Félix Alcan (p. 49-84).

CHAPITRE IV

LE TEMPS ET LA MÉMOIRE,
LE SOUVENIR ET LE PHONOGRAPHE.
L’ESPACE COMME MOYEN DE REPRÉSENTION DU TEMPS.


I

Le raisonnement par analogie a une importance considérable dans la science ; peut-être même, si l’analogie est le principe de l’induction, fait-elle le fond de toutes les sciences physiques et psycho-physiques. Bien souvent une découverte a commencé par une métaphore. La lumière de la pensée ne peut guère se projeter dans une direction nouvelle et éclairer des angles obscurs qu’à condition d’y être renvoyée par des surfaces déjà lumineuses. On n’est frappé que de ce qui vous rappelle quelque chose tout en en différant. Comprendre, c’est, du moins en partie, se souvenir.

Pour essayer de comprendre les facultés ou mieux les fonctions psychiques, on a usé de bien des comparaisons, de bien des métaphores. Ici en effet, dans l’état encore imparfait de la science, la métaphore est d’une nécessité absolue : avant de savoir, il faut commencer par nous figurer. Aussi le cerveau humain a-t-il été comparé à beaucoup d’objets divers. Selon Spencer, il a quelque analogie avec ces pianos mécaniques qui peuvent reproduire un nombre d’airs indéfini. M. Taine en fait une sorte d’imprimerie fabriquant sans cesse et mettant en réserve des clichés innombrables. Mais tous ces termes de comparaison ont paru encore un peu grossiers. On prend en général le cerveau à l’état de repos ; on y considère les images comme fixées, clichées ; ce n’est pas exact. Il n’y a rien de tout fait dans le cerveau, pas d’images réelles, mais seulement des images virtuelles, potentielles, qui n’attendent qu’un signe pour passer à l’acte. Reste à savoir comment se produit ce passage à la réalité. C’est ce qu’il y a de plus mystérieux, c’est, dans le mécanisme cérébral, la part réservée à la dynamique par opposition à la statique. Il faudrait donc un terme de comparaison où l’on vît non seulement un objet recevoir et garder une empreinte, mais cette empreinte même revivre à un moment donné du temps et reproduire dans l’objet une vibration nouvelle. Peut-être, après réflexion, l’instrument le plus délicat, réceptacle et moteur tout ensemble, auquel on pourrait comparer le cerveau humain, serait le phonographe récemment inventé par Edison. Depuis quelque temps déjà nous pensions à indiquer cette comparaison possible, quand nous avons trouvé, dans un article de M. Delbœuf sur la mémoire, cette phrase jetée en passant qui nous confirme dans notre intention : « L’âme est un cahier de feuilles phonographiques. »

Quand on parle devant le phonographe, les vibrations de la voix se transmettent à un style qui creuse sur une plaque de métal des lignes correspondantes au son émis, des sillons inégaux, plus ou moins profonds suivant la nature des sons. C’est probablement d’une manière analogue que sont tracées sans cesse dans les cellules du cerveau d’invisibles lignes, qui forment les lits des courants nerveux. Quand, après un certain temps, le courant vient à rencontrer l’un de ces lits tout faits, où il a déjà passé, il s’y engage de nouveau. Alors les cellules vibrent comme elles ont vibré une première fois, et à cette vibration similaire correspond psychologiquement une sensation ou une pensée qui est analogue à la sensation ou à la pensée oubliée.

Ce serait alors le phénomène qui se produit. dans le phonographe lorsque, sous l’action du style parcourant les traces creusées précédemment par lui-même, la petite plaque de cuivre se met à reproduire les vibrations qu’elle a déjà exécutées : ces vibrations redeviennent pour nous une voix, des paroles, des airs, des mélodies.

Si la plaque phonographique avait conscience d’elle-même, elle pourrait dire, quand on lui fait reproduire un air, qu’elle se souvient de cet air ; et ce qui nous paraît l’effet d’un mécanisme lui semblerait peut-être une faculté merveilleuse.

