Félix Alcan (p. 85-116).

CHAPITRE V

LES ILLUSIONS DU TEMPS
NORMALES ET PATHOLOGIQUES

I

L’estimation de la durée n’étant qu’un phénomène d’optique intérieure, une perspective d’images, ne peut pas ne pas offrir un caractère d’essentielle relativité. Elle est relative, en effet : 1o à l’intensité des images représentées ; 2o à l’intensité des différences entre ces images ; 3o au nombre de ces images et au nombre de leurs différences ; 4o à la vitesse de succession de ces images ; 5o aux relations mutuelles entre ces images, entre leurs intensités, entre leurs ressemblances ou leurs différences, entre leurs durées diverses, et enfin entre leurs positions dans le temps ; 6o au temps nécessaire pour la conception de ces images et de leurs rapports ; 7o à l’intensité de notre attention à ces images ou aux émotions de plaisir et de peine qui accompagnent ces images ; 9o aux appétits, désirs ou affections, qui accompagnent ces images ; 10o au rapport de ces images avec notre attente, avec notre prévision.

On voit combien sont nombreux les rapports de représentation, d’émotion et de volition qui influent sur le sentiment de la durée.

Nous ne saurions donc admettre les lois trop simples qui ont été proposées et qui, selon nous, expriment seulement un des aspects de la question. Ainsi Romanes, dans ses recherches sur la conscience du temps, dit que, outre le nombre des états de conscience, le facteur additionnel qui agit pour allonger ou raccourcir le temps est « le rapport des états de conscience à leur propre succession ». Dans les expériences où il faut noter la seconde, le temps paraît relativement long ; c’est, selon Romanes, que, dans ce cas, l’attention est concentrée tout entière sur la production d’une seule et unique série de changements, telle que les battements du chronomètre ; ces changements forment donc, à ce moment, le contenu total de la conscience ; dès lors, tous leurs rapports de succession sont imprimés nettement dans la mémoire, qu’ils remplissent. Il résulte de ce grand nombre d’impressions nettes que la série donne l’impression d’une plus grande longueur.

Tout le monde a remarqué la déformation des objets dans le souvenir. On les voit généralement plus grands ou plus petits, plus agréables ou plus douloureux, plus beaux ou plus laids, etc. D’ordinaire, le temps est la grande estompe des choses, qui efface ou adoucit les contours. Cette déformation s’explique par la lutte pour la vie ; parmi les traces restantes, celles qui sont les plus profondes sont les plus vivaces. Aussi le caractère qui, dans un objet, nous a le plus frappé tend à effacer tous les autres : l’ombre se fait autour de lui, et lui seul apparaît dans la lumière intérieure. Quand je revois la rue où j’ai joué dans mon enfance, et qui me paraissait alors si large, si longue, je la trouve toute petite, et j’en suis étonné. C’est que, dans mon enfance, toutes mes impressions étaient intenses, étaient neuves et fraîches. L’impression causée par les dimensions de la rue était donc vive. Quand je revois plus tard la rue par le souvenir, l’intensité de mes impressions subjectives se transporte à l’objet même et se transforme en grandeur spatiale, précisément parce que, dans la mémoire, tout tend à prendre la forme spatiale, même la durée.

Les exemples les plus frappants d’erreurs qu’engendre la vivacité de l’image, laquelle a pour effet de détacher l’événement de la série des points de repère dont nous avons jalonné le passé, nous sont fournis, selon James Sully, par les événements publics qui dépassent le cercle étroit de notre vie personnelle et qui ne se rattachent pas, selon le cours naturel des choses, à des points localisés d’une façon bien définie dans le temps. Ces événements peuvent nous émouvoir et nous absorber sur le moment même ; mais, dans bien des cas, ils quittent l’esprit aussi vite qu’ils y sont entrés. Nous n’avons aucune occasion d’y revenir ; et si par hasard on nous les rappelle ensuite, on peut être à peu près sûr qu’ils nous paraîtront trop rapprochés, dans le temps, justement parce que l’intérêt qu’ils ont excité a donné à leurs images une vivacité particulière. James Sully cite un exemple curieux d’illusion de ce genre fourni, il n’y a pas longtemps, par le cas des détectives dont les journaux rappelèrent le procès et la condamnation à propos de l’expiration de leur peine (trois ans de travaux forcés). « La nouvelle que trois années entières s’étaient écoulées depuis ce procès bien connu m’étonna beaucoup et produisit le même effet sur beaucoup de mes amis ; nous fûmes tous d’avis que l’événement ne nous paraissait pas éloigné de plus d’un tiers de sa distance réelle. Plus d’un journal parla alors de cette brièveté apparente du temps écoulé, et ceci montre clairement qu’il y avait à l’œuvre une certaine cause qui produisait une illusion générale. » La distance apparente d’un événement qui n’est pas nettement localisé dans le passé varie en raison inverse de la vivacité de l’image mnémonique ; toute concentration consciente de l’esprit sur un souvenir tendra donc à le rapprocher. C’est, dit James Sully, comme lorsqu’on regarde un objet éloigné à travers une lorgnette : la brume disparaît, des détails nouveaux surgissent, jusqu’à ce que nous en venions presque à nous figurer que l’objet est à notre portée.

