La Grande Illusion des petits bourgeois/17

Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 290-293).

XVII

LA CONFESSION DE ROGER.

À monsieur le baron de la Barre, à la Cerisaie, commune de Bruneray (Haute-Marne).

« Paris, 20 mai 1868.
» Mon ami,

» J’ai un parti décisif à prendre, mon angoisse est profonde ; j’éprouve le besoin de vous consulter.

» Avant-hier, Adrien Lacombe, mon associé ou du moins, s’il ne l’est pas légalement, celui avec lequel j’ai partagé depuis quatre ans les chances bonnes ou mauvaises d’une association fraternelle, est venu me trouver. Il avait la figure défaite ; l’air accablé dont il s’assit près de moi me mit de suite dans l’attente de quelque malheur. Il me dit :

» C’est un aveu gravé et triste que je viens vous faire ; il m’en coûte, et j’avais pensé à vous écrire ; mais j’ai préféré une explication verbale, qui me donnera toute votre pensée, votre pardon aussi, je l’espère, et après laquelle nous pourrons encore une fois nous serrer la main.

» Quand nous avons commencé de lutter ensemble, je m’étais flatté de pouvoir, à force d’activité et de savoir-faire, vaincre honnêtement les obstacles et bâtir le nid confortable que chacun de nous rêve au moins pour sa vieillesse. Je me lançai dans la mêlée avec des intentions douces et pacifiques ; au milieu des drames et des tragédies qui se déroulent sur la scène du monde, je m’étais arrangé un vaudeville ; je rêvais une bergerie dans la bataille. J’ai été vaincu, je devais l’être. Vous savez déjà combien de fois il m’est arrivé d’être frustré du fruit de mes peines pour avoir eu trop de pudeur vis-à-vis de la mauvaise foi d’autrui. Je viens d’être trompé d’une façon horrible par un homme qui a extorqué ma signature en me suppliant de le sauver de la mort et du déshonneur, et en me présentant des garanties fausses que, devant ses larmes, je n’ai pas suffisamment vérifiées. Il m’eût semblé insulter la nature humaine ; j’ai la bêtise d’y croire, j’en ai besoin. Cette affaire me crée un déficit de quarante mille francs, qu’il faudrait pouvoir payer après-demain. D’un autre côté, j’avais trop présumé de mes forces à me lancer en plein courant de la vie mondaine et commerciale ; il y faut des nerfs de coupe-jarrets ou des vertus d’anachorète, — encore les anachorètes allaient-ils sagement au désert. — Comme tant d’autres, j’ai perdu pied. J’ai fait des folies pour Adolphine et j’ai cinquante mille francs de dettes à peu près. Il n’y a pas de moyens honnêtes de gagner cent mille francs du jour au lendemain : je suis donc en faillite.

» Vous êtes mon premier créancier. Je vous rapporte vos dix mille francs, c’est tout ce qui me reste. Heureusement notre association était toute morale, et vous n’êtes pas responsable de mes sottises. Elles étaient trop connues cependant pour que ma chute ne jette pas de la défaveur sur vous, et c’est ce qui me désole. Pardonnez-moi, Roger, et avant que nous nous séparions, serrez-moi la main. Vous savez que mes intentions étaient bonnes ; j’avais seulement trop présumé de mes forces. N’étant point de la race des gens capables de tout pour satisfaire leur ambition, j’aurais dû vivre à l’écart, piètrement, du moindre métier ; car prétendre lutter contre ces écumeurs, sans être armé comme eux, était tout bonnement leur fournir une victime de plus. Après tout, c’est tant pis pour moi, je l’ai mérité ; mais ce qui fait mon regret mortel, je vous le répète, c’est de vous avoir compromis au lieu de vous servir.

» Je l’avais déjà embrassé ; je cherchais à relever son courage ; mais je me heurtais à une résistance morne et muette, et je finis par comprendre qu’il avait résolu de se tuer. À force de raisonnements et de prières, j’ai vaincu cette résolution ; je l’ai forcé, mon père me le pardonnera t-il ? — de reprendre les dix mille francs et de partir immédiatement pour l’Amérique, avec l’espoir de relever sa fortune et de réhabiliter son nom. Il est en ce moment sur les flots de la Manche. Je reste seul, en proie aux pensées les plus tristes et au plus grand embarras.