Ajoutons qu’elle distinguerait les airs nouveaux de ceux qu’elle a déjà dits, les sensations fraîches des simples souvenirs, le présent du passé. Les premières impressions, en effet, se creusent avec effort un lit dans le métal ou dans le cerveau ; elles rencontrent plus de résistance et ont conséquemment besoin de déployer plus de force : quand elles passent, elles font tout vibrer plus profondément. Au contraire, si le style, au lieu de se frayer sur la plaque une voie nouvelle, suit des voies déjà tracées, il le fera avec plus de facilité : il glissera sans appuyer. On a dit : la pente du souvenir, la pente de la rêverie ; suivre un souvenir, en effet, c’est se laisser doucement aller comme le long d’une pente, c’est attendre un certain nombre d’images toutes faites qui se présentent l’une après l’autre, en file, sans secousse. De là, entre la sensation présente et le souvenir du passé, une différence profonde. Toutes nos impressions se rangent par l’habitude en deux classes : les unes ont une intensité plus grande, une netteté de contours, une fermeté de lignes qui leur est propre ; les autres sont plus effacées, plus indistinctes, plus faibles, et cependant se trouvent disposées dans un certain ordre qui s’impose à nous. Reconnaître une image, c’est la ranger dans la seconde des deux classes, qui est celle du temps. On sent alors d’une façon plus faible, et on a conscience de sentir de cette façon. C’est dans cette conscience : 1o de l’intensité moindre d’une sensation, 2o de sa facilité plus grande, et 3o du lien qui la rattache d’avance à d’autres sensations, que consiste le souvenir, et c’est aussi par là que se produit la perspective du temps. Comme un œil exercé distingue une copie d’un tableau de maître, de même nous apprenons à distinguer un souvenir d’une sensation présente, et nous savons discerner le souvenir avant même qu’il soit localisé dans un temps ou un lieu précis. Nous projetons telle ou telle impression dans le passé avant de savoir à quelle période du passé elle appartient. C’est que le souvenir garde toujours un caractère propre et distinctif, comme une sensation venue de l’estomac diffère d’une sensation de la vue ou de l’ouïe. De même, le phonographe est incapable de rendre la voix humaine avec toute sa puissance et sa chaleur : la voix de l’instrument reste toujours grêle et froide ; elle a quelque chose d’incomplet, d’abstrait, qui la fait distinguer. Si le phonographe s’entendait lui-même, il apprendrait à reconnaître la différence entre la voix venue du dehors, qui s’imprimait de force en lui, et la voix qu’il émet lui-même, simple écho de la première qui trouve un chemin déjà ouvert.

Il existe encore cette analogie entre le phonographe et notre cerveau, que la rapidité des vibrations imprimées à l’instrument peut modifier notablement le caractère des sons reproduits ou des images évoquées. Dans le phonographe, vous faites passer une mélodie d’une octave à une autre selon que vous communiquez à la plaque des vibrations plus ou moins rapides : en tournant plus vite la manivelle, vous voyez s’élever un même air des notes les plus graves et les plus indistinctes aux notes les plus aiguës et les plus pénétrantes. Ne pourrait-on dire qu’un effet analogue se produit dans le cerveau lorsque, fixant notre attention sur un souvenir d’abord confus, nous le rendons peu à peu plus net et le faisons, pour ainsi dire, monter d’un ou plusieurs tons ? Ce phénomène ne pourrait-il pas, lui aussi, s’expliquer par la rapidité et la force plus ou moins grandes des vibrations de nos cellules ? Il y a en nous une sorte de gamme des souvenirs ; sans cesse le long de cette échelle les images montent et descendent, évoquées ou chassées par nous, tantôt vibrant dans les profondeurs de notre être et formant comme une « pédale » confuse, tantôt éclatant avec sonorité par-dessus toutes les autres. Selon qu’elles dominent ainsi ou qu’elles s’effacent, elles semblent se rapprocher ou s’éloigner de nous, et nous voyons parfois la durée qui les sépare de l’instant présent s’allonger ou se raccourcir. Il est telle impression que j’ai éprouvée il y a dix ans et qui, renaissant en moi avec une nouvelle force sous l’influence d’une association d’idées ou simplement de l’attention et de l’émotion, ne me semble plus dater que d’hier : ainsi les chanteurs produisent des effets de lointain en baissant la voix, et ils n’ont qu’à l’élever pour paraître se rapprocher.

On pourrait multiplier sans fin ces analogies. La différence essentielle entre le cerveau et le phonographe, c’est que, dans la machine encore grossière d’Edison, la plaque de métal reste sourde pour elle-même, la traduction du mouvement en conscience ne s’accomplit pas ; cette traduction est précisément la chose merveilleuse, et c’est ce qui se produit sans cesse dans le cerveau. Il reste ainsi toujours un mystère, mais ce mystère est, sous un rapport, moins étonnant qu’il ne le semble. Si le phonographe s’entendait lui-même, ce serait peut-être moins étrange que de penser que nous l’entendons ; or, en fait, nous l’entendons ; en fait, ses vibrations se traduisent en nous par des sensations et des pensées. Il faut donc admettre une transformation toujours possible du réel du mouvement en pensée,[1] transformation bien plus vraisemblable quand il s’agit d’un mouvement intérieur au cerveau, même que d’un mouvement venu de dehors. À ce point de vue, il ne serait ni trop inexact ni trop étrange de définir le cerveau un phonographe infiniment perfectionné, un phonographe conscient.


II


Si maintenant nous passons du point de vue mécanique au point de vue psychologique, nous répéterons d’abord que comprendre, selon l’école anglaise, c’est distinguer ; on ramène ainsi l’intelligence à la discrimination ; et c’est à la même faculté que peut se ramener psychologiquement la mémoire. Se souvenir, c’est distinguer une sensation passée (image affaiblie) d’une autre sensation passée (image affaiblie), et les distinguer toutes ensemble des sensations présentes. Cherchons donc l’opposition qui peut exister entre la sensation et la représentation ou conception mnémonique.

