La Galilée (Loti)/06
VI
Dans une pure lumière du matin, dans un joyeux ensoleillement de dimanche, et toujours dans cette paix qui enveloppe la mer de Tibériade, nous allons, pour tenir notre parole, entendre avant le départ la messe de six heures, dite par l’humble prêtre qui nous visita hier soir.
La pauvre petite église est tout uniment blanchie à la chaux ; son autel, arrangé avec un peu de calicot blanc, un peu de mousseline ; son chemin de croix, en naïves peinturlures sur papier. Tout ce qu’on peut imaginer de plus modeste, dans une propreté blanche, avec des rayons de soleil entrant par les fenêtres, et des chants d’hirondelles.
Mais, pas une place vide ; les bancs sont remplis. Pendant la messe, célébrée suivant le rite oriental, tous les paroissiens mangent le pain consacré et chantent ensemble ; Arabes convertis, ils entonnent les Kyrie et les Sanctus en fausset de muezzin, comme s’ils étaient en haut des minarets à l’aube naissante… Et cela se termine par une procession dans l’église, les petits enfants fermant la marche et chantant de tout leur cœur comme les oiseaux.
Avant de prendre congé de nous, le bon curé tient à nous recevoir dans la chambrette blanchie qui lui sert de presbytère. Un lit, une chaise de paille, quelques livres, c’est tout ce qu’il possède en ce monde. Il nous dit ses salaires : dix-sept francs par mois ! Depuis vingt ans, il est à Tibériade et son seul rêve terrestre serait d’y attendre en paix le grand mystère de la fin, d’être laissé là par ses supérieurs jusqu’au jour de la mort… Si touché que nous ayons répondu à son appel, il demande la permission de nous donner le baiser de paix, au moment de l’adieu qui vraisemblablement sera pour l’éternité.
Nous avons expédié à Bethsaïda, par les sentiers de la rive, nos chevaux, nos mules et nos bagages.
Et nous descendons sur le quai mort de Tibériade, attendre les deux abbés qui doivent être nos compagnons du jour.
Trois ou quatre barques, c’est tout ce qui reste de vivant sur cette petite mer, sillonnée au temps de Jésus par d’innombrables bateaux pêcheurs ; elles sont là, le long des vieilles dalles, amarrées à ce quai solennel et désert, et nous en frétons deux pour notre voyage, après de longues discussions méfiantes avec les Arabes qui les montent.
Au clair soleil du matin, Tibériade mire ses ruines dans la tranquille mer sans navires ; jusqu’au bord, s’avancent des maisons millénaires, des murs de forteresse, de grandes voûtes d’un usage oublié et incompréhensible. Quelques femmes, arabes ou juives, en tuniques de fraîches couleurs, descendent de leurs logis délabrés, entrent dans l’eau jusqu’à mi-jambe ; les unes pour remplir de grands vases d’une forme encore romaine qu’elles ont apportés à l’épaule ; d’autres, que suivent en miaulant de maigres chats, pour laver des poissons sur des pierres. Et c’est là tout le mouvement de la matinée, le long de ce quai vide et solennel, où rayonne une idéale lumière.
Quand nous sommes enfin maîtres de nos barques, nous appareillons à la voile, au souffle d’une imperceptible et tiède brise. — Ainsi, et par des matins semblables, appareillaient autrefois les apôtres, qui étaient pêcheurs sur cette exquise petite mer.
Lentement, le fantôme de Tibériade s’éloigne, reflété en traînées longues dans son éternel miroir ; de loin, il reprend peu à peu l’aspect d’une vraie grande ville d’autrefois, et on y croirait, si ce n’était ce silence alentour et, sur les montagnes, ce tapis jamais foulé des herbages verts. Le désert monotone et pareil nous environne de partout, les mêmes rives, les mêmes montagnes sauvages, vides, sans une roche et sans un arbre, délicieusement vertes et calmes, sous le ciel bleu et sur l’eau bleue. Pas d’autres voiles en vue que les nôtres, à la surface immobile de cette mer qui fut jadis si peuplée et qui vit se livrer entre ses flottilles de vraies batailles navales.
