Félix Alcan (p. 117-120).

CONCLUSION


De tout ce qui précède nous conclurons que le temps n’est pas une condition, mais un simple effet de la conscience ; il ne la constitue pas, il en provient. Ce n’est pas une forme a priori que nous imposerions aux phénomènes, c’est un ensemble de rapports que l’expérience établit entre eux. Ce n’est pas un moule tout fait dans lequel rentreraient nos sensations et nos désirs, c’est un lit qu’ils se tracent à eux-mêmes, et un cours qu’ils prennent spontanément dans ce lit.

Le temps n’est autre chose pour nous qu’une certaine disposition régulière, une organisation d’images. La mémoire n’est que l’art d’évoquer et d’organiser ces images.

Point de temps hors des désirs et des souvenirs, c’est-à-dire de certaines images qui, se juxtaposant comme se juxtaposent les objets qui les ont produites, engendrent tout à la fois l’apparence du temps et de l’espace.

Le temps, à l’origine, n’existe pas plus dans notre conscience même que dans un sablier. Nos sensations et nos pensées ressemblent aux grains de sable qui s’échappent par l’étroite ouverture. Comme ces grains de sable, elles s’excluent et se repoussent l’une l’autre en leur diversité, au lieu de se fondre absolument l’une dans l’autre ; ce filet qui tombe peu à peu, c’est le temps.

Maintenant, au dehors de la conscience, y a-t-il une réalité correspondant à l’idée que nous nous faisons de la durée ? Y a-t-il, pour ainsi dire, un temps objectif ? On a fait souvent du temps une sorte de réalité mystérieuse, destinée à remplacer la conception vieillie de la providence. On lui a donné presque la toute-puissance, on l’a déclaré le facteur essentiel de l’évolution et du progrès. Mais le temps ne constitue ni un facteur, ni un milieu pouvant à lui seul modifier l’action et ses effets. Si je cueille une pomme dans un arbre, puis plus tard une pomme absolument semblable, occupant exactement la même position dans le même arbre ; si, de plus, je suis dans le même courant d’idées et de sensations et que je ne me rappelle pas mon action antécédente, les deux actes seront absolument identiques, produiront les mêmes effets et se fondront dans le même tout. Ainsi, le temps ne suffit pas à lui seul à introduire de différence réelle entre les choses.

Selon nous, le temps n’est qu’une des formes de l’évolution ; au lieu de la produire, il en sort. Le temps, en effet, est une conséquence du passage de l’homogène à l’hétérogène ; c’est une différenciation introduite dans les choses ; c’est la reproduction d’effets analogues dans un milieu différent ou d’effets différents dans un milieu analogue.

Au lieu de dire que le temps est le facteur essentiel du changement et conséquemment du progrès, il serait plus vrai de dire que le temps a pour facteur et élément fondamental le progrès même, l’évolution : le temps est la formule abstraite des changements de l’univers. Dans la masse absolument homogène que, par une fiction logique, on a supposée quelquefois à l’origine des choses, le temps n’existe pas encore. Imaginez un rocher battu par la mer : le temps existe pour lui, car les siècles l’entament et le rongent ; maintenant, supposez que la vague qui le frappe s’arrête tout à coup sans revenir en arrière et sans être remplacée par une vague nouvelle ; supposez que chaque particule de la pierre reste à jamais la même en présence de la même goutte d’eau immobile ; le temps cessera d’exister pour le rocher et la mer ; ils seront transportés dans l’éternité. Mais l’éternité semble une notion contradictoire avec celles de la vie et de la conscience telles que nous les connaissons. Vie et conscience supposent variété, et la variété engendre la durée. L’éternité, pour nous, c’est ou le néant ou le chaos ; avec l’introduction de l’ordre dans les sensations et les pensées commence le temps.