La Galilée (Loti)/04
IV
Quand notre camp s’éveille, au milieu de ses blés et de ses coquelicots, c’est le lever du jour, l’heure du premier appel sonore des muezzins, l’heure de la sortie des bergers. Près de nous, derrière des haies de cactus et des murailles, apparaissent les minarets et les petites coupoles de cette Djéninn, que nous allons quitter sans avoir même pénétré dans ses rues.
Par milliers, des chèvres et des chevreaux sortent de la ville, l’allure lente et en bêlant, si serrés les uns aux autres qu’on dirait un fleuve s’épandant sur la campagne ; dans le flot uniformément noir des bêtes, se dresse de distance en distance la stature longue d’un berger, en robe bleue ou jaune, ou rose, la tête couverte d’un voile que maintient une très large couronne de laine.
Ici, est l’entrée de la Galilée, et nous dormirons ce soir à Nazareth, qui doit nous être cachée dans les replis de ces imprécises montagnes, là-bas au delà des nappes vertes de la plaine d’Esdrelon.
D’abord, il nous faut donc traverser cette plaine si unie, déroulée devant nous à n’en plus finir. Pendant cinq heures d’affilée, au pas ou au galop, nous nous avançons à travers des orges et des blés, véritables champs de la Terre Promise, voyant peu à peu se rapprocher les montagnes du fond, qui semblent être l’autre rivage de cette mer verte. Des Arabes croisent notre chemin, les uns à pied, les autres sur des ânes ou sur des chevaux ; ils disent : « Naraksaï ! » s’ils nous prennent pour des chrétiens ; le plus souvent : « Salam Aleikoum ! » nous prenant pour des musulmans.
De loin en loin, sur des petites hauteurs qui émergent de l’étendue unie, comme des îlots, habitent les laboureurs de ces terres si fertiles. Autant que possible, ils ont perché ainsi leurs vieilles maisonnettes à coupoles, dont les murs extérieurs se tiennent les uns aux autres de façon à former rempart, et que protègent en outre des haies de cactus ; dans l’arrangement de chaque groupe, s’indiquent les méfiances séculaires, la continuelle nécessité de se défendre contre les incursions des Bédouins voisins. Tous pareils, ces villages. À l’entrée, toujours des femmes et des filles au lavoir ; en général aussi, quelque sarcophage chrétien des premiers siècles, violé, la croix grattée, servant de timbre pour l’eau du bétail. Et partout aux abords, donnant à ces nids humains l’aspect des repaires de fauves, traînent de fétides carcasses de chevaux et de chameaux, autour desquelles chaque nuit s’assemblent les chacals.
Puis, le village passé, la mer des blés et des orges semble très vite l’engloutir, à mesure qu’il s’abaisse dans le lointain ; la plaine recommence, monotone, étale au gré du vent et du soleil ses reflets verts, ses luisants de peluche.
Beaucoup de jeunes femmes sont à travailler dans ces champs immenses ; enfouies jusqu’à mi-jambe parmi les épis serrés, elles arrachent les mauvaises herbes, — qui sont des coquelicots, des bleuets, des pâquerettes ; dans leurs beaux bras, nus jusqu’aux épaules, elles tiennent toutes des gerbes de ces fleurs ; non voilées, ici, en rase campagne, elles nous laissent regarder leurs traits et leurs longs yeux de naïveté sombre ; de légers tatouages bleus ornent le front de quelques-unes et des boucles de cheveux noirs s’échappent des mouchoirs de mousseline qui les coiffent à l’antique. Avec leurs énormes bouquets à l’épaule, quand elles se redressent pour nous voir passer, si naturellement nobles de lignes et d’attitude, on dirait les anciennes déesses des moissons ou de la terre, — des Cérès, des Cybèle.
Une montagne que nous avons laissée, à droite de notre route, sur la rive sud de cette mer d’herbages, est le Gilboë, contre lequel David composa ce chant de malédiction. Là, après la défaite d’Israël, Saül se transperça le corps de sa lance et les Philistins lui enlevèrent ses armes pour les suspendre dans le temple d’Astaroth (I Rois, XXI, 4, 10).