Et les villes, où sont-elles ? Gamala, Gergesa, Bethsaïde-Julias, Capernaüm, Bethsaïda et Magdala ?… Leurs ruines mêmes ne se voient plus !… De près seulement — nous disent les abbés qui sont aujourd’hui nos compagnons de route — on en aperçoit les dernières traces. En parcourant ce pays dévasté, on trouve, en certains lieux, sous les foins et les fleurs, des amas de grandes pierres taillées, des peuplades de colonnes, couchées comme les morts après les batailles ; mais on ne sait plus bien à quelles cités détruites ces débris correspondent, ni quel nom leur donner. Et, ici comme partout dans la Palestine et l’Idumée, on reste confondu devant le mystère de tels anéantissements.
Quand déjà Tibériade est près de s’effacer derrière nous, El-Medjdel, le seul village encore existant, commence d’apparaître à l’entrée de la plaine de Gennezareth. Probablement c’était là qu’autrefois s’élevait Magdala, patrie de Marie-Magdeleine, grande ville des vieux temps, au bord d’une des routes les plus anciennes du monde, la route de Jérusalem à Damas, qui n’est plus aujourd’hui qu’un sentier délaissé des hommes. Au pied d’un arbre unique, un baumier-de-Galaad, ce Medjdel est un groupe d’une vingtaine de misérables et craintives maisons de fellahs, avec de gros murs sans fenêtres comme pour subir des sièges — et d’ailleurs pillées et repillées par tous les Bédouins des proches déserts…
Tibériade achève de s’abaisser là-bas, plongée, comme noyée dans les eaux silencieuses du lac ; puis Medjdel à son tour s’efface, et nous ne voyons plus rien autour de nous que les montagnes veloutées de gramens. Seulement, dans le Nord lointain, le mont Hermon — que les Arabes appellent le « Grand Cheikh blanc » — brille de l’éclat triste de ses neiges, au milieu de tant de bleu et de tant de vert dont nous sommes de tous côtés environnés.
La brise est tout à fait tombée, et nous devons serrer nos voiles, mener à l’aviron la barque lourde. Il fait une amollissante chaleur, sous le ciel sans nuages et au-dessus du morne rayonnement des eaux. Ici, comme dans les parages de la mer Morte, la dépression profonde des niveaux (plus de deux cents mètres au-dessous des mers) amène un climat local d’exception, propre aux poissons et aux plantes des tropiques.
Ce lac, qui mesure une vingtaine de kilomètres de long sur neuf ou dix de large, semble se rétrécir d’heure en heure, tant l’air devient limpide après les buées du matin, tant se voient clairement les deux rives. Sur notre droite, du côté oriental, était la ville de ces Géraniens qui prièrent craintivement Jésus de se retirer de leur pays après qu’il eut guéri les démoniaques logés là dans des tombeaux ; plus rien aujourd’hui sur les montagnes de ces bords, que le linceul infini des herbes ; c’est du reste le côté des Bédouins pillards et il faudrait pour y descendre être plus nombreux et armés. En avant de nous, c’est le saint rivage où nous allons, le pays sacré de Capernaüm ; — et rien, là non plus, rien que la continuation du pareil linceul vert. Et sur notre gauche, à l’Occident, c’est la plaine de Gennesareth, qui semble si resserrée entre la mer et les montagnes, si petite pour le nom plein de souvenirs qu’elle porte ; elle serrer était admirablement cultivée au temps de Jésus, et la route de Jérusalem à Damas la traversait, y amenant un continuel passage de troupes ou de caravanes ; plus tard, l’historien Josèphe en parle comme d’une sorte de jardin enchanté où, grâce à cette chaleur exceptionnelle des lieux bas, croissaient les arbres et les fleurs rares ; mais là encore, plus rien : un petit désert presque impénétrable, de broussailles et de roseaux emmêlés…
Le soleil est brûlant ; l’eau, à peine ridée au passage de nos barques lentes. De temps à autre, interrompant nos pensées, les rameurs s’arrêtent, se baissent pour prendre de l’eau et boire dans le creux de leurs mains ; ou bien quelque poisson, dérangé de son sommeil, saute et retombe ; — on les laisse bien en repos, de nos jours, les poissons que jadis péchaient les apôtres, et ils ont dû se reproduire sans nombre dans ce lac abandonné.
Après deux ou trois heures de route, nous abordons enfin, parmi les roseaux et les lauriers roses, en un lieu nommé Tell-Houm, qui passe depuis le xviie siècle pour être la Capernaüm choisie par Jésus et appelée « sa ville » dans l’Écriture (Saint Mathieu, ix, 1).
