Briard (p. Pl.-165).


SEPTIÈME TABLEAU


SAPHO
ou
LES LESBIENNES
.....Quid vota furentem,
Quid delubra jurant ?
Virg. Enéid.
In nos tota ruens Venus
Cyprum deferuit.
Hor.

Las de parcourir les Champs-Élysées un de ces beaux jours de printemps, où le charme de la saison, le désir d’être attirent dans ces aimables lieux tout ce que la capitale du monde offre de beautés, Arthur et Charles (les deux amis du tableau précédent) s’étaient assis à quelque distance des allées où se portait la foule.

« Que je te sais bon gré, disait Charles à son ami, de m’avoir ouvert les yeux sur le piége que me tendait Déidamie ! J’étais pris sans toi. Les poëtes ont eu bien raison de mettre à l’Amour un bandeau sur les yeux ! — Il n’appartient qu’à la jouissance de le détacher. Tu le vois, Charles, il en est de l’amour comme de la peur : on en guérit en s’approchant de l’objet. J’avoue que tu n’avais rien fait pour moi, si tu ne m’eusses porté dans les bras de la belle. Je craignais le sort de Sémélé, et tu m’as fait éprouver celui d’Ixion. — Tu n’es pas le premier qui se soit plaint de trouver sa maîtresse nue. — Ne renonceras-tu jamais à tes insipides calembours ? — Si fait, le jour où tu abjureras tes visions platoniques, où, las de galoper sur la monture de Bellérophon, tu mettras pied à terre pour y vivre avec les femmes telles que le ciel les a créées. — Il n’est pas si facile, mon ami, d’abandonner l’espoir sur lequel tout le bonheur de ma vie est fondé : tu auras beau dire, je suis sûr de la rencontrer un jour cette moitié de moi-même, de l’existence de laquelle je suis averti par mon cœur. — Dis plutôt par ton imagination. Je te le répète pour la centième fois, mon pauvre Charles, le seul moyen d’être heureux est de ne se point composer un bonheur étranger à la nature : nous n’avons que cinq sens, et toute la félicité dont nous sommes susceptibles est le résultat de la combinaison plus ou moins heureuse que nous savons en faire, de même que les chants les plus suaves, les accords les plus heureux se trouvent dans les sept notes dont la musique se compose. Les fous sont ceux qui, comme toi, veulent changer la gamme de la nature. Voilà du sublime, j’espère, et ta Déidamie ne dirait pas mieux. — Tu sais bien que je ne suis pas embarrassé pour te répondre, et qu’à l’aide de ma distinction des deux natures de l’homme, je puis te mener aussi loin qu’il me plaira. — S’il te plaisait, par exemple, de me conduire jusqu’à ces chaises vacantes dans la grande allée, j’aimerais tout autant passer en revue les jolies femmes qui s’y promènent, que les rêveries qui te passent par la tête. (Ils changent de place.) — Quel spectacle charmant ! continue Arthur, en se renversant sur sa chaise, dont il appuie le dos contre un arbre, quelle délicieuse variété d’attraits et de parures ! c’est un parterre mobile de fleurs, heureuse l’abeille qui peut se loger dans le calice de la rose ! — Plus heureux le papillon qui les caresse toutes. Apprenez, monsieur le Céladon, que la science des femmes ressemble à la physique : on n’y fait de progrès qu’à l’aide de l’expérience. La Vénus de Florence, la Diane de Houdon sont des chefs-d’œuvre de l’art ; mais pour peindre la nature, il faut étudier sur le nu. — Je ne t’ai jamais vu si fertile en comparaisons. — En raisons il fallait dire. Dans le cabinet, je suis le très-humble admirateur de tes sublimes connaissances ; mais ici je combats sur mon terrain, tu deviens mon écolier ; disce, puer, l’instant est favorable : je le saisis pour te donner une leçon tout en exemples. — Leçon de pures calomnies ? — De médisance, à la bonne heure. — Distille ton venin tout à ton aise ; j’ai pris ce matin du contre-poison : j’ai lu l’éloge de Thomas. — C’est une belle galerie que la sienne ; voyons si elle ressemble. Remarques-tu cette petite brune qui s’avance vers nous, dont les beaux yeux noirs, brillants de tous les feux d’amour, se tournent avec une expression si tendre vers l’heureux mortel qui lui donne le bras ? Tu la connais de nom : c’est Adorine, la fille de… (Le reste de cette phrase est effacé dans le manuscrit.) Je sais l’histoire de l’une et de l’autre, mais je voudrais bien savoir ce que l’on peut reprocher à la jeune personne. Les circonstances la débarrassent d’un mari qu’elle hait, et pour lequel chacun partage ses sentiments. Delval en était aimé depuis longtemps, et l’amour, libre des chaînes de l’hymen, ne peut refuser à la constance le prix de quatre années de sacrifices. — Ton premier exemple est bien mal choisi, mon pauvre Arthur, pour qui n’en sait pas plus long que toi : je ne sais comment cela se fait, mais tu ne vois jamais qu’un côté de la médaille ; le revers de celle-ci, c’est qu’il y a bientôt six mois qu’il n’est plus question du cher Delval ; le pauvre garçon s’était fait, comme toi, la plus sublime théorie d’amour, et s’imaginait la réduire en pratique avec la fidèle Adorine. Malheureusement pour son système, un beau jour il découvrit un rival heureux dans la personne du petit Dorigny, et voilà mon homme éveillé. Pour se venger de l’amour, Delval s’est marié la semaine dernière, et le même jour Adorine a donné un successeur à Dorigny. Tu le vois, sa taille élevée, ses formes athlétiques annoncent une enfant du Nord. Une autre fois je pourrai te donner quelques détails curieux sur cette dernière liaison ; mais pour le moment je veux te conter une anecdote assez plaisante sur le compte de cette jolie petite créature qui suit immédiatement Adorine !… — De cette enfant qui paraît à peine avoir atteint son troisième lustre ? — Première erreur : Herminie a dix-neuf ans au moins ; c’est l’élève, la compagne, l’amie d’Adorine, et déjà son émule. Celle-ci ayant formé le projet d’établir Herminie, qui n’avait pour toute fortune que sa jolie figure, crut devoir écarter pour un temps de sa jeune compagne le cortége des Amours, qui ne manque jamais d’effaroucher l’Hymen. Le publicain Bonnard, un contrat de mariage dans une main et deux cent mille écus dans l’autre, avait obtenu l’aveu d’Adorine et le consentement d’Herminie. La célébration du mariage était remise à huit jours, et le Turcaret remplissait cet intervalle par des fêtes, où son opulence brillait toujours aux dépens de son goût. Sa mauvaise étoile voulut que Préval, le plus joli danseur de Paris, se trouvât à un bal que donnait le futur, quatre jours avant la cérémonie qui devait lui assurer, sinon la possession, du moins la jouissance de cette charmante fille. Personne ne valse comme Préval. Il fit tant valser Herminie, qu’il lui tourna la tête, et qu’Adorine, qui connaît l’empire des caprices, en vint à craindre que la petite n’attendît pas au cinquième jour pour faire quelque folie dont les suites pouvaient éloigner l’épouseur ; en conséquence, elle s’empressa de se mettre en tiers dans cette intrigue. « Mon enfant, dit-elle à Herminie en la tirant à part, je me suis aperçue que Préval n’a pas perdu ses pas auprès de toi, et qu’il vise à t’en faire faire un de clerc. Tu connais mes principes : concilier le plaisir et l’intérêt.

