La Galilée (Loti)/09
IX
Au matin, ce lieu triste s’égaye pour une heure. Un coucou chante le printemps dans le petit bocage de peupliers isolé au milieu de ce pays de pierres, et là-haut les neiges étincellent. Les hommes du hameau descendent s’asseoir comme hier, pour nous regarder partir ; puis, les sept petites filles, avec leurs mêmes petits corselets, viennent prendre place aussi, bien serrées les unes aux autres, comme une brochette d’oiseaux des îles.
Et nous nous mettons en route au milieu des pierrailles grises, où se croisent d’à peine visibles sentiers.
Devant nous, les ondulations désolées des terrains suivent une pente générale descendante ; puis, de grandes étendues plates, sombres, mornes et vides se déroulent, bordées infiniment loin par des blancheurs qui sont les neiges de l’Anti-Liban.
Très touchants, deux personnages qui passent près de nous et nous saluent : deux vieux époux druzes, septuagénaires pour le moins, voyageant enlacés sur la même haquenée ; l’homme encore droit et noble ; la femme aux cheveux tout blancs, assise en croupe derrière lui et le tenant avec tendresse par la taille. Où vont-ils au milieu de ces solitudes ; quelles joies, quelles espérances ont-ils encore ? Quelle a été, dans ce pays de lutte, la vie de ces deux êtres simples, si unis d’âme et de corps jusqu’à la vieillesse dernière ?…
Sauf quelques passants que l’on croise, Syriens et Syriennes sur des ânons, Druzes à cheval ou à chameau, c’est le désert revenu ; c’est, avec moins de lumière, la même mort qu’en Arabie ou en Idumée. Et il semble que ce soit là une préparation de plusieurs heures, ménagée habilement pour rendre plus saisissante, après, la fraîche apparition de l’oasis de Damas.
Vers midi, au fond des plaines grises, quelque chose d’étonnant se colore ; une zone verte, non pas de ce vert intense que prennent les pays des Tropiques ou même les oasis du Sud, mais d’un vert clair, clair comme celui des émeraudes pâles ; quelque chose qui doit être une forêt d’arbres annuels, dans une délicate et rare fraîcheur d’avril ; une forêt touffue, compacte, du milieu de laquelle semblent émerger — mais tout petits encore, incertains, perceptibles seulement grâce aux transparences de l’air — les dômes et les minarets innombrables d’une ville rose, rose de saumon, rose de chair dorée…
En approchant davantage, nous voyons la ville enchantée, si lointaine, plonger peu à peu, s’abîmer dans l’épaisseur du bocage, dans la forêt mystérieuse dont les bords au contraire grandissent, prennent toujours plus d’importance et de hauteur à nos yeux.
Et bientôt, elle a même disparu tout à fait, cette ville rose, noyée dans les verts printaniers ; on doute si réellement on l’a aperçue ; plus rien, que les profondes ramures qui la gardent…
De premiers bouquets d’arbres, des peupliers, des trembles, semés dans la solitude aride, sont maintenant sur notre route, comme des avant-coureurs de l’éden. Et des petits ruisseaux empressés, bruyants, peuplés de tortues noires, entourés d’anémones fleuries et de figuiers, se hâtent vers les grands bois où Damas nous est apparue, comme vers un rendez-vous général de toutes les eaux de cette contrée.
Il est environ trois heures quand nous arrivons enfin à ces puissantes masses de verdure qui doivent recéler la ville couleur de chair. Un village est là, à l’entrée de ces bois, tout rose lui aussi ; de près, par exemple, il a un air sauvage qui sent la proximité des grands déserts, entièrement construit à la manière arabe primitive, maisons, mosquées et minarets, en une même boue séchée au soleil et mêlée, dirait-on, d’ocre et de carmin.
Une ombre exquise tout à coup nous enveloppe. Nous sommes entrés dans ces vergers qui entourent la ville sur une épaisseur de plus d’une lieue, dans ces célèbres jardins de Damas renouvelés éternellement, et chantés, aux siècles lointains, par les vieux poètes de l’Islam.
Là-dessous s’en vont, entre des petits murs de boue carminée, des chemins bordés de fleurs, et surtout bordés de ruisseaux ; partout ici l’eau circule à profusion, et l’air est rempli des bruits joyeux de sa course. Le bocage si vert se compose de peupliers, de noyers, d’amandiers, de figuiers et de grenadiers, tous en plein luxe de feuilles nouvelles ; à leur ombre, ce sont des champs de blé ou des champs de fèves, mêlés de coquelicots, d’iris et d’anémones. Et des oiseaux chantent par milliers dans les branches ; une immense musique de volière, en trilles et en vocalises, par-dessus l’accompagnement monotone des sources, succède aux calmes morts de tout à l’heure.
Mon Dieu, peut-être n’est-ce pas plus beau ni plus frais que certains de nos vergers d’Europe ; mais c’est plus surprenant ici, au milieu de ce pays de pierres desséchées et au seuil des déserts. Si déjà cela nous semble délicieux, après nos quelques heures de route dans les plaines de basalte, combien doivent le trouver rare et paradisiaque les visiteurs habituels de Damas, qui sont des gens de Palmyre, de Bagdad ou de l’Orient encore plus profond, venus en cheminant de longs jours à travers le silence des solitudes !
Il y a quatre ou cinq mille ans bientôt que cette oasis est citée dans les annales humaines, toujours pareille sans doute, se couvrant à tous les printemps des mêmes feuilles claires, attirant les nomades des déserts à son ombre et enfermant sans cesse une ville qui déjà se nommait Damas aux époques presque légendaires d’Abraham (Genèse, xiv, 15).