Mais plus vraisemblablement, c’était cette Corozaïn qui fut comprise dans ces imprécations : « Malheur à toi, Corozaïn ! malheur à toi, Bethsaïde !… Tyr et Sidon seront traitées moins rigoureusement que vous, au jour du jugement dernier. » (Luc, x, 13, 14 ; Mathieu, xi, 20, 22.)
Il faut se frayer un chemin à coups de bâton dans les plantes enchevêtrées, dans les roseaux, les chardons, les acanthes, pour arriver aux ruines. Des mouches, des libellules innombrables s’envolent autour de nous, s’échappent de toutes ces hautes fleurs qui nous dépassent. Une grande chose noire est là tendue sur les herbages, comme un nid de chenilles géantes : une tente de Bédouins. Et deux jeunes figures maigres, sauvages, sombres, coiffées du traditionnel voile brun dont les pointes leur font de longues oreilles de chèvre, surgissent à demi d’un fouillis de graminées, comme des bêtes qui se lèveraient inquiètes à l’approche des chasseurs. Il y a toujours des Bédouins campés sur les ruines, dans l’espoir d’y trouver des trésors…
À terre, couchées et presque enfouies, gisent des colonnes d’ordre corinthien, en basalte noir, des soubassements, des frises sculptées ; le tout noyé dans une végétation chaude et folle.
On aimerait pouvoir admettre l’opinion qui place ici Capernaüm, car alors ces débris seraient ceux du temple où s’entendit longtemps la voix de Jésus. Mais, plus probablement, ils viennent de quelque belle synagogue de l’époque talmudiste, des siècles où la civilisation mosaïque refleurissait, opiniâtre et entière, dans cette petite région isolée.
C’est plus à l’Ouest, vers Gennesareth, qu’il faudrait chercher la vraie Capernaüm, car, d’après le témoignage non contestable de l’historien Josèphe, Capernaüm possédait une fontaine jaillissante qui arrosait toute la célèbre plaine et dans laquelle, détail très particulier, vivait un poisson d’une variété rare, le « poisson qui crie » (Clarias Macrocanthus). Or, deux fontaines, là bas, celle de Aïn-et-Tin et celle de Aïn-et-Tabigha où nous allons nous rendre tout à l’heure, répondent au signalement et contiennent encore, paraît-il, le poisson étrange. Mais il n’y a pas de ruines dans leurs parages…
Alors cela demeure une énigme, dont les roseaux et les herbages ne donneront pas le mot à jamais perdu. Il est surprenant d’ailleurs que les chrétiens d’autrefois et les pèlerins de notre temps, toujours attirés en masse vers Jérusalem, se soient si peu occupés de cette mystérieuse Capernaüm, de cette « ville de Jésus », où le Christ a passé les trois plus importantes années de son ministère.
Remontés dans nos barques, nous suivons doucement la sainte rive, vers l’Ouest, dans la direction de Bethsaïda.
Et maintenant, peu nous importe l’imprécision de nos conjectures sur le gisement des villes disparues ; ces bords du lac de Tibériade nous restent, comme un temple inviolé du Grand Souvenir. Depuis l’époque où Jésus enseignait ici même les pêcheurs galiléens, la Terre a eu beau parcourir des espaces inconcevables, entraînée dans l’orbite inconnue de son soleil, ce point particulier de sa surface s’est maintenu sans changement ; les conditions géologiques n’y ont pas été modifiées, les petits caps, les paisibles petites baies s’y découpent aux mêmes places, entre leurs éternelles ceintures de joncs et de lauriers-roses ; les mêmes fleurs et les mêmes bêtes y renaissent à tous les printemps.