Nous apercevons une réunion de tristes masures, un hameau sur ce Gilboë : c’est Zehrin, l’antique Jezraël, où deux cents ans après la mort de Saül, au ixe siècle avant Jésus-Christ, s’élevait le palais du roi Achab. Et, comme il y a sur terre de persistantes et presque indestructibles petites choses, des vignes — les seules du pays environnant — croissent encore au penchant de la montagne, là même où devait se trouver, il y a près de trois mille ans, la vigne de Naboth convoitée par Jézabel (III Rois, XXI).
Ici comme ailleurs, comme partout en Palestine, ville et palais sont retournés à la poussière ; disparues aussi, les forêts qui jadis couvraient les cimes de Gilboë ; tout s’est changé en un mélancolique désert de broussailles et d’herbes, où seule la vigne de Naboth a laissé trace. Mais le printemps et la lumière sont demeurés les mêmes ; les tranquilles céréales, un peu plus envahissantes peut-être à présent qu’aux époques où abondaient ici les hommes, germent aux mêmes saisons et aux mêmes places. Et sans doute, malgré les invasions, malgré les croisements, les belles filles qui ramassent aujourd’hui des coquelicots parmi les blés ressemblent à celles d’autrefois, dans leurs gestes et leurs poses ; ont la même beauté brune et les mêmes regards.
Sous ces infinies nappes vertes, la terre doit être toute mêlée de débris de guerriers et d’armes, car cette plaine n’a cessé d’être le grand champ de bataille de la Palestine, depuis les Hébreux jusqu’aux Croisés, depuis les Amalékites jusqu’aux Sarrazins et aux Bédouins, leurs continuateurs pareils. À toutes les époques, elle a entendu des clameurs de guerre, des galops de cavalerie, des chocs d’armures. Et, comme si elle n’avait pas encore été assez piétinée au cours des vieux âges, Bonaparte aussi, incidemment, y est apparu ; à l’époque où son premier rêve, son vague rêve d’empire oriental, commençait à s’irréaliser sous les murs imprenables de Saint-Jean-d’Acre, on l’a vu passer, lui aussi, dans la plaine d’Esdrelon, très vite, juste le temps d’y mettre en déroute une armée et de la coucher dans les herbes ; son souvenir en ce moment nous revient, car voici que se lève au-dessus des blés et des orges ce village de El-Affouleh sur lequel, à l’improviste, il s’abattit des hauteurs de Nazareth, un matin d’avril, pour dégager Junot et Kléber qui faiblissaient devant la grande armée turque.
El-Affouleh est semblable aux autres villages de la plaine ; ses masures sont dans le même délabrement et se groupent derrière des haies de cactus avec les mêmes poses de méfiance. À l’entrée, quelques femmes, les bras nus dans l’eau, tordent des linges au lavoir ; des petits ânes et des petits veaux jouent ensemble, très comiques, se poursuivent, courent sur la terre grasse et noire, semée de détritus, de carcasses de bêtes, de crânes et de vertèbres. De tout ce repaire, s’exhale une sauvage odeur humaine, plus sensible après le bon air qui passait sur les orges désertes.
Les milliers de morts que Bonaparte laissa ici dans les champs d’alentour n’ont pas de pierres pour marquer leur souvenir et, depuis cent années bientôt, les Arabes, en labourant, ont dû bien des fois retourner leur cendre. Nous cheminons recueillis sur cet ossuaire, au milieu de la magnificence des moissons, dans le silence et dans la lumière de midi.
Très loin, sur l’une des montagnes à droite de notre route, apparaît le triste hameau de Naïn, reste de cette ville où Jésus ressuscita le fils unique de la veuve (Luc, VII).
Et, derrière Naïn, il y a Endoûr, — l’Endor de la Pythonisse et de Saül.