On a soutenu que « la conception actuelle » d’un objet par l’imagination et la mémoire n’est pas possible « aussi longtemps que cet objet agit sur notre sensibilité » ; « la perception et la conception d’un même objet ne peuvent exister simultanément dans la conscience : la perception éteindrait complètement la conception. La réalité est absorbante et jalouse : toute idéalité disparaît devant elle, à la façon des étoiles devant le soleil. » M. Delbœuf, à l’appui de cette thèse, invoque l’expérience. Essayez de vous représenter vivement un tableau qui vous est familier. La chose vous sera aisée si vous fermez les yeux, et l’image pourra même acquérir un état d’intensité capable de vous faire presque illusion. Un peintre peut tracer un portrait de mémoire. Si vous tenez les yeux grands ouverts, déjà l’effort à faire est plus pénible ; vous devez, pour ainsi dire, par la puissance de votre volonté, annuler leur pouvoir visuel, les « frapper de cécité » à l’égard des choses qui pourraient attirer leur attention. Si vous fixez vos regards sur un objet déterminé, une gravure par exemple, il vous sera presque impossible de voir votre tableau en idée. « Vous n’y parviendrez en aucune façon, dit M. Delbœuf, si vous avez ce tableau même devant vous et si vous le regardez. » — Il y a là, selon nous, une très grande exagération. Il est vrai que la perception et la conception d’un même objet se gênent en ce qu’elles ont de différent, et tendent à se confondre ou même se confondent en ce qu’elles ont d’identique ; mais il n’en est pas moins vrai qu’il y a superposition d’une image à une perception et qu’on a conscience de la coïncidence, de l’adaptation.

M. Delbœuf cite encore l’exemple de celui qui chante mentalement un air connu. Le bruit y met une certaine entrave ; mais un air différent, qui se fait entendre dans le voisinage, le contrarie bien davantage, et cela à mesure que, parle mouvement et le rythme, il se rapproche de celui qu’on a choisi. Enfin, « s’ily a identité entre les deux chants, les tentatives que l’on fait pour entendre les notes intérieures sont complètement vaines ». — Oui, les tentatives pour séparer et distinguer la représentation de la perception au moment même où elles se superposent ; mais la difficulté de se représenter la sensation d’un objet présentement senti n’est pas une impossibilité.

M. Delbœuf, par les considérations précédentes, est amené à rejeter la loi dite de ressemblance, en vertu de laquelle le semblable rappellerait le souvenir du semblable. Il ne nie pas qu’un portrait rappelle l’ original ; seulement, de l’original le portrait rappelle non les traits qu’il retrace, mais précisément ceux qu’il ne retrace pas. Par exemple, comme le portrait est immobile et muet, l’on dira « qu’on s’attend à le voir gesticuler, à l’entendre parler », il arrive tous les jours que, mis en présence d’une personne pour la seconde fois, vous vous souvenez de l’avoir vue une première fois. « A parler exactement, vous vous souvenez de la première fois que vous l’avez vue. » En effet, l’objet propre du souvenir, ce sont les circonstances où vous l’avez jadis rencontrée, en tant que différentes de celles où vous la rencontrez aujourd’hui. Vous vous rappellerez le salon où elle était, les personnes avec qui elle causait, la toilette qu’elle avait ; vous remarquerez qu’elle était plus jeune, ou plus maigre, ou mieux portante. Bref, « vous ne vous remémorerez en aucune façon les traits ou les circonstances identiquement semblables. Comment d’ailleurs le pourriez-vous, puisque vous les avez devant les yeux ? » De là M. Delbœuf tire cette conclusion, que la perception d’une chose perçue antérieurement met en branle un ou plusieurs états périphériques antérieurs qui, dans les points où ils se distinguent de l’état périphérique actuel, donnent lieu à des conceptions. L’esprit juge que les objets de ces conceptions sont absents, parce que les images en sont ternes, comparées avec celles des objets présents dont est entourée la chose qui provoque le souvenir. Telle est, selon lui, l’exacte signification des lois de ressemblance et de contraste que certains psychologues font à tort figurer parmi les lois d’association. La ressemblance suscite le souvenir des différences. L’image présente, en tant qu’identique à l’image passée, fait reparaître l’ancien cadre en tant que différent du nouveau.

