Briard (p. Pl.-140).


LA
GALERIE DES FEMMES

SIXIÈME TABLEAU


DÉIDAMIE
OU
LA FEMME SAVANTE
.....Où donc est la morale
Qui sait si bien régir la partie animale ?
Mol. Femmes savantes.
Pour mieux séduire, apprends à te contraindre ;
L’Amour permet l’art que l’on met à feindre.
Bernard. Art d’aimer.
Arthur Dessenval à Charles D’assicour.
Du château du Désert, mardi matin.

Prépare tes cent louis, mon pauvre Charles, et viens ce soir à ma rencontre, une couronne de myrte à la main. Incrédule, ou plutôt entêté comme tu l’es, tu souris de pitié, tu hausses les épaules ; peu s’en faut que tu ne jettes au feu ma lettre sans la lire. — Doucement, je sais qu’avec des caractères de la trempe du tien, les raisonnements sont perdus ; il leur faut des preuves. Eh bien ! va pour des preuves. Ouvre avec précaution cette lettre volumineuse ; entre le cinquième et le sixième feuillet, tu trouveras un petit papier ployé en forme de cœur ; baise-le religieusement, et avant de scruter le mystère féminin qu’il renferme, prends lecture du billet à vignettes, auquel il tient par une épingle. Vois ensuite ce que contient le petit papier ; mais n’oublie pas de te mettre en même temps à portée d’un fauteuil, pour t’évanouir plus à ton aise. Je te vois d’ici. Tu as peine à en croire tes yeux. Tu compares les écritures, les couleurs ; tu cherches à douter, la conviction t’étouffe, et tu te soulages par les transports de la plus comique fureur. Je te laisse exhaler ta bile, et je commence ensuite le récit que je te dois par ces mots de César :

Veni, vidi, vici.

Afin de mettre une espèce d’ordre dans ma narration, et qu’elle puisse être de quelque intérêt, si l’envie nous prend quelque jour de la rendre publique, pour l’instruction des Charles présents et à venir, il est bon de te rappeler avec quel enthousiasme d’écolier tu me parlais de ta Déidamie dans tes lettres, pendant ma longue absence et pendant les premiers jours de notre réunion : Ce prodige de science et de talents, cette merveille, dont la beauté n’était que le moindre mérite ; ce phénix féminin, qui de son sexe n’avait que les appas, dont la vertu, fondée sur des bases inébranlables, le mettait à l’abri de toutes les faiblesses, de toutes les séductions. Tu sais avec quelle complaisance je t’écoutai d’abord, comme je me prêtai de bonne grâce à préconiser ton idole. Tant que je crus tes prétentions bornées à former une liaison de plaisir, je me gardai bien d’éveiller mon ami, car je compte pour beaucoup un beau rêve ; mais quand je te vis dupe de ton cœur au point d’offrir ta fortune et ta main à cette beauté ridicule autant qu’insidieuse, dont le caractère impérieux, le pédantisme risible, les vertus d’apparat et les vices réels menaçaient ton bonheur et ta réputation, je crus qu’il ne m’était plus permis de me taire, et mon amitié me donna le courage de t’affliger un moment, pour te sauver du péril où ton aveuglement devait te conduire. Je ne te cachai rien de ce que j’avais appris. Tu éclatas en reproches contre moi, je m’y étais attendu : tu m’accusas de m’être laissé prévenir, et de prendre pour la voix publique les cris de quelques petits-maîtres éconduits par la plus vertueuse des femmes. Je te citai, sur les intrigues de la dame, des faits de notoriété publique ; sur la fausseté de son esprit, sur la valeur de ses prétentions scientifiques ; j’appelai en témoignage les autorités les plus respectables : tu ne voulus rien entendre ; je t’offris de tenter moi-même l’aventure, et de perdre cent louis si, dans un mois au plus tard, je ne produisais à tes yeux les témoins irrécusables d’un commerce matériel avec ta divinité. — Mon pari fut accepté, les conditions couchées par écrit, et je me suis mis en route dimanche dernier pour me rendre à Melville, où l’immortelle tient sa cour. Voici maintenant les détails de ma victoire :