» Si j’ai su relever le courage d’un autre et ranimer en lui l’espérance, mon ami, il faut bien avouer que je n’ai pas sur moi le même empire. La présence d’Adrien, caractère aimable et compagnon plein d’entrain, me servait jusqu’ici à masquer un peu le vide de mon existence ; il avait sur moi l’influence d’une responsabilité, d’une habitude et d’une affection. Depuis son départ, la solitude m’envahit comme une nuit funèbre ; je me sens pris d’un complet découragement. Toutes les douleurs auxquelles j’imposais silence se mettent à crier, toutes les lacunes de ma vie se creusent en abîme ; plus vivantes que jamais, toutes mes blessures se reprennent à saigner, et, quand je cherche à choisir un parti, le dégoût de la vie m’arrête au milieu de mes plans, de mes réflexions, submerge tout et menace de me submerger moi-même.

» Vous le savez, je crois, ma position ici était loin d’être satisfaisante. Malgré l’appui que me prêtait Adrien et que je lui rendais mal, je n’ai pu, depuis cinq ans, gagner assez pour n’avoir pas besoin de recourir de temps en temps à mon père, chose de plus en plus mortifiante et pénible pour moi. Seul, ma position devient pire, et par conséquent je ne puis la conserver ; d’autant mieux que, plus je réfléchis au passé, moins l’avenir. m’inspire de confiance.

» J’ai eu des succès ; à certains moments, je me suis cru en voie de devenir riche et célèbre, puis cela passait. Le peu de bruit fait quelque temps autour de mon nom s’apaisait ; d’autres à leur tour occupaient l’attention publique et savaient la mieux conserver. Adrien disait que c’était ma faute, et j’en suis persuadé. Les moyens de conserver, de propager, de grandir un succès, me manquent, et plus encore, me répugnent ; tout ce qui sent l’intrigue me blesse, m’est antipathique, faire, comme tant d’autres effrontément, l’éloge de moi-même, cela m’est impossible, tout comme de m’attacher à une coterie pour parvenir grâce à elle, en flattant ses vanités et en servant ses passions. Je n’ai pas non plus un de ces talents qui s’imposent, si tant est qu’ils s’imposent toujours par eux-mêmes, ce que je ne crois pas ; le courant des circonstances me paraît, dans la société où nous sommes, bien plus fort que le génie. Mais enfin je n’ai pas l’éloquence verbeuse, sonore, imagée, que de nos jours la foule acclame et qui, j’ose le dire à vous seul, qui ne me croirez pas capable d’une lâche envie, n’est d’ailleurs pas mon idéal. Mes efforts sérieux, ma bonne foi, ce que j’ai de capacité pour distinguer le vrai du faux, et le jeu secret, douloureux souvent inconscient, des passions humaines, auraient besoin, pour être appréciés, d’une attention et d’un esprit de justice que la foule n’a pas. Il m’est arrivé de perdre par une plaidoirie nouvelle tout le bénéfice d’une première, qui avait excité l’enthousiasme. O a dit de moi : « Il n’est d’aucun parti, il ne sait ce qu’il veut… » Ce que je voudrais, c’est être juste ; or, pour être d’un parti et avoir son aide, il faut lui appartenir, épouser ses erreurs comme ses vérités, servir ses injustices aussi bien que ses vues ; en somme, pour première et absolue condition, lui faire le sacrifice de sa conscience. Je n’ai jamais pu ni voulu faire ce sacrifice-là.

» Il m’est arrivé d’avoir des parents et des amis qui semblaient se donner à moi gratuitement. Je leur ai été reconnaissant, je les ai aimés, sans les flatter jamais, chose qui m’est trop étrangère. Il m’est doux de penser du bien des autres ; j’éprouve une sorte de pudeur souffrante à le leur dire. Aimer ne dit-il pas tout ? Ces gens ont disparu. Certes, il me reste des amis ; mais, par une affinité naturelle, ce sont gens de ma nature, humbles et pauvres pour la plupart, ceux d’ailleurs que j’aime. le plus aisément.

