Félix Alcan (p. 29-48).

CHAPITRE III

FOND ACTIF DE LA NOTION DE TEMPS ; SA GENÈSE.
PART DE LA VOLONTÉ,
DE L’INTENTION ET DE L’ACTIVITÉ MOTRICE.
PRÉSENT, AVENIR ET PASSÉ.
L’ESPACE COMME MOYEN DE REPRÉSENTATION DU TEMPS


Le cours du temps se ramène, dans l’esprit adulte, à trois parties qui s’opposent entre elles et qui sont le présent, le futur, le passé. Tout d’abord, sous l’idée de présent, se trouve celle d’actualité, d’action, qui ne semble nullement une idée dérivée de celle du temps, mais bien une idée antérieure. L’action enveloppe le temps, soit, et l’actuel enveloppe le présent, mais la conscience de l’actuel et de l’action ne provient pas du temps. Le présent même n’est pas encore le temps ou la durée, car toute durée, tout cours du temps, pouvant se décomposer en présent et en passé, consiste essentiellement dans l’addition de quelque chose à la pure et immobile idée du présent. Cette idée même du présent est une conception abstraite, dérivée, qui n’existait à l’origine qu’implicitement dans celle de l’action, de l’effort actuel. Le vrai présent, en effet, serait un instant indivisible, un moment de transition entre le passé et le futur, moment qui ne peut être conçu que comme infiniment petit, mourant et naissant à la fois. Ce présent rationnel est un résultat de l’analyse mathématique et métaphysique : le présent empirique d’un animal, d’un enfant, et même d’un adulte ignorant, en est très éloigné ; c’est un simple morceau de durée ayant en réalité du passé, du présent et du futur, morceau divisible en une infinité de présents mathématiques auxquels ne songe ni l’animal, ni l’enfant, ni l’homme vulgaire. Le vrai point de départ de l’évolution n’est donc pas plus l’idée du présent que celle du passé ou du futur. C’est l’agir et le pâtir, c’est le mouvement succédant à une sensation.

L’idée des trois parties du temps est une scission de la conscience. Quand les cellules de certains animaux sont parvenues à tout leur accroissement possible, elles se divisent en deux par scissiparité ; il y a quelque chose d’analogue dans la génération du temps.

Comment se fait cette division des moments du temps dans la conscience primitive ? — Selon nous, elle a lieu par la division même du pâtir et de l’agir. Quand nous éprouvons une douleur et réagissons pour l’écarter, nous commençons à couper le temps en deux, en présent et en futur. Cette réaction à l’égard des plaisirs et des peines, quand elle devient consciente, est l’intention ; et, selon nous, c’est l’intention, spontanée ou réfléchie, qui engendre à la fois les notions de l’espace et du temps. En ce qui concerne l’espace, on a reproché aux Anglais d’avoir fait une pétition de principe en prétendant en expliquer l’idée par une simple série d’efforts musculaires et de sensations musculaires, dont nous apprécions l’intensité, la vitesse et la direction ; postuler la « direction », en effet, n’est-ce pas déjà présupposer et postuler l’espace même qu’il s’agissait d’engendrer dans notre esprit ? Mais, si le mot de direction est effectivement assez malheureux, on peut y substituer celui d’intention. L’intention ne présuppose pas l’idée de l’espace ; elle ne suppose que des images de sensations agréables ou pénibles, avec des efforts moteurs pour réaliser les premières ou se dérober aux secondes. L’animal qui se représente sa proie, ou même qui la voit, n’a pas besoin de penser l’espace ni la direction pour avoir l’intention de l’avaler et pour commencer les efforts moteurs nécessaires. Direction, à l’origine, c’est simplement intention, c’est-à-dire image d’un plaisir ou d’une peine et des circonstances concomitantes, puis innervation motrice. De l’intention, peu à peu consciente de soi et de ses effets, sortira la direction proprement dite et avec elle l’étendue.