« En cheminant sur mon palefroi, j’arrêtai mon plan de campagne ; et réfléchissant qu’en amour comme en guerre il est souvent utile de s’annoncer avec fracas, je résolus de me faire précéder par une réputation d’emprunt, n’ayant rien à espérer de la mienne ; en conséquence je me détournai de ma route, pour aller relancer dans son désert notre féal Dutilleul ; je le mis discrètement au fait de mon entreprise et de l’espèce de service que j’attendais de lui. Il s’agissait d’une noirceur, il n’était pas homme à se faire prier. Nous convînmes donc précipitamment qu’il se rendrait à Melville, où il passe presque tout son temps ; qu’il annoncerait à la dame du lieu (après s’être assuré que je n’étais connu de personne de la société) qu’un de ses amis sollicite l’honneur de lui être présenté ; que cet ami est un jeune savant d’une réputation déjà fameuse, membre de plusieurs académies, et lié avec tout ce que la France et l’Angleterre ont d’hommes illustres dans les lettres et dans les arts. Dutilleul s’acquitta de la commission avec autant de célérité que de succès, et revint une heure après m’assurer, de la part de Déidamie, que j’étais attendu comme une bonne fortune. La comparaison me parut de bon augure ; mais comme je ne crus pas de ma dignité d’y mettre trop d’empressement, que j’étais bien sûr d’avoir du temps de reste, et que Dutilleul me fit observer plaisamment que je ferais un plus bel effet aux lumières, nous différâmes ma présentation jusqu’au soir. En attendant, nous nous amusâmes à dîner d’abord, et à réformer ensuite ce que ma toilette pouvait avoir de contrastant avec mon caractère présumé, et surtout avec le goût de la belle, sur qui mon introducteur me donna tous les renseignements dont j’avais besoin. Au lieu du frac élégant que je portais, Dutilleul me fit prendre dans sa garde-robe un habit de drap uni, d’une couleur très-sombre. Il fit disparaître la poudre de mes cheveux, et voulut absolument que je les laissasse flotter en boucles sur mes épaules. Ma toilette achevée, je me regardai au miroir, et je vis avec plaisir que mon nouveau costume ne diminuait rien de mon petit mérite physique, dont je me doutais bien que ma Minerve me tiendrait plus de compte que de toute la philosophie d’Aristote et de tout le sublime de Longin.

« Finalement, le jour approchant de sa fin, nous nous rendons au château. On nous introduit au salon, où la société s’était réunie. Déidamie m’accueille avec ce respect empressé que commandaient mon habit, mon maintien et ma réputation. Il faut être vrai, je la trouvai charmante : sa figure, véritablement grecque par la coupe et la régularité des traits, semblait demander grâce à la critique pour l’affectation d’un costume de même date que son nom. On fut moins indulgent pour moi ; mais je pris d’autant mieux mon parti sur les plaisanteries dont je devins l’objet, que je m’aperçus bientôt que mon accoutrement philosophique ne manquait pas son effet sur celle au jugement de qui j’en voulais passer. Mon début m’attira toute son attention, car je ne lui parlai que d’elle, de la célébrité qu’elle s’était acquise, des progrès infaillibles de la science dans un pays où Minerve empruntait, pour se faire écouter, les traits et les grâces de Vénus, etc., etc. Jamais encens ne porta plus vite à sa tête, et jamais une feinte modestie ne déguisa plus maladroitement le triomphe de l’orgueil. Je te fais grâce des détails de cette soirée et du souper qui la suivit ; tu te doutes bien que j’employai l’un et l’autre à sonder le terrain, à préparer les voies et à disposer mes attaques. Dutilleul me seconda à merveille, et mes progrès étaient déjà tels quand on se leva de table, que je n’eusse pas dès lors accepté cinquante louis de mon pari. Il était une heure lorsque le souper finit, et l’on ne voulut jamais permettre que nous retournassions au désert. Il en fut encore moins question le lendemain, car je me vis forcé de m’engager pour la quinzaine.

