Calmann-Lévy (p. 120-126).
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VIII


Mardi 24 avril.

Longue étape à parcourir aujourd’hui et il faut se mettre en route dès l’aube. — D’abord, par des sentiers de chèvres qui montent en lacets très raides, nous nous élevons durant deux heures, au chant des oiseaux, dans une région d’arbres, coupée de sources et de ruisseaux clairs.

Sur une montagne, à notre gauche, des ruines farouches et immenses : c’est Kalà’at-Banias, une forteresse de jadis, aux dimensions presque surhumaines, comme les hommes de nos jours n’ont plus le temps d’en construire. Tant de fois prise et reprise au temps des Croisades par les Francs et les Sarrazins, parce qu’elle commandait la route de Damas à Jérusalem, elle est depuis des siècles abandonnée, et des brigands, dit-on, l’habitent aujourd’hui. Elle occupe autant de place qu’une ville. Des chênes et des térébinthes croissent au sommet de ses donjons noirs, qui n’ont plus à surveiller que des déserts.

D’un point culminant, une dernière fois nous apercevons les marais du Haut Jourdain, le pays humide des nénuphars et des papyrus ; c’est infiniment loin sous nos pieds, c’est comme un indécis océan regardé du sommet de quelque falaise gigantesque.

Nous sommes très haut ; l’air s’est refroidi et desséché.

Brusquement, plus d’arbres, plus de verdure, plus de fleurs, nous entrons de nouveau dans une région de pierres, dans une triste région chauve — et, à un tournant, tout à coup, le « Grand Cheikh de Neige », l’ « Hermon au burnous blanc », se dresse inattendu et saisissant au-dessus de nos têtes, découpé en traits durs sur le ciel. Il est là tout près, lui qui avait semblé depuis trois jours nous fuir. L’air s’est glacé dès qu’il a paru ; on l’entend bruire de partout comme la mer ; son manteau d’étincelantes blancheurs fond sous le soleil, se dissout en d’innombrables cascades — qui s’en iront là-bas, dans les marécages, faire courir le Jourdain plus vite, après avoir joué de grandes symphonies, en chemin, autour de Césarée et de tant de ruines antiques.

Un village de boue et de pierres est accroché à ces flancs dénudés de l’Hermon ; c’est Medjdel-ech-Chems, habité par des montagnards Druzes ; pas un arbre, pas une plante verte alentour ; dans cette région âpre, où souffle le vent des cimes, tout ce qui n’est pas blancheur de neige est grisaille brune de terre ou de basalte.

Comme nous passons au-dessous de Medjdel-ech-Chems, une jeune fille en descend, court à toutes jambes après nos chevaux, et nous ralentissons pour l’attendre. C’est une enfant de quatorze à quinze ans, coiffée d’un long voile de mousseline, un collier d’ambre au cou. Elle veut nous vendre des couteaux à manche de cuivre, en forme de poignard catalan, qui sont une spécialité des forgerons de son village. Nous n’en avions nul besoin, mais elle est si jolie avec ses doux yeux et ses bandeaux noirs, haletante, les joues rosées par sa course, que nous lui en achetons plusieurs.

Encore une heure ou deux, dans le voisinage intime de l’Hermon, au milieu de rudes défilés de pierres que les neiges dominent ; partout les arêtes de la montagne commencent à saillir sous son manteau qui s’use, et on dirait de grandes vertèbres rougeâtres mises au vif parmi les magnifiques velours blancs. Autour de nous, les aspects sont violents et étranges : un ciel tout bleu, des cimes uniformément zébrées de blanc cru et de rouge sombre. Et les ruissellements d’eau froide, les cascades emplissent le silence d’un bruit continu comme celui des grèves.

De ces hauteurs, nous avons par instants vue à vol d’oiseau sur la Gaulanitide et l’Iturée (aujourd’hui le Djaoulan et le Djedour), contrées encore mystérieuses qui ont échappé aux explorateurs modernes ; depuis le temps des Croisades, où elles formaient le « pays de Suet » relevant des princes de Galilée, on ne sait plus guère ce qui s’y passe. D’où nous sommes, elles semblent de confuses tourmentes de basalte.