Il en est de même pour le temps. Le futur, à l’origine, c’est le devant être, c’est ce que je n’ai pas et ce dont j’ai désir ou besoin, c’est ce que je travaille à posséder ; comme le présent se ramène à l’activité consciente et jouissant de soi, le futur se ramène à l’activité tendant vers autre chose, cherchant ce qui lui manque. Quand l’enfant a faim, il pleure et tend les bras vers sa nourrice : voilà le germe de l’idée d’avenir. Tout besoin implique la possibilité de le satisfaire ; l’ensemble de ces possibilités, c’est ce que nous désignons sous le nom du futur. Un être qui ne désirerait rien, qui n’aspirerait à rien, verrait se fermer devant lui le temps. Nous étendons la main, et l’espace s’ouvre devant nous, l’espace que des yeux immobiles ne pourraient saisir avec la succession de ses plans et la multiplicité de ses dimensions. De même pour le temps : il faut désirer, il faut vouloir, il faut étendre la main et marcher pour créer l’avenir. L’avenir n’est pas ce qui vient vers nous, mais ce vers quoi nous allons.

A l’origine, le cours du temps n’est donc que la distinction du voulu et du possédé, qui elle-même se réduit à l’intention suivie d’un sentiment de satisfaction. L’intention, avec l’effort qui l’accompagne, est le premier germe des idées vulgaires de cause efficiente et de cause finale. C’est par une série d’abstractions scientifiques qu’on arrive à leur substituer les idées de succession constante, d’antécédent et de conséquent invariable, de déterminisme te de mécanisme régulier. A l’origine, les idées de cause et de fin ont un caractère d’anthropomorphisme ou, si l’on veut, de fétichisme : elles sont le transport hors de nous de la force musculaire (cause efficiente) et de l’intention (cause finale). Ces notions métaphysiques ont à l’origine une signification non seulement tout humaine, mais tout animale, car le besoin à satisfaire et l’innervation motrice sont les expressions de la vie dans tout animal. C’est le rapport de ces deux termes qui, selon nous, a engendré tout d’abord la conscience du temps ; ce dernier ne fut à l’origine, en quelque sorte, que l’intervalle conscient entre le besoin et sa satisfaction, la distance entre « la coupe et les lèvres ».

Aujourd’hui les psychologues sont tentés d’intervertir l’ordre de la genèse du temps. Remplis de leurs idées toutes scientifiques et toutes modernes sur la causalité, ils nous disent : la cause efficiente se réduit pour l’entendement à une simple succession d’antécédent et de conséquent selon un ordre invariable ou même nécessaire ; la cause finale se réduit de même à un rapport d’antécédent et de conséquent, à une succession. Puis, quand les psychologues arrivent à la question du temps, ils continuent de placer l’idée de succession à la racine même de la conscience : ils font consister cette dernière dans un rythme d’antécédents et de conséquents saisi sur le fait ; dès lors le prius et le posterius, le non simul, deviennent un rapport constitutif de la « représentation » même, une « forme de la représentation », et une forme a priori. Selon nous, cette théorie met des idées scientifiques, venues fort tard, à la place des fétiches primitifs de la conscience, qui sont la force ou cause efficiente et le but ou cause finale. L’animal ne pratique que la philosophie de Maine de Biran : il sent et il fait effort, il n’est pas encore assez mathématicien pour songer à la succession, encore moins à la succession constante, encore bien moins à la succession nécessaire. Le rapport d’antécédent à conséquent, de prius à posterius, ne se dégagera que dans la suite par une analyse réfléchie.