Voyons, de quoi s’agit-il ? où en êtes-vous ? — Bonne amie, faut-il te parler vrai ? j’aime Préval à l’adoration, et il m’a fait promettre que le Bonnard n’en aurait pas les gants. — Eh bien ! il faut tenir parole, mais ne pas se compromettre comme des enfants. Laisse-moi conduire cette affaire, et je te livre ton amant le jour même de ton mariage ! » Veux-tu savoir maintenant comment ces dames s’y prirent ? Le jour des dupes arrivé, Herminie, jouant les scrupules, fit entendre à son prétendu que les cérémonies religieuses pouvaient seules, à ses yeux, donner à l’engagement qu’elle allait contracter, le caractère auguste dont elle ne le croyait pas revêtu par la simple formalité qu’exigeait le nouvel ordre des choses. Le bon Bonnard ne s’opposa pas à ce que sa future prit le ciel à témoin de la fidélité qu’elle allait lui jurer ; en conséquence, on fit venir le soir au logis d’Adorine un révérend père récollet, ancien directeur de ces dames, du moins à ce qu’elles disaient, et l’on procéda aux cérémonies exigées par l’Église. Le saint homme observa qu’il était indispensable que les futurs conjoints approchassent du tribunal de la pénitence avant de recevoir le sacrement de mariage. Bonnard s’en défendit avec malice, observant qu’il était d’usage que les femmes fissent pénitence avant, et les maris après le mariage. Herminie, pour satisfaire à ce pieux devoir, s’enferma une grande heure avec le cénobite, dans un appartement reculé ; ce qui fournit à l’ami Bonnard l’occasion de faire sur la longueur de cette confession d’excellentes plaisanteries dont Adorine s’amusait beaucoup. Enfin Herminie reparut, et l’on voyait dans ses yeux et dans ceux du révérend tant de contrition, tant de béatitude, que Bonnard, tout esprit fort qu’il se dît, en était édifié. Je n’ai pas besoin, j’espère, de te dire que ce récollet n’était autre que Préval, de t’expliquer, et comment il donna presque au même moment à Bonnard tous ses degrés dans l’ordre des maris, et de quelle rime heureuse il embellit son nom.

