La Grande Illusion des petits bourgeois/15

Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 277-283).

XV

NUITS ÉTOILÉES.

À la sortie du chemin de fer, Roger se trouva dans les bras de son père. Tandis qu’ils montaient la rampe qui de la gare conduisait à la ville haute, ce fut, suivant l’habitude de ceux qui se revoient après une longue absence, une bordée d’épanchements. Monsieur Cardonnel était trop indigné contre les administrateurs des Mines de l’Est pour ne pas s’associer aux sentiments de son fils à leur égard ; mais cependant il ne lâchait point la corde des sacrifices nécessaires pour parvenir, et répétait de temps en temps que ne pouvant faire à son gré la vie, il fallait bien la prendre telle qu’elle est.

— Père, disait Roger, tu aurais fais comme moi à ma place.

— Je ne sais pas, moi ; je ne dis pas ; je dis seulement qu’on peut faire son chemin, que diable ! et que voilà une année de perdue fort sottement.

Et malgré les efforts de Roger qui s’épuisait à remettre sous les yeux paternels tout ce qui l’avait révolté dans ses diverses fonctions, l’irritation de l’honnête notaire restait double et indécise. Il en voulait beaucoup certainement aux gens qui avaient mis son fils dans la nécessité de quitter successivement trois postes pleins d’espérances ; mais il en voulait à son fils presque également. Ces gens et leurs infamies assurément le choquaient, mais le fait de voir Roger sans place le choquait peut-être davantage encore. Le jeune homme parla de son nouveau plan.

— Oui, c’est cela ! Toujours les parents ! Tu me prends peut-être pour Crésus. Moi, je ne demanderais qu’à l’aider en effet ; mais si tu veux faire la mauvaise tête…

— Eh ! qu’ai-je fait ?

— Rien, parbleu ! c’est bien le malheur. Je ne veux pas te faire de reproches, après tout, ce n’est peut-être pas ta faute. Mais il y a pourtant des gens qui réussissent. Tiens, vois ce drôle d’Adalbert : il n’y a pas deux ans qu’il est à la forge, et le voilà presque l’alter ego de monsieur Jacot. Au premier jour, on le verra directeur de l’usine. Il gagne déjà trois mille six cents francs ; alors il en gagnera huit mille, sans compter l’intérêt qu’il a pris dans les affaires, à ce qu’il paraît.

— Mais tu le traites d’intrigant.

— Parbleu ! parce qu’il l’est.

— Et tu voudrais que j’en fisse aulant ?

— Pas du tout ; mais on peut faire son chemin d’une autre manière.

Cette assertion valait peut-être la peine d’être approfondie ; mais Roger ne s’y arrêta point ; car on approchait de la maison Renaud, et, tandis qu’il s’efforçait de garder une attitude indifférente, toute son âme passait dans ses yeux, cherchant à saisir derrière une fenêtre l’ombre de Régine. Il ne la vit pas et lui en voulut un peu. Sans doute, il comprenait sa réserve, n’étant pas soul ; mais ses yeux à lui ne l’eussent pas saisie hors de la portée de ceux des autres, au fond même de la chambre, où il n’eût demandé qu’à l’entrevoir. Enfin, quoi qu’on fit maintenant, il allait la retrouver.

Après avoir embrassé sa mère et sa sœur, toujours triste et pâle, Roger ne vécut plus que de cette attente. Au diner, il crut pouvoir et devoir même s’informer des Renaud.

— Ils vont bien ! répondit sa mère ; ils viendront ce soir.

Elle parla ensuite des bontés qu’ils avaient eues pour monsieur Cardonnel pendant leur absence et pour Émilie depuis leur retour. L’intimité d’autrefois semblait rétablie. Après le dîner, Roger soutint la conversation sans savoir ce qu’il disait ; son âme pure cette fois était tout oreilles.

Enfin ! enfin ! des pas se firent entendre, la porte vitrée donnant sur le jardin s’ouvrit.

— Ce sont les Renaud, dit tranquillement madame Cardonnel.

Et Roger se leva, pâle d’émotion, et s’avança vers la porte du salon, qui s’ouvrit à son tour.

— Ah ! ce cher Roger, dit monsieur Renaud en le serrant maternellement dans ses bras.

Il passa de là dans ceux de madame Renaud, et puis… et puis ce fut Lucette, et il l’embrassa aussi, et, ne voyant plus personne, il se retint à la main de la jeune fille, tout étourdi.

— Régine ! lui dit-il d’une voix basse, mais pleine d’angoisse.

— On l’a envoyée chez notre tante de Biesles, dit rapidement la fillette, et, faisant un brusque mouvement, comme pour arranger sa robe, elle ajouta, presque à l’oreille de Roger : Elle a bien pleuré, pauvre…

Roger s’assit sans plus rien voir et répondit sans entendre ce qu’on lui disait. Au bout de quelques instants, sous un prétexte, il sortit et passa dans le jardin. Il était fou de douleur et d’indignation. Il maudit sa famille. — Et c’est ainsi qu’on l’aimait. Lui retirer sa seule joie, son seul bonheur, sa Régine !… Oh ! c’était odieux ! il se vengerait ; il voulait partir, il ne voulait pas rester en proie au féroce égoïsme de famille pour qui son cœur n’était rien. Ah ! pourquoi leur avait-il annoncé son retour ? Il ne s’était pas défié, et c’est ainsi qu’on avait abusé de sa confiance !… Oh ! Régine ! Régine ! On l’avait contrainte de partir !… Elle avait pleuré !…

Et lui aussi, les larmes le gagnèrent et il s’enfonça dans le coin le plus reculé du jardin.