Ainsi, c’était là, un peu partout sur ces bords, au hasard de la brise dans les voiles : des pêcheurs se groupaient en petites flottilles le soir, autour de Celui qui disait des choses inouïes et merveilleuses ; à terre, des foules accouraient aussi, et alors on approchait les barques jusqu’à la lisière des herbes, pour permettre à tous d’entendre. Et peu à peu, une simple association d’hommes des champs ou de la mer se formait autour du Nazaréen, oubliant tout pour vivre avec Lui dans un rêve nouveau et céleste…
Sur les lieux mêmes, dans la précision rapetissante des détails, lorsqu’on dégage le Christ et les apôtres de l’auréole légendaire, leur humilité devient un sujet troublant, tantôt de doute plus désolé, tantôt de confiance plus inespérée…
C’était si peu de chose, au début, cette petite confrérie d’âmes orientales, rêveuses alors comme de nos jours, ignorantes de tout, des civilisations et des philosophies terrestres aussi bien que des lois cosmiques les plus élémentaires, et longuement indécises, pleines de défaillances et d’incrédulité auprès du jeune Maître. Mais ce qu’il disait, le Maître, était tellement divin que nous en vivons ou que nous en mourons encore !… Les simples qui l’écoutaient nous l’ont transmis de leur mieux — oh ! bien imparfaitement sans doute, avec des naïvetés déroutantes comme les Synoptiques, ou bien avec un mélange de théories et de vanités personnelles comme saint Jean — et, malgré tout, cela a suffi à bouleverser et à régir le monde pendant dix-neuf siècles, et depuis, nous n’avons rien trouvé qui le vaille ni seulement qui en approche. Et nous restons, à notre insu, tellement imprégnés de cet enseignement du Christ que nos théories en apparence les plus nouvelles découlent encore de lui ; les socialistes même, ou tels outranciers qui stupidement brisent partout sa croix, ne sont en somme que ses disciples, à peine plus dévoyés que certains prêtres d’intolérance et d’obscurité ; il a été plus subversif qu’eux tous, mais il a énoncé le vrai précepte de paix et de moindre souffrance, qui n’avait jamais été écouté avant lui sur la terre et qui seul pourrait calmer encore nos tourmentes modernes : Aimez-vous les uns les autres…
Quel silence aujourd’hui, sur ces rives, quel sommeil de mort pèse sur ce berceau du monde !… Voici bientôt le midi brûlant, et nos barques se traînent, de plus en plus alourdies, sous un écrasement de lumière et de chaleur, le long des roseaux, au bourdonnement des mouches. Nous subissons la grande oppression muette des solitudes et des ruines…
Il disait des choses inouïes et merveilleuses !… Et c’était là, dans ces petites baies redevenues désertes depuis des siècles, où nous passons seuls, n’éveillant que les myriades de libellules endormies sur les joncs. C’était aux époques où cette Galilée, qui n’est plus, vivait d’une vie jeune, à la fois intense et naïve ; des villes et des sociétés humaines, que nous ne nous représentons pas, fermentaient à son souffle ; en l’écoutant, s’extasiaient et rayonnaient des yeux, des visages, dont nous ne retrouverions plus la poussière.
Il parlait de pardon, de miséricorde infinie, en un temps où les hommes ne connaissaient que les dieux sombres, dictateurs des anciennes lois de vengeance et de sang.
Il disait des choses inouïes et merveilleuses !… Oh ! si on pouvait les entendre encore, sans les retouches humaines qui nous les ont diminuées, telles que les ont entendues les roseaux et les pierres de cette rive, et en retenir l’expression rigoureuse, moins symbolique sans doute que celle des Évangiles et plus appropriée aux âmes de tous les temps…
Nous pouvons à peine comprendre, nous qui avons maintenant au fond de nous-mêmes de si longues hérédités chrétiennes, combien étaient neuves et bouleversantes les paroles de Jésus à l’époque où il les prononçait. Auprès du puits de Sichem, quand il disait : « Le temps va venir où vous n’adorerez plus sur la montagne ni dans Jérusalem ; Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité », il était le premier à secouer de l’épaule cette étroite vénération des autels et des sanctuaires, qui était alors la base de toutes les religions humaines et qui subsiste encore, deux mille ans après lui, dans des âmes sans nombre. Il parlait de fraternité, à une époque où ce mot, déchu à présent de sa grandeur première par l’abus hypocrite que nous en avons fait, était nouveau, stupéfiant et sublime. Tous les hommes frères, tous les peuples frères et, au même titre, enfants de l’Éternel ! Les murs des vieux temples en tremblaient, car on était encore à l’âge des haines irréductibles entre les races et entre les dieux.
Et celui qui proclamait cela était d’Israël, la nation la plus fermée et la plus dédaigneuse de toutes !…
Il parlait d’abnégation, de charité, d’amour, et c’était une musique fraîche et délicieuse, qu’on n’avait encore jamais soupçonnée autour de lui et qui ravissait les âmes.
