Briard (p. Pl.-107).


CINQUIÈME TABLEAU


EULALIE
ou
LA COQUETTE
Fu il vincer sempre mai laudabile causa
Vincasi, o per fortuna, o per ingegno.

.....Contemnite amantes
Sic hodie veniet, si qua negavit heri
.
Prop. Eleg.

Il est une heure ; Eulalie est à sa toilette, à laquelle président quelques-uns de ses innombrables adorateurs. L’un lui note un air de sa composition ; un autre lui lit des vers dont elle est l’héroïne, et qu’elle paraît entendre avec une sorte d’intérêt, en même temps qu’elle sourit à un troisième, qui, d’un mouvement d’épaules, insulte à l’auteur. On annonce Damis ; elle témoigne une surprise mêlée de joie. « Est-ce bien vous, Damis ? dit-elle en se retournant sur sa chaise ; y a-t-il un siècle que je ne vous ai vu ? — Il y a tout juste un mois que je suis privé du plaisir de vous faire ma cour. — Pas davantage ?… À mon compte, un mois d’ennui vaut donc un siècle. — Mais je croyais avoir entendu dire au contraire que jamais vous n’aviez plus assidûment poursuivi les plaisirs. — Dites plutôt que les plaisirs ne m’ont jamais plus cruellement poursuivie. Vous allez trouver la distinction ridicule ; car, apparemment, vous ne revenez pas plus galant qu’à votre ordinaire. — Je suis juste, et ne suis pas galant. — Quand on est juste avec madame, interrompit le petit officier dont on venait d’entendre les vers, on est bien près d’être galant. — Je ne dis pas cela, reprit Damis. — Comment ! mais vous ne savez donc pas, continua Eulalie en déployant sa belle chevelure, que monsieur (en montrant Damis) me trouve mille défauts ? — Je ne vous en connais qu’un seul, poursuivit Damis ; il est vrai que c’est le tronc d’un arbre immense. — Ces messieurs seraient peut-être longtemps à deviner juste ; il est bon de les mettre tout d’un coup au fait : en un mot, vous me croyez coquette. Je vous répondrai comme Phèdre à sa nourrice : C’est toi qui l’as nommé. — Quand cela serait, dit un petit magistrat en jouant avec les cheveux d’Eulalie, le désir de plaire, fût-ce à l’univers entier, n’est-il pas bien excusable avec ce minois-là ? Et pourvu qu’un seul soit aimé, ajouta-t-il d’un ton fatuitement mystérieux, qu’importe que tous soient amoureux ? — Votre pourvu, interrompit Eulalie avec un sourire dédaigneux, ne pourvoit à rien, et je vois bien que je serai forcée de me pourvoir ailleurs, pour me laver du reproche de coquetterie que me fait Damis ; mais avant de me justifier, je voudrais pourtant connaître la mesure de l’accusation portée contre moi ; car, en général, il me semble qu’on l’applique d’une manière assez vague. » Tout en parlant, elle a pris le peigne de la main de son valet de chambre, et feint de vouloir retoucher quelque chose à la partie la plus élevée de sa coiffure, pour avoir occasion d’exposer avec avantage un bras digne, et ce n’est pas peu dire, de tous les éloges qu’on lui prodigue. « Quel dommage ce serait, continue Damis, d’interrompre par la dissonance de mes réflexions le concert de louanges dont on vous enivre ! — N’importe, je veux absolument savoir ce que vous pensez de moi. — Mais si j’en pensais du mal, par hasard ? — Vous ne feriez, je vous jure, en vous expliquant, que justifier mes soupçons. — Vous le voulez ? Eh bien ! je vais répondre à la fois à vos deux questions. Qu’est-ce qu’une coquette ? et que pensez-vous de moi ? » Eulalie jette un regard autour d’elle, qui varie d’expression suivant la personne sur laquelle il s’arrête. « Ce coup d’œil, dit-il, bien expliqué, bien entendu, pourrait tenir lieu de toute autre définition. Traduirai-je son langage ? — Libre à vous de raisonner. — Il a dit à chacun de ces messieurs en particulier, et à tous en même temps : On va parler de moi ; croyez-vous qu’on en puisse dire du mal ? Mais que m’importe après tout le jugement