— Il aime toujours Régine, disait le soir à sa femme le père Renaud. As-tu remarqué comme il a été saisi de ne pas la voir ? C’est un brave garçon. Pourtant, s’il le veut absolument, quand il aura une place, il faudra bien que ses parents se fassent une raison… Ils ne peuvent pas vouloir le rendre malheureux, puisque c’est une honnête fille qu’il aime… Enfin nous avons fait notre devoir, nous autres et nous le ferons toujours, quoi qu’il arrive. L’honneur avant tout !

Roger alla le lendemain voir le chevalier, qui lui conseilla la patience.

— Vous êtes encore entièrement dépendant de vos parents, mon cher enfant, lui dit-il. Comment imposer votre volonté, n’ayant aucune force qui vous soit propre ? Vous ne pouvez non plus, n’ayant rien, parler sérieusement de mariage. Il faut attendre.

Cette considération ne faisait qu’envenimer d’une amertume nouvelle le désespoir de Roger. Les vacances n’étaient plus pour lui qu’un long ennui, et l’inaction le rongeait. Il eut bientôt, par l’entremise de Marianne Forel, une lettre de Régine ; mais, surveillée par sa tante, elle n’en pouvait recevoir de son amant. Éloignés seulement de quelques heures, ils se trouvaient plus séparés qu’à Paris.

En dépit des réunions et des parties de plaisir qui signalent toujours les vacances à campagne, Roger s’enferma le plus qu’il put, dans une solitude farouche, et ne vit guère que le chevalier et les Renaud. Chez le premier, il trouvait, avec la plus franche amitié, les plaisirs d’une conversation intellectuelle, et il admirait la vie simple et saine de cette famille ; car c’était véritablement une famille que formaient ensemble monsieur de La Barre, Marie Cardan et Joseph. Le jeune homme, habitué au travail musculaire dès l’enfance, mais qui n’en allait pas connu l’excès, si fatal au développement des forces du jeune travailleur, qui de plus avait joui d’une nourriture suffisante, était arrivé à une force remarquable et passait, malgré sa jeunesse (il avait à peine vingt ans), pour le meilleur agriculteur de la contrée.

Le chevalier, d’abord simple amateur, s’était, depuis son séjour à la Cerisaie, habitué de plus en plus au travail agricole, et y pouvait consacrer chaque jour plusieurs heures ; à certains moments de presse, la journée entière. Sa santé en était devenue florissante, et ses forces s’étaient accrues à l’âge où elles déclinent ordinairement. Après cette gymnastique du corps, la lecture les délassait ; l’étude à certaines heures exerçait leur esprit. À les voir, à les sentir pénétrés de cette joie du travailleur qui aime sa terre et jouit de la faire fructifier et de l’embellir, souvent Roger se rappelait le rêve de Régine et se, sentait entraîné vers lui. Mais ce n’était qu’une velléité ; songeant tout bas à ses enfants, à l’ambition, qu’à l’instar de son propre père il devait avoir pour eux, il se rejetait bientôt vers d’autres plans et retournait à Paris associer ses efforts à ceux l’Adrien Lacombe dans la poursuite de la fortune.

Chez les Renaud, Roger retrouvait les traces chéries de Régine et parlait d’elle avec Lucette. La gentille enfant avait accompli en cette année quelque chose du travail mystérieux de la fleur qui, le soir encore en bouton, se retrouve au matin à demi-épanouie. Elle exhalait un fugitif mais délicieux parfum d’amour. Avec Roger, c’étaient toujours les mêmes manières fraternelles et enfantines, l’appelant encore « petit papa, » comme au temps où dans leurs jeux elle était leur fille à tous deux, lui et Régine ; mais y mêlant tout nouvellement des airs de charmante maternité quand, seule avec lui, elle s’efforçait de le consoler en lui parlant de l’absente. Était-ce par reconnaissance ou pour éclaircir un doute que Roger lui parlait de Joseph ? Lucette ne songeait point à cacher le plaisir qu’elle en éprouvait ; une ou deux fois pourtant, comme une Eve qui se voit nue, tressaillant, rougissant, elle se jeta au cou de Roger en criant : Méchant !

— Qu’ai-je fait ? demandait-il.

Elle répondait :

— Je ne sais pas.

Et vraiment elle ne savait guère, et il n’avait rien fait. que lever un coin du voile dont l’enfant se couvrait encore les yeux.

— Es-tu folle, Lucette ? disait madame Renaud, témoin de cette accolade.

— Pourquoi, maman ?

— Il serait pourtant bien temps de laisser là ces manières de petite fille.

— Quoi ! parce que j’embrasse Roger ? Oh ! mais je n’embrasse que lui, maman. Et puis, tu as beau dire, je ne veux pas grandir. Il n’y a de sage que les enfants.

Elle continuait de le tutoyer, en dépit de son père et même de la mère des Cardonnel, et, de temps en temps, le soir, dans leurs réunions, quand elle le voyait triste, elle venait, de sa jolie voix, lui souffler dans l’oreille : Frère ! mon frère Roger !

