Calmann-Lévy (p. 137-142).
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X


Jeudi 26 avril.

De l’Orient gai, une ville musulmane riante et ouverte, je n’imaginais pas cela avant Damas — qui connaîtra même bientôt les joies supérieures d’un chemin de fer.

Ce n’est pas qu’il ne reste encore des étrangetés charmantes, dans ce labyrinthe de petites rues occupant, au milieu de l’oasis, l’espace d’une capitale. Le quartier des hôtels, où nous avons mis pied à terre en arrivant et qui a tant déçu nos yeux, n’est qu’une sorte d’entrée négligeable, à l’aboutissement de la voie qui relie la ville au grand port européanisé de Beyrouth ; aussitôt après, l’Orient reprend ses droits et le passé vous ressaisit.

Comme dans tous les pays de l’Islam, le point où se concentre la vie, c’est le bazar, en dehors duquel ne s’étendent plus guère que d’étroites ruelles couvertes, des murailles de jardins ou de palais, puis de primitives banlieues construites en terre rose et sentant le voisinage des déserts.

Le bazar, lieu immense où l’on se perd, dans la constante pénombre des voûtes. Avenues de mille mètres de long, bordées d’innombrables échoppes où miroitent les choses orientales : les armes, les faïences, les meubles peinturlurés ou incrustés de nacre ; les cuivres, ciselés fin comme des dentelles ; les costumes de nuances rares ; les étonnantes indiennes bariolées dont s’habillent les gens du peuple, ou bien les belles soies de Brousse et les soies de Damas ; puis les soies d’Alep qui, sur des fonds d’esquisses couleurs, sont semées de flammèches blanches.

Comme chez nous au moyen âge, les marchands sont groupés par catégories : il y a, dans le vieux labyrinthe obscur, le quartier des drapiers, le quartier des armuriers, le quartier des orfèvres et le quartier des guenilles… Celui des selliers, qui est plus à ciel libre, coupé de fontaines et de platanes géants, contient toutes les fantaisies arabes pour chevaux, mulets, ânons ou chameaux ; tout ce dont il est d’usage d’affubler les bêtes, entre Damas et Bagdad : selles en velours chamarré d’or ou bien en peau de panthère ; broderies de perles et de coquillages ; chapeaux à plumes pour chameaux, têtières extravagantes ornées de glands, de clochettes et de petits miroirs où joueront en route les reflets des soleils.

De cinq cents lieues à la ronde, du fond des déserts, on s’approvisionne dans ce prodigieux bazar. Alors c’est une babel de discussions, un musée de visages et de costumes. Des bédouins, des Syriens, des Druzes ; des Turcs en robes de soie de toutes couleurs ; de nobles émirs entièrement vêtus de cachemire indien ; des figures lointaines, des yeux de mystérieuses ténèbres, et des têtes inquiétantes, énormes sous l’enveloppement des turbans ou des voiles.

Dans les parties moins éclairées où se vendent les soieries, les femmes affluent comme des légions de fantômes. Chrétiennes enveloppées de longs suaires blancs, mais laissant voir leur joli visage et leurs noirs cheveux où sont piquées des roses naturelles. Musulmanes pareillement drapées, mais dans des soies de nuances vives, et les traits cachés sous d’impénétrables mousselines sombres où deux trous sont percés pour les yeux comme dans les cagoules ; — souvent elles portent au cou, celles-ci, des bébés adorables, aux yeux déjà peints et allongés jusqu’aux tempes, aux étonnants minois de poupée.

Et des voitures s’en vont ventre à terre au milieu de tout ce monde ; des cavaliers se débattent, le manteau au vent, sur des chevaux rétifs ; on se gare comme on peut des coups de tête et des ruades. Des caravanes aussi passent, en files lentes et toujours solennelles ; ou bien de pompeux chameaux pour dames de harem, enguirlandés de perles des pieds à la tête, et portant sur le dos ces édifices légers qui les font ressembler à des papillons gigantesques.

Et dans l’encombrement étrange circulent, avec leurs cris d’appel, des petits marchands de limonade glacée, portant leur boisson dans un baril de verre orné de pendeloques en cuivre ou en perles, et faisant claquer, avec un bruit de cymbales, leurs bols de faïence pour attirer les buveurs.

Çà et là, des boutiques de fleurs s’improvisent par terre ; bouquets qui embaument, composés bizarrement d’orangers et de soucis ; petits jasmins ou petits rosiers tout fleuris dans des pots. Autour des vendeurs, les femmes stationnent — et quelque clair rayon de soleil filtre des voûtes, des toitures de bois, pour tomber, au milieu de tant d’ombre, sur les voiles lamés d’or des acheteuses ou sur leurs touffes de roses…

Et il faut voir, parmi ces foules charmantes, les airs à la fois conquérants et protecteurs de quelques imbéciles en veston et chapeau, récemment venus de Beyrouth pour les travaux du chemin de fer ! On sent qu’ils ont conscience de tenir en main le flambeau de la civilisation ; d’apporter, dans cet Orient des Soliman et des Saladin, nos joies occidentales, le charbon de terre, les empressements et les explosifs…

Une clameur d’ensemble, dissonante et gaie, s’échappe de ce lieu tout entier. Discussions, rires, cris chantés, se mêlent à des tintements de clochettes ou de tasses heurtées, à des aboiements de chiens, des hennissements de chevaux, ou au murmure de cette eau intarissable et sans prix, qui est tout le secret de la vie persistante de Damas et qui se divise sous ses rues en des myriades de petits torrents frais. Puis, aux heures fréquentes de la prière, la voix des muezzins tombe de tous ces minarets, qui sont là-haut mais qu’on ne voit pas : chant du grand mystère, versant à flots l’inexprimable mélancolie de ses fugues en mineur ; chant de rappel à ceux qu’étourdissent les mirages transitoires des choses ; chant du recueillement, chant de la mort…

Et de distance en distance, rompant la monotonie bariolée des échoppes, dans une trouée d’ombre, au fond d’une vieille cour interdite aux infidèles, apparaît un kiosque funéraire ; ou bien simplement le plus humble catafalque de quelque émir d’autrefois, au milieu de pieux drapeaux décolorés par les ans.

Des débris des vieux âges surgissent aussi, de dessous la Damas de nos jours ; gigantesques colonnes encore debout, dont la tête dépasse les oppressantes petites toitures des rues et dont la base doit plonger dans le sol profond ; restes d’arcs de triomphe ou de temples superbes, contre lesquels sont venues s’appuyer des maisonnettes de terre, déjà âgées de plusieurs siècles à présent ; confuses et énormes ruines, dont on aperçoit ou devine partout les fondations, sous la ville de boue rose qui a succédé aux splendeurs d’autrefois.


Ville essentiellement bruyante que Damas. Le soir, quand s’apaisent les cris des hommes et ceux des nuées de martinets en tourbillons noirs dans l’air, les eaux courantes enflent partout leurs sons de cristal, les grenouilles entonnent dans l’oasis un concert immense, les chiens errants commencent leur ensemble nocturne — et toujours, aux heures consacrées par la coutume millénaire, les muezzins chantent, dominent tout de la délicieuse tristesse de leur voix.