Je passe à la première conversation suivie que j’eus avec Déidamie. C’était le soir du second jour que je passais à Melville. La nombreuse compagnie du château s’était divisée en groupes ; les uns, c’est-à-dire, les plus âgés, s’étaient mis au jeu ; d’autres, rangés autour d’un piano, écoutaient une très-jeune et très-jolie personne, qui s’exerçait sur cet instrument avec autant de talent que de grâces ; d’autres enfin étaient descendus au jardin, pour y mettre à profit le plus aimable clair de lune. Déidamie avait refusé de prendre part à ces différents arrangements, et s’était assise près d’une fenêtre. Je m’approchai d’elle sans affectation, et je pris place, à sa prière, sur le même sopha. Après quelques moments d’une conversation insignifiante : « Vous me pardonnerez, me dit-elle, une question qu’aurait dû m’épargner Dutilleul ; mais persuadé comme il l’est qu’on ne peut guère se méprendre à un mérite comme le vôtre, il a négligé de m’apprendre à qui j’ai l’honneur de parler. » — Je n’avais garde, en déclinant mon nom, qu’elle a dû t’entendre prononcer cent fois, de me faire connaître pour ton ami ; je commençai donc par ce premier mensonge : « Je me nomme Dolbreuse, répondis-je sans hésiter, et pourtant je ne suis pas l’homme du siècle. — Ah ! monsieur, ne le soyez jamais, l’homme de ce siècle de frivolité, d’ignorance et de corruption ! (Je vis que j’étais sur la route ; elle continua.) Mais par quel hasard, ou par quel prodige avez-vous échappé si jeune à la contagion générale ? — Je pourrais, madame, vous faire la même demande à bien plus juste titre, et sans doute de tous les phénomènes que le monde moral offre aux yeux de l’observateur philosophe, celui d’une femme jeune, belle, sage et savante, à la fin du xviiie siècle, est le moins vraisemblable, et celui pourtant dont il est moins permis de douter à qui jouit du bonheur de vous connaître. — Mon intention n’était pas de m’attirer un compliment. — Ce n’est pas non plus le nom qu’il faut donner à l’expression franche d’une vérité sentie. Un philosophe anglais a dit avec raison, que l’éloge mérité était une dette, et la flatterie un présent ; je ne sais s’il est vrai que beaucoup de qualités me soient tombées en partage, mais il en est une que je me reconnais, que je publie moi-même, ma franchise. Peut-être attaché-je trop d’importance à cette vertu, si souvent nuisible à qui la possède, dans un monde où tout est fraude, mensonge et perfidie ; mais moi, qui n’ai rien de commun avec mon espèce, qui vis isolé sur la terre, qui ne veux rien des hommes, et n’attends rien des femmes, qui n’ai conséquemment aucun intérêt à déguiser la vérité, je la dis ou me tais. Ma devise est celle du philosophe de Genève, vitam impendere vero. — Sans doute, monsieur, il est de ces âmes d’une trempe particulière, qui se sentent, s’attirent, s’unissent au premier abord, et démontrent en quelque sorte la vérité du système des Androgynes de Platon. Comment expliquer autrement ce que j’éprouve avec vous, au bout de deux jours de connaissance ? Comment justifier cette prédilection que je me sens disposée à vous accorder sur toutes les personnes qui se trouvent ici, et dans le nombre desquelles il en est cependant dont la liaison avec moi date de plusieurs années ? Je sais bon gré à Montagne d’avoir dit quelque part : Il est des personnes qui, dès la première vue, se trouvent si liées, si obligées, que rien dès lors n’est plus cher que l’une à l’autre. Ce rapport singulier, qui tient peut-être autant à nos goûts qu’à nos caractères, me donne le droit d’être indiscrète, en désirant vous connaître plus particulièrement. » Je n’avais pas prévu cette curiosité ; cela ne m’empêcha pas de me tirer assez adroitement de l’histoire, ou plutôt de la fable-impromptu que je lui fabriquai, et dont je ne veux pas grossir cette lettre ; tu verras, par sa réponse, sur quel échafaudage je m’étais grimpé. « Votre confiance est digne de toute la mienne, répondit la dame, lorsque j’eus fini ma narration ; et je ne veux pas être en reste de franchise avec vous : vous haïssez les hommes, vous méprisez les femmes, vous vivez pour vous, et toutes les viles occupations auxquelles s’abandonne le troupeau de l’espèce humaine, sont remplacées dans votre âme par le besoin d’agrandir et d’épurer votre être : si j’ai bien entendu, voilà l’histoire de vos sentiments ; c’est aussi celle des miens : Mon origine est illustre, et si