C’est étrange, cette persistance des noms bibliques à travers les siècles. Étrange aussi, cette ténacité des hommes à habiter aux mêmes places : presque partout en Palestine, ils continuent obstinément de bâtir des hameaux sur les lieux où, avant le dépeuplement du pays, s’étendaient des villes.
Bientôt nous atteindrons le bout de la vaste plaine ; les coteaux pierreux où se cache Nazareth sont tout proches. Une montagne maintenant va passer près de nous, une montagne presque isolée des chaînes voisines et dont la forme nous rappelle quelque chose de déjà remarqué dans des tableaux ou des images : le mont Thabor.
L’antique mont Thabor, en cet infime et furtif instant de notre passage, se dresse à nos yeux contre le soleil, dans un clair ciel bleu très pur, où courent des nuages comme des parcelles de ouate blanche ; son aspect ne justifie pas les comparaisons du roi psalmiste, ni celles de Jérémie qui, pour exalter la grandeur terrifiante de Nabuchodonosor, dit au peuple d’Israël qu’il apparaîtra « comme le Thabor, entre les montagnes » (Jérémie, xlvi, 18). Il ne dépasse pas les cimes voisines ; cependant, sa forme très spéciale, sa rondeur de sphère est bien pour frapper l’imagination comme une chose inusitée ; des stries rocheuses dessinent sur toute sa surface des hachures obliques et il est moucheté de taches noires — qui doivent être des arbres à feuillage sombre, chênes verts ou térébinthes. Dans son ensemble, il est d’une teinte fine et douce, d’un gris perle très léger et comme vaporeux.
À ses pieds, les orges magnifiques, qu’un peu de vent agite et froisse, ont sous le soleil des luisants d’herbes argentées.
Et l’Orient s’indique ici par une lente caravane qui défile entre la montagne et nous : grandes bêtes à l’allure calme, au cou longuement tendu, frôlant sans bruit les moissons vertes.
Au sommet du Thabor, en regardant bien, nous distinguons, même de si bas et de si loin, des traces de constructions humaines. Tant de choses se sont passées là-haut, sur cette cime ronde qui, aux temps antiques, était couverte de maisons et de forteresses ! Elle a vu de grandes batailles, déjà commencées par Baruk à l’époque de la prophétesse Déborah. Puis, aux premiers siècles chrétiens, elle est devenue un lieu d’adoration, et des églises byzantines s’y sont élevées, quand Eusèbe et saint Jérôme, contrairement au témoignage des Évangiles, l’eurent désignée comme le lieu de la Transfiguration du Christ. Pendant les Croisades, on s’y battit encore : la citadelle, l’église et l’abbaye de Tancrède y furent prises et reprises par les Francs et les Sarrazins, et le grand Saladin en personne y monta par deux fois. — Depuis le xiiie siècle, elle était restée déserte et, de nos jours seulement, des Franciscains de Nazareth y ont construit un petit monastère, parmi tant de ruines amoncelées.
Les plantes et les bêtes, c’est encore ce qui change le moins au cours des âges. Ce Thabor est habité par de nombreuses familles de sangliers, nous dit notre guide arabe, et il est surtout rempli de perdrix, de toutes sortes de gibier à plume — absolument comme, il y a bientôt trois mille ans, au siècle du prophète Osée, qui parle « des filets que l’on tendait là pour prendre les oiseaux » (Osée, v. 1).
Elle disparaît bientôt à nos yeux, la vénérable montagne, quand nous nous engageons dans ces coteaux où nous devons trouver Nazareth.
