La Galilée (Loti)/05
V
L’angélus matinal, les cloches, non plus les muezzins, nous éveillent ici, et, pendant que nos mulets prennent l’avance sur la route de Tibériade, nous descendons vers Nazareth, à la recherche d’un menuisier qui sache nous faire une caisse, pour des vases antiques achetés aux marchands d’hier au soir.
Le long des rues étroites du quartier arabe, dans ces maisonnettes en forme de cube qui n’ont pas dû changer depuis l’époque du Christ, il y en a plusieurs, de ces petits ouvriers, qui travaillent devant leur porte, au chant des hirondelles, dans la gaîté du lumineux matin oriental ; ils construisent surtout des charrues, d’un style très ancien, et leurs poses mêmes sont archaïques : la jambe tendue, ils maintiennent avec les doigts de leurs pieds nus la pièce de bois qu’ils taillent… L’atelier de Saint Joseph ressemblait certainement aux leurs…
C’est ensuite près de la Fontaine de la Vierge que nous montons à cheval, à l’heure encore fraîche où les femmes de Nazareth y sont assemblées pour puiser l’eau du jour. Comme cette même et unique fontaine alimente la ville depuis les plus vieux âges, il est probable que Jésus a dû souvent y venir avec sa mère — et les scènes, les groupes des matins d’autrefois devaient se rapprocher beaucoup de ce que nous avons en ce moment sous les yeux. Ces femmes, qui se penchent là avec une souplesse lente, dans un rayon de soleil, devant l’antique arceau de pierre dont la fontaine est recouverte, ont la grâce des Thanagra, lorsqu’elles se cambrent pour poser sur leur épaule leur vase plein d’eau — leur vase d’argile identique à ceux que l’on retrouve conservés depuis deux ou trois mille ans dans la terre. Et elles sont belles presque toutes, de cette beauté des Nazaréennes qui était déjà réputée parmi les chevaliers croisés et qui, de leur temps, passait pour un don de la vierge Marie aux filles de cette bourgade…
Derrière nous, Nazareth disparaît tout de suite, car nous descendons sur l’autre versant des montagnes — suivant la route probable que prit Jésus lorsqu’il fut chassé de son pays et qu’il s’en alla chercher asile à Capernaüm.
Une contrée nouvelle, très doucement mélancolique, se déroule devant nous, un pays de pierres, d’oliviers, de broussailles, d’informes ruines, et, tout au fond, dans un lointain si lointain qu’il n’est plus appréciable, une montagne couverte de neige s’indique avec un étrange éclat blanc : le mont Hermon, vers lequel nous allons cheminer maintenant environ quatre jours. Le sang français a plus d’une fois coulé en cette région, aujourd’hui si tranquille dans son suprême délaissement : les Croisés d’abord y ont longtemps guerroyé ; puis, il y a cent ans à peine, Kléber et Junot y livrèrent d’héroïques et presque merveilleux petits combats.
Après une lieue de campagnes pierreuses, de landes où des troupeaux de chèvres broutent des herbes courtes, un misérable village se présente à nous, d’aspect tout arabe, avec, à l’entrée, un grand sarcophage antique servant d’abreuvoir pour les bestiaux. C’est Kefre-Kena, qu’une tradition à peu près acceptable désigne comme étant le Cana de jadis, où Jésus fut convié à des noces dans la maison de Nathaniel. Nous n’avons aucun désir de visiter la petite église bâtie là par les Grecs, en mémoire de « l’eau changée en vin » ; cependant, ce miracle d’une conception si enfantine ne nous semble plus, comme autrefois, de nature à inquiéter la foi des croyants ; au contraire de tels récits, qui çà et là font tache naïve dans l’Écriture, sont comme l’affirmation de l’impuissance où se seraient trouvés les évangélistes à inventer les traits du Christ et la profondeur infinie de son enseignement…
Au delà de Cana, le pays s’élève et les champs d’orge recommencent, les champs monotones et démesurés. Plus le moindre village en vue, plus un arbre et plus un buisson. Cependant le voisinage de l’homme se révèle encore ici par de grands carrés de labour dessinés sur l’étendue verte et y donnant l’impression d’un rapiéçage dans un tapis magnifique.