Sans rejeter ainsi l’association par ressemblance, nous pensons avec M. Delbœuf que c’est en effet le cadre qui est important dans le souvenir ; et ce cadre, c’est avant tout un lieu, qui provoque le souvenir d’une date. Se souvenir, c’est en effet replacer une image présente dans un temps et dans un milieu. C’est « retrouver dans l’atlas le feuillet et l’endroit exacts où elle est gravée ». Cet atlas du temps, selon nous, a pour feuillets des espaces, des lieux et des scènes locales. L’image d’un objet passé, reflétée par un objet semblable et présent, fait reparaître, sous une forme affaiblie, telle page de l’atlas, c’est-à-dire tel lieu avec telle scène, et nous disons alors que nous reconnaissons l’objet. De plus, les pages étant plus ou moins vaguement numérotées selon leur éloignement et leurs rapports mutuels, nous changeons les scènes locales en scènes temporelles et leur assignons une date, si nous pouvons. L’espace, ici, est toujours le premier initiateur.

MM. Taine et Ribot ont très bien montré comment nous finissons par localiser d’une manière précise les images dans le temps. Théoriquement, disent-ils, nous n’avons qu’une manière de procéder : déterminer les positions dans le temps comme on détermine les positions dans l’espace, c’est-à-dire par rapport à un point fixe, qui, pour le temps, est notre état présent. MM. Taine et Ribot insistent avec raison sur ce que le présent, — nous l’avons dit nous-même tout à l’heure, — est un état réel, qui a déjà sa quantité de durée. Si bref qu’il soit, le présent n’est pas un éclair, un rien, une abstraction analogue au point mathématique : il a un commencement et une fin, de plus, son commencement ne nous apparaît pas comme un commencement absolu : il touche à quelque chose, avec quoi il forme continuité. C’est ce que M. Taine appelle les « deux bouts d’une image ». Quand nous lisons ou entendons une phrase, dit aussi M. Ribot, au cinquième mot, par exemple, il reste quelque chose du quatrième. Chaque état de conscience ne s’efface que progressivement : il laisse un prolongement analogue à ce que l’optique physiologique appelle une image consécutive (et mieux encore dans d’autres langues : after-sensation, Nachempfindung). Par ce fait, le quatrième et le cinquième mot sont en continuité, la fin de l’un touche le commencement de l’autre. C’est là, pour M. Ribot comme pour M. Taine, le point capital. Il y a une contiguïté, non pas indéterminée, consistant en ce que deux bouts quelconques se touchent, mais en ce que « le bout initial » de l’état actuel touche « le bout final de l’état antérieur ». Si ce simple fait est bien compris, le mécanisme théorique de la localisation dans le temps l’est du même coup, selon M. Ribot, car le passage régressif peut se faire également du quatrième mot au troisième et ainsi de suite, et chaque état de conscience ayant sa quantité de durée,. « le nombre des états de conscience ainsi parcourus régressivement et leur quantité de durée donnent la position d’un état quelconque par rapport au présent, son éloignement dans le temps ». Tel est le mécanisme théorique de la localisation : « une marche régressive qui, partant du présent, parcourt une série de termes plus ou moins longue ».

Pratiquement, tous les psychologues l’ont remarqué, nous avons recours à des procédés plus simples et plus expéditifs. Nous faisons bien rarement cette course régressive à travers tous les intermédiaires, rarement à travers la plupart. Notre simplification consiste d’abord dans l’emploi de points de repère. M. Ribot en donne un exemple : « Le 30 novembre j’attends un livre dont j’ai grand besoin. Il doit venir de loin, et l’expédition demande au moins vingt jours. L’ai-je demandé en temps utile ? Après quelques hésitations, je me souviens que ma demande a été faite la veille d’un petit voyage dont je peux fixer la date d’une manière précise au dimanche 9 novembre. Dès lors, le souvenir est complet.» L’état de conscience principal — la demande du livre — est d’abord rejeté dans le passé d’une manière indéterminée. Il éveille des états secondaires : comparé à eux, il se place tantôt avant, tantôt après. « L’image voyage, comme dit M. Taine, avec divers glissements en avant, en arrière, sur la ligne du passé ; chacune des phrases prononcées mentalement a été un coup de bascule. » A la suite d’oscillations plus ou moins longues, l’image trouve enfin sa place ; elle est fixée, elle est reconnue. Dans cet exemple, le souvenir du voyage est ce que M. Ribot appelle son « point de repère ». Le point de repère est un événement, un état de conscience dont nous connaissons bien la position dans le temps, c’est-à-dire l’éloignement par rapport au moment actuel, et qui nous sert à mesurer les autres éloignements. « C’est un état de conscience qui, par son intensité, lutte mieux que d’autres contre l’oubli, ou qui, par sa complexité, est de nature à susciter beaucoup de rapports, à augmenter les chances de réviviscence. Ces points de repère ne sont pas choisis arbitrairement, ils s’imposent à nous. » Ajoutons, pour notre part, qu’ils sont toujours pris dans l’étendue ou liés à l’étendue. Ainsi le voyage dont parle M. Ribot était une série de scènes dans l’espace. Même si on prend pour point de repère quelque grande douleur morale ou quelque grande joie, cette douleur, cette joie est inévitablement localisée dans l’espace, et c’est seulement par là qu’elle peut être localisée dans le temps, puis servir elle-même de point de repère à de nouvelles localisations dans le temps. C’est donc bien tout d’abord par l’espace que nous fixons et mesurons le temps. M. Ribot compare les points de repère aux bornes kilométriques, aux poteaux indicateurs placés sur des routes, qui, partant d’un même point, divergent dans différentes directions. « Il y a toutefois, ajoute-t-il, cette particularité que ces séries peuvent en quelque sorte se juxtaposer pour se comparer entre elles. » — Mais, demanderons-nous, d’où vient cette possibilité de juxtaposer des durées, alors que la juxtaposition véritable est possible seulement pour l’espace ? De ce qu’en réalité, en croyant juxtaposer directement des durées, nous juxtaposons réellement des images spatiales, des perspectives spatiales. Nous prenons des années de notre vie, des périodes d’années, et chaque année est représentée par une révolution visible du soleil subdivisée en parties, où nous intercalons les principales scènes visibles de notre vie de l’année.