Dans les cas où l’esprit, sous l’influence d’une disposition maladive à nourrir une passion, s’habitue à revenir sans cesse sur quelque circonstance pénible, cette illusion momentanée peut devenir périodique et conduire à une confusion partielle des expériences lointaines et des expériences toutes voisines. Une offense dont on a longtemps entretenu le souvenir fait à la fin l’effet de quelque chose qui avancerait à mesure que nous avançons ; elle se présente toujours à notre mémoire comme un événement tout récent. Dans les états d’aliénation mentale amenés par quelque grande secousse, nous voyons cette tendance à ressusciter le passé enseveli se développer librement ; « les événements éloignés, les circonstances lointaines viendront se confondre avec les faits présents »[1].

Une autre cause d’erreur dans notre appréciation de la durée, c’est que nous sommes portés à combiner le temps exigé par la représentation d’un événement avec le temps réel qu’a duré l’événement. Dans les expériences psychophysiques, si on me demande la durée de battements courts du métromone, je la fais trop grande. C’est que j’ajoute inconsciemment le temps qu’il me faut pour me représenter et apprécier le battement à la durée objective du battement même, qui ainsi me paraît accrue. Au contraire, si les battements sont très lents, je tends à les faire plus courts qu’ils ne sont : la représentation est alors plus rapide que le battement même, et je tends à confondre la vitesse subjective avec la vitesse objective, comme je tendais, tout à l’heure, à confondre la lenteur subjective avec une lenteur objective. Le danseur à qui on veut faire suivre un rythme trop rapide est haletant et reste en arrière ; celui qu’on veut faire aller trop lentement demeure le pied en l’air, porté à presser le mouvement. L’effort, plus ou moins bref et rapide, joue donc un rôle considérable dans notre idée du temps. C’est par l’effort et le désir que nous avons fait connaissance avec le temps ; nous gardons l’habitude d’estimer le temps selon nos désirs, nos efforts, notre volonté propre. Nous altérons sa longueur par notre impatience et notre précipitation, comme nous altérons sa rapidité par notre lent effort pour nous la représenter.

L’estimation de la durée dans le passé dépend de la durée que nous paraît avoir l’opération reproductive elle-même, l’effort pour se souvenir des divers événements. Ainsi, quand tous les événements se tiennent et se ressemblent, l’effort d’attention nécessaire au rappel des souvenirs s’adapte immédiatement à chacune des images successives, comme le remarque Wundt, et la série, facilement parcourue, semble moins longue ; au contraire, si les événements sont discontinus, sans lien, ou très divers et dissemblables, l’effort de reproduction demande plus de temps et la série des événements paraît elle-même plus longue. Il en est ici comme dans le cas de deux lignes horizontales également longues, mais dont la seconde est hachée de traits verticaux qui la coupent : la seconde paraît plus longue ; c’est que l’œil en la parcourant est arrêté par les divers traits et, le mouvement du regard étant ainsi ralenti, la ligne acquiert un surplus illusoire de longueur. Des phénomènes d’optique analogues se produisent pour le temps. Mais c’est là un des éléments d’explication, non le tout.