Ensuite, d’insensibles pentes nous mènent dans des régions toujours plus hautes où nous n’avons bientôt plus autour de nous que les libres herbages des champs ; ils recouvrent tout, ces herbages, les montagnes et les lieux bas, et ils ont l’air de n’avoir jamais été foulés par le pied humain ; de tous côtés nous ne voyons maintenant qu’un profond et charmant désert de foins et de fleurs qui semble vierge.
Nous arrivons enfin à l’un des points culminants de Galilée, découvrant une fois de plus en avant de nous d’autres régions à parcourir ; des régions grandes, vides, silencieuses, qui ont un calme, de douce mort ; elles descendent, elles descendent, ces régions nouvelles, par des séries d’ondulations géantes qui sont des collines étagées ; sous le velours uniforme de leurs herbages, toutes leurs lignes paraissent comme fondues, et elles dévalent mollement vers quelque abîme lointain qui doit être la mystérieuse mer de Tibériade… Nous sommes ici au flanc du mont Hattinn, dont le sommet tout près de nous se dresse d’une montée abrupte, mais qui est garni jusqu’en haut, adouci comme la contrée entière par une couche d’herbes et de fleurs.
Envahissantes, souveraines, elles règnent partout, les mêmes herbes et les mêmes fleurs ; dans les replis des terrains, dans les zones humides, des amas de pâquerettes s’arrangent en grands cernes blancs, tandis que, sur les hauteurs plus pierreuses, c’est toujours l’éternel et délicieux assemblage des marguerites jaune pâle et des lins roses. Nous plongeons jusqu’aux genoux dans l’épaisseur des foins — et il y en a de pareils à perte de vue de tous côtés. Un voile de printemps est au ciel, un voile de vapeurs ténues, comme pour tamiser un peu le soleil sur ce revêtement de la terre qui est encore si frais, comme pour protéger tant de myriades de petites corolles légères. Sous l’infinie floraison rousse des graminées, les lointains ont des tons changeants de gorge de tourterelle et la seule chose éclatante dans ce pays aux nuances si uniformément discrètes, c’est là-bas, à d’imprécises distances, la tache blanche des neiges de l’Hermon. Le silence est immense et comme universel, traversé seulement de temps à autre par le bruit de quelque alouette qui s’élève au-dessus des herbes pour chanter sa délirante petite joie éphémère.
Et toujours cette mélancolie de délaissement, qui plane sur toute la Terre Sainte, que ne peuvent égayer ni le luxe des fleurs ni la musique des oiseaux — mélancolie séculaire et que d’ailleurs l’on sent définitive à jamais…
Ce mont Hattinn, dont le sommet aujourd’hui est là si calme auprès de nous, a cependant vu jadis des choses grandes et terribles, il a été tout vibrant de clameurs de guerre et de massacre — et les Arabes nos guides disent que l’on trouve partout des ossements et des fers d’armures sous son immaculé tapis de fleurs jaunes ou roses. La tradition en fait le lieu où des foules innombrables seraient montées à la suite du Christ, qui multiplia pour elles les cinq pains des apôtres[1]. Il fut, dans tous les cas, le fatal champ de bataille où s’effondra en une journée le royaume merveilleux des Croisés de Palestine ; c’est là qu’ils furent fauchés tous, un jour brûlant d’été, au soleil d’il y a sept siècles, les chevaliers de Saint-Jean et les chevaliers Templiers, les barons et les prélats de France traînant avec eux la vraie croix comme un talisman suprême. Sur ces cimes dénudées que desséchait le vent de juillet, le sultan Saladin avait attiré l’héroïque et folle armée du roi Guy de Lusignan ; — après la défaite ensuite, il reçut dans sa tente magnifique les vaincus épuisés par la soif et leur offrit des sorbets, rafraîchis avec de la neige que des courriers rapides avaient apportée de l’Hermon éternellement blanc.