que le monde entier en porte ! c’est du vôtre seul que je fais cas. Si je l’ai bien compris, pour ce qui me regarde, voici comment il s’est exprimé : Voyez de qui vous allez médire ; réfléchissez, Damis, que de toutes les personnes présentes, vous êtes peut-être celle dans la bouche de qui la censure de mon cœur a la plus mauvaise grâce. (Eulalie se pince les lèvres, rougit et part d’un éclat de rire forcé.) Vous m’avez permis d’être sincère. — Même avantageux. Vous me rappelez le Clitandre des Événements imprévus. (Elle chante.) Voilà… ce que m’ont dit ses yeux. — Il y a cependant une différence essentielle à faire entre Clitandre et moi : c’est de l’amour qu’il supposait dans les yeux de Bélise au lieu de l’indifférence qu’il devait y voir, et moi c’est de l’indifférence que je trouve dans les vôtres, au lieu… — Tenez-vous-en, je vous prie, à cette observation ; elle est si juste, si fine, du moins pour ce qui vous concerne personnellement, qu’il n’y a pas moyen de révoquer votre talent en doute. — L’ironie est sanglante ; mais qui s’engage à dire la vérité ne doit pas craindre de déplaire : j’avoue pourtant qu’il faut un grand courage pour s’exposer à ce danger avec vous. — Passons, monsieur, passons. À cet égard, il y a longtemps que vos preuves sont faites. — Je sais donc que j’avais surpris, dans le regard que vous avez laissé tomber sur moi, je ne sais quelle crainte modeste dont tout autre pourrait être dupe ; mais j’ajoute que si votre coup d’œil a menti, pardonnez-moi l’expression, tout le temps qu’il s’est adressé à nous, il a du moins dit vrai en se reposant sur votre miroir. — Pour me faire dire la vérité, vous allez voir que vous me ferez dire quelque sottise. — Rien dont tout le monde ne convienne. En retrouvant votre image dans cette glace, vous vous êtes dit à vous-même : « Il faut avouer qu’il est difficile d’être plus jolie, de réunir plus d’éclat et de fraîcheur ; où trouve-t-on des yeux plus beaux, plus vifs, plus spirituels ? Ce fil d’ébène qui les couronne n’a-t-il pas été tracé de la main même des Grâces ? Ce joli nez n’a-t-il pas l’air d’avoir été retroussé par l’Amour dans un moment d’espiéglerie ? Hébé se peindrait-elle avec une bouche plus fraîche, avec des dents plus égales, plus petites, plus blanches, avec un souris plus aimable ? Jamais plus beau cou porta-t-il une tête plus gracieuse, et jamais plus belle gorge ?… » Mais je suis obligé de convenir qu’ici je commence à mettre mes présomptions à la place de vos certitudes ; et puis je risquerais, en poursuivant, de me faire une seconde querelle avec Olinde, si quelqu’un lui rapportait la suite de cette conversation. — Avec Olinde ?… reprit vivement Eulalie ; mais qu’a de commun cette beauté fade avec les cajoleries que, selon vous, je m’adresse à moi-même ? — Rien du tout, continua Damis ; c’est que le chapitre sur lequel nous en étions, me rappelait une dispute assez vive que j’eus hier au soir avec elle… »

Eulalie en ce moment annonça qu’elle allait s’habiller, et chacun se retira ; Damis se disposait à sortir comme les autres ; Eulalie le rappela : « À propos, Damis, je savais bien que j’avais quelque chose à vous dire. » Il revint sur ses pas, et la suivit dans sa chambre à coucher, où ses femmes l’attendaient ; après les avoir éloignées : « Je suis curieuse, dit-elle en riant, et poussant des siéges auprès du feu ; je veux absolument savoir quel était le sujet de votre dispute avec Olinde. — (Damis, d’un air embarrassé, jouant avec les pincettes.) En vérité, je ne puis vous le dire ; qu’il vous suffise que je n’ajoute pas la moindre foi à ses discours. — Soit, reprit-elle en témoignant quelque impatience ; mais je prétends que vous vous expliquiez, ou… — La réticence est une très-belle figure de réthorique, et cet