La Grande Figure de pierre

Traduction par E.A. Spoll.
Contes étrangesMichel Lévy Frères (p. 63-86).


LA
GRANDE FIGURE DE PIERRE



Un jour que le soleil à son déclin dardait obliquement ses derniers rayons, une mère et son jeune fils, assis à la porte de leur chaumière, parlaient de la Grande Figure de pierre. Bien qu’éloignée de plusieurs milles, on la voyait, chaudement éclairée, se détacher, resplendissante, sur la teinte plus sombre des rochers environnants.

Qu’était-ce que la Grande Figure de pierre ?

Il y avait autrefois, entre deux hautes chaînes de montagnes, une spacieuse vallée peuplée de quelques milliers d’habitants. Les uns vivaient dans de pauvres huttes situées au milieu des forêts silencieuses et sombres qui couvraient les versants abrupts de la montagne ; d’autres en habitaient les premières croupes et le fond de la vallée, dont ils cultivaient le sol plantureux ; il y en avait, enfin, qui s’étaient groupés en populeux villages, sur le cours impétueux d’une petite rivière qui, sortie des cimes neigeuses de la montagne et domptée par l’intelligente volonté de l’homme, rongeant son frein, blanc d’écume, faisait humblement tourner les machines de plusieurs filatures. Tous ces braves gens, bûcherons, cultivateurs, ouvriers, vivaient dans une respectueuse familiarité avec la Grande Figure de pierre.

Le palladium de la vallée était une de ces œuvres qu’en un jour de majestueux enjouement la nature se plaît à créer. Quelques rochers, en apparence jetés au hasard sur un versant presque perpendiculaire de la montagne, prenaient, à une certaine distance, l’aspect d’un profil humain. On eût dit la figure d’un Titan suspendue sur l’abîme. On voyait distinctement son front colossal élevé de cent pieds, l’immense courbure de son nez et ses lèvres formidables, qui, douées de la parole, eussent couvert les roulements du tonnerre. Si l’on approchait, la figure s’évanouissait et l’on n’apercevait plus qu’un entassement de rochers monstrueux digne de l’antique chaos ; mais, en s’éloignant de nouveau, l’on voyait reparaître la merveilleuse figure, qui semblait sortir vivante de son cadre vaporeux.

Selon la croyance populaire, c’était pour les enfants un heureux présage de grandir en contemplant la Grande Figure. La noblesse de ses traits et leur expression de majestueuse douceur semblaient le reflet d’un cœur chaud et généreux, embrassant dans un vaste amour l’humanité tout entière. La regarder était tout un enseignement. On croyait généralement que la vallée lui était redevable de sa fertilité ; son regard bienveillant dissipant les nuées et versant sur elle, avec les rayons du soleil, de bienfaisants effluves.

Au moment donc où commence ce récit, une mère et son jeune garçon, assis à la porte de leur chaumière, s’entretenaient, en la regardant, de la Grande Figure de pierre.

L’enfant s’appelait Ernest.

— Mère, disait-il, pendant que le gigantesque visage du Titan semblait lui sourire, je voudrais l’entendre parler ; avec un regard si doux, sa voix doit être harmonieuse. Il me semble que si je voyais un homme qui lui ressemblât, je ne pourrais m’empêcher de l’aimer.

— Si la vieille prophétie doit un jour se réaliser, c’est un bonheur dont vous jouirez, mon fils.

— Quelle prophétie, chère maman ? demanda curieusement Ernest ; dites-la-moi, je vous prie.

Alors la mère lui raconta cette légende qu’elle tenait de sa mère à elle, récit, non d’un fait accompli, mais d’un fait à venir, et néanmoins si vieille que les Indiens, premiers habitants de la contrée, avaient entendu dire à leurs grands parents que jadis leurs ancêtres l’avaient apprise par le murmure des ruisseaux et les soupirs du vent à travers le feuillage. Un enfant devait naître dans ces parages, dont la physionomie reproduirait les traits de la Grande Figure, et qui serait le plus grand, le plus noble et le plus vertueux de son époque. Les vieillards, comme les jeunes gens, avaient toujours une foi aussi vive dans cette vieille prophétie. D’autres, cependant, connaissant mieux le monde, s’étaient lassés d’attendre inutilement un homme qui, possesseur d’une telle physionomie, fût plus grand et meilleur que ses concitoyens, et en avaient conclu que la légende n’était en réalité qu’un conte à dormir debout. Toujours est-il que le grand homme n’avait point encore fait son apparition.

— O mère ! fit Ernest en joignant les mains, je puis donc espérer de le voir un jour ?

La mère, en femme tendre et avisée, comprit qu’il était plus sage de ne pas décourager le généreux espoir de l’enfant ; aussi se contenta-t-elle d’ajouter :

— Peut-être le verrez-vous, qui sait ?

Ernest n’oublia jamais l’histoire que sa mère lui avait racontée, et elle lui revenait à l’esprit toutes les fois qu’il regardait la Grande Figure de pierre.