Ils burent tous, le roi et ses fidèles seigneurs — sauf Renaud de Châtillon, que Saladin abattit d’un coup de poignard avant qu’il eût porté la coupe à ses lèvres ; puis, quand ils furent désaltérés, le sultan ordonna froidement le massacre de toute la chevalerie, et le sang des beaux guerriers nobles arrosa l’herbe jusqu’au soir. Sept siècles ont coulé depuis ce jour, sept siècles d’immobilité et de silence pendant lesquels le tapis des hauts foins, tout de suite reformé par-dessus les boucliers, les armures et les morts, n’a plus été foulé que de loin en loin par des bergers nomades, des passants de plus en plus rares…
Au fond de ces régions lointaines, qui se creusent en avant de nous comme un gouffre aux pentes si douces, une nappe d’un bleu gris commence de se découvrir : la mer de Tibériade !… Alors, dans un recueillement religieux, dans une vague crainte d’approcher, nous nous arrêtons au milieu des hauts foins infinis. Pour qu’elle reste, cette mer, un moment de plus, exquise et lointaine au milieu de son désert de fleurs, nous ferons par ici la grand’halte du jour.
Mais l’ombre est rare dans cet uniforme pays sans arbres, et le soleil, bien que voilé, reste trop lourd pour les dormeurs ; où trouverons-nous un abri pour nos têtes ? Nous marchons encore jusqu’à une roche unique, émergeant des épaisseurs vertes comme le dos d’une bête couchée ; d’un côté elle surplombe et donne un peu de nuit et de fraîcheur, dans un recoin où deux ou trois personnes peuvent prendre place. La végétation est là très dense et vigoureuse : des graminées follement hautes, de majestueuses acanthes, des fleurs inconnues sur de longues tiges ; il faut d’abord brutalement faucher à coups de sabre, piétiner, écraser, tandis que s’enfuit le monde tranquille des bestioles, papillons, phalènes, libellules et sauterelles ; puis, quand nos tapis de campement sont étendus sur des matelas d’herbes foulées, ce lieu devient l’un des plus délicieux parmi nos gîtes de passage changés tous les jours.
Nous sommes là très haut encore, voyant, comme des gens qui planeraient, le vaste déroulement de la Galilée. Et ce sont des heures d’inoubliable rêve que nous passons dans cette retraite, pendant que nos chevaux entravés plongent voluptueusement dans les fleurs et s’enivrent de foins verts. Là-bas, fort loin, et à de grandes profondeurs au-dessous de nous, le morceau visible de la mer de Tibériade, gisant dans les replis des monotones velours, est le point sur lequel se fixent nos yeux et notre pensée, le point évocateur de l’Ineffable Souvenir ; au milieu de ce pays, où pas une trace humaine n’apparaît, il parle silencieusement du Christ, à la manière dont les tombes abandonnées et muettes rappellent les morts…
La lumière s’atténue toujours ; il n’y a pas de nuages et cependant il n’y a presque plus de soleil ; quelque chose de diaphane, comme les vapeurs des contrées du Nord, voile le ciel tout entier, et quand nous errons aux abords de notre retraite, c’est à peine si nos ombres se dessinent à notre suite sur les herbages. Dans le Sud, d’où nous venons, ces éclairages adoucis ne sont pas connus, et, à la mélancolie du lieu, ils ajoutent pour nous je ne sais quelle impression déjà septentrionale.