Nos chevaux, sortis enfin des terres grasses et mouillées d’Esdrelon où s’enfonçaient leurs pieds, trottent maintenant sur des pentes rocheuses, embaumées de menthes et de toutes sortes d’aromates. Sur ce sol changé, des plantes différentes nous entourent, des plantes nouvelles : de beaux lins roses à corolles très larges et une fleur dont le jaune soufre rappelle la teinte de nos pâles primevères occidentales. — Pendant bien des jours nous allons vivre à présent au milieu de ces fleurs-là, qui étendent sur les tristes champs abandonnés de Gâlil un tapis immense, nuancé à l’infini du même jaune et du même rose…
Il y a une demi-heure environ que nos chevaux montent, lorsque Nazareth, encore un peu lointaine, se découvre à nous. Une bourgade mélancolique, étagée à mi-côte et enfermée, presque sans vue, dominée de partout par des hauteurs pierreuses. Des monastères, des églises, des cyprès ; sur les maisons, beaucoup plus de toitures en tuiles rouges que de terrasses arabes, Nazareth, contrairement à Djéninn, étant surtout peuplée de chrétiens. La plaine d’Esdrelon, la mer d’herbages que nous avons laissée au-dessous de nous, pénètre jusqu’ici comme dans une sorte de petit golfe fermé, vient étendre aux pieds de cette patrie de Jésus une immobile nappe verte. Et, depuis des siècles, c’est tout ce que regarde l’antique Nazareth, ces bas-fonds tapissés d’orges, ces champs resserrés entre d’arides collines.
Au bord du chemin, un rocher s’avance comme un toit, forme une sorte de petite caverne qui, depuis des temps incalculables probablement, sert aux passants d’abri contre la pluie ou le soleil ; la voûte en est toute noircie par les feux des bergers. Nous nous arrêtons là, nous aussi, pour y prendre, à l’ombre, le dîner du milieu du jour, en attendant que passent nos mulets de charge, attardés dans les terres molles de la plaine. Et, sitôt que nos tapis d’Orient sont étendus sur le sol de la grotte, cela devient un charmant lieu de repos et de songe ; les contours de l’espèce de baie de pierre sont tout lisérés d’anémones rouges qui, vues de l’ombre où nous sommes, éclatent au soleil comme du feu ; et, par cette ouverture bordée de fleurs, nous dominons un pays de fleurs, des lointains de fleurs ; un revêtement de lin rose est jeté sur les tranquilles montagnes qui s’étendent devant nous, immuables depuis les âges historiques — et jadis sans doute longuement contemplées par Jésus…
Nos mulets tardent deux heures — deux heures exquises que nous passons là à les attendre, errant au hasard, nous asseyant sur des pierres, nous étendant sur des lits d’herbes, aux environs de la grotte où notre quartier général est établi. Des roches nous cachent à peu près Nazareth, qui demeure assez lointaine, assez imprécise encore, et auréolée à distance de toute la magie de son nom. Rien que le paysage seul, le paysage presque éternel, qui fut familier à l’enfance du Christ…
Au fond de ce golfe sans eau, que Nazareth regarde si tristement, le velours uni des blés et des orges est d’un vert intense. Mais partout ailleurs, sur les régions hautes d’alentour, une même teinte discrète est répandue ; des affleurements de pierrailles grises alternent avec les plantes délicates des lieux secs : lins roses, ou fleurs pâles couleur de soufre, au-dessus desquelles des myriades de très fines graminées jettent comme un immense voile de mousseline. Et pas un arbre ne vient rompre la monotonie de ces plans de montagnes, qui n’ont du reste aucune forme heurtée, dont les courbes sont adoucies comme les nuances. Au delà des nappes vertes qui simulent à nos pieds une eau profonde, sur le versant de la baie opposé au nôtre, paissent des troupeaux de chèvres : lentes traînées noires — dirait-on d’où nous sommes — qui se déplacent en ondulant, qui peu à peu descendent toutes, comme si elles coulaient, vers les orges d’en bas. De temps à autre, les bergers les appellent et nous entendons au loin l’écho prolongé de leurs cris ; ou bien ils jouent du pipeau, et alors une petite ritournelle sauvage, un petit turlututu naïvement plaintif monte jusqu’à nous, au milieu du silence de ce lieu presque saint. Le Thabor élève là-bas sa cime un peu bleuie par la distance et, à l’extrême horizon, s’esquissent les monts de Galaad. L’air est suave et léger. De tout petits souffles passent, sans froid et sans chaleur, idéalement purs…
Et c’est en ce recoin pastoral de la terre que Jésus, il y aura tantôt deux mille ans, « croissait en sagesse, en âge et en grâce, devant Dieu et devant les hommes ». Il a connu les printemps d’ici, les tièdes avrils pareils à celui qui nous charme à cette heure, les mêmes tapis de lin rose et de fines graminées. Notre pensée, en ce moment et en ce lieu, est hantée par le mystère de sa rêveuse enfance — mystère encore plus fermé peut-être à notre pénétration humaine que celui de sa vie d’homme, dont un reflet au moins a été transmis jusqu’à nous par les évangélistes. De cette enfance insondable, saint Luc est le seul qui nous ait dit quelques mots vagues, comme osant à peine en effleurer l’énigme ; après avoir conté l’étrange anecdote du temple de Jérusalem, la fuite de ce petit Jésus de douze ans pour aller interroger les docteurs, puis l’inquiétude et les reproches tendres de sa mère, il ajoute, adorablement simple : « Il s’en alla ensuite avec ses parents, et revint à Nazareth ; et il leur était soumis. Or, sa mère conservait dans son cœur toutes ces choses. » (Luc, ii, 51, 52.)