Dans les expériences psycho-physiques sur l’appréciation de la durée des battements chronométriques, on remarque que le point où l’intervalle de temps apprécié est, en moyenne, égal à l’intervalle de temps réel et le reproduit fidèlement, est autour de 0,72 de seconde ; or, c’est aussi la valeur moyenne de la durée nécessaire en général pour la reproduction par la mémoire ou représentation. Une vitesse de 3/4 de seconde environ est donc celle où les processus de reproduction et d’association s’accomplissent le plus facilement. De là Wundt conclut que, quand nous avons à nous représenter des temps objectifs plus longs ou plus courts, nous essayons involontairement de les rendre égaux à cette vitesse normale de notre représentation, tout au moins à les en rapprocher. C’est une des raisons qui expliquent que nous raccourcissons les battements plus lents que trois quarts de seconde, et que nous rallongeons les battements plus courts. Là encore, c’est une raison de désir et de bien-être qui domine notre représentation du temps. Mais il y a un fait plus curieux encore, que Wundt remarque. C’est que ce même chiffre de 3/4 de seconde est aussi celui qu’emploie la jambe pour faire un pas dans une marche rapide. C’est donc, au fond, ajouterons-nous, à la durée du pas dans l’espace que nous mesurons le temps. Il est probable que c’est le pas qui a été notre première mesure pour l’espace et, par cela même, pour le temps. A l’origine, la forme la plus générale du temps était la série d’images que l’on a quand on fait une série de mouvements de locomotion, une série de pas. On voit alors les objets se déplacer à droite et à gauche, et si on revient en arrière, on les retrouve. Les trois dimensions de l’espace et la dimension unique du temps s’organisent ainsi d’elles-mêmes dans l’imagination. Aujourd’hui encore nous rythmons sur notre pas la vitesse de notre représentation, et, par une tendance naturelle, nous voulons adapter le pas du temps au pas de notre pensée et au pas de nos jambes[2].

Stevens a trouvé des résultats opposés à ceux de Vierord[3], de Mach[4], de Kollert[5], d’Estel[6], de Mehner[7]. Selon Stevens, nous raccourcissons encore les temps courts et nous rallongeons encore les temps longs. Dans les expériences de Stevens le « point d’exactitude », c’est-à-dire de reproduction fidèle, est d’ailleurs le même que pour les autres expérimentateurs. Mais il faut remarquer que les conditions de l’expérimentation ne sont pas les mêmes. Vierord et ses successeurs faisaient une comparaison de deux intervalles de temps, et le processus était purement mental. Stevens s’attache à un intervalle de temps et fait reproduire le même intervalle. Il en résulte l’intervention d’éléments tout nouveaux et de causes perturbatrices, comme Stevens lui-même le reconnaît : exercice de la volonté, impulsion motrice, transmission le long des nerfs efférents, enfin période latente de la contraction musculaire. Stevens ne propose lui-même aucune explication des résultats qu’il a consignés. Peut-être, la volonté de reproduire et le mouvement reproducteur étant les choses les plus importantes dans ses expériences, arrivera-t-on à ce résultat : quand l’intervalle à reproduire est au-dessous du point d’indifférence, on a beau se le représenter d’abord plus long qu’il n’est, on s’aperçoit qu’il est rapide et on s’imprime à soi-même, dans la reproduction motrice, une vitesse ayant pour but de ne pas rester au-dessous du type. Cette vitesse aboutit à raccourcir encore les intervalles déjà courts. Au contraire, quand l’intervalle de temps est au-dessus du point d’indifférence, il paraît long malgré le raccourcissement que l’imagination en fait malgré elle, et la volonté imprime un mouvement lent, un mouvement contenu, par peur de trop précipiter. Il en résulte un ralentissement final des intervalles déjà lents. Le musicien auquel le métronome indique un mouvement rapide tend à le presser encore par peur de rester au-dessous ; si le métronome lui indique un mouvement lent, il le ralentit encore par crainte d’aller trop vite. Telle est l’explication que nous proposerions des divergences signalées entre les expérimentateurs.

Selon Estel, nos représentations de temps, comme les autres sensations et représentations, sont influencées par les impressions passées appartenant au domaine d’un même sens. Un temps qui a été court, par exemple, dans le domaine de l’ouïe, fait paraître le suivant plus court[8].

L’influence de l’attente sur la durée apparente est bien connue. Si l’attente paraît longue, c’est qu’elle est une série de déceptions, de pas encore. Notre désir, en se joignant à la représentation de l’objet attendu, — l’arrivée de celle qu’on aime, par exemple, — tend à nous figurer le futur comme présent, et comme nous voudrions qu’il se réalisât tout de suite, nous sautons à pieds joints sur les intermédiaires, nous nous figurons la distance franchie ; conséquemment, nous la voulons et nous la concevons plus courte qu’elle ne peut l’être ou ne doit l’être. De là les interminables quand ? Par comparaison avec le temps idéal et idéalement précipité, le temps réel nous paraît se traîner d’une façon désespérante.

Quand l’attente a pris fin, les uns disent (avec Wundt) que le temps qui leur avait paru si long se raccourcit tout d’un coup par l’oubli de leur ennui ; les autres disent (avec James Sully) qu’ils n’oublient nullement leur ennui et que le temps de l’attente reste marqué dans leur mémoire d’un caractère de lenteur. Tout dépend, ici encore, du point de comparaison et de la présence ou de l’absence du souvenir d’ennui.