j’attachais quelque prix au préjugé de la naissance, ma vanité trouverait quelques plaisirs à entrer avec vous dans des détails à ce sujet ; mais je parle à un sage. » (Tu penses bien que j’eus toutes les peines du monde à étouffer le rire qui se pressait sur mes lèvres, moi qui sais et qui te prouverai que l’origine illustre de la belle se perd, non pas dans la nuit des temps, mais dans une nuit de plaisir du marquis de T… avec la fille de son intendant). Je tins bon, et elle poursuivit : « Élevée, comme vous, sous les yeux et par les soins d’un père à qui je tenais lieu de tout dans le monde (ceci est, dit-on, vrai au pied de la lettre), mon éducation fut l’objet de tous ses soins, de toutes ses méditations. Mon père (tu vois qu’il est toujours question du père, et de la mère pas un mot ; cela ne te rappelle-t-il pas la fable du mulet se vantant de sa généalogie ?), mon père crut devoir, en ma faveur, s’écarter de la routine ordinaire, et me faire prendre, loin du cercle étroit où se renferme l’éducation des femmes, un essor digne d’un être pensant. Je n’avais que dix-huit ans lorsqu’une maladie cruelle menaçant ses jours, lui fit craindre de me laisser bientôt sans fortune et sans appui. Pour parer à ce double malheur, il me décida, non pas sans difficultés, à épouser le plus ignorant et le plus sot des hommes, qui crut se faire un grand titre auprès de moi de son insipide amour et de sa grande fortune. Je perdis mon père cinq mois après mon mariage, et celui qu’on appelait mon mari ne lui survécut pas une année. Je me promettais bien de n’avoir plus rien de commun avec l’hymen, et je me créai un bonheur suivant mon système. J’ouvris un asile aux talents, au génie ; je consacrai à l’étude presque tous les moments de ma vie, et si je n’ai pas, comme vous, rompu en visière avec la société, c’est que des considérations puissantes, dont il me reste à vous faire part, s’opposent à l’exécution de ce dessein. Je vous ai dit que l’homme qui m’avait obtenue de mon père au tombeau, m’avait laissé une grande fortune, mais je n’ai jamais pu descendre à la bassesse des calculs, aux détails orduriers d’un ménage ; et cette grandeur d’âme, secondant à merveille l’esprit de rapine de mon intendant et de mes gens d’affaire, m’a conduite à craindre de me voir incessamment ruinée. Obligée, pour un moment, de fixer mes yeux sur ma situation, je n’ai trouvé qu’une ressource ; elle est sûre, mais elle est affreuse (c’est ici que j’ai besoin de toute ton attention) : c’est d’acheter une fortune nouvelle au prix de la première, en d’autres mots, de me remarier. — Je vous plains, lui dis-je, d’être encore réduite à ce pénible sacrifice. Mais l’amour prête, cette fois, peut-être quelque charme à la nécessité. — Pouvez-vous croire (écoute bien, je n’ajoute pas un mot) que je puisse jamais prostituer l’amour aux soins mercenaires de l’hymen ? Ce soupçon ne vous sera plus permis, lorsque vous saurez l’idée que je me fais de cette passion sublime. » J’étais pressé de m’instruire, comme tu peux croire. « Ah ! madame, ajoutai-je avec l’air du plus tendre intérêt, avant de vous engager dans un nouveau lien (s’il n’est aucun moyen de vous y soustraire, ce que je vous demanderai la permission d’examiner avec vous à tête reposée), il faut du moins bien connaître l’homme que vous devez rendre une seconde fois dépositaire du plus précieux de vos droits. — « Entre nous, je suis bien tranquille à ce sujet. Celui qui vise à ma main croyant viser à mon cœur, est un jeune homme très-ordinaire à tous égards, mais à qui je dois savoir quelque gré de l’empire prodigieux que j’exerce sur lui : cela n’a pas un sentiment que je n’aie dicté, pas une volonté que je n’aie consentie ; en un mot, c’est une machine organisée par moi, dont je serais contente, si je pouvais trouver du plaisir à faire danser une marionnette : Cependant, il le faut et probablement j’épouserai Dessenval. » (C’est le nom du prétendant.) Il est inutile de te fatiguer de la suite de cette conversation, qui nous conduisit au moment du souper. Il fut délicieux, et prolongé assez avant dans la nuit. Pour briller à mon aise, je fis naître habilement les sujets qui m’étaient familiers ; ma mémoire me servit à souhait ; j’entassai citations sur citations, adages sur adages ; je fis du Rébus, du galimatias, et lorsque je commençais à ne plus m’entendre, mon triomphe fut complet. Déidamie parut s’humilier devant mon savoir,