Avec Marianne Forel, intermédiaire fidèle de leur correspondance, Roger pouvait encore parler de Régine, sans compter les jours bénis où la bonne fille lui remettait une lettre, grand bonheur, mais empoisonné par le chagrin de n’y pouvoir répondre. Marianne allait se marier. À force de pleurer Adolphine avec elle, Gabriel avait fini par s’apercevoir que l’aînée valait cent fois la cadette pour la beauté, le sens, la moralité, le savoir-faire, sans être pour cela dépourvue de charme, Un beau jour, cette opinion l’avait dominé au point qu’il l’avait affirmée à Marianne en la conjurant de lui rendre le bonheur, et Marianne, désespérée, avait fini par céder aux prières de Gabriel et à la joie de le rendre heureux. Ils allaient donc tout prochainement entrer en ménage, et Marie Cardan était heureuse de voir son fils aussi fixé, car elle tremblait toujours de lui voir reprendre sa vie errante. Ce n’était pourtant pas sans peine et sans sacrifier beaucoup au sentiment filial que Gabriel restait à l’usine de monsieur Jacot, où son caractère indépendant et sa seule qualité d’ouvrier parisien l’exposaient à la malveillance des patrons.

Deux fois déjà, sans la protection du chevalier et celle de monsieur Renaud, qui pour cela était allé parler à son fils et lui monter, disait-il, une fameuse gamme, Gabriel eût été renvoyé de la forge avec une mauvaise note sur son livret une fois, pour avoir protesté contre une mesure qui avait pour effet d’abaisser le salaire en augmentant le travail ; une autre fois, pour avoir essayé d’organiser une société de résistance, Bien souvent, le jeune ouvrier s’emportait contre cette obligation de mutisme et de l’humilité qui lui était faite ; il maudissait le patron, le directeur, et surtout Adalbert Renaud, leur âme damnée, disait-il, Mais il s’apaisait ensuite devant les prières de sa mère et de Marianne et devant la nécessité de gagner son pain. Quelquefois il causait politique avec Roger. Celui-ci le trouvait extravagant et n’avait pas toujours tort ; Gabriel en revanche trouvait Roger très-bourgeois et avait quelquefois raison. Roger doutait de la possibilité d’établir l’égalité, Gabriel la voulait faire immédiate, Ils se quittaient mécontents, ce qui heureusement ne les empêchait pas de se retrouver amis.

Toutes ces distractions ne suffisaient pas à dissiper le chagrin de Roger, ni à combler l’ennui mortel qu’il éprouvait dans ce Bruneray désert, qu’il s’était attendu à trouver si plein. Il errait parfois, la tête baissée, du côté de la promenade, qui était proche de la maison, et il lui arriva souvent d’y rencontrer monsieur Louis Grudat, qui, voisin aussi de ce lieu, le fréquentait en dehors même de l’heure de son rendez-vous journalier sous la fenêtre de mademoiselle Carron. Chaque fois, Roger salua ce concitoyen plus âgé que lui, mais sans lui parler, car ils n’avaient jamais eu que des relations accidentelles et très-rares. Cependant il observa que monsieur Grudat lui rendait ce salut avec empressement et le regardait comme s’il eût désiré lui parler. Roger n’avait aucune raison d’être hostile à ce désir ; à la première nouvelle rencontre, au lieu de presser le pas, il marcha côte à côte de monsieur Grudat, qui, jetant sur lui un regard doux, affectueux et timide, finit, après quelque hésitation, par lui confier que le temps était ce jour-là un peu chaud.

— C’est vrai, dit Roger. L’été n’en finit pas cette année.

— Vous ne vous plaisez pas ici autant qu’à Paris, monsieur Roger ?

— Je… je suis bien aise de voir ma famille, monsieur.

— Oui, et… vos amis. Les amis sont autant que la famille. Je ne sais pas si vous êtes de mon avis, monsieur Roger. Il y a trente-huit ans que je suis au monde, et je ne suis pas toujours resté à Bruneray ; moi aussi, j’ai été à Paris quelque temps. Mais, à bien regarder tout ce qui se passe, j’ai toujours trouvé que ce qu’il y a de plus beau, de meilleur et de plus sûr au monde, ce sont les affections du cœur.

En achevant ces mots, il regarda le jeune homme d’un air qui répétait sa question.

— Assurément, je suis de votre avis, dit Roger.

— Oui, je le crois. Bien que nous ne nous soyions presque jamais parlé, je vous connais un peu, car je vous ai vu grandir et je vous crois bon et affectueux… intelligent aussi, je le sais ; mais pour moi, que l’on soit bon et capable d’aimer, c’est le principal. Eh bien !…

Il rougit comme une jeune fille, et d’un air embarrassé :

— C’est pour cela que je voudrais causer avec vous, parce que…

— Je causerai avec vous avec grand plaisir, monsieur, dit Roger. Demain, si vous voulez, je puis aller chez vous. Pour le moment, je vous laisse, ajouta-t-il ; car ils approchaient de la fenêtre de mademoiselle Carron.

— Oh ! ce n’est pas que vous me gêniez, puisque… mais surtout… c’est cela, oui… venez demain…

— À deux heures, je serai chez vous, reprit le jeune homme.

Et il saluait, quand mademoiselle Carron, qui sans doute était seule à ce moment, se présenta debout au balcon de sa fenêtre. Monsieur Grudat ne vit plus Roger, et celui-ci fut ébloui de l’expression qui transfigura les traits, à l’ordinaire placides et ternes, de son compagnon ; tandis que de son côté mademoiselle Carron lui sembla comme illuminée et rajeunie. Ce fut l’irradiation et comme l’échange de deux flammes spontanément jaillissantes d’une source cachée. Roger comprit à ce moment comment ces deux êtres pouvaient vivre depuis des années de cette seule rencontre, et il s’éloigna saisi d’attendrissement et de respect.