Les points de repère permettent de simplifier le mécanisme de la localisation dans le temps. L’événement qui sert comme point de repère revient très souvent dans la conscience ; il est très souvent comparé au présent quant à sa position dans le temps, c’est-à-dire que les états intermédiaires qui l’en séparent sont éveillés plus ou moins nettement. Il en résulte, selon MM. Taine et Ribot, que la position du point de repère est ou semble de mieux en mieux connue. Par la répétition, cette localisation devient immédiate, instantanée, automatique. C’est un cas analogue à la formation d’une habitude. Les intermédiaires disparaissent, parce qu’ils sont inutiles. La série est réduite à deux termes, et ces deux termes suffisent, parce que leur éloignement dans le temps est suffisamment connu. « Sans ce procédé abréviatif, sans la disparition d’un nombre prodigieux de termes, la localisation dans le temps serait très longue, très pénible, restreinte à d’étroites limites. Grâce à lui, au contraire, dès que l’image surgit, elle comporte une première localisation tout instantanée, elle est posée entre deux jalons, le présent et un point de repère quelconque. L’opération s’achève après quelques tâtonnements, souvent laborieuse, infructueuse et peut-être jamais précise. »

Tout le monde remarque combien ce mécanisme ressemble à celui par lequel nous localisons dans l’espace. Là aussi, nous avons des points de repère, des procédés abréviatifs, des distances parfaitement connues que nous employons comme unités de mesure. Mais M. Ribot aurait pu ajouter qu’il y a ici plus qu’une analogie : il y a une identité. A vrai dire, pour localiser dans le temps, nous attachons des points de repère à l’espace, et les procédés abréviatifs, si bien décrits par MM. Taine et Ribot, sont en réalité des abréviatifs d’espace, des représentations de tableaux visibles, avec des distances vaguement imaginées auxquelles on donne de la précision au moyen du nombre. Le moment présent est évidemment le point de départ dans toute représentation du temps. Nous ne pouvons concevoir le temps que d’un point de vue présent, duquel nous nous représentons le passé en arrière et l’avenir en avant. Mais ce point de vue est toujours quelque scène dans l’espace, quelque événement qui s’est passé dans un milieu matériel et étendu. Notre représentation même du temps, notre figuration du temps, est à forme spatiale.

L’espace que nous voyons est devant nous ; l’espace que nous nous représentons simplement sans le voir est derrière nous. Nous ne pouvons même nous représenter l’espace qui est derrière notre dos qu’en imaginant que nous l’avons en face et de front. Eh bien, il en est de même du temps ; nous ne pouvons nous figurer le passé que comme une perspective derrière nous, et le futur sortant du présent que comme une perspective devant nous. La primitive figuration du temps pour l’animal et l’enfant doit être une simple file d’images de plus en plus effacées. Le temps est, à l’origine, comme une quatrième dimension des choses qui occupent l’espace. Il y a des lignes, des surfaces, des distances qu’on ne franchit qu’avec du mouvement, et enfin il y a une distance d’un genre particulier qu’on ne franchit aussi qu’en traversant des intermédiaires, celle entre l’objet désiré et l’objet possédé, celle du temps. Les heures, les jours, les années, autant de casiers vides où nous distribuons à mesure toutes les sensations qui nous arrivent. Quand ces casiers sont pleins et que nous pouvons en parcourir toute la série sans rencontrer d’hiatus ils forment ce que nous appelons le temps. Auparavant, ce n’étaient que des divisions de l’espace ; maintenant l’entassement et la distribution régulière des sensations dans l’espace a créé cette apparence que nous appelons le temps.

Non seulement nous répartissons ainsi et nous étiquetons pour ainsi dire nos événements intérieurs, mais nous classons de la même manière les événements arrivés avant notre existence ; bien plus, nous imposons d’avance les mêmes subdivisions au temps futur. Nous tirons du passé à l’avenir une longue ligne chargée de divisions et qui représente au fond la ligne suivie par le soleil et les astres dans leur perpétuelle évolution. Les divisions commodes de cette ligne nous permettent d’y ranger toutes choses.