Maintenant, pourquoi le temps du bonheur, — du jeu pour l’enfant, de l’entretien amoureux pour le jeune homme, — paraît-il avoir fui avec une si désolante rapidité ? C’est que, par l’anticipation idéale, nous nous étions promis et avions désiré un long bonheur, — un bonheur même qui ne dût point finir : par comparaison avec l’origine de notre désir et de notre attente combien la réalité paraît brève ! Quoi ! déjà ? Nous avions projeté devant nous, par l’imagination, un chemin long à parcourir, un vrai chemin des amoureux, et quand il est parcouru, il nous paraît nécessairement trop court. Dans les jours de bonheur, nous nous arrachons à regret à chaque heure qui passe : elle laisse en nous un lumineux sillon et nous restons encore longtemps à suivre cette trace, qui pâlit sans s’éteindre, en fascinant nos yeux.

Wundt explique la plupart des erreurs relatives à la durée par les variations de l’' aperception, c’est-à-dire de l’attention aux représentations, qui est en un état de tension plus ou moins grande. Mais le degré d’attention n’est ici qu’un élément secondaire. La vraie tension est dans le désir, dans l’appétition, dans cette espèce de poussée intérieure qui va du présent, tantôt à un terme futur désiré, tantôt à un terme futur redouté. Dans le premier cas, le temps va trop lentement ; dans l’autre, il va trop vite ; c’est à notre désir que nous mesurons malgré nous sa longueur : le temps apparent varie donc en fonction de l’appétit ou du désir.

James Sully remarque que le raccourcissement du temps apprécié à distance ne se fait suivant aucune loi. On ne peut pas dire qu’il soit proportionnel à l’éloignement ; on doit même dire qu’il ne l’est pas. « Si je me représente mes dix dernières années par une ligne longue d’un mètre, la dernière année s’étend sur trois ou quatre décimètres ; la cinquième, riche en événements, s’étend sur deux décimètres ; les huit autres se resserrent sur ce qui reste. » En histoire, la même illusion a lieu. Certains siècles paraissent plus longs : « la période qui va de nos jours à la prise de Constantinople paraît plus longue que celle qui va de cet événement à la première croisade, quoique les deux soient à peu près égales chronologiquement. Cela vient probablement de ce que la première période nous est mieux connue et que nous y mêlons nos souvenirs personnels. »

Selon nous, la longueur apparente du temps apprécié à distance croît en raison du nombre de différences tranchées et intenses aperçues dans les événements remémorés. Une année remplie d’événements marquants et divers paraît plus longue. Une année vide et monotone paraît plus courte : les impressions se superposent et les intervalles de temps, se fondant l’un dans l’autre, semblent se contracter. Or, c’est encore là un phénomène analogue à ce qui se passe dans l’espace. La distance d’un objet paraît plus grande pour les yeux quand il y a un certain nombre d’objets intercalés qui sont autant de points de repère. De même encore que, dans l’espace, les objets très nets paraissent plus rapprochés, nous avons vu que les choses très nettes dans le temps semblent d’hier.

L’erreur dans l’appréciation du temps est plus grande pour les périodes reculées que pour des périodes récentes de même longueur : ainsi l’estimation rétrospective d’une durée fort éloignée du moment présent, par exemple du temps qu’on a passé à l’école, est bien plus superficielle et bien plus fragmentaire que celle d’une période égale, mais récente. La perspective dans le temps passé correspond donc à une perspective dans l’espace où la quantité d’erreur apparente due au raccourci croîtrait avec la distance[9].