ou… là vaut au moins le quos ego de Virgile. — Point de persifflage, Damis ; parlez, ou je ne vous revois de ma vie. — Laissez-moi, de grâce, charmante Eulalie, le soin de ménager votre amour-propre, en vous taisant des réflexions malignes qu’à tout prendre la jalousie peut avoir dictées. Olinde est belle ; mais elle trouve en vous une rivale dangereuse : voilà, je n’en doute pas, ce qui lui suggère les prétendues découvertes qu’elle dit avoir faites. — Quelles découvertes ? Parlez donc, monsieur, parlez donc ! — Eh bien ! je vous ferai cette confidence sous le secret ; mais dans un autre moment… (Il tire sa montre.) Voilà trois heures ; je ne suis pas habillé, et je suis attendu à dîner. — Chez Olinde sans doute ? — Il est vrai. — Cette femme a bien des attraits pour vous, il faut l’avouer ! Mais où prenez-vous, s’il vous plaît, qu’elle soit belle, jolie même ? Oh ! que les poëtes ont eu raison de faire l’Amour aveugle ! — Il n’est pas question d’amour entre nous. — Mon Dieu ! trève de discrétion : tout Paris est dans la confidence, et vous ne prétendez pas que je sois sourde, parce que vous n’y voyez goutte. Mais ce n’est pas de cela dont il est question. Damis, vous m’avez quelquefois témoigné de l’attachement ; donnez m’en aujourd’hui une double preuve : satisfaites ma curiosité, et dînez avec moi. — Il me serait bien doux de vous obéir ; mais puisque le secret de ma liaison avec Olinde n’en est pas un pour vous, je ne dois pas vous cacher que la condescendance que vous exigez de moi pourrait amener une rupture que je redoute, d’autant plus que, du caractère que je vous connais, vous vous garderiez bien de m’offrir le dédommagement qu’auprès de toute autre j’aurais droit de réclamer en pareil cas. — Qui sait ? reprit Eulalie, souriant avec embarras. — Le doute a déjà quelque chose d’obligeant, poursuivit Damis d’un air distrait ; mais je n’ai point à me plaindre d’Olinde, et… — Vous me refusez, monsieur ?… — (Après un moment de réflexion :) Je le devrais, sans doute. Cependant si vous me donniez votre parole d’honneur de me garder un secret inviolable sur cette conversation et sur ce dîner… — Ô mon Dieu ! oui, je vous la donne. (Elle sonne, et dit à sa femme de chambre :) Je ne m’habillerai qu’après dîner ; vous ferez mettre deux couverts, et vous direz au suisse que je n’y suis pour personne. — Vous permettrez donc que je renvoie ma voiture, et que je donne un ordre à mon laquais. (Damis sort, et rentre un moment après.) — Olinde vous disait donc hier au soir ? — Mais enfin n’est-il pas ridicule d’exiger que je vous répète des propos de femme en colère ?… Vous le voulez ?… Vers la fin du souper, il fut question de jolies femmes : pouvait-on ne pas parler de vous ? Au risque de me faire une querelle avec Olinde, je rendis justice à vos attraits, et, entre autres choses, il m’arriva de dire qu’il était difficile d’avoir la gorge mieux placée. À ces mots, Olinde et la vaporeuse Bélise partirent d’un grand éclat de rire : je crus en découvrir la cause dans une interprétation maligne, et je m’empressai d’ajouter que d’ailleurs je n’en jugeais que sur les plus simples apparences. « Bélise et moi, nous en sommes sûres, dit Olinde en souriant dédaigneusement, et nous ne sommes surprises que d’une chose, c’est qu’un homme comme vous s’avise de prononcer sur de semblables témoignages. — Il est vrai, reprit Bélise, qu’auparavant il faudrait savoir ce que Damis entend par bien placée ; car il se pourrait qu’il partageât le goût de certaines nations de la côte d’Afrique ; et, dans ce cas, l’épithète serait bien choisie ! » Vous vous imaginez bien que cette mauvaise plaisanterie eut un très-grand succès parmi ces dames. — Et comment me défendîtes-vous ? dit Eulalie en se baissant vers le feu, de manière à cacher l’altération sensible que le dépit imprimait à ses traits, et peut-être aussi afin de permettre à l’œil de Damis de plonger sous un peignoir entr’ouvert, et de donner aux accusés le moyen de se justifier eux-mêmes. — Comment pouvais-je vous défendre ? à des présomptions on ajoutait des faits. — Des faits !