Le lendemain, il se rendait, à l’heure dite, chez monsieur Grudat, assez intrigué de ce que pouvait avoir à lui dire cet original, et soupçonnant qu’il voulait l’interroger sur le mouvement démocratique à Paris, qui venait de se réveiller, pour la première fois depuis l’Empire aux élections de cette année, — car monsieur Grudat passait pour républicain, et ce n’était pas la moindre de ses étrangetés aux yeux des habitants de Bruneray, ni la moindre cause de l’horreur qu’éprouvait pour lui madame Carron, — En effet, l’entretien s’engagea sur ce sujet ; mais il était visible que monsieur Grudat suait sang et eau pour arriver à autre chose. Il dit enfin :

— Moi, je ne reconnais pas l’autorité des parents sur leurs enfants en matière de sentiments, monsieur Roger, surtout à un certain âge.

Le jeune homme eut une idée bizarre :

— Il veut peut-être que je l’aide à enlever mademoiselle Carron, se dit-il. Ma foi, pourquoi pas ?

— Je suis complément de votre avis, répondit-il. En fait de sentiment, nul n’a le droit de décider pour d’autres, et il est triste que nos mœurs soient encore sous ce rapport en arrière des lois.

— Je suis moi-même un cruel exemple des abus de cette autorité, vous le savez, reprit monsieur Grudat. Par le fait, comme en droit, nous serions libres de nous unir, mademoiselle Carron et moi (il rougit en prononçant ce nom) ; mais elle ne veut pas désoler sa mère, et je respecte ses scrupules, bien qu’ils nous rendent malheureux. Cependant nous nous voyons un peu tous les jours ; c’est au moins cela. Je vous dirai même, à vous seul, — car je ne parle jamais de ces choses à personne ici, — que nous pouvons de temps en temps nous écrire. Et maintenant j’ai entendu dire… je ne sais pas s’il est vrai… que… que…

— Parlez, monsieur, dit Roger, et, si c’est un secret. que vous ayiez besoin de me confier, soyez sûr de ma discrétion.

— Oui, l’on m’a dit que vous étiez malheureux aussi… dit rapidement monsieur Grudat en baissant les yeux. Pardonnez-moi de me mêler… d’une chose que vous ne m’avez pas confiée, mais votre situation m’a fait beaucoup de peine. À votre âge, moi, j’ai tant souffert avec la résignation forcée qui est venue alors… et comme je pourrais vous aider, si vous vouliez…

Roger eut en effet un moment de confusion. Il ne croyait pas son secret devenu à ce point un bruit de ville. Mais, devant le trouble et la timidité de monsieur Grudat, ne pouvant douter de sa délicatesse, il répondit :

— J’ignorais que mes sentiments fussent aussi connus, monsieur ; mais ce n’est pas vis-à-vis de vous que je le regrette. Vous êtes l’homme le plus apte à les comprendre.

— Oui, d’autant mieux que j’ai souvent admiré combien mademoiselle Renaud paraît bonne et intelligente ; je sais que Julie aime beaucoup à causer avec elle, quand elle va acheter, et moi-même je lui ai souvent parlé. Eh bien, monsieur Roger, voilà ce que je voulais vous dire : j’ai un ami intime à Biesles, un honnête homme, un père de famille qui déteste le despotisme partout. Il voit la tante de mademoiselle Régine, et, si voulez écrire, je n’ai qu’à lui demander de remettre vos lettres, il le fera.

Roger saisit la main de monsieur Grudat et la serra chaudement. Ce qu’il désirait si ardemment sans moyen de l’obtenir, pouvoir communiquer avec Régine, il l’avait donc enfin, grâce à la bonté de cet homme qui la veille lui était étranger, mais qui, de son propre mouvement, par la similitude de leurs situations, venait de se faire son ami.

Il combla monsieur Grudat de remerciements, et retourna chez lui pour écrire à Régine, le cœur tout ému de reconnaissance et tourmenté d’un remords ; car il s’était associé quelquefois sottes plaisanterie faisait dans Bruneray sur les vieilles amours de monsieur Grudat et de mademoiselle Carron, dans ces réunions d’oisifs à tête vide, dont la médisance et le préjugé font tous les frais. Un instant, la comparaison établie par mademoiselle Carron entre leurs amours le fit frémir. Vieilleraient-ils donc ainsi ?… Mais il se dit :

— Non, Régine, elle, n’est pas dévote ; elle n’a pas le caractère timide et passif de mademoiselle Carron, et, sûre de son droit, elle l’imposera à sa famille, comme je ferai moi-même.

Il se mit donc à écrire avec une abondance qui caractérise les amoureux ; il peignit en traits de feu l’âpreté de la déception qu’il avait eu à son arrivée, et, alléguant l’impossibilité, — elle existait certainement à ses yeux, de passer les vacances à quelques lieues d’elle sans la voir, il lui demandait une entrevue. Puis il porta la lettre chez monsieur Grudat, qui la mit sous nouvelle enveloppe à l’adresse de son ami.

Le soir même, à table :

— Tu vas chez monsieur Grudat ? dit à Roger monsieur Cardonnel.

— Oui, je l’ai rencontré sur la promenade ; nous avons causé politique, et il m’a engagé à voir son jardin.

Monsieur Grudat, horticulteur passionné, avait le plus beau jardin de Bruneray.

— Eh bien, tu n’y vas pas mal dans les nouvelles connaissances. Il paraît que tu y es entré deux fois aujourd’hui.