Avec un bon cœur, reprit Charles quand Arthur eut fini son histoire, peut-on parler avec cette légèreté de la plus noire et de la plus révoltante perfidie ? Sais-tu bien que je ne connais pas de crime au-dessus de cette action que tu nommes une espièglerie, et que les lois devraient punir… — Prends garde, mon ami, dans ta sainte fureur tu vas faire pendre tout Paris… Mais je ne me trompe pas !… ce sont elles ! — Qui donc ? — D’honneur ! les voilà. — Qui donc, encore une fois ? — Tu ne connais pas ces trois femmes qui traversent l’allée, toutes trois un bouquet de roses à la main ? — Si fait ; celle du milieu, c’est Coralie. — Elle-même, la nièce de notre Déidamie, et ses deux compagnes sont Myrrha et Sapho… Parbleu ! elles me font souvenir fort à propos d’une anecdote assez piquante dont elles sont les héroïnes, et que j’ai promis de te raconter dans ma lettre de Melville. Ce récit ne sort pas de mon sujet, et tu l’entendras avec d’autant plus de plaisir, qu’il tient au costume grec, pour lequel tu as une grande vénération. Pour sentir tout le mérite du tableau que je vais te tracer, examine d’abord avec attention les personnages : justement elles vont passer près de nous. Dis-moi, connais-tu quelque chose de plus délicieux que ce groupe, et Boucher voudrait-il d’autres modèles pour peindre les trois Grâces ? Regarde cette jeune Coralie : quinze ans, plus fraîche que la rose du matin. Combien cette tête charmante ne s’embellit-elle pas de sa délicieuse simplicité ! Quelle coiffure l’art oserait-il substituer à ce désordre de mille petites boucles dont la nuance argentée se fond si doucement sur l’ivoire d’un front, siége de la jeunesse et de l’innocence ! Les attraits de Coralie tirent en quelque sorte un nouveau lustre de ceux qui distinguent ses belles compagnes. Que j’aime la taille majestueuse, l’œil noir et brillant, la bouche riante et vermeille de Sapho ! Tu préfères, j’en suis sûr, la voluptueuse langueur, l’œil bleu si tendre, les contours délicats, la nonchalance aimable de Myrrha : chacun son goût ; venons à notre histoire.