C’est d’une manière analogue que s’explique, selon nous, le fait souvent cité des années qui paraissent si longues dans la jeunesse et si courtes dans la vieillesse. La jeunesse est impatiente en ses désirs ; elle voudrait dévorer le temps, et le temps se traîne. De plus, les impressions de la jeunesse sont vives, neuves et nombreuses ; les années sont donc remplies, différenciées de mille manières, et le jeune homme revoit l’année écoulée sous la forme d’une longue série de scènes dans l’espace. Le fond du théâtre recule alors dans le lointain, derrière tous les décors changeants qui se succèdent comme des changements à vue : on sait que, dans les théâtres, une file de décors est au-dessous de la scène, prête à monter devant le spectateur. Ces décors, ce sont les tableaux de notre passé qui reparaissent ; il y en a de plus effacés, de plus estompés et brumeux, qui font un effet de lointain, d’autres qui font un effet de coulisses. Nous les classons selon leur degré d’intensité et selon leur ordre d’apparition. Le machiniste, c’est la mémoire. C’est ainsi que, pour l’enfant, le premier janvier passé recule indéfiniment derrière tous les événements qui l’ont suivi, et le premier janvier futur paraît aussi fort loin, tant l’enfant a hâte de grandir ; au contraire, la vieillesse, c’est le décor du théâtre classique toujours le même, un endroit banal ; tantôt une véritable unité de temps, de lieu et d’action, qui concentre tout autour d’une occupation dominante en effaçant le reste ; tantôt une nullité d’action, de lieu et de temps. Les semaines se ressemblent, les mois se ressemblent ; c’est le train monotone de la vie. Toutes ces images se superposent et n’en font plus qu’une. L’imagination voit le temps en raccourci. Le désir aussi le voit de même ; à mesure qu’on approche du terme de la vie, après chaque année, on dit : encore une de moins ! qu’ai-je eu le temps de faire ? qu’ai-je senti, vu, accompli de nouveau ? Comment peut-il s’être écoulé trois cent soixante-cinq jours qui font l’effet de quelques mois ?

Voulez-vous rallonger la perspective du temps, remplissez-le, si vous pouvez, de mille choses nouvelles. Faites un voyage qui vous passionne, qui vous fasse redevenir jeune en rajeunissant le monde autour de vous. Les événements accumulés, les espaces parcourus s’ajouteront, bout à bout, dans votre imagination rétrospective : vous aurez des fragments du monde visible en grand nombre et disposés en série, et ce sera, comme on dit avec tant de justesse, un long espace de temps.

Selon M. Janet, la durée apparente d’une certaine portion de temps, dans la vie de chaque homme, serait « proportionnelle à la durée totale de cette vie[10] ». Une année, dit-il, pour un enfant de dix ans, représente le dixième de son existence ; pour un homme de cinquante ans, cette même année ne sera plus qu’un cinquantième ; elle paraîtra ainsi cinq fois plus courte. D’autre part, pour l’enfant, l’âge de cinquante ans paraît prodigieusement avancé, mais non pour le cinquantenaire. Cette loi ne s’appliquerait d’ailleurs qu’aux périodes assez longues, comme les années, non aux jours ou aux mois, que nous ne songeons point à comparer avec toute une vie. La loi de M. Janet nous semble exprimer une tendance réelle de l’imagination, qui consiste à juger les grandeurs relativement à ce qu’elle peut se représenter de plus grand ou de plus petit : pour celui qui n’a point parcouru beaucoup de pays, le village paraît grand ; pour qui a vu Paris, la ville de province semble petite. Mais la loi proposée par M. Janet est beaucoup trop mathématique et trop simple pour expliquer, à elle seule, le raccourcissement apparent des années aux yeux du vieillard. La fusion des impressions semblables et des périodes similaires qui se recouvrent l’une l’autre nous paraît jouer ici un bien plus grand rôle.

M. Janet donne encore pour exemple de notre appréciation de la durée par comparaison de la partie au tout que, dans un voyage en chemin de fer, si vous n’allez que de Paris à Orléans, vous serez déjà fatigué à Choisy ; si vous allez de Paris à Bordeaux, vous n’éprouverez le même sentiment de fatiguo et d’ennui qu’à Orléans. Selon nous, ce fait s’explique par la différence entre les attentes. Quand vous allez de Paris à Bordeaux, vous vous attendez à un long trajet, vous vous résignez d’avance et vous n’éprouvez la révolte de l’ennui que plus tard. Si vous vous embarquez pour Orléans, vous dites d’avance : ce n’est pas très long, je serai bientôt arrivé ; et à Choisy, vous vous écriez : c’est plus long que je ne croyais. Ce serait donc, ici encore, l’élément d’attention, d’attente et d’appétition qui serait la chose importante.

Nous nous représentons et estimons objectivement une durée par la série des états de conscience représentables et effectivement représentés que nous plaçons dans cette durée. En d’autres termes, nous jugeons la longueur du temps écoulé par la série de souvenirs que nous y intercalons. Ce dont nous ne nous souvenons pas ne peut naturellement entrer dans la série. Il en résulte cette conséquence que, plus nous aurons des souvenirs nombreux, intenses et distincts à intercaler entre deux extrêmes, plus l’intervalle nous paraîtra grand. Or, l’enfant a beaucoup de représentations nombreuses et distinctes à loger dans une année. Au contraire, pour l’homme mûr, les souvenirs se fondent et se recouvrent, et il ne reste que quelques points saillants. C’est là la principale explication du raccourcissement apparent des années. Inversement, si un songe d’une nuit paraît durer un siècle, c’est qu’il y a eu une succession très rapide d’images vives et distinctes : la série en se remplissant paraît s’allonger.

