la supporter ; car celle-ci, ce serait la vraie mort, sans espoir et sans consolation.

» Toi, cesser de m’aimer ! nos âmes cesser de vivre embrassés dans cet élan d’ardent amour et de confiance absolue, sans cesse renouvelé, comme le flot d’une source infinie, qui est notre vie depuis quatre ans. Oh ! qu’alors je serais heureuse de n’avoir jamais vécu ! Mieux vaut n’avoir pas connu la vie que d’avoir à la rejeter comme empoisonnée ; ne plus croire ! cesser d’aimer !…

» Pardonne moi, je suis folle ; je blasphème contre ton cœur, mon Roger. Oui, vraiment, je suis coupable de dire ces choses, car je sens bien que cela ne peut pas être et ne devrait pas se dire. Je souffre tant, pardonne-moi. Pourquoi ne serait-ce pas aussi insensé de supposer que tu peux cesser de m’aimer, que ce le serait d’imaginer que je pourrais moi-même cesser de vivre pour toi, cher but de tout mon être ? J’ai tort ; c’est odieux, mais c’est que je ne sais pas et ne puis m’expliquer… Je t’en supplie, ne me fais plus souffrir ainsi, vois-tu, c’est trop cruel. Toi, je ne l’ai jamais fait attendre, tu ne peux t’en faire une idée. Toute la semaine, j’attends le jour de cette lettre ; ce jour-là depuis l’aube est jour de fête. Les heures se traînent ; elles sont longues, mais pourtant belles. Chaque minute en passant me dit : Il s’approche, il vient à toi ! Tu vas toucher bientôt ce papier sorti de ses mains, et savourer les tendresses que son cœur y a versées pour toi ! J’ai tant besoin de t’entendre me dire que tu m’aimes ! Ce n’est pas que je doute ; c’est seulement que j’en ai besoin. Pendant six jours, je lis et relis ta lettre dernière ; mais quand le septième est arrivé… mon cœur crie d’une faim nouvelle. Tout vit de nourriture en ce monde ; moi, c’est de toi que je vis.

» Oh ! si je pouvais suspendre ma pensée ! Car j’ai toujours là cette horrible question qui me bat les tempes : D’où vient ce retard, pendant trois jours ?… Les jours sont si longs ! quelques lignes si vite écrites ! Et quelle raison possible de ne pas m’écrire, depuis trois jours !…

» … Enfin j’ai ta lettre ! Je la lis et relis depuis trois heures, et, pour la première fois, je sens le besoin de mettre un peu d’ordre dans mes pensées avant de t’écrire ; mais je ne veux pas, moi qui sors de cet enfer, te causer la moindre inquiétude… si tu devais être inquiet. Je t’envoie donc aujourd’hui ces pages, et t’écrirai demain ou après-demain.

» Toujours à toi, de toute mon âme,

» RÉGINE. D

En achevant cette lecture, le visage de Roger était couvert de larmes. Il les essuya et pâle, comme un condamné, il ouvrit la seconde lettre :

« Je n’ai pas voulu t’écrire avant d’être bien sûre de mes sentiments. Au fond, depuis que j’ai reçu ta dernière lettre, ils sont toujours les mêmes ; je n’ai fait que les dégager et les constater. Depuis vingt-quatre heures que j’y réfléchis, je reviens sans cesse au même point, et voici, Roger, ce qui se passe en moi.

» Après cette attente anxieuse, passionnée, que m’a causée ton retard, j’ai reçu ta lettre avec transport ; je l’ai dévorée. J’ai vu qu’aucun motif sérieux, — tu ne m’en donnes aucun du moins, — ne t’avait obligé au silence. Rassurée sur toi désormais, toute mon exaltation a tombé, je ne sais quel froid m’a saisie ; je me suis sentie subitement transportée dans une autre atmosphère, qui m’a semblé, qui me semble encore, être celle de la réalité, et j’ai vu notre situation sous un nouveau jour.

» Tu as changé pour moi, cela est certain, et ce changement remonte surtout à deux mois environ. Autrefois, pour rien au monde, tu ne m’aurais causé de telles inquiétudes, tu aurais fait des miracles pour m’éviter le retard d’un jour. En outre, ton langage n’est plus le même. Ta m’aimes encore, tu me le dis, et je ne puis te faire l’injure d’en douter ; mais quelque chose combat en toi, même ton amour pour moi ; je sens sous les paroles un monde de réticences ; tu n’exhales plus tes sentiments, tu m’écris. Si tu savais à quel point je te sais, Roger ! Pour moi, ton écriture a des expressions comme ton visage ; ton style a des accents comme ta voix ; je te sais plus sans doute que tu ne te sais toi-même, plus que je ne me connais, moi ; car mon moi n’était guère que le point de départ de ma vie qui s’accomplissait en toi, et j’avais trop de bonheur à te contempler pour avoir le temps de me regarder moi-même. Je te parle déjà au passé, chose affreuse. Que sera-t-il de moi, je ne sais ; mais ma conviction est que toi tu as changé, et que, malgré ton serment, tu ne m’en a pas averti.