Est-ce à dire que le temps ne soit pas déjà en germe dans la conscience primitive ? — Il y est sous la forme de la force, de l’effort, et, quand l’être commence à se rendre compte de ce qu’il veut, de l’intention ; mais alors, le temps est tout englobé dans la sensibilité et dans l’activité motrice, et par cela même il ne fait qu’un avec l’espace ; le futur, c’est ce qui est devant l’animal et qu’il cherche à prendre ; le passé, c’est ce qui est derrière et qu’il ne voit plus ; au lieu de fabriquer savamment de l’espace avec le temps, comme fait Spencer, il fabrique grossièrement le temps avec l’espace ; il ne connaît que le prius et le posterius de l’étendue. Mon chien, de sa niche, aperçoit devant lui l’écuelle pleine que je lui apporte : voilà le futur ; il sort, se rapproche, et, à mesure qu’il avance, les sensations de la niche s’éloignent, disparaissent presque, parce que la niche est maintenant derrière lui et qu’il ne la voit plus ; voilà le passé.

En somme, la succession est un abstrait de l’effort moteur exercé dans l’espace ; effort qui, devenu conscient, l’intention.

Dans la conscience adulte, l’idée d’intention, de fin, de but, reste l’élément essentiel pour classer les souvenirs. Si nous avions simplement conscience de chaque action en particulier, sans grouper ces diverses actions autour de plusieurs fins distinctes, combien la mémoire nous serait difficile ! Au contraire, l’idée de fin étant donnée, nos diverses actions deviennent une série de moyens, se rangent, s’organisent par rapport à la fin poursuivie, de façon à satisfaire un Aristote ou un Leibnitz. Si je veux aller en Amérique, il s’ensuit que je veux d’abord passer la mer, et pour cela que je veux m’embarquer au Havre ou à Bordeaux. Toutes ces volontés s’enchaînent l’une à l’autre dans un ordre logique, et tous les souvenirs auxquels elles donneront naissance se trouveront du même coup enchaînés. Il y a dans la vie une certaine logique, et c’est cette logique qui permet le souvenir. Là où règnent l’illogique et l’imprévu, la mémoire perd beaucoup de prise. La vie absolument sans logique ressemblerait à ces mauvais drames où les divers événements ne sont pas rattachés et d’où l’on ne retire que des images confuses, qui se fondent l’une dans l’autre.

L’intention, la fin poursuivie, aboutit toujours à une direction dans l’espace et conséquemment à un mouvement ; on peut donc dire que le temps est une abstraction du mouvement, de la κίνησις, une formule par laquelle nous résumons un ensemble de sensations ou d’efforts distincts les uns des autres. Quand nous disons : « ce village est à deux heures d’ici », le temps n’est qu’une simple mesure de la quantité d’efforts nécessaire pour atteindre à travers l’espace le village en question. Cette formule ne contient rien de plus que cette autre : ce village est à tant de milliers de pas, ou que cette autre plus abstraite : il est à tant de kilomètres, ou enfin que cette autre plus psychologique : il est à tant d’efforts musculaires. L’idée même du mouvement se ramène, pour la conscience, à la conception d’un certain nombre de sensations d’effort musculaire et de résistance disposées selon une ligne entre un point de l’espace où l’on est et un autre point où l’on veut être. Pourquoi cette idée, à l’origine, présupposerait-elle l’idée de temps ? Je fais plusieurs pas dans une direction donnée : pour cela il a fallu des efforts musculaires analogues avec des sensations différentes tout le long du chemin. Voilà la notion primitive du mouvement. Ajoutez que, les divers pas étant faits dans une intention déterminée, vers les fruits d’un arbre par exemple, les groupes de sensations que j’ai éprouvées se disposent dans mon imagination selon une ligne, les uns apparaissant à tel point par rapport à l’arbre, les autres à tel autre point. Voilà à la fois le germe de l’idée de temps et de l’idée de mouvement dans l’espace.