Il dépassait encore — quoi qu’on ait voulu dire plus tard — le bouddha Çakia-Mouni, qui avait été avant sa venue le plus divin des hommes. Et les érudits qui, de nos jours, ont essayé d’expliquer humainement sa mission, n’y sont pas parvenus encore, pas plus du reste qu’ils n’ont éclairci le mystère des prophètes annonciateurs et du livre insondable d’Isaïe. Alors, autour de lui continuent de rayonner quand même les lueurs incompréhensibles…
Oh ! ce qu’il disait surtout, et ce que Çakya-Mouni, avec son vague nirvâna, n’avait pas osé concevoir, c’est que la personnalité, le souvenir et l’amour, sans lesquels il ne vaudrait pas la peine de revivre, persistaient après la mort, et qu’il y aurait une union sans fin aux êtres chéris, quelque part où l’on serait à jamais pardonné et pur. Avec une certitude sereine, qui ne semble pas terrestre, il disait ces choses. Il chantait, comme aucun prophète n’avait su le faire, le chant des revoirs éternels qui a bercé pendant des siècles les souffrances et les agonies. Et ce chant-là, voici que de nos jours, au triste déclin des temps, les hommes se meurent de ne plus l’entendre…
Il est plus de midi quand nous atterrissons dans les herbes, à Bethsaïda, où nos chevaux, venus par les sentiers de Gennesareth, doivent être arrivés depuis longtemps.
Il y a là une maison isolée, qu’un moine habite avec quelques serviteurs arabes.
La maison est presque une forteresse. Et on dirait un vieux soldat d’avant-garde, ce moine basané qui vient à notre rencontre. Ses chiens qui l’accompagnent ont les oreilles et la queue en lambeaux, à la suite de leurs batailles de nuit avec les chacals maraudeurs.
Nos chevaux sont là, en effet, nous dit-il, et nos muletiers, nos mulets, sont passés depuis deux heures et partis, suivant nos instructions, au delà des montagnes. Ils doivent porter nos tentes en un lieu appelé Aïn-Mellaha, qui est par là-bas dans des déserts marécageux hantés par les Bédouins Ghaouarineh et où nous camperons cette nuit, pour arriver demain à la Césarée-de-Philippe.
Avant de nous séparer des deux abbés, qui comptent retourner ce soir avec les barques à Tibériade, nous voulons faire en leur compagnie le repas du milieu du jour, et, sur une table que le moine hospitalier nous prête, nos serviteurs mêlent nos provisions de route ; c’est dans la maisonnette solide et neuve, au milieu d’une salle blanche aux airs de chapelle, donnant par des fenêtres ouvertes sur tout le bleu et sur tout le silence du lac sacré.
Il n’y a rien d’aimable comme des prêtres aimables ; leur gaîté détachée sonne franc et clair. Ceux-ci, en plus, sont des érudits et des artistes ; alors, facilement nous oublierions l’heure, à cette table très frugale. Notre hôte, qui s’appelle frère Zéphyrin, est intéressant lui aussi ; au prix de mille difficultés, il a réussi à s’établir dans cette solitude où il s’efforce de faire un peu d’évangélisation aux Bédouins, un peu d’agriculture, un peu d’archéologie, et il se rappelle derrière lui tout un aventureux passé dans les missions avancées du désert.
Nous ne buvions que de l’eau des sources voisines ; mais, sur la fin de notre repas, le moine apporte un petit flacon d’un innocent vin qu’il a fait lui-même avec les premiers raisins de ses treilles, et, par une fantaisie surannée d’exilé, attendri tout à coup, il nous prie de boire à la France… Les prêtres ensuite demandent qu’avant de nous séparer nous nous recueillions ensemble au souvenir de Celui qui vivait, il y aura bientôt deux mille ans, sur les bords de cette mer :
— Vous, disent-ils en s’adressant à Léo et à moi, vous êtes des protestants, mais cela ne fait rien, n’est-ce pas ? sur le Christ, nous sommes tous d’accord.
Et voici que notre intimité improvisée finit par une sorte de commune prière, tout à coup impressionnante étrangement, à cause de ces régions vides et dévastées d’alentour, qui furent celles de Gennesareth et de Capernaüm…
Sous un soleil torride, nous remontons à cheval, vers deux ou trois heures, trop tard pour la longue route qui nous reste à faire avant la nuit ; puis, sitôt que nous avons dit adieu à nos amis d’un jour, nous nous trouvons replongés dans les chaudes solitudes, marchant presque enfouis sous les herbages.
Il nous faut d’abord franchir les montagnes qui entourent le lac de Tibériade, et nous nous élevons par degrés au-dessus de la plaine de Gennesareth, qui demeure longtemps déployée sous nos yeux et nous fuit peu à peu, en profondeur. Elle n’est dans toute son étendue qu’une jungle inextricable, où les plantes ont des proportions inusitées, chardons, roseaux, lauriers-roses ou papyrus.
