La Galilée (Loti)/07
VII
Au matin, le soleil se lève pour nous seuls, rose et splendide sur un désert de roseaux ; endormis avec le sentiment de ces milliers d’hommes à couronnes noires, qui s’agitaient dans nos alentours, nous sommes surpris de nous éveiller au milieu d’une mer d’herbages qui paraît vierge comme au commencement du monde ; toutes ces tentes bédouines, que leurs feux trahissaient dans l’obscurité, semblent s’être évanouies au plein jour, cachées qu’elles sont à présent sous les joncs et les fenouils, redevenues aussi négligeables que les nids des insectes ou des oiseaux. Il y a de grands étangs tout couverts de nénuphars, des régions de fleurs jaunes, comme des marbrures d’or sur le vert des plaines, et de longs rideaux de papyrus dont on voit trembler au vent les aigrettes légères. La vie humaine se dissimule et se tait, tandis que des cavales libres, galopant avec leurs petits, s’amusent à tourner autour de nos chevaux entravés, qui hennissent et se cabrent. C’est la plénitude et l’ivresse des matins sauvages, sur une terre aux fécondités inépuisables ; quelque chose comme devaient être, aux printemps préhistoriques, les levers du soleil sur les marais quaternaires.
Nous cheminons deux ou trois heures dans des terres grasses, au pied des montagnes occidentales de la vallée du Jourdain, le long des plaines de vase, le long des étangs voilés de hautes herbes où le fleuve se perd. Et deux fois nous sommes en détresse, nos chevaux enfonçant dans la boue jusqu’au poitrail.
Quelques arbres, presque les premiers depuis notre départ de Jérusalem, commencent à paraître sur notre route. Il y a çà et là, tout au bord des eaux, des groupes d’habitations de pêcheurs nomades, qui sont construites en claies de joncs et qui semblent tout à fait de petits villages lacustres. Il y a aussi des campements noirs, au milieu desquels des lances fichées en terre indiquent la tente du cheikh. Et les troupeaux de buffles, rares au commencement de l’étape, deviennent fréquents, puis innombrables.
En avant de nous, là-bas, toujours resplendit le « Grand Cheikh de Neige », l’Hermon au manteau blanc, vers lequel nous marchons déjà depuis plus de deux journées.
Quand nous avons dépassé ce lac de Houleh, que Josué appelle la mer de Mérom, les marécages cessent ; le Jourdain, dégagé des eaux stagnantes, précise son cours entre des rideaux de papyrus, de peupliers et de trembles. Nous entrons vraiment dans une région d’arbres — dans une région de pierres surtout, de grosses pierres basaltiques grises, qui sortent par centaines des herbages, pareilles aux buffles et se confondant avec eux.
Ils relèvent leurs lourds museaux plongés dans les foins, tous ces buffles, pour nous regarder passer, et sur chaque bloc de basalte un énorme lézard, posé comme une figurine sur un presse-papier, nous salue de son continuel hochement de tête. De temps à autre aussi, quelque chacal en maraude de jour, se hâte à notre approche de regagner la montagne, marchant tout aplati, retournant vers nous son nez pointu pour s’assurer que nous ne le suivons pas.
Sur un vieux pont sarrazin, usé par le passage des caravanes d’autrefois, percé, ajouré, crevé, nous franchissons le fleuve bruissant, au milieu d’un fouillis de lauriers-roses et de papyrus.
Et notre halte méridienne est dans un site exquis, où s’élevait jadis la très antique ville de Lesem, colonie de Sidon ; où plus tard des guerriers d’Israël (Josué, XIX, 47 ; Juges, XVIII, 2 à 30), ayant passé au fil de l’épée les Lesemites, bâtirent une nouvelle ville qui prit le nom du patriarche Dan, leur ancêtre.
Sur un monticule, parmi des chardons et des broussailles d’épines, gisent par monceaux des blocs de basalte qui, regardés de près, montrent encore des formes taillées ; c’est là ce qui reste de la ville de Lesem-Dan, du temple de l’idole de Michas (Juges, XVIII, 31) ou du temple du Veau d’or construit par ordre du roi Jéroboam.
Près de ces amas de silencieuses poussières, où aucun sentier ne conduit plus, nous nous reposons dans un éden de verdure, bien ombreux, bien sauvage, au chant des oiseaux, au bruit berceur des grandes sources qui s’en vont en cascade vers le fleuve. Au-dessus de nos têtes, deux arbres immenses font la voûte, un chêne et un térébinthe ; des roitelets s’approchent, des lézards, des rainettes ; et un caméléon descendu des branches se promène confiant sur nos tapis. — Nous avions oublié ce charme de l’ombre, de l’épaisseur des feuilles vertes, car ce sont des choses presque inconnues, dans la Palestine désolée…
Cette ville de Lesem-Dan, qui s’est éteinte ici il y a tant de siècles, était à l’époque des rois hébreux une importante place forte de la frontière septentrionale, et l’expression : « de Dan à Bersabée », qui revient souvent dans la Bible, signifiait en langage courant : « Dans la Judée tout entière ».