Elle a connu toutes les splendeurs et toutes les épouvantes, cette ville encore invisible vers laquelle nous marchons sous l’épaisseur des verdures. De grands conquérants y sont venus et s’y sont arrêtés charmés ; elle a été bâtie et rebâtie en des styles pompeux d’autrefois, — et les Turcs, ses maîtres d’aujourd’hui, l’appellent encore « perle et reine d’Orient, paradis du monde ». D’après les traditions rabbiniques, elle fut fondée, à d’imprécises époques entourées de nuit, par Our, arrière-petit-fils de Noé. Tributaire, puis rivale de Jérusalem, elle était déjà séculaire plusieurs fois quand elle eut une première apogée indépendante, il y aura tantôt trois mille ans ; elle déclina ensuite, en devenant assyrienne sous Téglath-Phalasar (733 ans avant Jésus-Christ), et enfin, après des vicissitudes et des tourmentes sans nombre, elle était romaine — avec une superbe voie droite plantée de colonnes comme Samarie et Palmyre — quand saint Paul y vint prêcher l’Évangile nouveau.
De très bonne heure, elle fut chrétienne en même temps que Byzance et vit s’élever dans ses murs cette somptueuse église de Saint-Jean qui devait plus tard devenir la mosquée des Ommiades ; mais elle tomba, comme l’Empire grec, aux mains des musulmans, quand ceux-ci, dans un essor admirable, prirent la tête du mouvement humain ; capitale alors du sultan Mohawiah, elle devint une Damas différente et se couvrit de palais, de mosquées, de fontaines où miroitaient des céramiques exquises. Supplantée bientôt par Bagdad, elle passa successivement au pouvoir des Ommiades, des Abbasides, des Seldjoucides et de tant d’autres dominateurs magnifiques. L’ouragan des Croisades l’effleura à peine : tributaire, puis alliée des Francs, elle fut défendue contre eux par le grand Saladin, qui y repose aujourd’hui dans un kiosque de faïence. Prise plus tard par les Mongols, ravagée par les Tartares, elle flamba enfin tout entière, sauf ses mosquées saintes, au commencement du xve siècle, dans l’immense incendie allumé par Tamerlan, qui passa tous ses habitants au fil de l’épée.
Cela semblait l’anéantissement décisif, mais elle se releva encore, grâce à ses eaux inépuisables et à sa délicieuse oasis qui reverdissait toujours, invitant au repos les riches caravanes du désert. Et elle resta le grand centre du commerce avec la Perse, les bords de l’Euphrate et les Indes ; les Turcs, qui la prirent au xvie siècle, la trouvèrent de nouveau florissante et luxueuse derrière ses éternels rideaux d’arbres. Mais, de chrétienne qu’elle avait été au début de notre ère, elle s’était faite intransigeante musulmane, fanatique et fermée ; elle eut même, il y a trente-cinq ans à peine, un vertige de meurtre, et le sang coula plein ses rues : quinze ou vingt mille chrétiens furent égorgés dans ses murs ou aux alentours. — Depuis ce massacre, qui sera peut-être le dernier, elle commence à s’ouvrir peu à peu aux voyageurs et aux idées d’Occident…
Voici une heure bientôt que nous cheminons dans les fleurs, au bruissement des eaux courantes, au chant des pinsons, des merles et des fauvettes, sous le couvert ombreux des branches, et les minutes nous durent de ne pas arriver encore à cette grande ville rose, entrevue là-bas, du désert, et puis si rapidement cachée…
Une rivière est maintenant devant nous, rapide, coulant en hâte extrême comme tous les ruisseaux de cette oasis. Il y a le long des berges de jeunes peupliers frêles ; il y a surtout de surprenantes quantités de femmes turques, assises en rang serré à l’extrême bord, prenant le frais, les pieds presque trempés dans le courant ; elles sont enveloppées sous des voiles en soie des plus éclatantes couleurs, lamés d’or : des fantômes bleus, des fantômes roses ou amaranthe ; d’autres qui sont d’un vert-céladon, d’un jaune-soufre, ou d’un orangé violent. Autour d’elles s’ébattent leurs petits, en robes, en fez, en burnous, — et c’est un éblouissement comme à la fin d’une féerie.
Mais hélas ! derrière les belles voilées, peu à peu Damas se découvre : un pont en fer, une gare en construction, des hôtels Cook et des fiacres.
Comment, il y a de ces choses, ici ! Est-ce que vraiment c’est cela, l’entrée de la merveilleuse ville rose qui se nomme encore Perle et Reine d’Orient !…
L’ensemble toutefois demeure oriental, comme arrangement et comme peinturlure, et on n’aperçoit encore nulle part, même pas sur le siège des fiacres, nos tristes costumes d’Europe.
Des cafés turcs partout, sous les jeunes arbres, auprès des eaux vives ; des divans de velours rouge alignés à l’ombre, sur lesquels des centaines de rêveurs en longue robe et en turban fument des cigarettes ou des narguilés.
C’est égal, avec ce nom de Damas, évocateur presque autant que celui de Bagdad, nous attendions une ville farouche et murée — dans le genre de Fez ou de Méquinez, les cités saintes du Moghreb. Et nous trouvons le mouvement, la gaîté d’une ville quelconque accessible à tous, d’une ville qui sera bientôt aussi européanisée que Constantinople, sans jamais avoir eu le décor incomparable du Bosphore, ni les sombres beautés de Stamboul, du Vieux-Sérail et des grands murs.
Et l’hôtel est là, devant lequel nous descendons de nos chevaux, un peu ahuris, un peu consternés ; un grand hôtel levantin, où le personnel est encore arabe, où il y a encore pas mal de chaux blanche par endroits, mais surtout beaucoup de badigeon, de tableaux et d’ornements atroces.