Si je vais du point A au point B et que je revienne du point B au point A, j’obtiens ainsi deux séries de sensations dont chaque terme correspond à un des termes de l’autre série. Seulement, ces termes correspondants se trouvent rangés dans mon esprit tantôt par rapport au point B pris comme but, tantôt par rapport au point A. Je n’ai alors qu’à appliquer les deux séries l’une sur l’autre en les retournant pour qu’elles coïncident parfaitement d’un bout à l’autre. Cette entière coïncidence de deux groupes de sensations, comme on sait, est ce qui distingue le mieux l’espace du temps. Quand je ne considère pas cette coïncidence possible ou réelle, je n’ai dans la mémoire qu’une série de sensations, rangées selon un ordre de netteté. L’idée du temps est produite par une accumulation de sensations, d’efforts musculaires, de désirs péniblement rangés. Les mêmes sensations répétées, les efforts répétés dans le même sens, dans la même intention, forment une série dont les premiers termes sont moins distincts et les derniers davantage ; ainsi s’établit une perspective intérieure qui va en avant, vers l’avenir.

Le passé n’est que cette perspective retournée : c’est de l’actif devenu passif, c’est un résidu au lieu d’être une anticipation et une conquête. À mesure que nous dépensons notre vie, il se produit au fond de nous-mêmes, comme dans ces bassins d’où l’on fait évaporer l’eau de la mer, une sorte de dépôt par couches régulières de tout ce que tenait en suspens notre pensée et notre sensibilité. Cette cristallisation intérieure est le passé. Si l’onde est trop agitée, le dépôt se fait irrégulièrement par masses confuses ; si elle est suffisamment calme, il prend des formes régulières.

Le temps passé est un fragment de l’espace transporté en nous ; il se figure par l’espace. Il est impossible de modifier la disposition des parties de l’espace : on ne peut mettre à droite ce qui est à gauche, devant ce qui est derrière ; or, toutes les images que le souvenir nous donne, s’attachant à quelque sensation dans l’espace, s’immobilisent ainsi, forment une série dont nous ne pouvons substituer l’un à l’autre les divers termes.

Aussi toute image fournie par le souvenir ne peut-elle être bien localisée, placée dans le passé, qu’à condition de pouvoir se localiser dans tel ou tel point de l’espace, ou encore d’être associée à quelque autre image qui s’y localise[1]. Sans l’association à de petites circonstances, tout souvenir nous apparaîtrait comme une création. Est-ce moi qui ai imaginé et écrit quelque part : « La feuillée chante, » expression pittoresque que je trouve en ce moment dans ma mémoire ? À cette interrogation, une foule de souvenirs surgissent : des mots latins s’associent aux mots français ; à ces mots s’associe un nom, celui de Lucrèce. Enfin, si j’ai bonne mémoire, j’irai jusqu’à revoir le vieux petit volume déchiré sur lequel j’ai lu autrefois l’expression de Lucrèce : frons canit.

En somme, c’est le jeu des sentiments, des plaisirs et des douleurs qui a organisé la mémoire en représentation présente du passé, et divisé ainsi le temps en parties distinctes. J’ai soif, je bois à un ruisseau. Un quart d’heure après, je revois le ruisseau qui, par association, me rappelle ma soif, mais, en réalité, je n’ai pas soif et l’eau fraîche ne me tente plus du tout. Et pourtant ma représentation est distincte, elle a un témoin : le ruisseau qui m’a désaltéré. Ainsi s’affirme le souvenir en face de la réalité actuelle, le passé en face du présent. L’animal même qui a bu au ruisseau commence à avoir dans la tête des cases distinctes pour le passé et pour la sensation présente.

Ce sentiment du passé n’a tout d’abord rien d’abstrait ni de scientifique ; il est associé au sentiment de plaisir que nous éprouvons à retrouver des choses déjà connues. Après avoir fait voyager un chien, ramenez-le à sa maison, il bondira de plaisir. De même un visage connu fera sourire un enfant, tandis qu’un visage inconnu lui fera peur. Il y a une différence appréciable pour la sensibilité entre voir et revoir, entre découvrir et reconnaître. L’habitude produit toujours une certaine facilité dans la perception, et cette facilité engendre un plaisir. L’habitude suffit déjà à elle seule pour créer un certain ordre : on pourrait peut-être dire que tout sentiment de désordre vient de l’inaccoutumance.