» Il y a là, mon ami, vous le voyez, des choses incurables. Je racontais un peu tout cela l’autre jour à votre ancien ami le sénateur, que j’ai rarement ennuyé de mes visites, mais chez lequel je vais pourtant quelquefois avec plaisir, car c’est un homme d’un bien vif esprit. Il m’a répondu avec brusquerie :

» — Vous n’avez pas le droit de vous plaindre, car vous êtes de ceux qui s’obstinent à vivre dans un monde. imaginaire et ferment les yeux à la vie réelle. Il vous semble dur de n’avoir pas l’appui, la bonne volonté des autres ? Vous mettez-vous en peine de leur être utile ?

» Un peu étonné de cette bordée, je lui répondis :

» — Mais oui, quand je peux.

» Il se mit à rire.

» — À qui ? à qui ?

» — Mais à ceux qui en ont besoin.

» Il éclata de plus belle.

» — J’en étais sûr ! Mon cher monsieur, allez vous faire berger dans l’Arcadie. C’est justement le contraire qu’il faut être utile à ceux qui n’ont pas besoin, leur imposer vos services et obtenir les leurs en retour. Faire du bien aux malheureux, c’est vouloir toute sa vie rester pauvre et malheureux soi-même ; faire du bien, être utile, agréable aux riches, aux puissants, à la bonne heure ! voilà le seul moyen de faire fortune. Le bon sens le dit. Qui veut de l’eau n’en demande pas au sable aride, mais à la rivière.

» Le fait est que, n’ayant su lui être bon à rien, il ne m’a pas aidé d’une ligne de sa plume, dont la recommandation vaut presque un succès. J’ai tenté d’écrire, vous le savez. Ayant des chagrins et des loisirs, j’ai cherché la consolation de cet intime épanchement où l’on prend à la fois pour confident l’humanité et soi-même ; fécondée par la douleur, je le crus du moins, ma pensée avait besoin de créer. J’ai écrit un roman et un livre d’économie politique, ce qui a paru bizarre à tout le monde ; tout bonnement parce que ce sont ces choses, l’amour et la justice dans les rapports humains, qui m’occupent le plus fortement. Après des peines infinies, mais inutiles, pour trouver un éditeur, je fis, ayant en main la somme nécessaire, éditer le roman à mes frais. Il ne l’eût jamais été sans cela ; je n’avais pas de camaraderie littéraire.

» Ce livre eut quelque succès et me donna l’illusion que la carrière des lettres pouvait m’être ouverte. Mais pour qu’elle fût lucrative, je reconnus bientôt qu’il me fallait poursuivre la voie du journal et non celle du livre, celui-ci depuis longtemps ayant été tué par celui-là, de même que la littérature d’étude et de pensée a été tuée par la littérature facile. J’entrepris le siège des journaux comme j’avais l’année d’avant, entrepris le siège des éditeurs. Cette fois, j’eus en apparence plus de chance. La petite notoriété que j’avais acquise m’ouvrit les portes ; je fus admis à présenter ma copie ; j’obtins même çà et là qu’elle fut insérée…, et je finis, après maints dégoûts, par abandonner la partie. Passons sur les détails, trop longs à raconter. En deux mots, ma fierté, ma dignité, puis-je dire, ne put s’accommoder de la hauteur de certains accueils, de promesses violées avec le sans-gêne le plus insultant, du sacrifice exigé de ma pensée, de ce rôle de suppléant, en un mot, que doivent remplir tous ceux qui n’ont pas acquis par une célébrité fort rare le droit d’imposer leurs conditions, ou qui n’ont pas la chance heureuse de trouver un protecteur, un ami, parmi les directeurs de la presse.

» Et c’est là entre le monde et moi le point sensible, irritant, l’obstacle permanent qui s’oppose à mon succès en toute chose. Il faut, à moins de circonstances exceptionnelles, s’abaisser ou périr. Être soi est impossible. On n’arrive à vaincre que par suite de défaites et de capitulations, on ne monte qu’en se courbant, on ne devient grand en apparence qu’en s’avilissant en réalité.