Continuant notre route du soir vers le Nord, nous allons donc sortir du vieux pays d’Israël, pour entrer sur le territoire des Gentils.
C’est au milieu des arbres, des arbres retrouvés et encore nouveaux pour nos yeux, que nous cheminons maintenant, nous éloignant des marais et du fleuve, nous élevant par des pentes douces sur les montagnes qui ferment à l’Est la vallée du Haut Jourdain. — Une sorte d’Arcadie pastorale, de Bétique délaissée et charmante, où courent en tout sens des ruisseaux clairs. Nous montons entre de vieux chênes, espacés comme dans un parc à l’abandon, et des aubépines prodigieusement fleuries, et d’autres arbres encore, d’une espèce inconnue, dont les grappes blanches sentent l’oranger ; par terre, ce sont des lins roses et des graminées fines, toute la flore des lieux secs de Galilée, revenue sous nos pas.
Vers trois ou quatre heures enfin, le fantôme de la Césarée-de-Philippe nous apparaît, dans la belle verdure d’avril, au pied de hautes cimes couvertes de buissons et de fleurs ; des eaux vives bruissent partout alentour ; le fracas des sources et des torrents anime seul ses environs déserts.
Il nous faut faire un détour pour visiter, avant d’entrer dans la ville, une grotte profonde, qui est un des sanctuaires païens les plus vieux de la terre, où se célébrait jadis le culte facile et voluptueux du Dieu joueur de flûte aux pattes de chèvre. À mi-hauteur, dans une montagne verticale, s’ouvre cette large entrée d’ombre, frangée de feuillages qui retombent en guirlande ; une source s’en échappe et descend bouillonner sur des amas de colonnes et de ruines fleuries de lauriers-roses, enguirlandées aussi comme la grotte ; et, à une centaine de mètres au-dessus, dans la même grande paroi rocheuse, perche au milieu des branches une vieille petite mosquée solitaire, au dôme et aux arceaux blanchis.
On n’oserait pas peindre cet ensemble, qui est d’un arrangement trop cherché ; on craindrait de faire une œuvre surannée dans le genre de ces paysages du xviie siècle, où les cavernes, les cascades et les ruines se groupaient avec la plus complète invraisemblance. Mais la réalité de cela est charmante à regarder dans le silence de ces campagnes abandonnées ; elle replonge la pensée au fond des vieux temps mythologiques ; avec je ne sais quelle mélancolie, où peut-être un regret se mêle pour tant de belles formes humaines évanouies, elle fait mieux concevoir l’esprit des vieux cultes de la beauté et de l’amour…
La grotte, à présent, doit servir de refuge habituel aux bergers et aux menus troupeaux, car elle est remplie de ce fumier spécial que laissent les moutons ou les chèvres.
À côté de la grande entrée, dans les roches, sont taillées des niches votives, espèces de petites fenêtres d’un dessin antique. Et là, des inscriptions grecques ont résisté aux Juifs, aux Sarrazins, aux Croisés, à tout le cours du torrent humain ; on peut encore y lire, entre autres mots plus confus, ceux-ci qui troublent et donnent le vertige des siècles : « Un tel, prêtre de Pan » !
Pour arriver à ce fouillis délicieux d’arbres et de fleurs, où Césarée sommeille au bruit de ses grandes eaux, il faut passer et repasser des torrents furieux qui bouillonnent alentour ; les ponts, de l’époque romaine ou de la plus vieille époque sarrazine, jamais réparés, sont pleins de crevasses, dangereux et croulants ; nos chevaux y marchent avec hésitation, effrayés par toutes ces musiques de cascades.
Avec ses remparts, ses mâchicoulis, ses portes ogivales, la Césarée-de-Philippe ressemblerait presque à certaines vieilles villes fortes du midi de la France, si ce n’était ce délabrement suprême, cet air de mort au milieu de la vie si fraîche et si puissante des sources.
Au dedans, presque rien ; les huttes de boue des fellahs, greffées sur les ruines, avec un peu de chaux blanche, par place un peu de peinturlure orientale ; quelques Arabes drapés de laine, quelques femmes en robes de fraîche couleur, se tiennent assis à l’ombre ; on sent l’odeur exquise des orangers des jardins.
Nous traversons la ville à cheval, car nos tentes sont au delà, dans un champ.
La porte que nous allons prendre pour sortir est sanctifiée par la sépulture d’un cheikh très vénéré en Islam ; contre les remparts, dans un recoin ombreux, c’est un tombeau que recouvrent de vieilles étoffes, lavées et déteintes à la pluie ; un arbre séculaire étend par-dessus sa pesante ramure sombre, d’où pendent des lambeaux de robes et de burnous, accrochés là, en hommage au cheikh enseveli, par des passants pieux.