Du reste, le fouillis de graminées et de fleurs dans lequel nous nous frayons un passage se maintient toujours aussi puissant, dans les régions hautes où nous voici bientôt arrivés. Au temps où elle était cultivée, cette Galilée devait être un jardin d’abondance, et on ne s’explique vraiment pas les raisons humaines d’un tel délaissement.
Très loin, très loin, sur une montagne des chaînes occidentales, se distingue comme une traînée blanchâtre : c’est Safed, un autre fantôme de ville dans le genre de Tibériade et où les juifs, paraît-il, ont commencé à revenir en masse. Elle semble s’être perchée là-haut par frayeur des Bédouins d’en bas.
Nous la perdons de vue bientôt, la laissant à une journée de marche sur la gauche de notre route, et nous n’avons plus autour de nous qu’un Éden sans âge appréciable, où cependant je ne sais quelle mélancolie apaisée semble indiquer plutôt la fin que le commencement des temps.
La mer de Tibériade, déjà lointaine sous nos pieds, n’est plus qu’une petite nappe d’un bleu clair et céleste, au milieu du vert infini des montagnes de Galilée. Et nous regardons s’en aller toute la région sainte, vers laquelle nous ne retournerons jamais plus — sorte de patrie mystique où nous avions espéré trouver autre chose que le sentiment de la nature souveraine et de son renouveau éternel…
Au bout d’une heure et demie de montée, sur un sommet après lequel nous recommencerons à redescendre dans les contrées basses d’au delà, nous rencontrons une grande construction humaine, d’un brun sinistre au milieu des foins ; ce qu’on appelle en Syrie un Khân, moitié caravansérail et moitié forteresse. C’est une ruine, il va sans dire, une ruine abandonnée depuis que les caravanes ont cessé de sillonner ce pays dépeuplé ; les herbes l’ont envahie et elle se reflète dans un étang, qui est à ses pieds comme une glace immobile. Au dire de nos guides, elle est pleine de serpents dangereux, et nous cueillons sur ses murs la rare et triste mandragore.
C’est de là que nous jetons notre regard d’adieu sur la mer de Tibériade…
Le soleil est déjà près de l’horizon occidental quand nous commençons à redescendre vers les marécages des bords du Haut Jourdain dans lesquels nous devons passer la nuit. Le bassin où ce fleuve coule, se déploie maintenant devant nous, immense et désert, entre deux chaînes de montagnes ; c’est une contrée de roseaux et de papyrus, magnifiquement verte, qui est redevenue, après des siècles d’abandon, aussi sauvage qu’une jungle préhistorique ; çà et là des flaques d’eau brillent dans ces bas-fonds comme des miroirs parmi les herbes, et au loin apparaît la tache bleue de ce lac de Houleh sur les bords duquel, dans l’antiquité biblique, tant de Rois s’étaient assemblés (Josué XI, 1 à 10).
Nous descendons par des pentes douces, dans une région de fenouils géants qui dépassent la tête de nos chevaux. De temps à autre, en avant de nous, s’entend la grêle musique d’un chalumeau arabe ; alors les fenouils s’entr’ouvrent pour donner passage à des petits bœufs noirs au front blanc et, après eux, fermant la marche, sort des ombelles jaunes et des feuilles en plumes légères, le musicien qui les mène, un Bédouin berger, coiffé du traditionnel voile brun dont les pointes sont arrangées en oreilles de bête.
Plus nous descendons, dans la mélancolie grandissante du soir qui tombe, plus ces rencontres deviennent fréquentes ; jamais nous n’avions croisé tant de Bédouins sur notre route. Ils pullulent dans ces marais du Haut Jourdain, attirés par les eaux et les pâturages ; mais ce sont des Ghaouarineh, réputés inoffensifs.
Suivant des pentes follement garnies d’herbes, nous descendons, descendons toujours, de plus en plus noyés dans la profusion des longues tiges frêles.