Son enfance s’écoula paisible dans la petite cabane où il était né. Il était soumis à sa mère, l’assistait de ses petites mains et plus encore de son cœur aimant et tendre. D’enfant heureux, quoique souvent pensif, il devint un sage garçon, doux, tranquille et discret. Son visage était bruni par les travaux des champs, mais son œil brillait d’un feu plus intelligent que celui des enfants de son âge, élevés dans les plus fameuses universités. Cependant Ernest n’avait d’autre maître que la Grande Figure de pierre. Quand il avait fini son pénible labeur, il se plaisait à la considérer des heures entières, et, dans son extase, il s’imaginait qu’elle répondait par un sourire d’encouragement aux regards respectueux qu’il jetait sur elle. Se trompait-il, ou la Grande Figure le regardait-elle avec une prédilection réellement marquée ? Nous croirions volontiers que le jeune garçon savait y trouver ce que d’autres cherchaient en vain, et qu’ainsi cette bienveillance destinée à tous, était réservée pour lui seul.

Vers ce temps, le bruit courut dans la vallée que le grand homme annoncé depuis tant d’années, et qui devait ressembler à la Grande Figure, allait faire enfin son apparition. On racontait qu’un jeune homme, ayant depuis longtemps émigré de la vallée, s’était fixé dans un port lointain où, après avoir ramassé quelque argent, il s’était fait marchand. Son nom, je n’ai jamais pu savoir si c’était son véritable nom ou bien un sobriquet, son nom était Amas-d’or. Adroit, actif comme il l’était, heureux en affaires, il devint excessivement riche et propriétaire d’une flotte de navires. Toutes les contrées du globe semblaient travailler à l’envi dans le but d’accroître ses richesses, déjà considérables. Les régions arctiques, ténébreux domaines des glaces éternelles, lui envoyaient leurs fourrures en tribut ; la brûlante Éthiopie tamisait pour lui le sable d’or de ses rivières et ramassait dans ses forêts équatoriales les défenses des éléphants pour lui fournir de l’ivoire ; l’extrême Orient recueillait à son intention le thé, les épices, les châles du Tibet, les diamants de Golconde et les perles de l’Inde à la teinte nacrée ; enfin, pour n’être point en reste avec la terre ferme, l’Océan lui livrait ses puissantes baleines, dont l’huile n’était pas le moindre de ses profits. D’où que vinssent ses marchandises, M. Amas-d’Or les avait bientôt converties en ce métal dont il portait le nom. On pouvait dire de lui, comme du Midas de la fable, que tout ce qu’il touchait devenait or, mais or monnayé. Et quand M. Amas-d’Or fut devenu si riche, qu’un siècle lui aurait à peine suffi pour compter sa fortune, il se souvint de sa vallée natale et résolut d’aller finir sa vie où il l’avait commencée. Dans cette intention, il envoya un habile architecte pour y élever un palais digne d’abriter le possesseur d’une si grande fortune.

Ainsi que je l’ai dit plus haut, le bruit avait couru dans la vallée que ce M. Amas-d’Or, qui allait revenir, était le personnage prophétique si longtemps et si impatiemment attendu, et dont la ressemblance avec la Grande Figure de pierre devait être si parfaite.

Cette opinion s’accrut encore lorsque l’on vit s’élever comme par enchantement un splendide édifice sur l’ancien emplacement depuis longtemps dévasté de la ferme de son père. Ce palais, du marbre le plus blanc, surpassait en éclat les constructions de neige auxquelles, dans son enfance, M. Amas-d’Or ne dédaignait pas de travailler de ses propres mains, et qu’un rayon de soleil suffisait à fondre.

Le portique, richement orné de magnifiques sculptures, était soutenu par de majestueuses colonnes et encadrait une large porte garnie de clous d’argent et faite d’un bois précieux, venu de par delà les mers. Les fenêtres étaient closes par des glaces sans tain d’une dimension extraordinaire et d’une si grande pureté qu’elle égalait, si elle ne la surpassait, la transparence de l’atmosphère. Personne, à la vérité, n’avait été admis à voir l’intérieur de l’édifice ; cependant on prétendait qu’il était encore plus somptueux que l’extérieur, d’autant plus que le fer et le cuivre ordinairement employés dans les demeures les plus luxueuses, étaient ici remplacés par des métaux précieux. La chambre à coucher de M. Amas-d’Or était surtout si éblouissante, si étincelante qu’un homme ordinaire n’eût pu s’y endormir ; mais son propriétaire était tellement habitué à la vue de l’or, que peut-être ne pouvait-il plus fermer les yeux sans s’être rassasié de ses lueurs rutilantes.

Au terme fixé, la nouvelle demeure fut achevée ; ce fut alors le tour des tapissiers qui apportèrent les plus riches tentures, puis une armée de serviteurs noirs et blancs venus en éclaireurs et qui annoncèrent la glorieuse arrivée de M. Amas-d’Or pour le coucher du soleil.