Son génie étonné trembla devant le mien.

Le lendemain, je me levai de très-bonne heure, et je dirigeai ma promenade vers un endroit du parc où je savais devoir rencontrer la belle. Je méditais, en l’attendant, sur l’attaque de la journée, lorsque je vis à travers les arbres trois femmes qui traversaient une allée très-sombre, parallèle à celle que je suivais, et qui entrèrent dans une espèce de petit temple qui se trouvait à l’extrémité. Un mouvement de curiosité m’entraîna sur leurs pas, et c’est là que mes yeux jouirent d’un spectacle bien nouveau pour moi, et dont je te rendrai compte dans un autre moment. Je m’étais jeté dans un taillis de lilas, pour éviter de me trouver sur le passage des trois Grâces qui venaient de sacrifier à la dixième muse ; et j’allais en sortir, quand j’aperçus dans l’éloignement Déidamie qui s’avançait un livre à la main. Je mis sur-le-champ ma situation à profit ; et prenant mes tablettes, j’y traçai à la hâte ces vers décousus, dont tu saisiras, si tu veux, le motif :

Voyageur imprudent, où me suis-je égaré ?
Seul avec la nature, à moi-même livré,
J’éprouve un mal nouveau, je sens couler mes larmes.
Descendons dans mon cœur........

Prenant ensuite l’attitude de la méditation mélancolique, j’eus grand soin, lorsqu’on fut à portée de m’entendre, de trahir à propos ma retraite par quelques soupirs maladroitement étouffés. Je suis surpris ; je joue l’embarras, l’homme décontenancé ; mon trouble n’échappe pas à celle qui le fait naître, et les tablettes que je veux dérober à ses yeux piquent surtout sa curiosité. Après quelques questions de circonstance : « Je vous ai trouvé, me dit-elle, abîmé dans une rêverie profonde, et je parierais que vous vous occupiez de quelque problème mathématique. Je ne suis pas tout à fait étrangère à la science d’Euclide ; et si vous vouliez me communiquer votre travail, peut-être entreverrais-je la solution qui vous échappe. — Les mathématiques, répondis-je en hésitant, n’avaient aucune part à mes réflexions. — J’entends, vous laissiez au hasard tomber sur vos tablettes la pensée du moment ; c’est de cette manière que Montaigne composa ses Essais. Il n’y a point d’indiscrétion, ajouta-t-elle en avançant la main pour prendre les tablettes. (Je fis quelques façons, mais enfin il fallut se rendre.) Quoi ! des vers ! — J’écris plus fréquemment de cette manière qu’en prose ; il me semble que la pensée acquiert plus de densité, plus d’énergie, quand elle est comprimée entre la rime et la mesure. » Après avoir lu, Déidamie referma lentement les tablettes, parut rêver un moment, et, sans me les rendre, me proposa de lui donner le bras pour achever sa promenade. La beauté des lieux, la douceur de la saison, le spectacle d’un beau matin, furent les nouveaux sujets d’un entretien où la belle déploya toutes les ressources de sa mémoire (qu’elle espérait me faire prendre pour les richesses de son imagination), et qui me conduisit à faire une découverte que je soupçonnais par inspiration ; c’est que la dame parle à tous propos d’un cœur qu’elle n’a pas, et ne dit rien des sens, qu’elle possède. J’eus un moment honte d’accorder les honneurs du blocus à la place que je pouvais emporter d’assaut ; mais réfléchissant aux conditions de notre pari, qui me prescrivait des formes et exigeait des preuves, je résistai à la tentation ; œuvre d’autant plus méritoire, que la jeune pédante, dans l’aimable désordre d’une toilette du matin, était véritablement séduisante.

Après déjeuner, Déidamie me proposa de passer dans son cabinet de physique. Elle savait à peine se servir des instruments les plus connus ; ainsi je n’eus pas de peine à passer pour un aigle à ses yeux, en reproduisant deux ou trois des expériences les plus faciles de Nollet et quelques récréations d’Ozanam. Je n’oubliai pas, à la manière de Fontenelle et d’Algarotti, d’assaisonner le tout d’applications galantes et sentimentales. Je vis encore le moment où nous allions terminer la séance par la leçon de physique expérimentale que donna Pangloss à la dangereuse Paquette, au château de Tondertentronck. Le reste de cette journée se passa en lecture, déclamation, etc.