Maintenant, on entend de tous côtés les sauvages petites flûtes bédouines ; des milliers de ces tentes, aux aspects de nids de chenilles, apparaissent, collées en rang sur les prairies. Le sol des battues, amolli et gras sous les pieds de nos chevaux, porte des empreintes d’innombrables bêtes, et nous croisons des défilés sans fin de bœufs noirs, de chèvres noires, que des pâtres au visage sombre et au burnous noir ramènent en musique vers des campements noirs. Non, jamais nous n’avions vu autour de nous un tel fourmillement de nomades ; ces Bédouins, que nous étions accoutumés à rencontrer en petits groupes, espacés au milieu des solitudes, vivent par légions ici, sous les roseaux de ces marais qui de loin nous avaient semblé déserts. Ils nous donnent l’illusion de la puissante vie pastorale des vieux âges : quelque agglomération primitive au bord des lacs…
Et cette contrée sur laquelle ils sont venus s’abattre a été jadis un des centres du développement humain ; abondamment arrosée, d’une fertilité merveilleuse, elle a connu des civilisations hâtives et magnifiques. Ces débris que l’on y aperçoit de loin en loin — un amas de colonnes tombées ou quelque éboulement de pierres géantes — ont été des palais, des temples de l’époque cyclopéenne, consacrés aux plus anciens dieux de la terre. Tous ces personnages qui nous semblent à présent des fantômes de légende, les rois d’Hatzor, de Madon, de Simron, d’Acsaph et de Kinnaroth, puis Téglat-Phalazar, puis Nabuchodonosor y sont venus, sous un plus jeune soleil, y ont vécu d’une pleine vie, couru, haleté, crié dans l’ivresse des batailles, détruisant des armées et des villes… Et le Christ, des siècles plus tard, y a fait entendre sa parole délicieusement nouvelle, et pour finir, les paladins de France, la croix sur la poitrine, y ont accompli d’étonnantes choses…
Maintenant plus rien. La race des hommes aux larges couronnes de laine noire et aux coiffures en oreilles de chèvre s’y est lentement répandue, comme une traînée d’obscurité et de sommeil. De tout ce qui avait été tant disputé, tant de fois détruit et reconstruit, ils ont fait peu à peu des ruines pareillement méconnaissables ; ils ont tout mêlé dans un néant uniforme, où les noms des villes antiques se sont même perdus sous le retour envahissant des herbages verts… Elle est bien étrange, quand on y songe, cette race bédouine, si fine et si belle, mais qui garde comme de persistantes ténèbres au fond de ses grands yeux doux ou superbes, qui reste avec une telle obstination à l’état primitif, qui y ramène aussi la terre où elle habite — et qui peut-être, inconsciemment, possède et pratique la suprême sagesse.
Maintenant nous sommes tout en bas, cheminant entre les immenses marécages — où des vases dangereuses dorment sous les roseaux — et la chaîne occidentale des montagnes, qui répand sur ce pays une ombre déjà crépusculaire. Le soleil doit être couché ; la lumière baisse, baisse, et une buée presque froide sort du sol avec une senteur de fièvre. Nous pressons nos chevaux déjà fatigués et qui s’épuisent sur ce terrain mou. Comment trouverons-nous nos tentes, quand la nuit sera tout à fait tombée ?
Toujours nous croisons des Bédouins, armés de fusils et de lances, qui nous disent bonsoir, et des grandes Bédouines à peine voilées, qui nous jettent un regard fuyant et sauvage. Nous leur demandons souvent cet Aïn-Mellaha, où notre campement doit nous attendre. « Oh ! répondent ils avec un lent geste et un sourire de demi-ironie, là-bas, là-bas, très loin encore ! » — Vraiment, nous nous sommes mis en route trop tard. Les sentes, les battues deviennent difficiles à suivre, presque invisibles, et en les quittant nous risquons de tomber dans les flaques d’eau, dans les ruisseaux dont la région est partout entrecoupée.
C’est presque la nuit déjà, les premières étoiles s’allument. Notre guide, très troublé, ne se retrouve plus. Tantôt nous sommes dans les fenouils qui se reconnaissent à leur senteur, tantôt au milieu de champs d’orge, devinés surtout au frôlement des épis. Sur notre droite, le cours présumé du Jourdain s’indique encore, dans l’ombreux fouillis des joncs et des papyrus, par une sorte de nuée blanche qu’il exhale et qui plane au-dessus comme des flocons de ouate.
Nous avions espéré que les feux de nos gens nous révéleraient de loin nos tentes, mais d’autres feux s’allument partout, des centaines de feux sur lesquels nous n’avions pas compté ; ils brillent dans tous les lointains de ce pays vert, peuplé si mystérieusement ; ils nous donneraient l’illusion des lumières d’une grande ville, si nous ne savions que ce sont de simples flambées de branches devant d’inhospitalières tentes noires. Le pullulement de la vie bédouine nous entoure de plus en plus dans l’obscurité. Au concert des grenouilles, commencé de tous côtés à la fois, se mêlent des aboiements de chiens, des appels de bergers, des clameurs lointaines qui sonnent étrange, et toujours le petit turlututu moqueur des flûtes de roseau, étouffé, dirait-on, sous l’épaisseur des herbages.