— Ah çà ! il y a donc une police vénitienne à Bruneray ?

— Dame, on a trouvé cela extraordinaire, deux visites en un jour.

— Et puis, Roger, vois-tu, dit madame Cardonnel, monsieur Grudat n’est pas un homme à voir. D’abord il n’est pas de la société ; puis c’est un homme bizarre et de mauvais principes, un républicain.

— Je suis républicain aussi, dit Roger.

— Tais-toi donc ! Ce n’est possible ! Quelle horreur !

— Mais si, je t’assure, depuis que j’ai passé dans les préfectures et dans les banques…

— Tais-toi, malheureux enfant ! Tu veux donc absolument que je désespère de ton avenir ?

Elle s’enflamma là-dessus, déclara que Roger le faisait exprès ; qu’avec les plus belles dispositions du monde, il ne parviendrait jamais à rien ; que les gens sages prenaient le monde comme il est, et que la preuve que Roger y mettait de la mauvaise volonté, c’est qu’il fuyait les amitiés honorables et utiles et n’en cherchait que de méprisables.

— Un Grudat ! qu’est-ce qui voit un Grudat ? je vous le demande. Un fils de bourrelier ! un original ! un irrégulier ! un homme ridicule ! et qui ne fait rien comme les autres ! un garçon qu’on a vu tout petit barbotter dans le ruisseau avec la canaille de l’endroit, et dont la mère portait la cornette et le père le tablier de cuir ! Comme si cela pouvait se permettre d’avoir des opinions à soi !…

Pauvre madame Cardonnel ! Elle ne connaissait pas le plus gros des crimes de monsieur Grudat, et elle ne vit pas, quelques jours après, son fils, enfermé dans sa chambre, lire et, fou de joie, couvrir de baisers la lettre chérie qui répondait à la sienne, en consentant à l’entrevue demandée.

« La maison de ma tante est à vingt minutes de Biesles. » — Suivait une description minutieuse de la maison et du chemin qui y conduisait. — « Prends une chambre dans l’un des hôtels de Biesles et sors vers onze heures. Tu me trouveras dans l’enclos qui fait suite au jardin, et où tu peux entrer aisément du chemin par la haie. S’il fait clair de lune, comme je crois, dirige-toi vers l’angle au fond, à droite, où sont de grands pommiers à l’ombre épaisse… Te voir ! ô mon Roger ! te revoir enfin ! Et tu me demandes et tu me supplies, quand je suis folle d’y songer ! Oui, je sais, je me rappelle que je fais là une chose qui serait sévèrement jugée, et tout ce qu’on fait peut se découvrir… Mais je ne puis pas même fixer ma pensée sur ce point-là. Je ne pense qu’au besoin infini que j’ai de te voir et de satisfaire ainsi ton propre désir. Si les autres me blâment, tu me remercieras, toi. Eh bien, alors pourrai-je souffrir ? Puis, me blâmer, en ont-ils le droit ? Quel mal leur fait notre amour ? et s’il ne nuit à personne, pourquoi donc avoir honte ? Oh ! non, t’aimer n’est pas une honte pour moi, va, j’en suis bien fière ! C’est la qualité qui me plaît le plus, la seule qui me plaise en moi. Je ne suis pas égoïste à nous deux ; au contraire, plus je t’aime, plus mon cœur s’est agrandi. Jo besoin du bonheur des autres ; mais je n’ai besoin d’autre opinion que de la tienne, mon Roger, et quand la terre entière devrait savoir notre rendez-vous, je serais encore trop heureuse de te le donner. »

Transporté de joie par cette chère lettre, Roger s’occupa immédiatement de fixer le jour de l’entrevue. Son prétexte fut une visite à un ami de Saint-Blin, visite pour laquelle il prit huit jours, et, celui du départ fixé, de concert avec ses parents, il se hâta de l’écrire à Régine et de procurer à la société de Bruneray le nouveau scandale d’une visite à monsieur Grudat.

Biesles est un village aux environs de Chaumont, sur la grande route, et qu’entourent de grands bois. À peine arrivé à Chaumont, Roger prit la patache qui se rend à Biesles et descendit à la principale auberge ; puis il sortit dans le village, comme si il allait voir quelqu’un, et se jeta bientôt dans la campagne. Il s’agissait de reconnaître la maison où vivait Régine. De quel pas il marchait, le cœur oppressé pourtant ! Quel éclat, quelle sonorité, quel aspect tout particulier avait pour lui cette journée ! Ceux qui ont aimé le sauront. Il marchait sous le poids d’un trouble délicieux, immense, ayant le bonheur à distance de quelques heures, ce qui n’est pas moins doux et plus grand peut-être que de le toucher. Il eut bientôt reconnu la maison, conforme à tous les signes indiqués, et suivit le chemin qui la côtoyait, tremblant à l’idée qu’il allait peut-être apercevoir sa chère fiancée. Elle aussi était en éveil ; son cœur battait de même tout. près de là ! Et Roger marchait à petits pas, sondant tous les coins d’un regard ardent.