Spencer dit que, dans les premiers âges et dans les pays non civilisés, on a exprimé l’espace au moyen du temps, et que, plus tard, par suite du progrès, on a exprimé le temps au moyen de l’espace. Ainsi le sauvage, comme les anciens Hébreux, connaît la position d’une place par le nombre de journées dont elle est distante. En Suisse, on répond aux touristes que tel endroit est à tant d’heures. Cette théorie est artificielle. Il est tout simple que, de bonne heure, à défaut des mesures rigoureuses de superposition pour l’espace et quand il s’agit d’apprécier des distances de marche, on réponde en termes de marche et de temps. Mais la journée même et les heures, marquées par les positions visibles du soleil, sont en réalité une série régulière de scènes spatiales, d’étendues visibles. De tout cela on ne saurait donc conclure que la notion du temps ait vraiment précédé celle de l’espace. Le temps est un artifice de mesure indirecte pour les grands espaces, mais il n’en résulte pas qu’il y ait besoin de compter le temps pour percevoir les premières étendues visibles ou tangibles.

Au point de vue scientifique, l’unité de mesure la plus primitive et fondamentale doit être, évidemment, une quantité qu’on puisse mesurer 1° directement, 2° par comparaison avec elle-même. Or, l’étendue remplit ces deux conditions. On la mesure en superposant directement une étendue à une étendue et en comparant l’étendue avec de l’étendue. On n’a besoin ni du temps ni du mouvement comme éléments de cette comparaison. Au contraire, le temps et le mouvement ne peuvent se mesurer directement et par eux-mêmes. Je ne puis pas superposer directement un temps-étalon à un autre temps, puisque le temps va toujours et ne se superpose jamais. Je puis, il est vrai, prendre un souvenir de temps et le comparer avec un temps réel, mais l’étalon, ici, n’a rien de fixe et la comparaison rien de scientifique. On est même sûr de se tromper. En outre, si vous y regardez de plus près, vous voyez que, même dans cet essai intérieur de mesure grosso modo, pour pouvoir comparer deux durées, vous êtes obligé de vous représenter la durée prise pour mesure ; or, comment vous la représenterez-vous ? Ce sera, si vous y faites attention, en termes d’espace. Vous vous rappellerez ce que vous avez fait pendant un certain temps dans tel milieu, et vous comparerez ce souvenir à vos impressions présentes, pour dire : « C’est de longueur à peu près égale ou inégale. » Réduit à une durée sans espace, vous ne pourriez arriver à aucune mesure. Voilà pourquoi, pour mettre quelque chose de fixe dans ce perpétuel écoulement du temps, on est obligé de le représenter sous forme spatiale.

Le sens externe qui a le plus servi, après les sens internes, à tirer le temps de l’espace, à lui donner une dimension à part, c’est l’ouïe, précisément parce que l’ouïe ne localise que très vaguement dans l’espace, tandis qu’elle localise admirablement dans la durée. Un animal est couché immobile au milieu d’un paysage immobile : un son se fait entendre une fois, puis deux fois, puis trois fois : il y a là une série en contraste avec l’immuable tableau de l’espace : c’est comme l’incarnation du temps dans le son. L’ouïe s’est développée en raison de son utilité pour avertir l’animal de la proximité d’un ennemi. De là à distinguer le premier tableau extérieur sans le son, puis le second tableau avec le son, puis le troisième tableau avec l’ennemi apparaissant, il n’y a pas loin. Cette chose invisible et intangible, le son, a dû tendre à se projeter dans un milieu différent de l’espace même, plus ou moins analogue au milieu intérieur de l’appétit vital, qui n’est autre que le temps. L’ouïe, dégagée progressivement des formes spatiales, en est devenue une sorte de numérateur rythmique ; elle est, par excellence, le sens appréciateur du temps, de la succession, du rythme et de la mesure.

Un autre moyen de séparer le temps de l’espace, c’est l’imagination. Nous ne faisons pas des mouvements avec nos jambes seules, nous en faisons avec nos représentations, en passant de l’une à l’autre par la pensée, et nous ne tardons pas à distinguer ces espèces de promenades intérieures de la locomotion extérieure. Étant donné un état de conscience actuelle, nous enfilons une série d’autres états de conscience représentés et qui aboutit toujours à l’état actuel comme à son terme. Nous allons ainsi en arrière pour revenir au point de départ. Cette sorte d’espace idéal s’oppose à l’espace réel, et nous permet de concevoir un milieu où les choses se succèdent au lieu d’avoir la coexistence des choses dans l’espace.