La masse confuse et obscure de nos souvenirs accumulés ressemble à ces grandes forêts qu’on aperçoit de loin comme une seule masse d’ombre ; quand on y pénètre, on distingue de longues percées sous les arbres, des halliers, des clairières, des perspectives où les yeux se perdent. Bientôt on y remarque des points de repère qui servent à se reconnaître : on s’habitue à y marcher sans crainte et sans hésitation. Tous ces grands arbres en désordre s’arrangent dans l’esprit et s’y disposent selon des associations fixes. Au début, rien que des souvenirs passivement conservés, d’où suit la confusion dont nous avons parlé ; partant, point d’idée claire du passé en opposition avec le présent et l’avenir. Puis vient l’imagination, avec l’intelligence, qui jouent avec les images et les idées, les mettent ici ou là, à leur gré, rêvent un monde selon nos désirs. Alors se produit un contraste de l’imagination active avec le souvenir présent, qu’on ne peut modifier si aisément, qui reste ancré dans une masse d’associations dont on ne peut le détacher. La scission se produit alors en nous : l’imagination passive ou mémoire se distingue de l’imagination active.

Nous avons vu que le sentiment du temps vient en partie du sentiment de la différence, mais il n’y a pas autant de différence qu’on pourrait le croire entre nos sensations, ou plutôt la différence de degré n’exclut pas une certaine unité de forme. Les sensations rentrent dans un certain nombre d’espèces, selon qu’elles proviennent de mon bras, de ma jambe, de ma tête, etc. Dans une journée ou même dans une époque entière de la vie, il y a, le plus souvent, une ou plusieurs espèces de sensations dominantes ; de là l’unité dans la variété. Tout à l’heure, pendant que j’écrivais, ma mémoire me représenta soudain l’image d’un petit ravin ombragé de pins et de tuyas. Quand donc m’y suis-je promené ? me demandai-je. Et sans hésitation, quoique après un temps mathématiquement appréciable, cette réponse intérieure m’arrive : hier. A quoi donc ai-je reconnu immédiatement que c’était hier ? En y réfléchissant, je remarque qu’au souvenir de cette promenade est associée la sensation du mal de tête ; or je souffre encore de la tête en ce moment même : c’est pour cela que la localisation dans le temps a été très prompte. Sous les divers événements de ma journée se retrouve ainsi une sensation continue qui les relie entre eux. D’autres fois, c’est un groupe de sensations qui adhèrent l’une à l’autre. Mais le souvenir exact, pour être possible, demande toujours que les sensations les plus hétérogènes soient reliées entre elles par d’autres qui le sont moins.

La distinction du passé et du présent est tellement relative, que toute image lointaine donnée par la mémoire, lorsqu’on la fixe par l’attention, ne tarde par à se rapprocher, à apparaître comme récente : elle prend sa place dans le présent. Je suis un petit chemin que je n’avais pas suivi depuis deux ans ; le chemin serpente sous les oliviers, aux flancs d’une montagne, avec la mer dans le fond. A mesure que j’avance, je reconnais tout ce que je vois ; chaque arbre, chaque rocher, chaque maisonnette me dit quelque chose ; ce grand pic là-bas me rappelle des pensées oubliées ; en moi s’élève tout un bruit confus de voix qui me chantent le passé déjà lointain. Mais ce passé est-il donc aussi lointain que je le crois ? Ce long espace de deux ans, si rempli d’événements de toute sorte et qui s’interposait entre mes souvenirs et mes sensations, je le sens qui se raccourcit à vue d’œil. Il me semble que tout cela, c’était hier ou avant-hier ; je suis porté à dire : l’autre jour. Pourquoi, si ce n’est parce que le sentiment du passé nous est donné par l’effacement des souvenirs ? Or, tous mes souvenirs, en s’éveillant sous l’influence de ce milieu nouveau, en rentrant pour ainsi dire dans le monde des sensations qui les ont produits, acquièrent une force considérable : ils me deviennent présents, comme on dit. Si j’avais avec moi le chien de montagne qui m’accompagnait autrefois dans mes promenades, il reconnaîtrait évidemment ce chemin comme moi, il éprouverait du plaisir à s’y retrouver, il remuerait la queue et gambaderait. Et comme il ne mesure pas le temps mathématiquement d’après le cours des astres, mais empiriquement d’après la force de ses souvenirs, il lui semblerait peut-être qu’il est venu tout récemment dans ce chemin.