… « L’innocent jeune homme, continuait Bélise à mi-voix, n’entend rien au mystère de la résurrection ; il ne s’est pas aperçu de l’élastique échafaudage qui, bon gré malgré, reproduit au jour des appas que la nature condamne à l’obscurité ! » — Quels misérables moyens et quelle lâche calomnie ! — C’est mot pour mot ce que j’ai dit à ces dames ; car enfin comment supposer que la nature, qui soigna si bien chaque trait de votre figure charmante, ait eu pareille distraction lorsqu’il s’agissait de mettre la dernière main à son chef-d’œuvre ?… Mais, après tout, ses caprices ne sont pas sans exemple, et la perfide Olinde employait avec tant d’art l’accent de la vérité, que… — Que vous doutez… — Que je doutais alors ; mais auprès de vous, Eulalie, pareil doute n’est plus permis, et chaque coup-d’œil égaré sur vos charmes porte la conviction dans les sens. — Impertinente Olinde ! il t’en coûterait ton amant, si je consentais jamais à me justifier ! — Je ne prétends pas, belle Eulalie, diminuer la confiance que vous avez dans vos moyens ; mais la justice exige que je rende aux attraits d’Olinde l’hommage qui leur est dû : peu de femmes peuvent à cet égard se vanter d’une plus grande perfection. — (Eulalie le regarde avec finesse.) N’est-il pas vrai, Damis, que vous ne seriez pas fâché de vous établir juge entre nous deux ? et n’entrerait-il pas un peu de calcul dans cette épreuve où vous mettez mon amour-propre ? — Il est assez naturel, répondit Damis de l’air le plus froid du monde, que votre vanité se complaise dans cette idée ; mais, pour vous tranquilliser sur ce point, souffrez que je vous dise que je n’accepterai en cette circonstance l’emploi de Pâris qu’autant qu’il me serait confié par l’Amour, et je vous rends trop de justice pour croire que vous en passiez jamais par cet arbitrage. — Autre accusation… Vous me croyez insensible, ou du moins intéressée à le paraître ; car, à travers votre circonspection, j’entrevois toujours le motif d’Olinde. — Non, belle Eulalie, je n’ai pas besoin, pour concilier tant de beautés et d’indifférence, de chercher des torts à la nature et d’expliquer, comme vos rivales, par un phénomène physique, ce dont la sécheresse du cœur peut après tout rendre compte. — (Eulalie avec emportement.) Damis, avez-vous résolu de me rendre folle ? Que veulent encore dire ces femmes avec leur phénomène physique ? — N’oubliez pas, je vous prie, que c’est vous qui avez sollicité cet entretien. — Je m’en souviens ; mais songez que je veux tout savoir. — Cependant il est de ces idées si difficiles à rendre sensibles… — Fiez-vous à ma pénétration. — La chaleur avec laquelle j’avais pris votre défense devait naturellement exciter la malignité de ces dames : aussi ne s’en tinrent-elles pas à décrier en vous ces formes enchanteresses dont la nature et l’Amour se partagent la possession ; un nouvel éloge de ma part devint le texte d’une satire plus outrageante. — Il est extrêmement adroit (pour ne pas me servir d’une expression plus juste), disais-je à Bélise. » — J’entends… Vous n’osiez pas vous adresser à Olinde. — « Il est extrêmement adroit, disais-je donc à ces dames, lorsque l’on attaque quelqu’un, de mettre son défenseur dans l’impossibilité de garantir un côté, sans exposer l’autre ; car enfin, mesdames, soyez de bonne foi : si vous pouviez reprocher des faiblesses à cette même Eulalie, vous attaqueriez ses charmes avec bien moins d’assurance, dans la crainte d’en parler devant des