La porte sarrazine, presque inquiétante à franchir à cause de sa voûte brisée qui menace les têtes, est suivie d’un pont également sarrazin, qui traverse le plus bruyant et le plus beau des torrents d’alentour, tumultueux dans son lit profond. Remparts et porte ont été réédifiés jadis par dessus les soubassements romains avec des débris de temples ou de palais : fragments de sculptures, employés au hasard ; colonnes de granit ou de basalte des églises, que les ouvriers en bâtissant ont posées de travers au milieu des murs comme par ironie. Puis tout cela, paisiblement, a vieilli ensemble, sous les lichens et les ronces, au bruit éternel des eaux…
Après le pont, s’étend, une terrasse naturelle, tapissée d’herbe fine et tout émaillée de blanc par d’innombrables marguerites ; c’est là que nos tentes sont dressées.
Campement délicieux s’il en fut, où nous terminons le jour dans le sentiment d’une paix antique, baignés et rafraîchis d’eau vive, étendus comme des nomades au repos à l’entrée de nos maisons de toile. Derrière notre terrasse en fleurs, un bois d’oliviers épand son ombre noire ; à nos pieds, le torrent mène sa grande symphonie monotone, caché tout au fond de son abîme, parmi des retombées de verdures presque souterraines. Et devant nous, c’est le vieux pont, la vieille porte sarrazine, tout le fantôme charmant de la Césarée-de-Philippe ; puis l’éden désert des environs, et enfin l’amoncellement lointain des montagnes. Par ce pont, d’où retombent de longues traînes de feuillages, de temps à autre sort des ruines quelque cavalier qui caracole, le burnous envolé ; ou bien un pâtre qui s’en va chercher ses troupeaux aux champs ; ou encore quelque jeune fille, sa cruche à l’épaule : tout le petit va-et-vient de ce village perdu… Et jadis, les chevaliers croisés sont passés là, — et, sans doute, Jésus lui-même, avec sa suite de pêcheurs galiléens…
Des souffles très chauds, un peu amollissants, promènent la senteur des orangers, des foins et des menthes. Deux petites filles arabes, assises auprès de nous dans les marguerites, font voler, au bout de brins de laine, des hannetons verts…
Ensuite, vient l’heure encore plus apaisée du soir, qui va amener le retour des bergers, et nous rentrons dans l’enceinte des murs, nous mêler aux quelques rêveurs qui attendent là près de la porte ce spectacle de chaque fin de jour, abrités sous le grand arbre, autour du saint tombeau. Le lieu de leur réunion est déjà assombri, et ces haillons pendus aux branches, au-dessus du catafalque recouvert de drap fané, disent la persistance, à travers les temps, des fétichismes primitifs.
La sortie et le retour des bergers, c’est une des fonctions importantes de la vie, dans cet orient pastoral, où tant de maraudeurs courent la nuit par les champs. Ils nous proposent, les hommes de Césarée, d’aller avec eux sur les murailles, pour voir de plus loin revenir les bêtes, et nous montons nous asseoir ensemble au couronnement brisé de la porte — groupe de robes colorées et de burnous parmi les herbes des ruines, parmi les pâquerettes blanches et les anémones rouges, regardant de haut les campagnes sauvages où le crépuscule tombe.
Les premiers arrivent, en galopant, une centaine de petits veaux, très gais, très comiques, la queue en trompette, seuls et sans gardiens ; mais, devant la porte, ils s’arrêtent d’eux-mêmes, bien sagement, comme pour attendre ; alors paraissent, plus posées et plus graves, les vaches leurs mamans qui marchaient derrière, suivies de la théorie archaïque des pâtres. Ensuite, c’est le lent fleuve noir des chèvres, pressées les unes contre les autres, en une seule masse bêlante ; puis ce sont les moutons et enfin les chevaux.
Quand les derniers sont rentrés, le crépuscule va mourir. Les torrents et les sources enflent tous la voix, aux approches des obscurités, des sommeils et des silences. Nous sortons de Césarée pour rejoindre nos tentes. On distingue encore dans l’herbe la blancheur des marguerites qui se courbent avec un bruit léger sous le passage traînant de nos burnous. Et on sent, sur ces campagnes, vides à présent de toutes les bêtes qui les animaient pendant le jour, planer le sentiment des antiques nuits pleines d’embûches, courir le frisson des vieilles peurs.
Sur l’avis de notre guide, nous avons demandé au cheikh du village de nous adjoindre des relèves de deux veilleurs armés, pour nous garder jusqu’au matin ; ce lieu, d’aspect pourtant si paisible, a moins bonne renommée que nos marécages d’hier, et on le dit visité fréquemment par les Bédouins pillards.
Les deux hommes de la première veille arrivent sitôt la nuit close ; leurs deux têtes brunes à dents blanches apparaissent ensemble à l’ouverture de ma tente et ils me montrent en souriant leurs massues énormes, garnies de pointes de métal comme les anciennes masses d’armes.
La lune ne nous éclairera que très tard et nous nous endormons au milieu du grand concert ininterrompu des eaux, dans des ténèbres étoilées.