» Roger, tu ne peux l’avoir oublié ; la seule garantie la seule promesse que je t’ai demandée, ça été de m’avertir si je cessais d’être ton bonheur. C’était ma pensée profonde, absolue ; je n’en ai pas d’autre aujourd’hui. Quand tu m’as demandé ma vie, je te l’ai donnée, parce que je t’aimais, parce que tu m’as juré, et que je l’ai cru, que tu ne pouvais être heureux sans moi. Aimée à demi, d’un amour chancelant, indécis, pourrais-je accepter le sacrifice que tu me fais de ton ambition et de ton accord avec la famille ? Non, non, pas de sacrifice ! Tout pour toi, la condition même de ton bonheur, ou rien. Et même, je te l’avoue, il n’y aurait pas d’obstacles entre nous, tes parents implorerait mon alliance, que pour moi il en serait de même. Tout le monde me dit, me croit calme, raisonnable : cela n’est pas. Ne le sais-tu point ? Ne l’as-tu pas quelque peu compris ? J’aime avec passion ; je ne comprends l’amour qu’entier, profond, ou je méprise. Je t’aime trop ardemment pour accepter d’être froidement aimée, et j’aimerais mieux pleurer toute ma vie mon rêve évanoui.

» Tu vis depuis quelque temps à part de moi. Comment fais-tu ? L’amour et la confiance ne sont-ils pas — identiques ? Garder à moi seule une pensée, un intérêt, un rien même, que sais-je ? Non, je ne pourrais pas ce serait me séparer de toi sur ce point, et le faire à ton insu me semblerait un crime.

» Je ne veux pas t’en dire davantage. Par-dessus tout, ce qu’il me faut, c’est la vérité. Laissons tout le reste. Pas de méprise ! pas de fausse pitié ! Ô Roger ! ceci est solennel, et tu n’as pas le droit même de me ménager, et moi, je ne veux pas l’être. Si ton amour a diminué, je dois le savoir, et s’il a pu diminuer, c’est qu’il peut s’éteindre. Sache bien que mon seul but, mon âme tout entière, c’est ton bonheur à toi. Si je le perdais, je n’aurais plus rien. Si, devenu mon mari, tu étais, je ne dis pas malheureux, mais indifférent, tu m’aurais trompée, et, s’il m’était défendu de mourir, je te maudirais.

» S’il était possible qu’une autre femme… Eh bien ! tu te serais trompé en croyant m’aimer. Tu n’es pas capable d’une lâcheté vulgaire… Hélas ! que dis-je, ô ma chère idole ! est-ce moi qui peux t’insulter ? Pardonne-moi, je ne sais plus où je suis. Comme une feuille arrachée d’un sommet, je descends en tourbillonnant, j’ai le vertige. À cette heure, après plus de deux mois de malaises, de vagues tourments, j’exagère peut-être : rectifie-moi. Mais la vérité seule la plus complète peut nous sauver. Je ne sais ce que c’est ; mais il y a quelque chose, je le sens, je le sens ! Parle à ta fiancée, à ton amie, si tu veux.

» À toi,

régine. »

P.-S. « Je rouvre cette lettre, craignant de ne pas t’avoir assez dit que je veux la vérité, que je suis forte ; que ton bonheur, quel qu’il soit, sera le mien. Sache bien, sache toujours, que s’il y a au monde un être sur lequel tu puisses compter, aussi longtemps qu’il vivra, c’est moi. Rappelle-toi aussi que notre amour, c’est ma religion, que je l’ai placé trop haut pour y souffrir nulle atteinte ; s’il a pu diminuer, c’est qu’il peut s’éteindre, et il me le faut unique, éternel. S’il n’est plus sacré, si cela était possible, Roger… mais sois tranquille, je ne ferais pas même de reproches ; je ne demande que ta loyauté. Et même si l’aveu te semblait trop pénible, plutôt que de chercher… ou seulement d’atténuer… tais toi, ne me réponds pas ; je comprendrai. »

Penché, sur ces pages, et longtemps après que sa lecture avait dû cesser, Roger demeurait immobile. Enfin il plia les lettres, les serra dans un tiroir, et, posant sa tête entre ses mains, il se dit à lui-même d’une voix brisée :

— J’ai tout perdu !

Puis il pleura. Au bout de quelque temps, il se mit à écrire ; mais, à mesure que les pages se succédaient, en les relisant il les déchirait. La nuit s’écoula dans cette occupation stérile, entrecoupée de va-et-vient dans la chambre et d’accès de désespoir. À la fin, ayant repris les lettres de Régine, il s’arrêta sur la dernière ligne : « Ne me réponds pas, je comprendrai. »

— Elle a raison, dit-il tout haut ; cela vaut mieux. Je ne mérite pas même qu’elle me plaigne !

Et il brûla sa dernière page à la flamme pâle de la bougie, que réfléchissaient les premières lueurs du matin.