Le mont Hattinn est resté dans notre voisinage et sa cime, tapissée de lins roses, évoque aussi la mémoire des croyants d’autrefois… Fini tout cela, à présent, et comme on en a conscience rien qu’en regardant ces aspects délaissés, cette couche immaculée de fleurs sur la montagne où jadis les multitudes suivirent le Christ !… Où sont-elles aujourd’hui les foules qui se lèveraient encore pour écouter un prophète ?… Où sont-ils les guerriers paladins qui partiraient pour la Croisade ?… La nature verte a bien fait de recouvrir de son suaire le sol qui a vu de telles choses. Et tant mieux qu’il demeure ainsi fermé et mort, ce pays sacré de Gâlil !…
Ni ombre ni soleil ; il ne fait pas froid et il fait à peine chaud ; l’air immobile est embaumé de l’odeur des foins. Tous les sommets un peu lointains ont, suivant leurs altitudes, des tons nuancés et comme dégradés par bandes horizontales, sous ces brumes légères qui planent — et qui nous donnent aujourd’hui le sentiment du chemin déjà parcouru vers le Nord nébuleux. La seule chose qui tranche, éclatante dans cet ensemble doucement fondu, c’est toujours là-bas, au-dessus de l’horizon gris perle, la cime neigeuse de l’Hermon — où Saladin prenait la neige de ses sorbets ; très lumineuse, très nette, puissamment blanche, on la dirait suspendue en l’air, au-dessus d’une base diaphane et comme inexistante.
À part cette trouée que nous venons d’ouvrir nous-mêmes dans des fleurs, les velours diaprés sont bien intacts partout, sur les montagnes et les vallées descendantes au fond desquelles sommeille la mer de Tibériade — et on devine qu’ils se continuent de même au delà des eaux bleuâtres, sur l’autre rive encore plus abandonnée où ils prennent, dans l’éloignement excessif, des teintes fines et rares, des gris de nacre ou des violets mourants. Aucun mouvement et aucun bruit, dans tout le déploiement de ce pays d’herbes ; une sorte de paix élyséenne, sous le tamisage d’une si discrète lumière ; une sorte de mélancolie paradisiaque comme après la fin des temps ; rien que, parfois, l’envolée des alouettes et des huppes, qui se lèvent avec des petites joies folles, pour chanter en l’air à plein gosier, mais dont la voix aussitôt semble s’intimider et se perdre dans le mystère de ce silence.
Notre marche reprise, c’est un enchantement tout à coup d’apercevoir, au bord de la nappe toujours agrandie du lac, le fantôme de Tibériade. À vol d’oiseau, comme nous le voyons, on dirait ces plans des villes de Terre Sainte, dessinés sans perspective sur les missels du temps des Croisades ; c’est quelque chose d’idéalement oriental et ancien ; sous ce pâle ciel de rêve, c’est comme le silencieux pays de quelque belle au bois dormant qu’il serait trop tard pour réveiller…
Une antique muraille noire, à bastions et à tours encore formidables, enserre des petites coupoles, les unes blanchies à la chaux, les autres restées grises, parmi lesquelles s’élancent çà et là de frêles palmiers penchés.
Et toutes ces choses, vues des lieux élevés où nous sommes encore, se profilent sur la nappe gris de lin de la mer, qui s’étend très haut au-dessus, comme une sorte de ciel triste et lourd, prêt à les submerger.
Pas une route pour mener à cette Tibériade ; partout le tapis des herbages vient tranquillement mourir au pied de ses murs. Et pas un navire le long de ses quais morts, ni ailleurs, sur la surface de sa petite mer fermée… Oh ! le sommeil de ces vieilles villes d’Orient, immobilisées dans des régions sans accès, avec le silence et le désert étendus jusqu’à leurs portes !…
D’après les traditions rabbiniques, Tibériade fut, dans l’antiquité chananéenne, Reccath ou bien Kinneroth, échue en partage aux enfants de Nephtali (Josué xix, 35). Au temps du Christ, elle était une ville toute neuve, inachevée même, que le fastueux Hérode Antipas reconstruisait en style gréco-romain, sur l’emplacement de la primitive Reccath et qui se peuplait d’étrangers idolâtres ; elle devait ressembler à Sebastieh, à tant d’autres créations de cette époque transitoire et affolée où la Palestine se couvrait de palais, de temples, de colonnes en un style nouveau, à la servile imitation de Rome. C’est dans l’Évangile de saint Jean qu’elle est une des premières fois désignée sous son nom actuel : « Et comme d’autres barques étaient arrivées de Tibériade… » (Jean vi, 23.)