Après dîner, le temps ne permettant pas de sortir, Déidamie proposa des jeux d’esprit. Dans quelques-uns, la malice de ses compagnes trouva le moyen de s’exercer à ses dépens ; elle riposta, et cette petite guerre d’épigrammes mit plus de vérités au jour que n’aurait pu faire la plus sage conversation. Assez adroit dans ce genre d’escrime, je vins à propos au secours de ma dame, contre laquelle toutes les forces s’étaient réunies, et que je vis prête à succomber. Je parai les coups, je repoussai les traits, et d’assaillis nous devînmes assaillants à notre tour. La reconnaissance chez les femmes se mesure moins sur l’importance que sur la nature du service, et je vis bien que lorsque je le voudrais, la sienne n’aurait plus de bornes.

Pour abréger, je passerai sous silence les cinq jours suivants, qui ne furent guère, à tout prendre, qu’une répétition de celui dont je t’ai rendu compte, et pendant lesquels je fus plus occupé d’arrêter la marche de mes succès que d’en atteindre le terme. Je saute au dénoûment.

Le matin du jour où je ceignis la couronne du vainqueur, Déidamie, avant que je fusse levé, m’avait renvoyé mes tablettes, où j’avais trouvé cette imitation du joli madrigal de Saint-Aulaire :

De vos succès il faut vous prévenir.
Votre muse aujourd’hui devient une déesse ;
On l’appelle Thétis, et malgré la Sagesse,
Vous êtes Apollon, et le jour doit finir.

Rien n’était plus clair, et je pouvais me dispenser de répondre ; mais je n’avais encore que ce monument écrit de l’humanité de l’immortelle, et ce n’était pas assez pour toi. J’écrivis donc pour avoir des détails dont tu ne pusses pas me contester l’objet, et je te renvoie à l’original de la lettre que je reçus en réponse à la mienne, et que j’ai insérée dans ce paquet. Elle ne te laissera, j’espère, rien à désirer : c’est du moins le service qu’elle me rendit. Tu verras, par exemple, qu’on m’y donnait, pour la nuit, un rendez-vous dans la bibliothèque qui communique par une secrète issue avec la chambre à coucher (issue que tu ne connais pas, j’en suis sûr). Il faut te l’avouer de bonne foi, le profond mépris que m’inspirait la femme ridicule et méchante, ne m’empêcha pas d’attendre avec beaucoup d’impatience le moment qui devait mettre entre mes bras la charmante Déidamie.

Enfin, le souper fini, chacun se retira, et personne ne fut surpris de me voir entrer dans la bibliothèque, où l’on savait que je passais souvent une partie de la nuit. Il était minuit environ, Déidamie ne devait paraître qu’après s’être assurée que tout le monde dormait au château. Mon imagination mit le temps à profit, et me suggéra l’idée plaisante de l’exécution de laquelle j’aurai bientôt à te parler. La pendule de la bibliothèque sonnait une heure ; c’était celle du berger. J’avais mes instructions ; à l’aide d’un petit escalier de bois d’acajou, je déplaçai six énormes in-folio de la Théologie du P. Calmet ; et la précipitation que je mettais à mon travail ne m’empêcha pas d’observer qu’ici les œuvres du bénédictin n’étaient pas revêtues de cette couche vénérable de poussière qui les ronge partout ailleurs, et que les volumes étaient usés par les bords : il fallait en conclure qu’on les lisait ou qu’on les déplaçait souvent ; cette dernière supposition me parut la plus vraisemblable. L’officieux fatras écarté, la cloison s’entr’ouvrit, et le petit pied de la belle se fit entrevoir. Je l’aidai de mon mieux à descendre de la région des in-folios, et sans lui laisser le temps de respirer, je me prosternai à ses genoux, où je lui fis une déclaration à laquelle la plupart des témoins reliés qui nous environnaient avaient contribué pour quelque chose. Elle y répondit par ces vers de la muse de Lesbos :

Heureux qui près de toi, qui pour toi seul soupire,
Etc.