personnes autorisées à vous démentir. Tout le monde convient qu’elle est coquette ; mais elle est sage du moins. — Oh ! oui, sans doute, elle est sage, interrompit Bélise avec aigreur ; et si ce n’est pas à son corps défendant, c’est du moins à son corps défendu. » Ce mauvais jeu de mots, dont je ne comprenais pas encore le sens, excita des ris convulsifs, à la suite desquels Bélise, qui s’aperçut qu’une explication était nécessaire pour me faire sentir tout le prix de ce qu’elle appelait un bon mot, continua en ces termes : — « Damis a lu son Crébillon ; il se souvient du mauvais tour que des puissances, ennemies de la félicité des amants, jouent au pauvre Tanzaïde et à sa princesse dans le conte de l’Écumoire. — Eh bien ? — Eh bien ! est-ce notre faute, à nous, si la nature a pris sous sa protection immédiate la vertu de votre Eulalie, et si nous ne sommes plus au temps des bons génies qui désenchantaient les pauvres princesses ? — Quoi ! mesdames, vous voudriez insinuer ?… — Que vous le voudriez en vain ! reprit l’impudente Bélise. (L’équivoque fit rougir Olinde.) — Ce que je puis vous assurer, continua la première, c’est qu’Eulalie passe pour être l’écueil vivant contre lequel se brisent ou plutôt s’émoussent tous les traits de l’Amour, voire même les plus déliés ; on ajoute d’ailleurs au principal, certains accessoires bien propres à décourager quiconque serait encore tenté d’en courir l’aventure ! » À cet endroit de son récit, Damis, qui observait soigneusement les impressions diverses que produisaient ses discours, s’aperçut que l’instant approchait où toutes les puissances de l’amour-propre et du dépit féminin allaient concourir à lui livrer sa conquête. Il se pressa de porter les derniers coups. « Maintenant, dit-il avec une expression moins froide, en prenant la main d’Eulalie, il ne me reste plus qu’à vous demander pardon de vous avoir obéi, et d’avoir été dans un tête-à-tête avec vous l’interprète de la calomnie, au lieu d’avoir sollicité la grâce d’en être le juge. » (Eulalie jette un regard sur Damis, pour voir de quel air il prononce ces derniers mots.) Il continue : « Mais je ne puis oublier (les impertinences de Bélise à part) que le premier je rendis hommage à vos charmes naissants ; que deux ans j’adorai vos rigueurs, et que je n’abandonnai l’espoir de vous plaire qu’après m’être bien convaincu de l’inutilité de mes soins. — Mais où puisâtes-vous cette certitude ? — Dans toute votre conduite, dans vos sociétés, dans le système d’indifférence et de coquetterie que je vis se former dans votre tête, de l’aveu de votre cœur. Sûr une fois que vous ne sauriez jamais que plaire, je me fis une loi de ne plus vous aimer, et, pour y réussir plus promptement, je pris des fers de la main d’une femme d’autant plus belle à mes yeux, qu’elle était plus injuste envers vous : j’avais besoin d’amour et de vengeance… Vous savez maintenant mon secret. » Il se fait un moment de silence ; Eulalie le rompt d’une voix timide, et laisse à peine entendre Ces mots : « Si je vous disais le mien !… » Damis souriant : « Si vous cherchiez à me tromper ! » Un nouveau silence. Eulalie paraît agitée, et son trouble naît de l’irrésolution. Puis tout à coup, paraissant céder à l’impression qu’elle reçoit, elle lève tendrement les yeux sur Damis, et va parler, lorsqu’une de ses femmes annonce un laquais d’Olinde, qui vient, de la part de sa maîtresse, inviter Damis à se rendre à l’instant chez elle. « Eh bien ! qu’avez-vous résolu ? dit Eulalie avec l’air de l’inquiétude, lorsque la messagère fut sortie. — C’est à vous de dicter ma réponse, reprit Damis en se levant ; je vous laisse encore une fois maîtresse de mon sort. Je puis refuser, et rompre avec Olinde ; mais c’est à vous de justifier à tous les yeux, et surtout aux