Cependant notre jeune ami se sentait profondément ému en pensant que le grand homme, l’homme vertueux, l’homme de la prophétie, allait se manifester à sa vallée natale. Tout jeune qu’il était, Ernest savait que, possesseur d’une si grande fortune, M. Amas-d’Or pouvait devenir, pour ses compatriotes, une providence aussi bienfaisante que le doux sourire de la Grande Figure de pierre. Rempli d’espérance et de foi, il ne douta pas un instant que ce que l’on disait ne fût vrai et qu’il ne dût bientôt contempler la vivante image des traits augustes de la montagne.

Bientôt on entendit le roulement sourd d’un équipage qui s’approchait avec rapidité.

— Le voici ! crièrent quelques personnes qui s’étaient rassemblées pour surveiller son arrivée, voici le grand Amas-d’Or.

Une voiture traînée par quatre chevaux parut alors au tournant de la route. À la portière apparaissait la tête d’un petit vieillard dont le teint rappelait vaguement la couleur du métal dont il était si abondamment pourvu.

On apercevait distinctement son front bas, étroit, ses yeux perçants et bridés, et ses lèvres fort minces, amincies encore par l’habitude qu’il avait de les serrer fortement l’une contre l’autre.

— C’est l’exacte ressemblance de la Grande Figure, cria-t-on de toutes parts ; cela ne peut faire de doute, la prophétie est accomplie et nous possédons enfin le grand homme !

Ernest ne disait mot, mais il cherchait en vain cette frappante ressemblance.

Le hasard fit qu’une pauvresse, accompagnée de deux petits enfants, venue sans doute de quelque lointain pays, errait à quelques pas de là. Ils approchèrent au bruit de la voiture et tendirent instinctivement leurs mains amaigries, balbutiant quelque humble prière. Une griffe jaunâtre, celle-là même qui avait agrippé tant de richesses, sortit de la fenêtre du carrosse et laissa négligemment tomber à terre quelques pièces de cuivre.

— C’est Éparpilleur de cuivre qu’il fallait vous appeler, fastueux Amas-d’Or !

Et cependant la foule transportée criait d’aussi bonne foi qu’auparavant :

— Voici l’image de notre Grande Figure de pierre.

Mais Ernest détourna tristement ses regards de ce visage sordide, et ses yeux se portèrent lentement vers la vallée, où parmi les brumes dorées par le soleil il pouvait encore distinguer l’admirable profil, dont l’aspect seul le consola.

Que lui disait cette bouche au bienveillant sourire ?

— Espère, enfant, garde ta foi ; l’homme viendra.

Les années s’écoulèrent, Ernest entra dans l’adolescence. Le jeune homme n’attirait guère l’attention des habitants de la vallée, car sa vie régulière et simple n’avait rien de remarquable, si ce n’est peut-être que, son travail terminé, il avait conservé l’habitude d’aller chaque jour contempler la Grande Figure. C’était, pour la plupart, une innocente manie qu’on lui pardonnait d’autant plus volontiers qu’il était industrieux, serviable, d’un caractère toujours égal, et qu’en somme il ne se livrait à cette paresseuse contemplation qu’après s’être acquitté de tous ses devoirs. Ils ne savaient pas, ceux qui pensaient ainsi, que la Grande Figure était devenue pour lui le meilleur des maîtres, et que les sentiments qu’elle exprimait, après avoir élargi son cœur, l’avaient rempli d’une bienveillante sympathie pour les autres cœurs. Ils ne savaient pas que de ces muettes leçons sortirait une plus haute sagesse que celle que renferment les livres, et une vie qui, pour n’être point modelée sur les convenances humaines, n’en serait pas moins de toutes la meilleure. Ils ne savaient pas enfin, et le jeune homme l’ignorait lui-même, que ces pensées qui germaient seules dans son cerveau, soit durant son travail, soit le soir, lorsqu’il prenait place au foyer, étaient plus nobles et plus élevées que toutes celles qu’ils pouvaient échanger entre eux. Son âme était simple, naïve comme au jour où sa mère lui raconta la vieille prophétie. Il regardait toujours la merveilleuse figure et s’étonnait ingénument que son pendant humain se fît longtemps attendre.

Durant ce temps, le pauvre M. Amas-d’Or était passé de ce monde dans l’autre, et sa dépouille mortelle avait été rendue à la terre, mais le plus bizarre, c’est qu’avant de mourir, il avait perdu sa fortune, et qu’une fois son or disparu, on s’était généralement accordé pour reconnaître qu’en réalité la ressemblance qu’il pouvait y avoir entre les ignobles traits d’un trafiquant ruiné et ceux de la Grande Figure n’était pas des plus frappantes. On oublia jusqu’au nom de M. Amas-d’Or, et son palais devint un hôtel pour les étrangers.

L’homme de la prophétie était encore à venir.