« Je me promenais un matin dans le parc de Melville, rêvant aux moyens de mettre à fin mon aventure avec Déidamie, lorsque j’aperçus ces trois mêmes dames enfilant une allée très-sombre à l’extrémité de laquelle se trouvait une espèce de temple chinois. J’avais cru remarquer dans leur démarche quelque chose d’inquiet, de mystérieux : il n’en fallut pas davantage pour piquer ma curiosité. Je les suivis avec précaution, et de charmille en charmille j’arrivai, sans être découvert, tout près du lieu où je les avais vues entrer. Elles en étaient déjà sorties. Je ne pouvais retrouver leurs traces et j’étais prêt à m’éloigner, lorsque je découvris derrière un torse un petit sentier très-étroit : je le suivis en écartant doucement le feuillage, en prêtant l’oreille au moindre bruit. Ce sentier conduisait à une grotte où je ne doutai plus que les trois nymphes ne fussent cachées, lorsque, interrogeant un sable indiscret, j’y découvris la triple empreinte d’un pied féminin. Pour ne point me trahir, je quittai le chemin pour suivre le cours d’un ruisseau qui me conduisit sur un amas de rochers, à travers lesquels il s’introduisait dans la grotte. Il n’y avait pas moyen de m’y couler avec lui, mais à force d’essais, je parvins à me faire jour parmi de vieux troncs d’arbres, et à m’établir dans une excavation obscure et commode d’où je découvrais parfaitement l’intérieur de ce réduit solitaire, où le trio charmant m’avait précédé. Tu connais le lieu de la scène ; aussi je te fais grâce d’une description à laquelle ta mémoire peut suppléer. — Ma mémoire ne peut suppléer à rien, car je ne connais point la grotte dont tu parles. — Il faut donc que je t’en donne une idée, car elle est nécessaire à l’intelligence de l’action. Cette grotte est pratiquée dans un roc artificiel où la nature trompée sourit aux ravages du temps : on y parvient à travers des ronces et des débris en passant sous une saillie de rochers hardiment suspendus. L’intérieur de ce mystérieux asile est tapissé de mousse, de lierre et de jasmin. Dans un enfoncement sur la droite, on voit le lit de l’hermite élevé sur des troncs d’arbres et tissu de plantes vivaces artistement enlacées. De l’autre côté, le ruisseau descend avec un murmure aimable, parcourt toutes les sinuosités de la grotte et se perd sous des roches. Vis-à-vis l’entrée un prie-Dieu s’élève sur un autel de mousse. Telle est à peu près la disposition du local, et moi je suis établi dans une espèce d’embrasure, en face du lit de l’hermite. Écoute bien maintenant. « Enfin ! nous voilà sans témoins, sous les yeux seuls de la Nature et de l’Amour, dit Sapho en détachant son chapeau de paille, et rendant le même service à Coralie, qui jetait autour d’elle des regards où se peignaient l’inquiétude et la timidité. Qu’as-tu, petit ange, continua-t-elle ; tu sembles troublée ! Te repentirais-tu d’avoir cédé à nos tendres sollicitations ? — Non, mes bonnes amies, répondit à voix basse la jeune Coralie, mais j’éprouve en ce moment une palpitation dont je ne démêle pas bien la cause. Si ma tante, si quelqu’un allait nous surprendre. — Enfant, reprit Myrrha, tout le monde dort au château ; rassure-toi donc, et ne souffre pas que le plus léger mouvement d’inquiétude empoisonne les instants délicieux que nous allons passer ensemble. » Pendant ce petit dialogue, les trois nymphes avaient pris place sur le lit de verdure ; la plus jeune était au milieu. « J’ai rêvé toute la nuit à toi, reprit Sapho en s’emparant d’une des mains de Coralie et la regardant avec passion ; mais au lieu de me retracer les plaisirs divins que j’ai déjà deux fois goûtés dans tes bras, mes songes ont versé dans mon cœur le poison de la jalousie : l’amour d’un homme avait remplacé dans ton cœur cette passion céleste que nous t’avons fait connaître et qui n’a point d’égale sur la terre. » (Coralie, en lui baisant la main :) « J’espère, bonne amie, que tu n’ajoutes pas foi aux rêves ? — Si fait, aux miens, poursuivit Myrrha, car j’ai rêvé que, réunies toutes trois dans une grotte charmante, nous épuisions dans nos transports la coupe inépuisable des voluptés. Est-ce là un songe ! (En lui donnant un baiser.) — Il ne tient qu’à nous, poursuivit-elle d’un air un peu confus, d’en faire une douce réalité. » Ce mot prononcé, deux baisers pris sur la même bouche commencèrent le prodige. Les deux aînées des Grâces procédèrent ensuite à la toilette de la plus jeune, c’est-à-dire qu’elles s’empressèrent de l’embellir de tous les charmes de la nudité. Coralie, en rougissant, se prête à leurs désirs. Tandis que Sapho dépouille du tissu de soie qui les couvre une jambe d’ivoire, un pied furtif, Myrrha fait tomber un jupon envieux, délace le corset, enlève le fichu, desserre la coulisse qui retient un dernier voile de lin, et mille baisers saluent les attraits que leurs mains découvrent. Quelque feu que ce spectacle allumât dans mes sens, il n’égalait pas l’ardeur de celui dont les deux amies paraissaient embrasées. Faut-il te l’avouer à ma honte ? l’orgueil, l’amour, la nature réclamaient en vain dans mon cœur contre l’outrage qu’ils recevaient en ce lieu. Telle était la force de l’enchantement, que je n’eusse pas changé mon rôle de spectateur contre celui d’acteur dans cette scène, digne des plus beaux jours de la Grèce. Veux-tu, Charles, te faire une idée de la volupté ? Le couple le plus tendre, le plus aimable d’amants ne t’en fournira qu’une image imparfaite. Son triomphe est dans les embrassements des femmes. Les désirs, les caresses, chez les hommes, ont quelque chose d’outrageant, de lourd, qui révolte de sang-froid ; mais trois jeunes beautés, dont les bras, flexibles comme le lierre, s’enlacent avec mollesse, dont les yeux, pleins d’une flamme humide, peignent à la fois le désir satisfait et le désir renaissant, dont chaque attitude trahit une grâce, dont chaque mouvement produit un tableau, dis-moi, n’est-ce pas la volupté ? Coralie parut d’abord inquiète de sa nudité ; mais le sentiment de la pudeur ne peut tenir longtemps contre les douces illusions de l’amour-propre et du plaisir. Chaque partie de son corps devient l’objet d’un éloge, le but d’une caresse. Sapho se précipite sur le frais bouton de sa gorge, Myrrha savoure un long baiser sur sa bouche entr’ouverte, et presse mollement entre ses dents d’ivoire la langue amoureuse qui s’unit à la sienne. Chacune à son tour s’empare du trésor que l’autre abandonne, et Coralie partage enfin le feu qu’elle allume. Ses jeunes mains s’égarent à leur tour, et s’empressent d’écarter les obstacles qu’elles rencontrent. Les vêtements tombent de toutes parts. Nouveau Pâris, je me crois sur le mont Ida, une pomme d’or à la main. Je ne devais compte de mon jugement qu’à moi-même, et je ne pus le porter. On peut faire un choix entre Junon, Pallas et Vénus ; mais entre Coralie, Sapho et Myrrha, qui pourrait en choisir une, risquerait d’en regretter deux. Mes regards enchantés erraient avec une égale ivresse sur les trésors naissants de Coralie, sur les beautés accomplies de Sapho, sur les attraits touchants de Myrrha. L’Amour semble avoir pris plaisir à faire à chacune un lot de beautés particulières qui se prêtent un charme mutuel. Après une ample moisson de baisers, Sapho proposa le jeu que j’entendis nommer pallique. En attendant que tu m’en donnes l’étymologie, je t’en ferai la description. Coralie fut placée à genoux sur le petit autel de gazon ; Sapho, dans la même attitude, au pied de l’autel, ne pouvait atteindre de la bouche qu’à la ceinture de Coralie, tandis que Myrrha, debout à côté, se trouvait, relativement à Coralie, dans la position où cette dernière était par rapport à Sapho. Je n’ai pas besoin, j’espère, de t’indiquer plus clairement le double mérite de cette posture ? Tu dois voir d’ici le lieu, la nature et les instruments du sacrifice. Les soupirs, les articulations demi-formées qui échappaient à Coralie et à Myrrha, les ondulations voluptueuses de leurs mouvements décelaient la violence d’un plaisir auquel Sapho ne prenait qu’une part active.