Il y a des rêves dont on se souvient un jour tout à coup sans pouvoir les rattacher à rien. On est prêt alors à les confondre avec une réalité, si toutefois ils ne sont pas invraisemblables et n’offrent pas la confusion habituelle des rêves. Mais on ne sait pas où les placer, on cherche en vain à les rattacher à l’image de tel ou tel objet. Impossible. Il y a de telles images produites en rêve et quelquefois pendant la veille, dans le vague d’une pensée indifférente, dont on ne peut en aucune façon déterminer l’époque. Si on les projette encore dans le passé, c’est par une simple habitude, et aussi à cause de l’effacement de leurs contours.

Nous avons tracé dans son ensemble, la genèse de l’idée de temps, nous avons montré son origine tout empirique et dérivée. L’idée de temps comme celle d’espace, est empiriquement le résultat de l’adaptation de notre activité et de nos désirs à un même milieu inconnu, peut-être inconnaissable. Qu’est-ce qui correspond en dehors de nous à ce que nous appelons le temps, l’espace ? nous n’en savons rien ; mais le temps et l’espace ne sont pas des catégories toutes faites et préexistantes en quelque sorte à notre activité, à notre intelligence. En désirant et en agissant dans la direction de nos désirs, nous créons à la fois l’espace et le temps ; nous vivons, et le monde, ou ce que nous appelons tel, se fait sous nos yeux. Aussi est-ce surtout l’énergie de la volonté qui produit la ténacité de la mémoire, au moins en ce qui concerne les événements. Là où notre moi est intéressé, soit qu’il prenne les devants et agisse sur les choses, soit que les choses, en agissant violemment sur lui, excitent une réaction proportionnelle, le souvenir se fixe, se creuse, se donne à lui-même une énergie qui persiste à travers la durée.

Le désir enveloppe en germe l’idée de possibilité, et cette idée de possibilité, en s’opposant à celle de réalité, devient un « antécédent », c’est-à-dire quelque chose d’idéal etd’imaginé qui précède l’apparition vive du réel. Le désir, d’ailleurs, est un mouvement commencé, et le mouvement commencé, c’est le défilé d’images qui se déroule, le défilé de scènes dans l’espace et de positions successives.

Les conditions de la mémoire et de l’idée du temps sont donc :

1o Variété des images ;

2o Association de chacune à un lieu plus ou moins défini ;

3o Association de chacune à quelque intention et action, à quelque fait intérieur plus ou moins émotif et d’une tonalité agréable ou pénible, comme disent les Allemands. Il résulte de tout cela un rangement spontané des images en forme sérielle et temporelle.

C’est le mouvement dans l’espace qui crée le temps dans la conscience humaine. Sans mouvement, point de temps. L’idée de mouvement se ramène à deux choses : force et espace ; l’idée de force se ramène à l’idée d’activité, l’idée d’espace à une exclusion mutuelle des activités, qui fait qu’elles se résistent et se rangent d’une certaine manière. Ce mode de distribution, dans lequel les choses sont non seulement distinctes mais, distantes, est l’espace. Le temps (objectivement) se ramène à des changements nécessaires dans l’espace, changements que nous figurons tantôt par des lignes sans fin, tantôt par des lignes fermées (périodes).


  1. Nous reviendrons plus loin sur le mécanisme de sa localisation.