Maintenant, quelles sont les représentations les plus facilement représentables à la mémoire, conséquemment les plus faciles à loger dans la perspective du temps ? Ce sont, outre les grandes émotions, les représentations spatiales. Nos plaisirs et nos peines physiques ne se représentent que vaguement et en gros à la mémoire, nos peines et plaisirs moraux empruntent leur netteté aux idées, qui elles-mêmes empruntent leur précision aux lieux, au milieu visible. De là vient que, comme on l’a vu, pour imaginer le temps, nous imaginons surtout des espaces, et nous apprécions la longueur des temps par la quantité d’espaces ou de scènes spatiales que nous intercalons entre les deux limites.

James Sully compare donc avec raison certaines illusions sur la distance dans le temps à des illusions parallèles sur la distance dans l’espace. Regardez la Jungfrau de la Wengernalp : il semble que vous allez, en lançant une pierre, franchir la vallée profonde et atteindre le glacier éblouissant de blancheur. C’est que rien ne s’interpose, dans la transparence de l’air, entre vous et cette vision si nette : les points de repère vous manquent, et vous dites : c’est tout près. De même, s’il est des événements frappants qui nous semblent d’hier, c’est que nous ne pouvons parcourir tous les intermédiaires : ils se détachent devant nous tout comme la montagne, et tout le reste a disparu. Si on vous rappelle alors le nombre d’années qui se sont écoulées, vous dites : est-ce possible ? Au fond, ce que vous revoyez encore ici, par les yeux de l’imagination, c’est un certain coin de l’espace où quelque chose s’est passé, quelque chose d’heureux peut-être pour vous, et de regretté ; — tous les autres espaces parcourus disparaissent alors : vous voyez votre bonheur passé se dresser devant vous comme un sommet dans la pleine lumière ; il semble tout près dans le temps, parce que votre imagination le voit tout près dans l’espace où elle situe les choses.

Ainsi la mesure du temps, comme le temps lui-même, est un effet de perspective, et même, en grande partie, de perspective spatiale représentée à l’imagination. Selon le centre de perspective et selon la mesure dont on se sert, la perspective s’allonge ou se raccourcit : c’est simplement un effet d’optique imaginative. Pour mettre de la fixité dans ces visions de tableaux, nous sommes obligés d’emprunter à l’espace extérieur de quoi contrôler l’espace intérieur : nous faisons appel au retour du jour et de la nuit, à celui des saisons, ou, artificiellement, aux battements isochrones du pendule.

La poésie du temps, avec ses illusions, vient d’abord de ce que nous idéalisons les choses passées. Un idéal est une forme qui ne conserve que ce qu’il y a de caractéristique et de typique, avec élimination des détails défavorables et augmentation d’intensité pour les détails favorables ; or le temps, par lui-même et par lui seul, est un artiste qui idéalise les choses. En effet, nous ne nous rappelons des choses passées que les traits saillants et caractéristiques ; les menus détails, qui se font opposition les uns aux autres, disparaissant par cela même, il ne surgit que ce qui eut de la force, de l’intensité, de l’intérêt. C’est l’équivalent de la vision dans l’espace pour les effets de lointain. Les représentations vives et grandes subsistent seules. Si l’œil apercevait à la fois tous les petits détails d’un paysage il n’y aurait plus de vrai paysage, mais un pêle-mêle de sensations toutes sur le même plan. L’œil est un peintre, et un peintre habile. De même pour l’œil intérieur, qui voit les choses à distance dans le temps.

En outre, cet effet d’idéalisation s’accumule et s’accroît avec le temps même, comme par une vitesse acquise dans un certain sens. Nous tendons à embellir ce qui nous a plu, à enlaidir ce qui nous a déplu, et cette tendance, ajoutant sans cesse ses effets à eux-mêmes, finit par atteindre un point maximum de beauté ou de laideur, qui est l’adaptation du souvenir à notre disposition personnelle. Le tableau est fait, le paysage est terminé. Maintenant il sera « acquis à l’histoire » que les choses se sont passées de telle manière, ou superbe ou affreuse, que telle personne avait une beauté admirable, que telle autre avait une laideur non moins prodigieuse, etc.

Nous avons montré ailleurs[11] que le temps devient une classification spontanée des choses selon leur rapport à nous, et que cette classification est nécessairement esthétique. Le temps est donc un jugement porté sur la force et sur la valeur esthétique des choses et des événements.