Après la destruction de Jérusalem, les juifs, qui l’avaient dédaignée d’abord, en firent leur centre religieux et elle leur devint bientôt sacrée ; le Sanhédrin même quitta Sepphoris pour s’y réfugier. Pendant plusieurs centaines d’années, tandis que les idées chrétiennes commençaient à changer le monde alentour, elle demeura le centre obstiné et sombre du judaïsme. Ses Écoles rabbiniques, célèbres en Israël, donnèrent d’abord la Mischna ; au troisième siècle ensuite, le lourd et vide Talmud, et trois cents ans plus tard encore, la savante Masorah consultée par saint Jérôme. Plus tard, Tibériade vit passer Khosroès le terrible, puis le khalife Omar. Fief de Tancrède au temps des Croisades, mais revenue définitivement aux mains des Sarrazins après la chute de l’empire des Francs de Palestine, elle s’endormit enfin du grand sommeil arabe et, peu à peu, fut oubliée. Au siècle dernier, quand y parut l’armée d’invasion de Bonaparte, elle n’était déjà depuis longtemps qu’un amas de pierres à l’abandon, malgré ses hautes murailles relevées par Dzaher-el-Khamr.
Nous approchant par des sentiers incertains où il n’y a personne, il nous paraît bien que ce n’est plus là que le grand simulacre, la grande momie d’une ville : ses remparts déjetés par les tremblements de terre, lézardés du haut en bas, présentent partout des brèches profondes où nous passerions à cheval aussi bien que par les portes — et, à l’intérieur, on n’aperçoit guère que des herbes et des ruines.
Cependant on nous a dit que Tibériade, depuis dix ou quinze ans, se repeuplait de juifs pieux, revenus d’Afrique, d’Espagne et de Pologne, pour vivre sur ce vieux sol, à leurs yeux sacré, qui verra naître leur tardif Messie — et il doit y avoir actuellement deux ou trois mille habitants, logés dans les débris de cette ville qui mesure plus d’un kilomètre entre ses murailles, de la porte du Nord à la porte du Sud.
C’est une impression singulière que de pénétrer là — au lourd soleil du soir, devenu sensiblement plus chaud que sur les hauteurs vaporeuses du Hattinn, dans ces rues, dans ces lieux bas, tout au bord des eaux réfléchissantes.
Aujourd’hui précisément est le jour du grand sabbat, le jour de la Pâque, et cela met un air d’endimanchement mélancolique, de triste fête, au milieu de ces quartiers morts. Le long du petit bazar oriental que nous traversons, toutes les échoppes de bois sont fermées. Les rares habitants, les juifs Séfardim de Pologne, au teint de cire pâle, et les bruns juifs Achkenazim d’Afrique, se promènent en causant, vêtus comme à Jérusalem de belles robes de velours et coiffés de bonnets de fourrure ; en passant devant leurs maisonnettes, aux murs informes sous des couches de chaux blanche, nous apercevons leurs intérieurs, pour la plupart improvisés dans des ruines : les femmes se tiennent toutes aux fenêtres, habillées de soies ou d’indiennes aux couleurs éclatantes, les cheveux pris dans des petits foulards de gaze d’argent et d’or où sont piquées des fleurs ; leur bible hébraïque à la main, elles chantent à voix aiguës dans ce silence de nécropole, elles chantent sur des airs de jadis les psaumes du roi David… Puis, il y a des intervalles de silence, dans des quartiers abandonnés qui rappellent la désolation de Pompéï ou d’Herculanum ; la ville est trop grande pour ces quelques habitants revenus du lointain exil, qui tentent d’y faire revivre un passé fini à tout jamais.