En esprit, nous voyons maintenant apparaître, se préciser sur ce vieux immuable sol de pierres et de fleurs, un enfant… non plus blond, et rose comme celui dont le moyen âge nous a légué la tradition, mais brun et pâle, ayant les longs yeux noirs de sa race, dans lesquels déjà se mêlent et resplendissent ensemble le grand amour et la grande angoisse… Il différait peu, sans doute, cet enfant qui fut le Christ, de ces petits pâtres, de ces petits garçons solitaires au regard grave, comme on en rencontre dans les champs de Palestine et qui semblent réfléchir à des choses profondes. Presque avec l’inquiétude d’être puérils, ou même d’être profanateurs, nous songeons à ce qu’étaient son aspect, ses humbles petits costumes et ses jeux, ses promenades — et ses haltes ici-même peut-être, au bord du chemin de Jérusalem, sous ces rochers qui nous abritaient tout à l’heure.
La lumière du ciel, à mesure que le jour s’avance, va de plus en plus s’adoucissant. Un soleil atténué éclaire les tranquilles montagnes sur lesquelles tant de lins roses et de fleurs jaune pâle tracent à l’infini leurs marbrures de deux teintes exquises, fondues sous le voile roux des graminées. Et il y a un tel recueillement partout, en nous-mêmes comme dans le temple immense de la campagne, que, sur la fin de nos heures d’attente, la petite ritournelle antique des chalumeaux de bergers, toujours intermittente et grêle dans l’air silencieux, arrive à nous sembler une musique religieuse…
Quand nos mulets sont enfin passés et ont pris assez d’avance pour que nous espérions trouver en y arrivant nos lentes montées, nous nous décidons à entrer à Nazareth.
Et là, c’est d’abord la déception dont nous avions peur. Une petite ville semi-orientale, trop modernisée, où les couvents, les églises ont à peine l’air ancien. Nous y pénétrons par une rue assez large, qui sépare le quartier des latins de celui des musulmans ; sur les murs de quelques maisonnettes, à contrevents bleus ou verts, se lisent des enseignes d’hôtellerie ; une caravane est là arrêtée, et il y a même deux ou trois attelages de touristes, venus par la route à peu près possible qui relie Nazareth à Khaïfa : c’était imprévu, ces voitures, pour nous qui arrivions à travers champs, par les vénérables chemins de Sichem et de Béthel — familiers à l’enfance de Jésus lors de ses pèlerinages annuels à Jérusalem.
D’ailleurs, il doit rester ici bien peu de chose de la bourgade de jadis qui fut si hostile au Christ et qui, en son temps, était si dédaignée. Son nom seul demeure, ce nom qui est pour les Arabes d’aujourd’hui un terme général de mépris servant à désigner les chrétiens… « Nazaréen ! » dans le sombre Moghreb, je me rappelle avoir été souvent nommé ainsi, et avec quelle nuance hautaine !