miens, l’irrégularité injurieuse de mon procédé. » Eulalie semble encore balancer ; mais intérieurement elle a pris son parti. Incapable d’aimer, elle a cependant eu pour Damis un sentiment de préférence qu’elle a intérêt en ce moment à prendre pour de l’amour. Mais ce motif est faible, comparé au désir de se venger d’une odieuse rivale, à l’idée de lui ravir l’amant qu’elle adore, en le forçant de reconnaître la supériorité de ces mêmes charmes si indignement calomniés ! Damis, placé entre deux amour-propres, le sien et celui de la dame, n’est pourtant la dupe ni de l’un ni de l’autre ; il sait qu’il ne doit son bonheur qu’à son adresse ; mais il feint de s’y méprendre. « Parlez, dit-il en fixant sur Eulalie un regard tendre et séduisant ; irai-je dans les bras d’Olinde oublier vos mépris, ou tomberai-je à vos pieds pour y abjurer ses faveurs ? — J’y mets une seule condition, répondit-elle ; c’est que vous renvoyiez le laquais d’Olinde avec le billet que je vais vous dicter… Mettez-vous à cette table. — Quel empire vous exercez sur moi ! mais du moins… — Écrivez, Damis, ou… — N’achevez pas, je tiens la plume :

« Les rigueurs d’Eulalie m’avaient précipité dans vos bras ; un regard favorable m’en arrache aujourd’hui ; le désespoir m’y ramènera peut-être ; ne m’attendez pas à dîner.

« Damis. »

La lettre écrite, Eulalie s’en empare, la ferme, y met l’adresse, la scelle de son chiffre. Damis, d’un air honteux et affligé : « Quel style ! quel raffinement de cruauté !… Vous allez la faire mourir de douleur. — C’est le moins qu’elle puisse faire pour m’apaiser ! » Elle sonne, et remet elle-même la lettre au laquais d’Olinde. On vient avertir que l’on a servi ; Eulalie présente la main à Damis, et ils vont se mettre à table, où nous nous dispenserons de les suivre. Le dîner fini, et nos amants restés seuls, Damis s’approche d’Eulalie, et réclame l’exécution littérale du traité. L’amant habile, qui ne se dissimule pas qu’auprès d’une coquette le sentiment même est un caprice, et qu’il n’y a aucune conséquence à tirer du moment présent à celui qui doit suivre, se garde bien d’oublier, dans les transports d’une sensibilité déplacée, le grand ressort auquel il doit ses premiers succès. Il emploie de nouveau toutes les séductions de l’amour-propre, parées des grâces de l’amour. Enfin, Eulalie se rend, et ne fait plus valoir contre les empressements du vainqueur que l’inconvénient des lieux, la difficulté d’en imposer à ses femmes, auxquelles ses appartements sont toujours ouverts. Ces obstacles sont bientôt écartés. Damis a tout prévu. Eulalie passera dans son cabinet de toilette, qui n’a d’issue que par sa chambre à coucher, et auquel on ne peut parvenir qu’en s’annonçant d’avance, en traversant un couloir où la marche la plus légère se trahit sur le parquet. Mais dans le cas même où quelque femme de chambre, officieuse à contre-temps, viendrait troubler le tête-à-tête, rien de plus facile que d’en imposer sur le motif qui les réunit dans ce lieu. Eulalie a puisé dans la Nouvelle Héloïse le goût de cette coiffure à la Valaisanne qui plaisait tant à Saint-Preux ; Damis se prête à sa fantaisie, et dirige ses essais. En indiquant le cabinet de toilette, Damis était déterminé par un second motif, puisé dans la connaissance la plus approfondie du cœur féminin. Rien n’est indifférent pour qui sait tout observer. Telle femme résiste avec succès dans le boudoir, qui eût été vaincue sur le gazon ; telle autre, sage dans le calme de sa maison, perd infailliblement la tête au bal. Le prestige de la musique est l’écueil ordinaire de la vertu de Lise ; et sans l’invention des loges grillées, le mari de Paméla ferait encore exception à la règle. On devine maintenant à combien d’observations fines tenait le choix de Damis.