Nuit close maintenant, et, ne sachant plus que faire, nous nous arrêtons.
C’est au milieu d’herbes infiniment légères qui arrivent à la hauteur de nos têtes, mais qui sont très clairsemées, permettant vaguement de distinguer les choses proches. Çà et là autour de nous, il y a des masses noires, de contours imprécis, qui doivent être des bœufs — et même on entend leur tranquille broutement nocturne. Et voici des formes humaines aussi, qui surgissent en silence autour de nous, silhouettes bédouines à larges couronnes et à longues oreilles de chèvre, remuant leurs draperies dans l’espèce de brouillard que font toutes ces tiges si hautes ; — l’un d’eux tout à coup prélude sur son chalumeau, petite musique qui est discrète comme une voix d’insecte, mais que nous n’attendions pas si près de notre oreille, et les autres alors, légers, sans bruit, sautent en mesure, frôlant les herbages d’une danse de fantômes…
À nos esprits que la fatigue endort, ils donnent l’impression de ces moustiques qui s’assemblent le soir, pour des rondes, dans le voisinage des eaux.
Ils nous ont vus, les bergers danseurs, et ils s’approchent pour nous interroger ; ils nous cernent, s’appuyant familièrement sur nos chevaux, leurs bras nus posés sur nos genoux.
— Aïn-Mellaha ! disent-ils, oh ! c’est presque à une heure de marche encore et la nuit va être bien noire.
L’un d’eux, qui se nomme Mohammed-Lassem, finit par se décider à nous y conduire, pour un medjidieh (cinq francs turcs) payé d’avance.
La pièce donnée, il demande le temps d’aller jusque sous sa tente, prendre ses armes en prévision du retour solitaire, et tous disparaissent, envolés comme des mouches de nuit.
Des minutes passent, un peu anxieuses. Puis, notre guide commence à appeler :
— Ho ! Mohammed-Lassem ! Ho !
Rien ne répond. Nous nous croyons joués et abandonnés, lorsque soudain un petit « Ho ! » quasi moqueur s’entend dans les herbes les plus proches, et nous voyons se dessiner en noir la tête coiffée d’oreilles de bête, le canon du mince fusil de Mohammed-Lassem ; par plaisanterie ou par dédain, il n’avait pas pris la peine de répondre plus tôt ; mais il arrive, il est homme de parole comme tous les Bédouins de toutes les Bédouineries.
En route donc, à sa suite.
Sans lui, comment aurions-nous fait ? Le sentier est tout ce qu’il y a de plus difficile ; partout se présentent des gués qu’il faut connaître, et nos chevaux du reste les franchissent en tâtant avec un instinct merveilleux sur des pierres qui branlent, au milieu de vases sournoises et profondes, pendant que de grandes herbes nous fouettent au passage.
Les montagnes à notre gauche se découpent intensément noires sur le ciel étoilé, et d’innombrables feux continuent de briller dans les roseaux de la plaine. On entend la confuse clameur de milliers d’êtres ; les hommes, les chiens, les oiseaux de marais, les grenouilles, les chacals donnent tous de la voix dans la nuit et on a le sentiment d’une vie primitive, infiniment lointaine dans l’échelle des progressions — presque lacustre.
Enfin nous sommes arrivés à Aïn-Mellaha, qui est un point marqué par une fontaine jaillissante et par de l’eau épandue de tous les côtés sous les pieds de nos chevaux. Mais aucune tente n’y apparaît, et, comme tout à l’heure, notre guide lance de longs appels :
— Ho ! Nagib ! Ho !… Ho ! Selim ! Ho !…
Nagib, Selim, etc., ce sont nos gens. De très loin, ils finissent par répondre. Ils dormaient là-bas, fort insouciants, dans un lieu à peu près sec qu’ils avaient choisi pour camper. Ne nous ayant pas vus poindre au crépuscule, ils ne nous attendaient plus.
Et nous nous endormons lourdement nous aussi, dans la blanche buée du Jourdain, sous nos tentes envahies par les rainettes vertes, les libellules et les sauterelles, tandis que le grand spectacle silencieux du lever de la lune commence sur les marécages.