Cette maison était une ferme bien tenue où Régine, selon son rêve, pouvait être fermière, mais, hélas ! sans le fermier. Après l’enclos, sorte de grand verger, venait une cour spacieuse, puis la maison, et puis le jardin, que le chemin longeait encore. Un chapeau de paille, une cornette s’étaient montrés dans la cour ; mais nulle part la forme chérie que cherchait Roger, quand, après la maison, dans un bosquet de laurier-cerise qui fermait de ce côté le jardin, il vit deux femmes assises et penchées comme sur un ouvrage d’aiguille. Ces femmes. lui tournaient le dos, et de grands chapeaux de paille couvraient leur tête en cachant le cou jusqu’aux épaules. Cependant il n’hésita pas : l’une d’elle était bien Régine ; l’autre plus forte et vêtue d’une robe de gros orléans brun, semblait une de ces propriétaires de campagne demi-bourgeoises, demi-paysannes, qui mettent bravement la main à l’ouvrage. Ce fut elle qui rompit le silence tout à coup :

— Tu ne dis rien aujourd’hui, petite ? À quoi penses-tu ?

Un frémissement parcourut le cœur de Roger quand la voix chérie se fit entendre.

— Oh !… à rien, tante… je veux dire… si ! je pense qu’il est peut-être temps d’aller coucher nos petits poulets.

Ce fut un rire franc, rire de paysanne qui répondit tout d’abord.

— Tu te moques de moi, petite ; il n’est pas cinq heures. Oui bien, ils seraient contents ; car ils en ont encore à picorer pour deux heures de temps, les pauvres petits ! Ah ! Régine, va, on a raison de dire que cervelle d’amoureux va tout de travers.

— Je croyais qu’il était plus tard.

— Le temps te dure donc bien avec nous ?

— Ce n’est pas cela, ma tante. Si c’était en un autre temps, vous savez que j’aime bien être avec vous.

— Tu ferais mieux d’y rester toujours, va, et de ne plus songer à autre chose. Si tu voulais, ton cousin Georges serait si heureux ! Il me le disait hier encore, parce qu’il n’ose pas te le dire à toi. C’est un beau et brave garçon, au moins ; quoiqu’il soit mon fils, je puis le dire.

— Oui, chère tante, c’est vrai, et j’aime bien Georges, mais je ne puis pas être sa femme.

— Parce que tu as de folles idées… Ah ! ma pauvre petite, si tu savais : les jeunes gens qui vont à la ville, il ne faut jamais compter dessus. S’il pouvait t’épouser tout de suite, je ne dis pas ; mais, si ça doit durer seulement deux ou trois ans, avec sa famille qui ne le veut pas… vois-tu, c’est des histoires, ça, à coiffer sainte Catherine. Il ne faut pas se fier aux hommes comme à soit Vous autres, jeunes filles, vous vous imaginez que c’est la même chose. Ah ben ! oui, va ! le meilleur n’en vaut guère. Quand on a vécu longtemps en mariage, on sait à quoi s’en tenir. S’ils ne vous disent point leurs fredaines, ils vous racontent celles des autres ; car la langue leur démange toujours là-dessus, et l’on en sait vite assez pour n’avoir plus de confiance. Ton bel amoureux s’amusera comme un autre et il finira par l’oublier.

— Ma tante, ne le calomniez pas.

— Eh ! ma pauvre petite, il est comme les autres.

— Non, dit Régine d’une voix vibrante et avec un ton d’autorité ; non, il m’aime et il est loyal ! Je crois en lui comme en moi, plus qu’en moi, s’il est possible.

— Allons, allons, ne te fâche pas, reprit la tante d’une voix plus douce. Moi, ce n’est que pour ton bien que j’en parle et par crainte de ce qui peut t’arriver. Ça serait dommage si tu restais vieille fille, et c’est pourtant ce qui est arrivé à plus d’une pour avoir eu trop de confiance en des étourneaux.

— Je n’ai pas pour de cela, ma tante, dit la jeune fille, — et à ce moment Roger put entrevoir son front pur et et ses yeux inspirés qui s’élevaient avec sa pensée, je n’en ai pas peur, car si Roger n’est pas mon mari, je n’en aurais jamais d’autre… et je ne vieillirai pas, ajouta-t-elle d’un accent plus sourd, mais plus vibrant encore.

Roger n’entendit pas la réponse de la tante. Il n’était occupé qu’à contenir son cœur. Oh ! comme il souffrait de ne pouvoir la remercier à genoux ! Il avait entendu tout ce colloque en s’approchant doucement, dérobé aux yeux par le tronc d’un chêne. Mais il entendait venir dans le chemin, il ne pouvait rester là ; il se retira doucement et sans bruit, continua sa route sur le chemin gazonné qui amortissait les pas. Cependant il vit encore à travers les feuillages, Régine tourner la tête d’un air inquiet, comme si elle sentait sa présence. Rentré à l’auberge, il soupa, monta de bonne heure dans sa chambre ; à dix heures, sortit sans être aperçu et reprit, le chemin de la ferme. La lune, d’un croissant pâle, éclairait ; Roger pénétra dans l’enclos et attendit.

C’est en de telles attentes que l’extension indéfinie du temps par le sentiment et la pensée se fait sentir à nous. La demi-heure de solitude que Roger passa dans l’angle obscur des pommiers lui dura des heures, et, comme la clarté de la lune était trop faible pour qu’il pût distinguer les aiguilles de sa montre, il fut bientôt persuadé que Régine avait rencontré d’insurmontables obstacles, qu’elle ne viendrait pas ! Non, elle ne viendrait pas ! Est-ce qu’un bonheur pareil pouvait arriver ? Est-ce qu’il était possible ?… Sa tante, ce cousin audacieux, peut-être l’avaient épiée… Le sang montait à la tête du jeune homme ; c’était à peine si un reste de prudence le retenait, et il n’en eut plus tout quand il se fut imaginé pour des raisons encore inédites-que Régine était en quelque danger. Alors il quitta l’angle obscur, suivit la haie de l’enclos et marcha d’un pas précipité vers la maison. Tout à coup l’aboiement d’un chien retentit, et la ferme allait être mise en éveil, quand… Ô bonheur !… oui, oui, le bonheur est possible !… mais comme il fait mal !… Quand une forme de femme se détacha sur le fond blafard de la nuit.