Entrés par la porte du Nord, nous traversons Tibériade dans toute sa longueur ; il y a deux ou trois églises de moines chrétiens, une mosquée caduque et blanche, et deux synagogues — où, paraît-il, de jeunes lévites en sont encore à étudier le ténébreux Talmud !…
Puis, nous sortons par la porte du Sud, et nos tentes sont là, montées sur l’herbe et les fleurs, au pied des farouches remparts.
Au débotté, un bon vieux prêtre à visage d’humble apôtre nous fait visite — Joseph Fréjat, curé latin — et nous convie à venir demain dimanche assister à la première messe dans sa très petite église. (En plus des juifs qui y sont en majorité, il peut y avoir à Tibériade un millier d’autres habitants, chrétiens latins ou chrétiens grecs, arabes ou turcs.)
Ensuite, nos ablutions faites dans l’eau fraîche du lac, délicieusement reposés, nous nous en allons à pied, au hasard, le long du désert de la rive, tandis que descendent les exquises tranquillités du soir.
Une fois dépassés les deux petits dômes des bains chauds d’Emmaüs, il n’y a plus rien sur notre route ; solitudes autour de nous, solitudes aussi de l’autre côté de ces eaux calmes, sur le rivage de l’Est où ne vivent que quelques dangereux nomades, et sur le rivage du Nord, jadis tant aimé de Jésus, où n’habite plus personne : pays de gramens toujours, montagnes veloutées d’herbages, sans rochers et sans arbres, où les ruines mêmes, les ruines de tant de villes des âges passés, ne se retrouvent plus. Toutes les vapeurs diaphanes, qui aujourd’hui nous enveloppaient si légèrement dans les hauts parages du Hattinn, se sont condensées en nuages, séparées de la terre, et le soleil déjà très abaissé, qui les éclaire par en dessous, leur donne l’aspect d’un grand voile consistant, couleur de tourterelle ; il éclaire aussi, ce rouge soleil du soir, tout le bord oriental de la petite mer isolée, toute la côte d’en face, tandis que nous sommes ici dans l’ombre douce, et que s’assombrissent, là-bas au Nord, les collines où furent Magdala, Bethsaïda et Capernaüm. Une paix que les mots n’expriment plus, une paix infinie qui ne semble pas terrestre, s’épand sur ce berceau du christianisme et du monde, et, involontairement, voici que nous parlons bas comme dans un temple…
Sans doute, les paroles d’espérance et les paroles d’amour qui, jadis prononcées ici même, ont pris leur vol pour aller par toute la terre consoler les hommes pendant des siècles, sont mortes aujourd’hui presque autant que le rivage de cette mer ; mais le regret en demeure à toujours au plus profond de nos âmes modernes, alors ce pays de Tibériade nous est encore, malgré tout, la vraie patrie sacrée. Et d’ailleurs, il n’y a pas d’autels d’or, pas de basiliques élevées par des Empereurs, qui vaudraient, pour marquer le lieu d’un tel souvenir, ce délaissement, ce règne du silence et ce règne des herbes comme après la fin des temps humains.