Comme l’espace nous sert à former et à mesurer le temps, le temps nous sert aussi, nous en avons vu des exemples, à calculer l’étendue. Il se produit donc ici une action et une réaction mutuelles. Un aveugle, dira qu’une canne est longue ou courte selon qu’il mettra plus ou moins de temps à la parcourir de la main. Si la canne, au lieu d’être immobile, se mouvait dans le sens de sa main sans qu’il s’en aperçût au frottement, elle lui paraîtrait extrêmement longue, et si elle se mouvait en sens contraire, extrêmement courte. C’est ce qu’ont montré certaines observations sur Laura Bridgmann. Il ne s’ensuit pourtant pas que l’idée de durée proprement dite intervienne ici. L’idée de nombre suffit peut-être à expliquer le fait : un espace parcouru nous paraît plus long lorsqu’il donne lieu à des sensations plus nombreuses, moins long lorsqu’il nous fournit un moindre nombre de sensations. Je ne veux pas dire que nous comptions une à une nos sensations ; nous ne comptons pas davantage les mètres cubes de terre contenus dans deux montagnes inégales, et cependant nous déclarons à première vue que l’une des deux est plus grande que l’autre et contient plus de terre. Il peut y avoir nombre sans qu’il y ait numération ; on peut calculer en gros sans entrer dans le détail. Les animaux ne connaissent pas l’arithmétique, et cependant une chienne s’apercevra très bien si le nombre de ses petits a diminué ou augmenté. Certaines peuplades humaines sont incapables de compter au delà de deux. Les Damaras sont de ce genre ; cependant ils mènent d’immenses troupeaux de bœufs, et remarquent fort bien quand l’une des têtes de leur bétail vient à manquer. Pour évaluer le nombre de nos sensations, nous procédons à la manière des animaux et des sauvages, — à vue d’œil et par approximation. Le résultat de cette évaluation, c’est à la fois la longueur apparente du temps et l’étendue de l’espace parcouru pendant ce temps.

Ce qui prouve bien que nous mesurons le temps au nombre des sensations et nullement à leur durée véritable, c’est la façon dont nous évaluons approximativement la longueur d’un rêve. Là, plus de mesure artificielle du temps : le tic-tac d’une montre ne donne plus les heures. Eh bien, dans cette appréciation où n’entre plus d’autre élément que la conscience, c’est uniquement au nombre des images passées devant nos yeux que nous nous en référons pour juger du temps écoulé, et de là les erreurs les plus singulières. Tel rêve paraît avoir duré plusieurs heures qui n’a duré en réalité que quelques secondes. On connaît l’exemple d’un étudiant qui, s’affaissant tout à coup en proie à une sorte de sommeil léthargique et relevé aussitôt par ses camarades, entrevit avec netteté, dans ce court instant, les péripéties innombrables d’un long voyage en Italie. Si on eût dit à cet homme d’évaluer lui-même le temps de son sommeil, il l’eût sans aucun doute évalué à plusieurs heures ; il ne pouvait pas se figurer que cette foule de villes, de monuments, de gens, d’événements de toute sorte, avait en deux ou trois secondes passé devant ses yeux. La chose, en effet, était extraordinaire et ne pouvait se produire que dans un rêve, où les images, n’étant attachées à aucun lien fixe de l’espace, peuvent se succéder avec une rapidité sans pareille. Il n’en saurait être ainsi pendant la veille, car l’homme se meut relativement dans l’espace avec une lenteur assez grande. Quoi qu’il en soit, ce qui ressort de ces exemples, c’est que nous n’avons véritablement pas conscience de la durée de nos sensations et perceptions par l’application d’une forme a priori, mais que nous évaluons a posteriori cette durée d’après leur nombre et leur variété.

Sous les villes englouties par le Vésuve on trouve encore, si on fouille plus avant, les traces de villes plus anciennes, précédemment englouties et disparues. Les hommes ont dû élever l’une sur l’autre leurs constructions, que recouvrait périodiquement la cendre montante : il s’est formé comme des couches de villes ; sous les rues il y a des rues souterraines, sous les carrefours des carrefours, et la cité vivante s’appuie sur les cités endormies. La même chose s’est produite dans notre cerveau ; notre vie actuelle recouvre sans pouvoir l’effacer notre vie passée, qui lui sert de soutien et de secrète assise. Quand nous descendons en nous-mêmes, nous nous perdons au milieu de tous ces débris. Pour les restaurer, pour les reconstruire, pour les ramener enfin à la pleine lumière, c’est la classification dans l’espace qui est le moyen principal et presque unique.

La mémoire formée, le moi est formé. Le temps et le mouvement sont dérivés de deux facteurs essentiels : au dehors l’inconnu, et au dedans une certaine activité, une certaine énergie se déployant. Nous ne pouvons ni nous connaître nous-mêmes en notre fond, ni connaître ce quelque chose qui existe au dehors de nous et dont notre moi lui-même est en grande partie dérivé. Quelles sont les puissances que nous renfermons en nous-mêmes, et jusqu’où peut aller en son développement cette activité qui s’agite en nous ; et d’autre part, quel est le secret de cette nature muette qui nous enveloppe ? Voilà les deux inconnaissables auxquels se ramènent, croyons-nous, tous les autres, y compris le temps.