C’était elle !… c’étaient ces lignes adorées ; c’était cette forme qui renfermait à elle seule toutes les poésies, tous les charmes, toutes les ivresses ! Elle s’approcha du chien, se baissa, et, le flattant de la main, lui parla tout bas. Il se tut alors et Roger vit s’avancer vers lui celle qu’il attendait et le gardien même de la maison ;

Mais, à mesure qu’il approchait de l’étranger, le chien grondait sourdement. D’une main, Régine le flattait ; de l’autre, elle fit signe à Roger d’aller en avant… Ce n’était pas de ce côté que le poussait une force irrésistible, il obéit pourtant ; mais, passé la limite de la cour, il n’y tint plus, et ses bras et son cœur, qui pendant une année l’avaient si ardemment et si vainement appelée, et l’étreignirent dans une ivresse ou disparaissaient toute prudence, tout autre souci. Le chien tournait autour d’eux, flairant cet étranger si bien reçu ; mais, plein de confiance en Régine et dépourvu de préjugés humains, il n’hésita pas longtemps, et, quand ils reprirent leur marche, Roger sentit dans sa main le museau humide de l’animal, qui demandait sa part de caresses.

Sous l’angle obscur des pommiers gisait un tronc d’arbre coupé ; Roger y fit asseoir sa chère fiancée et se mit à genoux devant elle, tandis que le chien se couchait tranquillement à leurs pieds.

Ils n’avaient encore pu se parler ; suffoqués du bonheur de se revoir, ils se contemplaient, et, plus forts que l’obscurité, leurs yeux saisissaient les changements survenus en eux. Régine prit entre ses mains la tête de son amant :

— Oh ! tu as souffert ? murmura-t-elle.

Et elle baisa ses yeux, sous lesquels la déception avait remplacé d’un trait profond l’illusion fleurie. Pour lui, il la retrouvait plus belle : ses fréquentes visites à la Bauderie, le travail fortifiant de la campagne, l’air des champs qui plus souvent avait remplacé l’air de la boutique, l’avaient rafraichie et développée ; les mains jointes, il l’admirait et l’aspirait des yeux, des lèvres… Enfin leurs poitrines se détendirent, de longs soupirs s’en échappèrent, et les paroles vinrent, entrecoupées d’abord, puis d’une abondance extrême. Ils ne s’étaient pas parlé depuis un an. Il fallait tout se dire, et les deux récits à chaque instant s’entre-coupaient, se croisaient, s’enchevêtraient en un seul écheveau, plein de lazzis bizarres, au point qu’enfin un rire frais, qui heureusement pouvait être pris pour une roulade d’oiseau rêvant. le jour, retentit sous les pommiers, et presque aussitôt Régine fondit en larmes ! disant :

— Ô Roger, que je suis heureuse !

Sur ce joli rire, les feuilles des pommiers frémirent un peu, les oiseaux s’étirèrent languissemment, le chien bâilla et se rendormit ; puis tout, rentra dans le calme, et les herbes continuèrent à se bercer au vent léger de la nuit, dans la blanche clarté du croissant lunaire et la rosée de filtrer lentement, car un couple d’amants n’est dans la nature qu’une harmonie de plus.

Ce que, cette nuit-là, ce coin d’ombre entendit de confidences charmantes, de doux aveux ; ce qu’il renferma de bonheur et de poésies serait trop long, trop malaisé surtout à redire. Et maintenant, c’était au rebours d’auparavant que le temps passait et des heures entières s’écoulaient plus vite, beaucoup plus vite que n’avait fait la longue demi-heure de solitude. Si bien qu’ils ne surent ce que c’était que cette clarté blanche qui de plus en plus s’étendait et venait, indiscrète, pénétrer dans leur asile.

— Est-ce un météore ? disait Roger.

— C’est… non, et ne peut être le jour, dit-elle, oh ! c’est impossible.

— C’est impossible, répéta-t-il.

Et le doux entretien recommença. Mais, de temps en temps, le bruit d’une éruption à travers les feuilles des pommiers se faisait entendre ; le chien se mit à quêter dans le pré, un cœur de joyeux ramages partit de tous les buissons. Il fallait se rendre à l’évidence. Oui, c’était le jour, et cette chère nuit d’amour déjà s’était envolée. Mais ce n’était pas, ce ne pouvait être la dernière ; ils se verraient encore au retour de Saint-Blin. Le jour fut convenu. Roger promit d’attendre avec plus de patience, et ils se séparèrent enfin devant le danger presque assuré d’être surpris par les gens de la ferme s’ils tardaient encore.

— Imbécile ! fou que je suis, se disait Roger en s’approchant de Biesles, pourquoi pas la nuit prochaine ? Et que vais-je faire à Saint-Blin ? Pourvu que j’y passe un jour ou deux !…

Il était trop tard !

Il quitta le village dans une épouvantable colère contre lui-même.

Son séjour à Saint-Blin lui parut interminable, malgré la bonne humeur de son camarade, et maintes parties de pêche et de chasse. Il revint enfin à Biesles, et de nouveau retrouva Régine, à onze heures, sous l’abri sombre des pommiers.