Tu pourras juger du charme de ces vers et de l’effet qu’ils produisirent sur moi, en te figurant Déidamie vêtue d’une légère simarre de crêpe bleu de ciel, nouée d’une ceinture de pourpre, le cou et les bras nus, sa belle chevelure emprisonnée dans des bandelettes, et rassemblée avec je ne sais quelle grâce antique sur le sommet de la tête… L’illusion était complète ; elle était Sapho, j’étais Phaon ; je le suis encore, mais ne crains pas pour elle le rocher de Leucate :

« Que diraient de nous, me dit-elle en me faisant asseoir près d’elle sur un siége d’ivoire en forme de chaire curule, tous ces grands hommes dont les écrits sublimes tapissent cette enceinte, s’ils étaient les témoins animés du délire auquel leurs élèves s’abandonnent ? — Permettez, belle Déidamie, répondis-je en passant un de ses bras autour de mon corps et l’enlaçant d’un des miens, permettez que j’ose en ce moment me rendre l’interprète de ces génies immortels, ou plutôt laissons-les s’expliquer eux-mêmes. Platon nous dit que l’amour est une émanation du souffle divin, la récompense des hommes, l’occupation des dieux. Hésiode, dans sa Théogonie, nous peint l’Amour débrouillant le chaos, fécondant la Nature. Lucrèce et Rousseau vous crient : L’amour donne la vie aux élements, la forme à la matière, l’existence à tous les êtres ; il est le lien, le but, l’espoir de tout ce qui respire. Écoutez Saint-Lambert résumant les opinions des sages orientaux ? — Qu’est-ce que le monde ? l’ouvrage d’un dieu bon. Quel hommage exige de nous sa bonté ? Notre plaisir. Quels devoirs nous a-t-il imposés ? Le plaisir des autres. Jouissez donc, voilà la sagesse. Faites jouir, voilà la vertu. Vous citerai-je Horace, Virgile, Aristote, Helvétius ? Tous ont sacrifié à l’Amour, tous ont célébré ses bienfaits, et tous nous disent avec Voltaire, en nous montrant son image :

Qui que tu sois, voici ton maître ;
Il l’est, le fut, ou le doit être.

Pendant que je parlais, mon geste n’était pas moins éloquent que mon discours, et je m’apercevais avec plaisir qu’il accélérait la persuasion. Nous disputâmes quelque temps, et pour dernière réponse à ma docte amie, qui argumentait de son mieux contre l’amour, je le lui prouvai par le fait. « Il faut bien convenir de tout ce que vous voulez, mon ami, reprit-elle en approchant sa belle bouche, et je vois bien que j’ai mal pris mon temps pour disputer contre l’évidence, contre vous et contre mon propre cœur. » Ces derniers mots furent apportés sur mes lèvres, que les siennes pressèrent avec ardeur. « Ah ! quel baiser ! s’écria-t-elle ; c’est ainsi qu’Horace en donnait à Lalagé, Catulle à Lesbie, Julie à Saint-Preux ! » Il fallut, avant de passer outre, épuiser notre érudition commune sur le chapitre des baisers ; commenter ceux de Jean Second, critiquer ceux de Dorat. La discussion m’ennuya d’autant moins que l’exemple, joint au précepte, y répandait tout l’intérêt dont elle est susceptible. Cette matière épuisée, nous procédâmes à l’examen d’une question plus profonde. Je veux bien en convenir avec toi ; cette femme est vraiment un chef-d’œuvre d’académie ; chaque voile que l’on soulève trahit une perfection. Malheureusement, elle perd à la nudité morale tout ce qu’elle gagne à la nudité physique. Je ne pouvais me lasser d’admirer, de comparer, de parcourir des yeux, de la main, de la bouche, la plus belle gorge que les doigts d’un philosophe aient jamais pressée. Un critique sévère, un froid admirateur, un poëte glacé, qui n’a pour rimer à la beauté qu’il idolâtre, que les contours divins de sa gorge d’albâtre, se plaindrait peut-être que le lys ne brille pas ici dans tout son éclat ; mais combien ce léger défaut est-il racheté par l’élégance des proportions, par la volupté des formes, et, plus que tout cela, par le sentiment qui, chez cette femme, a deux organes de la plus délicieuse irritabilité dans le boutonnet vermeil qui fleurit sur son beau sein. Je ne découvris pas en vain cette faculté merveilleuse, et je m’en servis avec assez de succès pour qu’on ne s’opposât pas au brusque envahissement que je méditais. Il est des instants chez les femmes où toutes les précautions s’oublient, où toutes les folies réussissent ; c’est justement celui où se trouvait la belle, et dont je sus profiter pour moissonner quelques épis du champ le plus fécond. (Tu peux maintenant apprécier la valeur du présent que renferme le petit papier ployé en forme de cœur.)