Or il arriva qu’un fils de la vallée, parti comme simple soldat depuis un certain nombre d’années, parvint, après force combats meurtriers, au grade le plus élevé. Quel que soit le nom que lui donne l’histoire, il était plus connu dans les camps sous celui de Sang-et-Tonnerre. Ce vétéran, usé par les rudes travaux de la guerre, vieux, couvert de blessures, rassasié de la vie militaire, fatigué des roulements du tambour et des sons aigus du clairon qui pendant si longtemps avaient retenti à ses oreilles, résolut un beau jour de retourner dans sa vallée natale, espérant y retrouver le calme et le repos qu’il y avait laissés. Les habitants, ses anciens voisins, ses parents, ses amis, résolurent de célébrer le retour du vieux héros par des salves d’artillerie et un banquet public. Tous affirmaient se rappeler qu’il était le vivant portrait de la Grande Figure. Un des aides de camp de Sang-et-Tonnerre avait même été frappé de cette ressemblance, et ses amis d’enfance étaient prêts à affirmer par serment qu’elle avait toujours existé, seulement qu’ils ne l’avaient jamais remarquée jusque-là. Aussi, grande fut l’exaltation des bons habitants de la vallée qui perdaient les trois quarts de leur journée à considérer la Grande Figure de pierre, rien que pour se faire une idée de l’air que devait avoir le brave Sang-et-Tonnerre.

Le jour du grand festival, Ernest, ainsi que les autres habitants, laissa son ouvrage et se dirigea vers l’endroit où le banquet champêtre était préparé. Il entendit, en s’approchant, la voix retentissante du révérend docteur Battle appelant les bénédictions du ciel sur les excellentes choses placées devant lui, et sur l’homme illustre en l’honneur de qui elles avaient été préparées. La table avait été mise dans une clairière entourée d’arbres de tous côtés, sauf à l’est, où, par une éclaircie, l’on apercevait au loin la Grande Figure. Le fauteuil du général, relique de la maison de Washington, était ombragé par un dôme de verdure entremêlée de branches de lauriers, au-dessus duquel flottait le drapeau national par lui tant de fois conduit à la victoire. Ernest se leva sur la pointe de ses pieds dans l’espoir de contempler un instant l’hôte illustre ; mais une foule tellement compacte entourait les tables, dans l’espoir d’entendre les toasts, et les miliciens repoussaient si impitoyablement les importuns avec la crosse de leurs fusils, que le jeune homme, assez timide de sa nature, ne put apercevoir les traits de Sang-et-Tonnerre. Pour se consoler, il se retourna vers sa chère figure qui lui souriait comme à l’ordinaire.

Cependant, au milieu du choc des verres et du cliquetis de la vaisselle, il entendait des voix comparant la figure du héros à celle de la montagne.

— C’est la même tête, à un cheveu près, disait l’un.

— Absolument exact, disait un autre.

— Il est de fait, ajoutait un troisième, qu’il me semble voir Sang-et-Tonnerre à travers un verre grossissant. Pourquoi non ? n’est-ce pas, au bout du compte, le plus grand homme de notre siècle ?

Et les trois interlocuteurs poussèrent un hourra qui, répété par les mille voix de la foule et répercuté par les montagnes environnantes, semblait un cri proféré par la voix puissante de la Grande Figure elle-même.

Cet enthousiasme bruyant intéressait au plus haut point notre ami qui n’osait plus mettre en doute que son majestueux instituteur n’eût enfin trouvé sa contre-partie humaine. Ernest s’était imaginé, il est vrai, que ce personnage, depuis si longtemps attendu, paraîtrait sous un aspect plus pacifique, sous celui d’un sage et d’un paisible bienfaiteur de l’humanité ; mais, dans sa naïve simplicité, il se persuadait que la Providence avait pu choisir, pour accomplir son œuvre bienveillante, un instrument à sa guise, et s’éloignant du type qu’il avait rêvé.

— Silence ! cria-t-on, silence ! le général va parler.

En effet, après divers toasts portés à sa santé au milieu des cris et des applaudissements, Sang-et-Tonnerre s’était levé pour exprimer à ses concitoyens toute sa gratitude. Ernest put voir alors le vieux héros, avec ses brillantes épaulettes et son hausse-col brodé d’or, dominant la foule de sa tête altière qu’ombrageaient les lauriers et sur laquelle se balançait la bannière compagne de ses exploits. Mais il pouvait du même coup d’œil apercevoir la Grande Figure de pierre. Était-ce bien là cette ressemblance tant vantée ? Hélas il ne la pouvait découvrir. Il voyait, il est vrai, un visage usé par les fatigues de la guerre, battu par les orages de la vie, empreint d’une vaillante énergie et des traits caractéristiques d’une inébranlable volonté ; mais il n’y voyait point briller cette auguste sagesse, cette tendre et profonde sympathie, dont il connaissait l’admirable expression.

— Non, dit-il en se frayant un passage à travers la foule, non, ce n’est pas encore l’homme de la prophétie ; il faut attendre.