Ce n’était pas moins doux que la première fois, ce ne fut pas moins enthousiaste ; mais l’aspiration de l’âme humaine à des biens toujours nouveaux s’oppose à la ressemblance complète de deux bonheurs. La première entrevue en attendait une seconde, celle-ci devait être la dernière ; cruelle pensée qui rendait les heures, encore plus courtes, l’amour plus ardent. Penché sur sa Régine, que jamais il n’avait trouvée si enivrante et si belle ; torturé par la pensée de l’heure qui s’enfuyait, et qui dans un moment allait délier leurs bras et les séparer encore pour une année, le jeune amant savourait et souffrait tout à la fois les joies et la privation du bonheur, et des révoltes jusque-là contenues grondaient en lui. Depuis plus de quatre ans, depuis l’age où la virilité gonfle le cœur de l’homme, il avait choisi sa compagne et ils avaient scellé d’un mutuel consentement le pacte d’amour qui les lait pour la vie. Depuis ce temps, il éprouvait dans toute sa plénitude le désir, le besoin d’être heureux, de vivre de cette vie à deux que lui imposaient également la nature et l’amour. Plus la route était aride, plus il trouvait de dégoût et de déception parmi les hommes, et plus il eût besoin de cette infinie douceur que lui apportaient la présence et la tendresse de Régine, de l’appui de son jugement et de sa parole.

Mais, tout au contraire, la loi sociale lui disait : « Plus la vie l’est ingrate, aride et désolée, plus tu souffres, et plus tu dois rester seul, » Loi implacable, qu’il subissait, qu’il acceptait à l’ordinaire, il le fallait bien ; mais qu’en ce moment il ne comprenait plus. À cette heure caché dans un coin de la terre, seul avec elle, l’amour ces enveloppant d’un nuage, lui dérobait tout le reste. La perdre encore ! se séparer d’elle ! Jamais ! — Ne sommes-nous pas l’un à l’autre pour toujours ? Ne seras-tu pas ma femme ? et ne l’es-tu pas dès à présent ?…. Ô Régine, moitié de ma vie ! Ah !… plus cent fois ! source même à laquelle toute ma vie aspire, car sans toi je ne puis plus vivre !…

Il délirait ; jamais encore, dans l’intimité de leur chaste amour, elle ne l’avait vu ainsi, et saisie jusqu’au fond de l’âme par ce changement, enveloppée de ces flammes, elle se sentit elle-même envahie d’un trouble profond. Elle se leva du tronc où elle était assise, et instinctivement se dirigea vers la partie du verger que la lune, alors arrondie, baignait de sa pure clarté. Il la retenait, mais elle l’entraînait avec plus de force.

— Où vas-tu ? disait-il avec reproche ; où vas-tu ? Nous étions si bien ici !

— Non, je te vois moins gai. Comme la lune est belle ce soir, et toute la nature, vois, Roger.

— Là-bas, je te sentais mieux. Reviens, ô ma bien-aimée ! Il n’y a de beauté qu’en toi !

Mais elle le repoussa vivement :

— Laisse-moi ?

— Tu me repousses, toi, Régine ? Oh ! tu ne m’aimes pas comme je l’aime !

— Je ne t’aime pas !

Alors elle fondit en larmes.

— Oh ! Roger, vois là-bas, le ciel blanchit ; ne troublons pas ces derniers instants ! Je t’aime de toute mon âme, tu le sais, tu le sais ! Notre sort, quel qu’il soit, sera le même ; seulement, je t’en prie, gardons notre force et notre raison.

— La raison ! dit-il avec mépris ; l’amour est la raison suprême, tu ne le sais pas ? Je te l’ai dit : si nous sommes l’un à l’autre, et nous le sommes, il n’y a point de lieu ni d’heure, c’est toujours ! Ah ! si tu m’aimais comme je l’aime, la vie, le bonheur tout entier seraient à nous dès ce soir, et plus rien au monde ne pourrait nous séparer ! Oh ! Régine ! Régine ! par pitié ! aime-moi autant que je t’aime !…

À demi-prosterné devant elle, il l’entraînait, l’emportait presque dans ses bras.

— Roger, lui dit-elle, en effet, je suis toujours à toi ; nous ne pouvons nous séparer, même en pensée, et c’est pour nous deux, cher maître de notre destin), que je te supplie. Ce n’est pas une heure de faiblesse qui doit décider de notre avenir. Pouvons-nous être unis ? Tu le sais trop bien, hélas ! non, pas encore. Alors pourquoi ruser avec la force des choses, nous cacher, rougir, avoir un jour peut être à implorer l’indulgence et l’appui de ceux qui vous persécutent ? Si j’étais ce soir la femme, je voudrais te suivre demain ; et toi, pourrais-tu me quitter ? Mais où est le lieu qui nous recevrait ? Quelle indépendance avons-nous acquise ? Je puis prête, si tu le veux, au plus dur travail ; mais ce travail même le trouverions-nous ? Je l’aime plus que ma vie, mais c’est pour notre dignité que je t’implore. Soyons fiers ! soyons forts ! C’est notre honneur et notre salut !

Il tomba à ses pieds en sanglottant, l’adora comme un être supérieur, délira d’enthousiasme après avoir déliré d’amour, et, sur mille nouveaux serments, baisers, espoirs et promesses, ils se quittèrent aux premières lueurs de l’aube, ivres d’amour et dévorés de tristesse.