Nous avons vu que la mémoire est le sentiment du même opposé à l’idée du différent et du contraire, or, selon les physiologistes, ce qui produit la sympathie, c’est de découvrir une ressemblance, une harmonie entre nous et autrui ; nous nous retrouvons dans autrui par la sympathie ; de même nous nous retrouvons dans le passé parla mémoire[2]. La mémoire et la sympathie ont donc au fond la même origine.

Ajoutons que la mémoire produit, elle aussi, l’attachement aux objets qui provoquent le mieux ce sentiment du même et nous font mieux revivre à nos propres yeux. Des liens secrets nous rattachent par le plus profond de notre être à une foule de choses qui nous entourent, qui semblent insignifiantes à tout autre et qui n’ont une voix et un langage que pour nous. Mais cet amour confus que produisent la mémoire et l’habitude n’est jamais exempt de tristesse ; il est même une des plus vives sources de nos peines, car son objet varie toujours à la longue et s’associe inévitablement au souvenir de choses qui ne sont plus, de choses perdues. La conscience est une représentation d’objets changeants ; mais elle ne change pas aussi vite qu’eux ; pendant qu’un milieu nouveau se fait auquel il faut que nous nous accommodions, nous gardons encore dans les profondeurs de notre pensée le pli et la forme de l’ancien milieu ; de là une opposition au sein même de la conscience, deux tendances qui nous portent, l’une vers le passé auquel nous tenons encore par tant d’attaches, l’autre vers l’avenir qui s’ouvre et auquel déjà nous nous accommodons. Le sentiment de ce déchirement intérieur est une des causes qui produisent la tristesse du souvenir réfléchi, tristesse qui succède, chez l’homme, au charme de la mémoire spontanée. Il y a dans la méditation d’un événement passé, quel qu’il soit, un germe de tristesse qui va s’augmentant par le retour sur soi. Se rappeler, pour l’être qui réfléchit, c’est être souvent bien près de souffrir. L’idée de passé et d’ avenir n’est pas seulement la condition nécessaire de toute souffrance morale ; elle en est aussi, à un certain point de vue, le principe. Ce qui fait la grandeur de l’homme, — pouvoir se retrouver dans le passé et se projeter dans l’avenir, — peut devenir à la fin une source perpétuelle d’amertume. L’idée du temps, à elle seule, est le commencement du regret. Le regret, le remords, c’est la solidarité du présent avec le passé : cette solidarité a toujours sa tristesse pour la pensée réfléchie, parce qu’elle est le sentiment de l’irréparable. Aussi y a-t-il dans le simple souvenir, dans la simple conscience du passé, une image du regret et même du remords, et c’est ce que le poète a exprimé avec profondeur dans ce vers :

Comme le souvenir est voisin du remords !


Le souvenir est toujours la conscience de quelque chose à quoi nous ne pouvons rien changer, — et cependant ce quelque chose se trouve être attaché à nous pour toujours. Le remords aussi est le sentiment d’une impuissance intérieure, et ce sentiment même est déjà contenu vaguement dans le souvenir par lequel nous évoquons une vie qui nous échappe, un monde où nous ne pouvons plus rentrer. La légende sacrée raconte que nos premiers pères se prirent à pleurer lorsque, sortis du paradis perdu, ils le virent reculer derrière eux et disparaître : c’est là le symbole du premier remords, mais c’est aussi le symbole du premier souvenir. Chacun de nous, si peu qu’il ait vécu, a son passé, son paradis perdu, rempli de joies ou de tristesses, et où il ne pourra plus jamais revenir, ni lui ni ses descendants.

S’il y a quelque amertume au fond de tout souvenir, même de celui qui est d’abord agréable, que sera-ce dans celui des douleurs, surtout des douleurs morales, les seules qu’on puisse se figurer et ressusciter entièrement ? Le souvenir douloureux s’impose parfois à l’homme mûr avec une force qui s’augmente de l’effort même qu’il fait pour s’en débarrasser. Plus on se débat pour y échapper, plus on s’y enfonce. C’est un phénomène analogue à celui de l’enlisement sur les grèves. Nous nous apercevons alors que le fond même de notre être est mouvant, que chaque pensée et chaque sensation y produisent des remous et des ondulations sans fin, qu’il n’y a pas de terrain solide sur lequel nous marchions et où nous puissions nous retenir. Le moi échappe à nos prises comme une illusion, un rêve ; il se disperse, il se résout dans une multitude de sensations fuyantes, et nous le sentons avec une sorte de vertige s’engloutir dans l’abîme mouvant du temps[3].

  1. Nous ne disons pas du mouvement même, conçu comme changement de rapports.
  2. Nous remarquons la même idée éloquemment exprimée dans la Psychologie de M. Rabier.
  3. Voir le second appendice.