Et enfin les plaines de Damas s’ouvrent devant nous, très désolées, sous des aspects de déserts gris. Cela nous surprend, de voir le pays tant s’assombrir aux approches de cette « Reine d’Orient », chantée par les vieux poètes et vers laquelle nos imaginations commencent d’être tendues… Pas un arbre, pas un village dans ces plaines ; à peine quelques zones verdies par les herbes ; et des pierres, des pierres indéfiniment, un monde de basalte comme le Djedour.


Il est quatre ou cinq heures du soir quand nous arrivons au lieu fixé pour notre campement de nuit : un mélancolique hameau druze, très solitaire, très perdu, appelé Kefr-Haouar.

Nos mules, qui, à notre grande inquiétude, ne nous ont pas dépassés pendant la halte méridienne, ne paraissent pas encore. Se sont-elles trompées de chemin, ou bien nous les a-t-on prises, avec nos bagages et nos tentes ?

N’ayant pas d’abri, nous nous asseyons sur des pierres pour attendre. La région est encore extrêmement élevée, voisine des grands sommets glacés ; un souffle qui vient des neiges nous transit, après la marche du jour.

Les hommes du hameau — dix ou douze figures demi-sauvages dans les plis enveloppants de leurs voiles bruns ou rouges — viennent s’informer d’où nous arrivons, puis s’asseyent à l’écart. Sept petites filles descendent ensuite, se tenant par la main, presque toutes délicieuses : voiles de mousseline blanche, longs pantalons à la syrienne ; vestes jaunes, vert d’eau ou roses, très courtes, finissant sous les bras. Elles s’asseyent aussi et nous regardent. Nous sommes dans un cimetière sans enclos, où les tombes s’espacent sur une herbe courte ; pauvres tombes de village, faites avec de la boue durcie, en forme de cercueil, une petite stèle à chaque bout comme une paire d’oreilles dressées.

Nos alentours sont âpres et dénudés. Derrière nous, sur des pierres plus hautes, les groupes des gens de Kefr-Haouar se tiennent immobiles ; leurs maisonnettes de boue s’étagent au-dessus d’eux, et les neiges des sommets couronnent cet ensemble farouchement triste.

Nous regardons au fond des lointains, guettant des yeux tout ce qui a l’air de s’y mouvoir. Une fois, c’est un cavalier du pays qui s’en revient de Césarée ; ou bien des troupeaux qui rentrent ; mais nos mules continuent à ne point paraître.

Près du hameau, gisent les ruines d’un temple énigmatique, attribué aux Romains par certains archéologues, et, par d’autres, aux Grecs Séleucides. Il y a aussi, dans un repli des terrains pierreux, une sorte de petite oasis septentrionale, un peu d’eau parmi de frêles peupliers qui commencent à peine à verdir.

Le jour s’en va ; les neiges éteignent leur blancheur dans des bleuâtres glacés et morts, sous un ciel rose. Une chouette discrètement jette un premier petit « Hou ! » comme un signal, et bientôt, de tous les côtés de la solitude, les autres se mettent à chanter.


Enfin, enfin voici poindre notre caravane, après douze heures de route !

Nos muletiers tout de suite nous expliquent ce retard : une des mules a roulé avec sa charge dans un torrent et s’est cassé les pattes. Heureusement a-t-on pu la remplacer ; on en a loué une autre, à une caravane de Damas qui passait par aventure ; — mais le marché a été long, la discussion difficile.

Je demande alors ce qu’est devenue la pauvre blessée, et on est fort étonné que je m’en inquiète : « Eh bien, mais… puisqu’elle ne pouvait plus servir, on l’a quittée là, voilà tout. » Sans avoir même la pitié de l’achever, ils l’ont laissée comme chose perdue ; et elle, comprenant peut-être, aura vu s’éloigner ses compagnes de misère, avec la conscience de l’abandon suprême…

En hâte, en fièvre comme toujours, nos hommes jettent à bas les charges de leurs bêtes pour monter nos tentes ; c’est dans le lieu habituel des campements à Kefr-Haouar, sur une sorte de pelouse. Mais une de ces bandes Cook, qui sillonnent à présent la Palestine, y est passée ces jours-ci, en marche idiote vers Damas, et l’herbe en garde les traces : boîtes de conserves, épluchures, inqualifiables lambeaux du Times… Avec effroi nous faisons recharger et reporter notre bagage plus haut, dans le cimetière : en Orient, on n’est pas profanateur pour camper parmi les tombes.