Des nuées vaporeuses avaient, pendant ce temps, environné la montagne d’où l’on voyait surgir l’imposante figure, semblable à un ange puissant, revêtu de pourpre et d’or. En la considérant, Ernest crut voir rayonner un sourire bienveillant et silencieux sur sa face lumineuse. Peut-être n’était-ce qu’une illusion produite par les rayons du soleil couchant qui se jouaient dans les zones de vapeurs interposées entre ses yeux et la montagne, néanmoins l’aspect de son merveilleux ami rendit au jeune homme toute sa confiance et tout son espoir.

— Confiance ! lui disait une voix secrète interprétant le sourire de l’oracle, confiance, il viendra.

Des années s’écoulèrent encore avec plus de rapidité, mais au milieu du même calme. Ernest, paisible habitant de sa vallée natale, était un homme dans la force de l’âge, et peu à peu le peuple avait appris à le connaître. Il travaillait toujours pour gagner son pain quotidien, et son cœur était aussi simple qu’autrefois, mais il pensait beaucoup, et les meilleurs instants de sa vie avaient été consacrés à des rêveries idéales dont l’unique sujet était le bonheur de l’espèce humaine. Sa vie s’écoulait sereine et calme comme un fleuve tranquille roulant ses flots limpides au milieu d’une éternelle verdure. Il semblait que le monde devînt meilleur rien qu’à voir vivre cet homme simple et bon. Sans se détourner de sa route, il était aux autres un perpétuel enseignement, et, sans en avoir conscience, il prêchait à tous la sagesse et la vertu. Ses pensées, à la fois simples et pures, se manifestaient par de bonnes actions, faites modestement, mais dont le bruit se répandait insensiblement dans la vallée. Lorsque, par hasard, il prenait la parole, c’était pour laisser tomber quelque vérité qui, germant un jour ou l’autre dans l’esprit de ses auditeurs, avait souvent sur leur manière de vivre une influence dont ils ne se rendaient pas compte eux-mêmes, ne voyant dans Ernest qu’un de leurs voisins, un homme comme tant d’autres. Lui-même ne se doutait pas de la portée de ses discours, et, naturellement, comme le ruisseau murmure, sa bouche laissait échapper de sublimes pensées que jamais lèvres humaines n’avaient prononcées avant lui.

Cependant, la première effervescence passée, le peuple s’aperçut qu’il avait été un peu prompt à trouver une ressemblance entre le visage farouche du vieux Sang-et-Tonnerre et la Grande Figure. Cela n’empêcha pas qu’au bout de quelque temps les journaux ne commençassent à répéter les uns après les autres que la tête tant désirée se trouvait sur les épaules d’un certain homme d’État, non moins illustre que M. Amas-d’Or et le général Sang-et-Tonnerre. C’était également un fils de la vallée, mais il l’avait quittée très jeune pour s’adonner à la jurisprudence et à la politique. Il n’avait ni la fortune d’un archimillionnaire, ni l’épée d’un vaillant guerrier, mais il possédait une éloquence plus puissante à elle seule que toutes deux ensemble. Quand il parlait, il n’y avait pas à balancer, il fallait le croire : les droits semblaient des torts et les torts semblaient des droits, selon ce qu’il lui plaisait de persuader ; et il possédait à un si haut point l’art d’éblouir, qu’il eût pu à son gré faire voir des étoiles en plein midi. Sa voix était vraiment son instrument magique, tantôt résonnant comme un tambour, tantôt mélodieuse comme une harpe éolienne. Il chantait à volonté les fastes de Bellone ou l’hymne de la paix.

En vérité, c’était un homme merveilleux ; et, lorsque cette rare éloquence lui eut acquis tout le succès imaginable, lorsqu’il se fut fait entendre dans toutes les cours de l’Europe, après que son nom eut été prononcé d’un bout à l’autre du monde avec une égale admiration, il finit par persuader à ses compatriotes de le nommer président de la république.

Avant même ce moment, quelques-uns de ses admirateurs avaient subitement découvert sa ressemblance avec la Grande Figure de pierre, circonstance d’autant plus frappante qu’il était connu sous le nom de Tête-de-Rocher.

Or, pendant que ses amis politiques travaillaient à l’envi à son élection, Tête-de-Rocher, comme on l’appelait, résolut d’aller visiter sa vallée natale. Il n’avait, disait-il, d’autre but que celui de serrer la main à ses compatriotes, et personne ne supposa un instant que ce fût de sa part une manœuvre électorale. On fit donc de splendides préparatifs pour recevoir le grand homme d’État. Une escorte de cavalerie alla le recevoir aux limites de la province, et les habitants abandonnèrent leurs travaux ou leurs affaires pour s’échelonner sur son passage. Ernest fit comme les autres, bien qu’il eût déjà éprouvé deux déceptions ; mais il était d’un naturel si naïvement confiant qu’on le trouvait toujours prêt à croire à la bonté comme à la beauté. Il était donc venu dans le ferme espoir de considérer cette ressemblance attendue depuis si longtemps.