J’avais rempli toutes les conditions énoncées dans notre pari, le dénoûment était à ma disposition ; je voulus qu’il fût neuf dans la forme, ne pouvant l’être au fond.

J’avais amené la tendre Déidamie au point de me faire remarquer le peu d’effet que devait produire la péroraison de notre discours dans la chaire curule où nous étions placés, et ses yeux, se portant vers la niche du théologien, me disaient qu’on pouvait ailleurs trouver un lieu plus commode. « Le lit oiseux, répondis-je, est l’asile des amants vulgaires ; il faut des sophas aux sybarites, des gazons aux bergers ; mais Apollon caressant une Muse, saura se construire un trône digne de tous deux. » En disant cela, je me dégage des bras de ma brûlante amie, et je me mets en devoir de préparer une couche nuptiale d’un genre tout nouveau. Quarante in-folios de l’Encyclopédie, rangés symétriquement, en forment la base et le cadre ; une seconde couche d’auteurs, mous et volumineux, tels que les deux Scudéri, les Calprenède, etc., exhaussent mon premier plan, et j’étends sur le tout force journaux, pamphlets, romans modernes, brochures de tous genres. J’avais d’abord pris un Cyrus broché pour en faire une espèce de traversin ; mais Déidamie m’ayant fait craindre les effets de la vertu narcotique que l’ouvrage exhale, je le remplaçai par la collection des romans de Voltaire. L’autel disposé, j’y plaçai la déesse. Si les désirs ardents dont j’étais dévoré ne me permirent pas alors d’observer tout ce que cette situation avait de comique, je me la retrace en ce moment avec un plaisir que tu dois partager. — Enfin Apollon s’est plongé dans le sein de Thétis ; nous touchons au moment de l’immersion totale. Malheureusement l’excès de vie qui nous tourmente ranime les morts qui nous supportent ; les brochures tombent et se dispersent ; les fondements encyclopédiques se désunissent, tout s’écroule ; mais, étroitement enlacés, inaccessibles à tout autre sentiment qu’à celui dont l’ardeur nous dévore, nous voyons d’un œil indifférent ce bouleversement général, et nous mourons d’amour sous les débris de son autel.

.....Si fractus illabatur orbis,
Impavidum ferient ruinæ.

Revenus de la longue extase où nous restâmes quelques moments plongés, nous nous dégageâmes du milieu des livres sous lesquels nous étions en quelque sorte ensevelis. En réparant le désordre que l’amour avait causé dans la bibliothèque, et rendant chaque volume à son rayon ; j’en vis un dont les feuillets portaient le témoignage indélébile du mystère auquel il avait assisté. Je fus curieux d’en connaître le titre ; c’était un volume de Molière, et par un hasard de la vérité duquel tu pourras t’assurer sur les lieux, il s’était ouvert à la seconde scène du quatrième acte (les Femmes savantes). Voici les vers maculés :

....... Ah ! que les belles âmes
Sont bien loin de brûler de ces terrestres flammes !
Les sens n’ont point de part à toutes leurs ardeurs,
Et ce beau feu ne veut embraser que les cœurs.
Comme une chose indigne, il laisse là le reste ;
C’est un feu pur et net comme le feu céleste.
On ne pousse avec lui que d’honnêtes soupirs,
Et l’on ne penche point vers les sales désirs.
Rien d’impur ne se mêle au but qu’on se propose :
On aime pour aimer, et non pour autre chose.
Ce n’est qu’à l’esprit seul qu’on doit tous les transports,
Et l’ont ne s’aperçoit jamais qu’on ait un corps.

Déidamie, qui se rappela m’avoir vingt fois tenu ce langage, ne trouva pas l’aventure aussi plaisante que moi, et sa confusion, qu’elle déguisait mal, me fit voir qu’au fond elle se rendait justice.

Je finis cette éternelle épître en t’annonçant que j’ai quitté Melville hier matin, sans prendre congé, pour me rendre au Désert, d’où je t’écris ; j’en partirai ce soir, et tu peux m’attendre avant minuit.