» Peut-être suis-je plus susceptible que d’autres ; mais je connais assez d’hommes et de situations pour savoir que cette souffrance ne m’est pas particulière, que beaucoup ne l’éprouvent pas moins pour céder davantage à la nécessité, et je ne puis pas ne pas voir qu’il y a là un vice social des plus funestes, que cet abaissement forcé, général, des caractères, est une des causes les plus actives de démoralisation. Le mal n’est pas seulement en politique, il est partout, et, le triste César qui règne écarté, il en resterait tant d’autres, que pour cela nos mœurs et notre état ne changeraient point.

» Mon livre d’économie politique, édité à mes frais encore plus que le précédent, puisqu’il n’est pas vendu, n’a eu d’autre résultat que de me faire une assez mauvaise réputation au barreau, où je suis désormais signalé comme utopiste, note écrasante pour un homme qui a, comme dit mon père, son chemin à faire. Vous êtes, mon ami, un des rares qui ont approuvé ce cri de conscience, et vous êtes le seul, à ma connaissance, qui l’aie trouvé timide, trop atténué de considérations contraires et d’atermoiements. Je crois que vous avez raison ; mais je vous l’ai déjà dit : à se trouver en contradiction constante avec le milieu où l’on vit, le caractère s’affaiblit et la pensée devient moins sûre d’elle-même, surtout quand il vous manque cette indépendance matérielle qui est la condition nécessaire de l’autre, et que toute manifestation de liberté intellectuelle et morale. tend précisément à vous enlever de plus en plus.

» Eh bien, je vais avoir trente ans ; il y a plus de six ans qu’après avoir complété des études qui passaient pour excellentes, je travaille à me faire une indépendance, à obtenir le droit qu’à partir de vingt et un ans la nature et la loi accordent à tout homme d’accomplir sa destinée humaine, de vivre en famille. Puis-je songer à me marier, n’étant pas encore parvenu à me suffire à moi-même ? Oui, disent nos mœurs, qui ont identifié l’épouse au capital nécessaire à la vie de famille. Mais là n’est pas la moindre de mes répugnances. Aimer moyennant finance, il n’y a point de mœurs faciles, point d’Otahiti qui me paraissent au-dessus de cette infamie. Je vois tous les jours une quantité de gens, qui ne sont pas des coquins, et qui même ont sur d’autres points des sentiments honnêtes, accomplir de gaieté de cœur et en toute sûreté de conscience un pareil acte. Je ne les juge pas, je les plains et m’épouvante de cette oblitération du sens moral : grosse inconséquence d’autre part, car c’est sous prétexte de sa faiblesse qu’on infériorise la femme, et c’est sur elle que, pour les trois quarts, l’homme se repose du soin de le faire vivre, lui et les siens. Elle est le grand secours sur lequel comptent tous ces fiers à barbe qui font profession de la mépriser, et qui, après avoir exploité sa jeunesse et sa pauvreté pour leurs plaisirs, exploitent sa richesse pour leur ambition. Je suis vraiment plus fier que cela. Je n’irais pas jusqu’à rougir d’épouser une femme plus riche que moi, si je l’aimais ; seulement, il me faut aimer, et je ne saurais poursuivre dans le mariage d’autre but que l’amour.

» En dépit des conseils et des encouragements qui souvent m’ont été donnés, je n’ai donc sollicité la main d’aucune fille d’avoué ni de juge ; aucune dot ne m’a séduit, et, si grand besoin que j’eusse de cette force qui est la condition nécessaire de toute action, de toute entreprise, sans laquelle toutes les autres forces se trouvent enchaînées, le capital, je me suis toujours refusé à faire du mariage une association commerciale.

» Or, si l’on a dans pareille disposition d’esprit, trois chances contre une d’aimer une femme pauvre, je n’ai pas même l’unique chance contraire. Sur ce point ma destinée est faite. J’ai connu, j’ai aimé la seule femme qui pût être mon amour et mon bonheur Je l’ai perdue pour avoir lâchement trahi la foi jurée et m’être rendue indigne de sa confiance. J’ai senti par mes remords, par le respect que j’avais de notre amour et par son propre langage, que je ne pouvais être pardonné ; j’ai cherché à l’oublier, je n’ai pu.