L’imposante cavalcade parut enfin sur la route au milieu d’un nuage de poussière soulevé par les pieds des chevaux. Toutes les notabilités du pays avaient tenu à honneur d’en faire partie : les officiers de la milice, en uniforme, les membres du congrès, le shérif, les éditeurs de journaux, et même quelque gros fermiers avec leurs habits du dimanche, montant leurs fringants poneys. C’était en vérité un brillant spectacle. Les cavaliers portaient des bannières déployées, et sur quelques-unes d’entre elles on voyait le portrait de l’illustre personnage et la Grande Figure se souriant comme deux frères, et, si la peinture ne mentait point, on ne pouvait voir deux visages plus exactement pareils. Les fanfares d’une musique triomphale envoyaient en l’air des torrents d’harmonie que répercutaient les échos de la vallée, comme si le coin le plus humble de son pays natal eût trouvé tout à coup une voix pour accueillir cet hôte illustre. Mais l’effet produit par ce phénomène acoustique devenait réellement magique lorsque le son était renvoyé par les abîmes que dominait la Grande Figure. On eût dit alors que le colosse de pierre mêlait sa puissante voix au chœur triomphal pour saluer l’homme de la prophétie.

Cependant les chapeaux volaient en l’air et l’enthousiasme devint si contagieux qu’Ernest jeta également son chapeau, et sans trop savoir pourquoi, sans même l’avoir vu, se mit à crier aussi fort que les autres : « Hourra pour le grand homme ! hourra pour Tête-de-Rocher ! »

Au milieu du cortège s’avançait, au pas de quatre magnifiques chevaux blancs, une voiture dans laquelle siégeait, tête nue, le fameux homme d’État.

— Avouez, dit à Ernest un de ses voisins, que la Grande Figure et Tête-de-Rocher se ressemblent comme deux jumeaux.

En effet, au premier aspect de cette physionomie souriante, saluant chacun du haut de la voiture, Ernest ne put s’empêcher de lui trouver quelque ressemblance avec la figure dont les traits lui étaient si familiers. C’était bien ce front élevé, proéminent, ces lignes sculpturales dont un Titan semblait avoir fourni le modèle ; mais il eût vainement cherché la majesté sublime, la divine sympathie qui transformaient ces traits de granit en un être intelligent. Le feu sacré du génie manquait, ou s’était éteint dans l’œil profond du grand homme d’État, il avait été remplacé par une expression de satiété suprême, telle qu’on la peut lire sur le visage d’un enfant trop grand pour ses jouets, ou sur celui d’un homme riche des dons les plus rares de l’intelligence, mais dont la vie s’écoule vide et inutile parce qu’il n’a pas appliqué ses puissantes facultés à un but noble et élevé.

Cependant le voisin d’Ernest, le poussant du coude comme pour l’interroger :

— N’est-ce pas, lui dit-il, que c’est bien tout le portrait de l’homme de la montagne ?

— Non, répondit brusquement Ernest, je ne vois aucune ressemblance.

— Alors tant pis pour la Grande Figure, reprit le voisin, qui se mit à vociférer de plus belle.

Ernest se détourna tristement, et presque avec désespoir, car de toutes ses déceptions celle-ci était la plus cruelle.

Il avait devant les yeux un homme qui aurait pu accomplir la prophétie et qui ne l’avait pas voulu !

En même temps la cavalcade, le cortège, la musique et les bannières disparurent dans un tourbillon de poussière ; et le nuage, se dissipant lentement, laissa voir la Grande Figure de pierre qui, souriant à Ernest, semblait lui dire :

— Allons, courage, j’attends depuis plus longtemps que toi, et cependant ma confiance est la même ; espère donc, l’homme viendra !

Le temps, cependant, précipitait sa course, et les années, s’accumulant sur sa tête, blanchirent sa noire chevelure et tracèrent des rides vénérables sur son front. C’était maintenant un vieillard dont les sages pensées surpassaient en nombre les fils d’argent qui croissaient sur sa tête. Les rides mêmes qui se croisaient sur sa respectable figure semblaient des inscriptions gravées par le temps et dans lesquelles on eut pu déchiffrer les maximes de cette sagesse que lui avaient apportée les années.

En même temps, Ernest était sorti de son obscurité. La renommée, qu’il avait si peu désirée, était venue le trouver, et son nom était célébré bien au delà des limites de cette vallée dans laquelle il était resté confiné. Des professeurs, des gens de tout état venaient souvent de fort loin pour causer avec lui, sur le bruit qui courait que ce pauvre laboureur avait sur toutes choses des idées différentes de celles des autres hommes et qu’il n’avait pas puisées dans des livres.