II


Dans la folie, les faits passés peuvent être ou bien effacés complètement de la mémoire (ce qui est rare), ou bien reportés à une très grande distance dans le temps ; c’est le cas le plus fréquent. Ils sont alors devenus si vagues et si étrangers à l’individu que c’est à peine s’il peut les reconnaître pour des faits qui lui sont arrivés à lui-même. La folie supprime donc ou altère la perspective du temps.

Parmi les illusions pathologiques relatives au temps, une des plus curieuses est la « fausse mémoire », qui consiste à croire qu’un état présent, nouveau en réalité, a été antérieurement éprouvé quoiqu’il se produise réellement pour la première fois ; il paraît alors être une répétition, un passé. Wigan, dans son livre sur la « Dualité de l’esprit», rapporte que, « pendant qu’il assistait au service funèbre de la princesse Charlotte, dans la chapelle de Windsor, il eut tout d’un coup le sentiment d’avoir été autrefois témoin du même spectacle » ? Lewes rapproche ce phénomène de quelques autres plus fréquents. En pays étranger, le détour brusque d’un sentier ou d’une rivière peut nous mettre en face de quelque paysage qu’il nous semble avoir autrefois contemplé. « Introduit pour la première fois auprès d’une personne, on sent qu’on l’a déjà vue. En lisant dans un livre des pensées nouvelles, on sent qu’elles ont été présentes à l’esprit antérieurement[12]. »

Selon M. Ribot, cette illusion s’explique assez facilement. L’impression reçue évoque dans notre passé des impressions analogues, vagues, confuses, à peine entrevues, mais qui suffisent à faire croire que l’état nouveau en est la répétition. Il y a un fond de ressemblance rapidement senti entre deux états de conscience, qui pousse à les identifier. C’est une erreur ; mais elle n’est que partielle, parce qu’il y a en effet dans notre passé quelque chose qui ressemble à une première expérience.

Si cette explication peut suffire pour des cas très simples, en voici d’autres où M. Ribot reconnaît qu’elle n’est guère admissible. Un malade, dit Sander, apprenant la mort d’une personne qu’il connaissait, fut saisi d’une terreur indéfinissable, parce qu’il lui sembla qu’il avait déjà ressenti cette impression. « Je sentais que déjà auparavant, étant couché ici, dans ce même lit, X. était venu et m’avait dit : « Müller est mort ». Je répondis : « Ce Müller est mort il y a quelque temps, il n’a pu mourir deux fois ». Le Dr Arnold Pick rapporte un cas de fausse mémoire complet présenté sous une forme presque chronique. Un homme instruit, raisonnant assez bien sur sa maladie, et qui en a donné une description écrite, fut pris, vers l’âge de trente-deux ans, d’un état mental particulier. S’il assistait à une fête, s’il visitait quelque endroit, s’il faisait quelque rencontre, cet événement, avec toutes ses circonstances, lui paraissait si familier qu’il se sentait sûr d’avoir déjà éprouvé les mêmes impressions, étant entouré précisément des mêmes personnes ou des mêmes objets, avec le même ciel, le même temps, etc. Faisait-il quelque nouveau travail, il lui semblait l’avoir déjà fait et dans les mêmes conditions. Ce sentiment se produisait parfois le jour même, au bout de quelques minutes ou de quelques heures, parfois le jour suivant, mais avec une parfaite clarté. La difficulté, dit M. Ribot, est de savoir pourquoi cette image qui naît une minute, une heure, un jour après l’état réel, donne à celui-ci le caractère d’une répétition. Il y a bien, en effet, une inversion du temps. M. Ribot propose l’explication suivante : l’image ainsi formée est très intense, de nature hallucinatoire ; elle s’impose comme une réalité, parce que rien ne rectifie cette illusion. Par suite, l’impression réelle se trouve rejetée au second plan, avec le caractère effacé des souvenirs ; elle est localisée dans le passé, à tort, si l’on considère les faits objectivement ; avec raison, si on les considère subjectivement. Cet état hallucinatoire, en effet, quoique très vif, n’efface pas l’impression réelle ; mais comme il s’en détache, comme il a été produit par elle après coup, il doit apparaître comme une seconde expérience. Il prend la place de l’impression réelle, il paraît le plus récent, et il l’est en fait. Pour nous qui jugeons du dehors et d’après ce qui s’est passé extérieurement, il est faux que l’impression ait été reçue deux fois. Pour le malade, qui juge d’après les données de sa conscience, il est vrai que l’impression a été reçue deux fois, et, dans ces limites, son affirmation est incontestable.