Après le Christ, Nazareth, comme on sait, continua d’être obscure jusqu’à l’époque de Constantin, où elle vit les premiers pèlerinages et les premières églises. Plus tard, pendant la longue tourmente des croisades, elle reçut Tancrède, Saladin, puis Saint-Louis ; détruite enfin à la chute de l’empire des Francs, elle fut déserte pendant près de quatre siècles, jusqu’aux époques plus tolérantes où les musulmans commencèrent à permettre aux chrétiens d’y revenir et d’y relever les ruines de leurs sanctuaires. Elle est actuellement peuplée de huit ou dix mille âmes, dont les deux tiers au moins appartiennent aux diverses confessions chrétiennes ; mais les juifs, en mémoire du forfait ancestral, ont interdiction d’y paraître.
Nous entrons en passant dans l’église franciscaine, agrandie et réparée à neuf avec un mauvais goût notoire, sur l’emplacement de la basilique primitive. Derrière l’autel, de tristes petits souterrains, assez semblables aujourd’hui à des chambres sépulcrales, sont adorés depuis des siècles comme ayant été la maison de Joseph et de Marie.
Ailleurs, dans le quartier musulman, un débris de mur sous une chapelle représente l’atelier de saint Joseph…
Tout cela, bien qu’authentique peut-être, est défiguré, ne dit plus rien. Et nous laissons d’autres lieux encore, que des traditions plus contestables désignent à la piété des foules. Il nous tarde d’être à demain, pour voir enfin les bords déserts de ce lac de Gennezareth, qui fut la patrie d’adoption de Jésus, l’ardent et mystérieux berceau de l’épopée chrétienne…
Le long de la petite rue poudreuse que nous continuons de suivre après ces arrêts aux églises, s’ouvrent surtout des boutiques de sellerie, où l’on vend des harnais gaîment peinturlurés dans le goût oriental. Au-dessus des murs bas des jardins, apparaissent des figuiers, des grenadiers, des palmiers que des vignes enlacent. Pas de rues obscures et voûtées, pas de farouches grillages aux fenêtres, comme dans les vieilles villes de l’Islam. Les rares passants, vêtus de longues robes et coiffés de fez rouges, ont la figure jolie, l’air très doux, le sourire ouvert. Nazareth, en somme, malgré la banalité de ses petits monuments et de ses rues, a je ne sais quel attrait accueillant et bon, qui nous repose du grand charme morne des villes musulmanes.
Notre campement est au-dessus du quartier des Grecs, au bord de la route de Tibériade et au milieu des vergers enclos de cactus, sur un sol couvert de graminées courtes, sur un terrain sec, très propice aux nomades. Nous dominons là les tranquilles maisonnettes et les jardins verts, les couvents et les cyprès ; alentour et au loin, se déploient les montagnes unies et pareilles sous leurs minces tapis de fleurs… Et le délicieux soir descend sur nous, le crépuscule commence, à la fois limpide et indécis, fondant comme avec une estompe les détails transitoires de la terre, n’en laissant que les grandes lignes immuables. L’instant présent, le siècle autant que l’heure, nous semblent bientôt perdus dans une sorte de vague synthèse des durées — comme en doivent concevoir ces choses quasi éternelles qui sont les montagnes, les roches, les pierres des temples antiques, ou les souches des plantes renouvelées indéfiniment… Et, dans cette fusion des âges, alors, c’est l’époque du Grand Souvenir qui s’impose et qui prime ; le Christ peu à peu nous réapparaît, comme tantôt dans les champs de fleurs jaune pâle et de lin rose ; de nouveau il se précise humainement aux yeux de notre esprit attentif.