Quels qu’ils fussent, savants, hommes d’État, philanthropes, Ernest recevait ses visiteurs avec cette sereine bienveillance, cette sincérité qui le caractérisaient. Il parlait avec eux sur les sujets les plus divers ; il recevait en confidence leurs plus secrètes pensées et leur communiquait sans nulle difficulté celles qui faisaient l’objet de ses méditations. Son cœur était un vase du cristal le plus pur, rempli d’une précieuse liqueur où chacun pouvait puiser à son gré. En parlant, sa figure s’illuminait à son insu et ses yeux lançaient une flamme douce comme le crépuscule d’un beau soir d’automne. Ses hôtes le quittaient en silence, pensifs, l’esprit rempli de ses discours, et cheminant par la vallée ; ils s’arrêtaient à considérer la Grande Figure, il leur semblait avoir vu quelque part un visage à sa ressemblance, sans qu’ils pussent pourtant préciser en quel endroit.

Or, pendant qu’Ernest croissait en âge et en célébrité, on apprit qu’un des fils du pays était devenu un grand poëte, répandant ses chants harmonieux au milieu du trouble et de l’agitation des villes. Bien qu’éloigné de sa pittoresque vallée, il célébrait dans ses vers les pics neigeux qu’il avait si souvent parcourus dans son enfance, et surtout la Grande Figure de pierre qu’il avait immortalisée dans une ode sublime.

C’était en vérité un homme de génie ; la nature semblait plus belle quand il lui consacrait un regard, et la création n’eût pas paru complète s’il n’avait été là pour en interpréter les magnificences.

Lorsque l’homme était à son tour le sujet de ses vers, il les revêtait d’un caractère plus majestueux, d’une forme plus noble encore, pour montrer les anneaux de cette chaîne invisible, mais continue, qui reliait, suivant lui, la grande famille humaine au monde des êtres immatériels. Quelques esprits positifs raillaient à la vérité cette croyance du poëte, mais peut-être n’étaient-ils point pétris du même limon et avaient-ils été créés par la nature, dans un accès de méprisante amertume, avec la fange dont elle forme les animaux immondes.

Ces vers parvinrent un jour à Ernest. Il les lut après son travail, assis sur un banc, devant sa chaumière, à cet endroit même où depuis si longtemps il faisait provision de sagesse à contempler la Grande Figure. En lisant ces stances sublimes qui semblaient un écho de son âme, il tourna vers elles ses yeux rayonnants d’espoir.

— Oh majestueuse amie ! dit-il, n’est-ce pas cet homme qui te ressemble ?

La figure sourit silencieusement.

Il arriva cependant que le poëte, tout éloigné qu’il fût de la vallée, non seulement avait beaucoup entendu parler d’Ernest, mais encore avait longuement médité sur son caractère, et ne jugeait rien d’aussi désirable que de rencontrer cet homme dont la sagesse merveilleuse n’avait d’égale que sa simplicité.

Un matin, il partit pour ce pèlerinage, et au déclin du jour il arriva près de l’humble demeure d’Ernest. Il eût pu descendre à l’hôtel qui avait été le palais de M. Amas-d’Or ; mais, sa légère valise à la main, il résolut d’aller demander au sage l’hospitalité, et s’informa de la route à suivre.

En approchant du terme de sa course, il trouva l’excellent vieillard assis et lisant attentivement un livre.

Parfois, posant le doigt sur la page commencée, il interrompait sa lecture et regardait avec tendresse la Grande Figure de pierre.

— Bonsoir, fit le poëte, pouvez-vous donner un abri pour la nuit à un voyageur ?

— Bien volontiers, répondit Ernest, et il ajouta en souriant : Je n’ai jamais vu la Grande Figure regarder un étranger d’un air si hospitalier.

— Alors le poëte s’assit auprès de lui, et tous deux se mirent à causer.

Souvent le poëte s’était entretenu avec des hommes plus spirituels ou plus instruits, mais dans aucun cas il n’avait rencontré cette éloquence naturelle qui rendait pour ainsi dire familières les vérités de l’ordre le plus élevé, à force de franchise et de simplicité.

De son côté, Ernest était à la fois ému et doucement agité des vivantes images que créait l’imagination du poëte, et qui, mélancoliques ou consolantes, mais toujours empreintes d’une radieuse beauté, voltigeaient autour de sa cabane.

La mutuelle sympathie de ces deux hommes semblait grandir le cercle de leurs conceptions et les poussait à creuser les idées qui jaillissaient de leur cerveau plus profondément que chacun n’eût pu le faire dans une méditation solitaire. Leurs pensées, unies dans un commun effort, présentaient une harmonie quasi céleste, dont un seul n’eût pu se dire l’auteur, et dans laquelle cependant aucun des deux n’eût su retrouver ce qui lui appartenait en propre. Animés l’un par l’autre, ils abordèrent enfin des sujets telment élevés et abstraits qu’il ne leur était jamais venu la pensée de les effleurer, et cependant si nobles, si passionnants qu’ils ne pouvaient se résoudre à les quitter.

Tout en écoutant la poëte, Ernest crut voir la Grande Figure se pencher curieusement vers lui, à son tour il fixa sur lui ses yeux ardents.