« À ce premier essai succéda bientôt un exercice plus violent. Chaque nymphe s’arma d’une branche de rosier après en avoir ôté les principales épines ; le signal donné, je fus témoin d’un combat bien plus digne de fixer les regards des habitants de l’Olympe que ceux auxquels ton radoteur d’Homère les fait si souvent assister. Ailleurs la gloire est de battre, ici d’être battu. Myrrha voulut entrer la première en lice. Tandis que Sapho exerçait sa douce furie sur des épaules de neige, sur des touffes de lys, objet d’un culte profane, Coralie portait plus légèrement des coups plus sensibles sur le tissu délicat d’une gorge d’albâtre, et d’une verge vengeresse poursuivait l’Amour jusque dans son réduit le plus secret. Myrrha, semblable à ces courageux Indiens qui défient leurs bourreaux au milieu des supplices, irritait les siens de la parole et du geste, et leur indiquait la place où leurs coups devaient tomber. Ce beau corps, où la nature prodigua les lys d’une main si libérale, se colore insensiblement du plus vif incarnat, ainsi qu’on voit au matin l’horizon argenté se nuancer des couleurs de l’aurore. Coralie prit à son tour la place de Myrrha, et ne se montra pas moins courageuse. Placée par ses compagnes dans vingt attitudes différentes, elle vit, avec une émotion plus vive que pénible, l’albâtre de ses charmes naissants disparaître sous un rideau de pourpre. Un seul endroit, le sanctuaire de l’amour, se dérobait à l’orage, à l’abri des colonnes mobiles qui décorent et ferment son parvis : on en fit à Coralie de tendres reproches, et l’on exigea d’elle qu’elle exposât sans défense le lieu sacré garanti jusqu’alors. L’aimable enfant se soumit à tout : son corps s’inclina vers la terre, et sa courbe voluptueuse produisit sur un nouvel horizon deux astres de dimensions et d’influences différentes, dont l’un, semblable au soleil, brûle, engendre, vivifie, tandis que l’autre, ainsi que l’astre des nuits, n’a qu’une lumière d’emprunt, une chaleur inféconde, et néanmoins s’est fait un parti parmi les astronomes. Cette dernière épreuve, à laquelle se soumit avec une grâce enchanteresse la jeune suppliciée, acheva d’embraser ses sens, et lorsque ses compagnes jugèrent, aux soupirs de la victime, aux frissonnements de son corps, au désordre de ses mains, qui se portaient involontairement sur le foyer de l’incendie, qu’il était temps d’en arrêter les progrès, Sapho se présenta dans l’arène, après avoir exigé que l’on s’armât de branches nouvelles, et sans vouloir qu’on en écartât les épines.