Sur les galets de la plage, de très petites vagues d’eau douce viennent déferler, inoffensives, mouillant des débris de poterie antique, des débris de verre tellement roulés et vieux qu’on dirait des cailloux d’émeraude. Les montagnes, tout autour des eaux, semblent se resserrer à l’approche de la nuit, et l’air chaud est rempli de la senteur exquise des foins… L’impression qui domine ici toutes les autres, même celles de l’abandon et de la mort, est l’impression de cette paix sereine, supérieure, qui avait commencé de nous envelopper dès les abords de ce lieu, dès les silencieuses hauteurs du Hattinn. Il semble que Jésus l’ait laissée ici, la suprême paix émanée de lui, car nous nous sentons différents, comme détachés des choses, reposés et bons, ouverts à des pitiés douces, à des pitiés sans bornes. Et ces paroles chantent en nous-mêmes avec un sens nouveau, comprises pour la première fois, amenant presque dans nos yeux les bonnes larmes : « Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix… La paix soit avec vous !… »
La lumière baissant toujours, nous revenons sur nos pas, afin de regagner lentement Tibériade. C’est par un sentier incertain, au milieu des chardons fleuris et des folles avoines, à l’heure où les bergers ramènent le bétail vers l’indispensable abri des remparts ; de temps à autre, des troupeaux de chèvres, qui suivent le même chemin vers la ville, nous enveloppent, avec un bruit de frôlement de plantes, de milliers de petits piétinements légers, puis nous dépassent et s’éloignent, tant notre marche est recueillie et lente… Et nous avons devant nous toute cette rive du Nord, que nous irons demain matin visiter avec une barque — cette rive qui fut le pays aimé de Jésus, et où s’aperçoit d’ici la coupée obscure du Jourdain, près du désert de Bethsaïda…
Au crépuscule finissant, quand nous revenons à nos logis de toile au pied des grands murs, les juifs et les juives, sortis des ruines de Tibériade dans leurs beaux habits du sabbat pascal sont assis sur l’herbe, groupés autour des tombeaux des vieux rabbins Talmudistes — continuant, au mélancolique soir, la fête du jour, jetant les étranges couleurs de leurs robes comme des taches claires sur cet ensemble déjà assombri.
Nous devons, après notre souper sous la tente, retourner dans la ville pour visiter deux prêtres français, les abbés V… et L… que nous avons rencontrés dernièrement à Jérusalem. Ils voyagent en Palestine pour achever de très savantes études d’archéologie chrétienne et ont bien voulu nous promettre de nous accompagner demain dans notre pèlerinage en barque vers la rive sacrée qui s’étend de Capernaüm à Magdala.
C’est à l’autre bout de Tibériade qu’ils habitent, dans le petit couvent des moines. Nous avons donc, pour aller chez eux, à retraverser toute la ville en pleine nuit — et cela nous fait voir en passant les veillées de la Pâque dans toutes les maisons juives aux fenêtres ouvertes : les lampes sabbatiques sont allumées dans ces intérieurs peints à la chaux blanche qui éclatent çà et là parmi le noir des ruines ; les familles se tiennent attablées autour du pain pascal, dans leurs habits des grands jours, les femmes un peu barbarement parées avec leurs coiffures de fleurs naturelles et de gaze d’or ; à pleine voix, ils psalmodient tous ensemble, dans la joie de la patrie retrouvée et des vieux hymnes rechantés sur le sol héréditaire, après les exils de plus de mille ans. Et, au milieu de l’obscurité des rues, nous en rencontrons aussi, de ces chanteurs en robe de velours — qui se rangent avec crainte devant notre haut fanal et devant le groupe d’Arabes que nous sommes. C’est étrange, de les voir vivre et se réjouir, ces gens-là, dans cette nécropole sans communication avec le reste du monde ; pour comprendre, il faut savoir qu’ils sont soutenus par ces Israélites d’Europe, leurs frères richissimes, qui mènent aussi à coups de millions beaucoup de nos affaires occidentales.
Il est tard pour Tibériade, quand nous sortons de chez les abbés, et notre rentrée au camp est une chose exquise, sous une lune qui fait nos tentes toutes blanches au milieu du velours foncé des foins, qui projette, très noire à côté, l’ombre des remparts farouches et des quelques palmiers sveltes, qui déforme, agrandit les choses, et achève de perdre en nous la notion de ce siècle. — On dirait, dans les vieux temps, le retour d’une ronde nocturne de Sarrazins…
- ↑ D’après Saint-Luc (IX, 10) et Saint-Jean (VI, 1), la multiplication des pains aurait plutôt eu lieu près de Bethsaïde-Julias, qui est au delà du lac de Tibériade par rapport à Jérusalem.