» Celle qui m’avait rendu infidèle à force de séductions n’avait que les charmes extérieurs de l’esprit et de la beauté ; jamais je n’ai pu me donner à elle profondément et pour elle, avide de prendre, elle est incapable de se donner. De plus, cette liaison était adultère, et, malgré les assertions contraires de madame X… j’ai bientôt reconnu qu’elle ne voulait en aucune façon rompre le lien conjugal, et y trouvant des conditions de sécurité et de convenances mondaines. Ceci m’a enlevé toute estime, et j’en suis venu à reconnaître que l’amour passionné qu’elle disait et croyait peut-être avoir pour moi n’était qu’une simple fantaisie intellectuelle, une des expériences d’un esprit curieux, fantasque, hardi, que l’oisiveté, la richesse et l’éducation ont faussé et stérilisé. Depuis longtemps cette liaison est rompue, et je vis dans l’isolement d’une tristesse que rien ne peut consoler.

» En somme, cher ami, je ne crois plus au bonheur et je suis découragé de l’ambition. Cela signifie que je ne vois pas bien la raison d’être et l’intérêt de mon existence. Pour tout vous dire, puisque ceci doit être une confession entière, sans penser formellement au suicide, dont j’ai eu la joie de détourner Adrien, l’idée d’une maladie mortelle qui viendrait m’ôter le souci de penser à moi me sourirait agréablement. Il me reste pourtant le désir de guérir, puisque je vous consulte avec l’espérance que vous m’écrirez un bon avis.

» Une chose qui me tient à cœur est la crainte d’affliger davantage mes parents, dont j’ai si mal satisfait l’opinion, bonne ou mauvaise, et le plus vif plaisir que désormais je puis éprouver, ce serait de leur être agréable, utile. Mais je n’en vois pas le moyen sans m’abdiquer moi-même. Le pourrais-je ? C’est douteux. En tout cas, je ne le veux pas.

» C’est peut-être cette persistance d’instinct et de volonté qui seule me met à part de la foule. Je ne suis pas un phénomène, et ils sont nombreux, ceux que blesse comme moi le train des choses ; ils s’y plient seulement, en général, avec plus de facilité et de résignation. Mais comment se fait-il, me direz-vous, que le monde soit organisé au rebours du désir général, de l’honnêteté générale, de la morale prêchée de bonne foi depuis des siècles par la conscience humaine, de la morale officielle elle-même, hommage hypocrite rendu la vérité ? D’où vient cette double contradiction du fait et de la parole ? du fait et de l’idéal secret tout cœur honnête ? Y a-t-il vraiment une nécessité contraire à l’honneur ? Le croire serait abdiquer toute morale. Tel est pourtant l’athéisme du monde officiel et dévot. Je préfère l’autre.

» Ah ! mon ami, la religion de mes vingt ans ! quand je croyais avec tant de puissance à l’amour, à l’humanité ! Qui me la rendra ? Quand je me compare avec ce temps-là, je me sens mort. Alors je brûlais d’ardeur et de certitudes ; aujourd’hui je n’ai plus que des répugnances… et des regrets. Était-ce bien la peine de vous en dire si long et de vous ennuyer de ma misère ?…

» Enfin vous me pardonnerez, je le sais, et me donnerez un bon avis, puisque je suis condamné à choisir où rien ne m’attire. Dois-je rester à Paris ? Où dois-je aller ? Le monde est partout le même. Me connaîtriez-vous une utilité que je ne me connais pas ? Trouveriez-vous dans les cendres de ma vie une étincelle qui pût se rallumer ? Que sais-je ? Ce n’est point volontairement que je boude la vie. Mais je suis las et désespéré ; je suis dans une disposition à suivre, quel qu’il soit, le conseil que vous me donnerez ; car, avec vous je sais pouvoir compter aussi bien sur une délicatesse parfaite que sur une intelligence pénétrante.

» À vous, mon bon et bien cher ami.

» Roger Cardonnel. »