« Quelles couleurs, quel pinceau, quel peintre pourraient espérer de donner à ce tableau l’énergie, la grâce, le mouvement, le désordre divin qui présidèrent à sa composition ? Je ne puis qu’offrir à ton imagination la belle et lascive Sapho, s’agitant avec une espèce de fureur sous les verges de la volupté, s’offrant elle-même, sous mille formes variées, aux atteintes qu’elle provoque : tout son être est en feu ; son corps en a la couleur, et quelques gouttes d’un sang vermeil brillent comme autant de rubis sur ce tapis de pourpre. Mais de quels mots me servir pour te rendre sensible le phénomène dont je fus témoin !

« Tu connais l’histoire de la nymphe Salmacis, son amour pour le bel Hermaphrodite, comment elle le surprit au bain, comme il se défendit, la prière que la nymphe fit à Vénus, et la métamorphose qui s’ensuivit ; eh bien ! Sapho parut alors à peu près dans l’état où se trouva Salmacis après sa prière. Ce prodige n’était nouveau que pour moi ; il excita dans L’assemblée plus de transports que de surprise, et devint le signal de nouvelles entreprises.

« Sapho, usant du privilége du sexe qui s’annonçait en elle, renverse Coralie sur le lit de verdure et se précipite dans ses bras ; Myrrha ne demeure pas spectatrice oisive et désintéressée du bonheur des deux amies, et tandis qu’un de ses doigts officieux, guidé par Sapho, s’insinue dans un gîte étroit, que trop souvent l’Amour lui-même ne dédaigne pas d’habiter, une main de Coralie s’exerce sur Myrrha de la même manière, mais sur des points opposés.

« Il est impossible, Charles, que les embrassements les plus passionnés des amants les plus épris produisent la moitié du délire dont ce trio fortuné m’offrit alors l’image. Avec quelles délices je contemplais ces trois femmes éperdues, confondant leurs baisers, dardant à la fois sur les lèvres les unes des autres le triple aiguillon d’une langue de rose ! Que j’aimais à voir l’orgueil de la gorge de Sapho se briser en quelque sorte contre ces pommes d’ivoire qui s’annoncent avec tant de charmes sur le sein de Coralie, à contempler ses jambes si blanches, si mignonnes, se repliant autour de la ceinture de son ardente adversaire ! Je ne puis voir le caractère délicieux que l’attente du plaisir doit imprimer à la figure angélique de Myrrha qui me tourne le dos, mais je suis, je compte les ondulations de son corps électrisé par le doigt mobile de Coralie, et la partie de ses charmes exposée à ma vue ne me permet pas de regretter celle qu’on me dérobe.

« Je voudrais pouvoir ajouter pour ton édification, et au profit de la vérité du tableau, mille détails charmants que je suis obligé de supprimer, car le jour baisse et m’avertit qu’il est temps de finir un récit que tu as écouté avec plus de plaisir que ta sagesse n’en conviendra. Je te dirai donc en deux mots qu’après avoir terminé son premier exploit avec Coralie, Sapho se couronna d’un nouveau laurier dans les bras de Myrrha, après quoi les trois nymphes se donnèrent un dernier baiser, reprirent leurs vêtements et sortirent de la grotte, en se jurant secret, amour et fidélité inviolables… »