Souvent, dans ses rêveries des soirs, il a dû se tenir ici, sur ces hauteurs couronnant sa bourgade isolée, et contempler ces mêmes horizons, promener longuement sa vue sur ces mêmes aspects… Les aima-t-il ? Est-ce qu’il y eut place pour l’attachement humain au sol natal, dans son âme emplie de conceptions tellement plus vastes que nos idées de patrie qui nous paraissent grandes ?… La Nazareth de son temps, qui fut pour lui aveuglément dure, parce qu’il était un enfant du pays, et qui le chassa, sans doute il ne pouvait pas s’y être attaché, — mais à ces montagnes peut-être, à ces mélancoliques étendues, veloutées d’herbe et de lin…
D’ailleurs, le mystère des sentiments terrestres de Jésus demeure enseveli pour nous sous des cendres profondes et, parce qu’il nous a embrassés tous dans le même immense amour et la même infinie pitié, nous ne savons pas nous le représenter particularisant, comme chacun de nous, son affection sur des êtres ou sur des choses. Ses parents, il est vrai, et ses frères semblent l’avoir d’abord méconnu, comme toujours il arrive, et n’être revenus à lui qu’à la suite de l’adoration des multitudes étrangères. Mais l’amitié, l’amitié telle que les plus simples d’entre nous la comprennent, lui était habituelle, car souvent dans l’Évangile, cette phrase douce est répétée : « le disciple que Jésus aimait ».
Nous savons aussi qu’il recherchait le calme des campagnes, qu’il allait se recueillir et prier sur les cimes solitaires ; alors, comment ne se serait-il pas attaché à celles d’ici — qui en ce moment même s’assombrissent de tous côtés sous nos yeux. Lui, il est vrai, qui entrevoyait au delà de sa durée terrestre des survivances et des gloires infinies, ne pouvait éprouver notre mélancolique et presque maladif amour pour le recoin natal, pour les lieux toujours connus ou habités longuement — car cet amour-là n’est qu’une forme du sentiment de notre fragilité, une suite de la détresse où nous jette la loi de passer si vite et de finir. Mais, qui sait pourtant ?… Au Gethsémané, sur le Golgotha, quand vint l’heure d’épouvante où tout ce qui était humain en lui s’angoissa devant l’anéantissement prochain, peut-être revit-il, dans sa rêverie dernière — comme eût fait le moindre d’entre nous — les montagnes familières à son enfance, le triste golfe d’herbages au bord de la plaine d’Esdrelon, et les hauts pâturages tranquilles, où s’entendait, pendant les soirs d’autrefois comme aujourd’hui, le rappel des chèvres au chalumeau des bergers — toutes les choses enfin que nous contemplons là devant nous, de plus en plus obscurcies, réduites à des silhouettes d’ombre, et sans âge à présent, pareilles à ce qu’elles devaient être il y a deux mille années…
La nuit tout à fait tombée, quand nous sommes assis sous nos tentes, des Nazaréens et des Nazaréennes arrivent, les uns après les autres, soulevant discrètement notre porte de toile après avoir demandé la permission d’entrer. Les hommes, pour nous vendre des vases de verre irrisé trouvés dans des tombeaux : les femmes, toutes jolies, pour nous offrir des petits voiles de mousseline, brodés par elles d’après des traditions de dessin particulières à ce pays. Ils sont chrétiens, les vendeurs et les vendeuses, et il y a dans leurs manières je ne sais quoi d’aimable, de franc, de presque fraternel, pourrait-on dire, qui nous change des continuels marchandages et duperies, chez les juifs des bazars levantins.
Cependant une clarté de plus en plus blanche resplendit au dehors, et nous sortons pour voir un peu, avant de nous endormir, la grande pleine lune éclairer la campagne. Elle est toute en argent et rayonne avec une tranquillité infinie… Une fois de plus, elle est venue, avec sa régularité d’horloge, apporter à ce pays cet éclat périodique très spécial, cet aspect à la fois vague et étrangement précis, qui, au temps du Christ, était déjà connu des hommes depuis des millénaires sans nombre… De Nazareth, endormie à nos pieds, monte vers nous la clameur des chiens errants, qui est le bruit continuel des nuits dans les villes de l’Orient. Mais nous n’entendons pas chanter les muezzins, car nous sommes ici sur une terre presque chrétienne…