— Qui donc êtes-vous, mon hôte ? demanda-t-il.

Le poëte posa la main sur le livre que tenait Ernest.

— Vous avez lu ces vers, dit-il, alors vous me connaissez, car ils sont de moi.

À ces mots, un sentiment plus vif de curiosité anima la figure du vieillard ; il regarda de nouveau le poëte, puis la Grande Figure, mais il baissa presque aussitôt la tête en soupirant.

— Pourquoi semblez-vous triste ? demanda le poëte.

— Parce que, répondit Ernest, durant toute ma vie, j’ai attendu l’accomplissement de la prophétie, et qu’en lisant ces vers j’avais espéré que vous pourriez la remplir.

— Vous espériez, dit le poëte avec un faible sourire, vous espériez que je ressemblerais à la Grande Figure de pierre, et vous êtes désabusé comme vous l’avez été autrefois avec M. Amas-d’Or, le vieux Sang-et-Tonnerre et Tête-de-Rocher. Il devait en être ainsi, Ernest, vous devez ajouter mon nom à ceux de ces illustres personnages et vous résigner à cette nouvelle déception, car, croyez-en ma tristesse, je ne suis pas digne, ami, d’avoir pour type cette image si grandiose et si douce.

— Et pourquoi ? demanda le vieillard en montrant le livre, ne sont-ce point là de divines pensées ?

— Il est possible, dit le poëte, qu’elles aient ce caractère, et qu’on puisse entendre en elles comme un lointain écho des chœurs célestes ; mais ma vie n’a pas répondu à l’excellence de mes pensées. J’ai fait de beaux rêves, mais je n’ai pas su les réaliser, parce que je n’ai pas conformé mes actes à mes idées. Quelquefois même, oserai-je vous l’avouer, j’ai manqué de foi dans ces principes éternels dont je me suis fait dans mes œuvres le plus fervent apôtre. C’est donc à tort, chercheur infatigable du bon et du vrai, que tu voulais trouver en moi l’image de la figure.

Et les yeux du poëte se remplirent de larmes, et ceux d’Ernest étaient également obscurcis par des pleurs.

Le soleil touchait au terme de sa course ; c’était l’heure où, depuis de longues années, Ernest avait coutume de parler à ses voisins assemblés chaque jour pour l’écouter. Il prit le bras du poëte et tous deux se dirigèrent vers l’endroit habituel de ces conférences. C’était un petit vallon forme par la rencontre de plusieurs collines et terminé par un rocher dont les parois abruptes étaient cachées au moyen de plantes grimpantes qui en déguisaient les anfractuosités sous un épais tapis de verdure. Au pied de cette roche s’élevait un tertre de gazon qu’ombrageait un bouquet d’arbres touffus. Ernest monta sur cette chaire improvisée et jeta sur son auditoire un regard de familière bonté. Tous attendaient, assis ou étendus à leur guise sur l’herbe drue et fraîche du vallon. Le soleil, près de disparaître, lançait ses derniers rayons à travers les arbres du bocage, et sa lumière ne pénétrait dans cet endroit champêtre que tamisée par leur feuillage épais. Par l’ouverture du vallon la Grande Figure souriait à cette scène à la fois joyeuse et solennelle.

Ernest parla, et dit simplement à ses auditeurs ce que lui dicta son cœur. Puissantes étaient ses paroles, car elles n’étaient que l’expression de ses pensées ; profondément utiles étaient ses pensées, car elles avaient pour garant l’exemple de sa vie entière. Ce n’étaient point de vains mots qui s’échappaient des lèvres de l’orateur, mais des paroles de vie et d’amour, breuvage plus riche que si toutes les perles d’Orient y eussent été dissoutes. Le poëte, en l’écoutant, sentit que le caractère d’Ernest dépassait en poésie ses œuvres les plus sublimes. Les yeux brillants de larmes, il contempla respectueusement cet homme de bien, et se dit en lui-même que jamais figure de prophète n’avait égalé cette physionomie bienveillante et doucement méditative avec sa couronne de cheveux blancs.

Au loin, chaudement éclairée par la soleil et le front surmonté d’un nuage de neige, comme celui du vieillard, apparaissait la Grande Figure dont le regard sympathique et majestueux semblait embrasser le monde.

En ce moment même, comme transfiguré par la grandeur de ses pensées, le visage d’Ernest offrait une expression de bonté tellement divine, que le poëte, poussé par une force irrésistible, tendit les mains vers lui en s’écriant :

— Voyez, voyez tous, Ernest est l’image frappante de la Grande Figure de pierre !

Alors tout le peuple regarda et vit que le poëte disait vrai.

La prophétie était accomplie.

Mais Ernest, ayant achevé ce qu’il avait à dire, reprit le bras du poëte, et s’achemina lentement vers son humble maison.

Il espérait encore qu’un homme viendrait un jour, plus sage et meilleur que lui, et qui ressemblerait à la Grande Figure de pierre.