En d’autres termes, selon M. Ribot, le mécanisme de la mémoire « fonctionne à rebours » : on prend l’image vive du souvenir pour la sensation réelle, et la sensation réelle, déjà affaiblie, pour un souvenir. Nous croyons plutôt, avec M. Fouillée[13], qu’il y a là « un phénomène maladif d’écho et de répétition intérieure», analogue à celui qui a lieu dans le souvenir véritable : « Toutes les sensations nouvelles se trouvent avoir un retentissement et sont ainsi associées à des images consécutives qui les répètent ; par une sorte de mirage, ces représentations consécutives sont projetées dans le passé. C’est une diplopie dans le temps. Quand on voit double dans l’espace, c’est que les deux images ne se superposent pas ; de même, quand on voit double dans le temps, c’est qu’il y a dans les centres cérébraux un manque de synergie et de simultanéité, grâce auquel les ondulations similaires ne se fondent pas entièrement ; il en résulte dans la conscience, une image double ; l’une vive, l’autre ayant l’affaiblissement du souvenir; le stéréoscope intérieur se trouvant dérangé, les deux images ne se confondent plus, de manière à ne former qu’un objet. Au reste, toute explication complète est impossible dans l’état actuel de la science, mais ces cas maladifs nous font comprendre que l’apparence du familier et du connu tient à un certain sentiment aussi indéfinissable que l’impression du bleu ou du rouge, et qu’on peut considérer comme un sentiment de répétition ou de duplication. » M. James Sully dit qu’il possède lui-même le pouvoir, quand il considère un objet nouveau, de se le représenter comme familier. C’est sans doute qu’il y a dans son esprit répétition, résurrection vague d’objets semblables à celui qui est actuellement perçu. Ce mécanisme même explique, selon M. Fouillée, pourquoi on peut se souvenir sans reconnaître qu’on se souvient et en éprouvant le sentiment de la nouveauté; « c’est qu’alors la duplicité normale des images est abolie et on n’en voit qu’une quand il en faudrait voir deux. C’est l’inverse des cas de fausse mémoire, où l’unité normale des images est abolie au profit d’une duplicité anormale. Parfois enfin le sentiment de familiarité et de reconnaissance produit par une impression nouvelle vient de ce que nous avons rêvé des choses analogues[14]. »

Dernier problème. Notre représentation du temps demeure-t-elle discrète, ou devient-elle tout à fait continue ? — Kant nous gratifie du premier coup de la notion du temps continu et même infini, qu’il appelle une « quantité infinie donnée ». C’est trop de générosité. L’esprit, dans sa représentation du temps comme dans toutes les autres et notamment dans celle de l’espace, va d’abord par bonds, sautant à cloche-pied sur les intermédiaires, qu’il n’aperçoit pas. Ce sont des fragments de temps comme des fragments d’espace, avec des interruptions apparentes, des lacunes. C’est seulement à la fin, par la répétition des expériences, que ces lacunes vont diminuant et parviennent à un point d’évanouissement, conséquemment de fusion entre les divers morceaux de durée perçue. On a comparé ce phénomène à ce qui se passe dans la roue de Savart, lorsque les battements d’abord séparés finissent par se rejoindre avec la vitesse croissante de la roue et donnent ainsi l’impression d’un son continu. De même encore que, dans l’espace, nous finissons par prolonger la vision idéale sur ce que nous ne voyons pas, en vertu d’une sorte de conservation de vitesse acquise, de même nous comblons idéalement les lacunes du temps et nous finissons par le concevoir avec sa continuité mathématique.


  1. James Sully, Ibid.
  2. Ajoutons qu’en musique un mouvement de 0,72 constitue un bon andante qui ne va ni trop lentement ni trop vite, mais d’une marche naturelle.
  3. Der Zeitsinn, 1868.
  4. Voir Wundt, Physiol. Psych. 1 Aufl. s. 785.
  5. Philosophische Studien, Bd. 1 Heft 1, s. 88.
  6. Ibid., Bd. II, 1, 37.
  7. Ibid., Bd. II, Heft, 4, s. 546.
  8. Philosophische Studien, II, fascicule 1.
  9. James Sully. Les Illusions, p. 179.
  10. Revue philosophique, 1817, I, 497.
  11. L’art au point de vue sociologique. — Voir plus loin le premier appendice.
  12. Lewes, Problems of life and mind, 3e série, 129.
  13. Études sur la mémoire publiées par la Revue des deux mondes.
  14. Ibid.