Eulalie s’est laisse conduire, et la voilà dans un fauteuil, en face du miroir mobile de sa toilette. Elle paraît plongée dans une rêverie profonde ; les mouvements de son sein semblent trahir l’émotion de son cœur ; sa main paraît couvrir ses yeux ; mais deux doigts officieusement écartés permettent de consulter la glace sur le mérite de l’attitude. Damis est à ses genoux, et couvre de baisers la jolie main qu’on lui abandonne ; le plus beau bras du monde devient bientôt l’objet d’un nouvel éloge. « Oh ! qu’Olinde, s’écrie-t-il, est loin d’avoir le bras aussi parfait ! » À cette exclamation, le cœur d’Eulalie tressaillit de plaisir, et par un mouvement sur la cause duquel il faut bien se garder de se méprendre, elle porte elle-même la main de Damis sur son sein palpitant. Restera-t-elle immobile sur cet autel de neige ? Ses doigts inquiets interrogent pli par pli la mousseline légère, et pénètrent insensiblement sous le peignoir, où bondit le marbre élastique d’une gorge admirable. L’œil furtivement attaché sur la glace, Eulalie, belle d’orgueil plus que d’amour, lit avec délices sur la figure de son amant la surprise et l’admiration qui s’y peignent. « Sacrilége Bélise, dit-il à demi-voix, quels attraits avez-vous osé calomnier ? — Êtes-vous bien sûr, reprit Eulalie avec toute la complaisance de l’amour-propre satisfait, qu’il n’y a pas là quelque élastique échafaudage ? — Oh ! non, tout est beauté, tout est nature, tout est ivresse !… Mais que mes yeux ajoutent à la conviction de tous mes sens ! » Il dit, et tous les voiles en un moment sont écartés. « L’admiration, continue-t-il, est un sentiment indigne de tant d’appas : c’est de l’adoration qu’ils méritent. Céleste Eulalie ! je déroge à tous mes principes en votre faveur, et je vous pardonne ; que dis-je ? j’approuve cet amour de vous-même que je vous ai si souvent reproché. Jetez les yeux sur cette glace (ils ne s’étaient pas encore portés ailleurs), examinez ce cou, dont l’azur nuance avec tant de grâce l’éblouissante blancheur ; voyez la tête charmante qu’il supporte, et ces yeux où brille pour la première fois le feu du sentiment, et ces lèvres d’un incarnat si vif !… Mais quels transports, quels hommages peuvent suffire à ce chef-d’œuvre de la nature, à cette gorge adorée !… Comme elle s’embellit encore sous mes baisers !… Comme la nuance délicate de ce frais bouton s’anime à leur chaleur féconde ! Oh ! mon Eulalie, si la parure vous met au premier rang des mortelles, chaque voile que l’Amour vous enlève vous place au rang des déesses ! » Cet éloge était une transition adroite pour en venir à de plus grandes témérités que médite le séducteur, et qui, toujours attentif au sein de l’ivresse, ne se dissimule pas qu’il n’a que les égarements de la tête à opposer aux droits de la pudeur. Dans ses premiers essais, il s’est déjà convaincu qu’il chercherait en vain à intéresser les sens à son triomphe : Eulalie n’en a point ; son cœur lui-même reste muet ; mais telle est en revanche la sensibilité de son amour-propre, que cette faculté chez elle est susceptible d’une espèce d’ivresse, et va dans ce moment jusqu’à lui faire soupçonner l’amour. Comment Eulalie résistera-t-elle aux honneurs de l’apothéose, qui doivent être le fruit de sa complaisance ? Elle n’a déjà plus la force de regarder en arrière. Une autre considération la détermine ; les calomnies d’Olinde ne sont encore détruites qu’à moitié, et ne peuvent l’être que par le plus entier abandon. Ces réflexions secondent merveilleusement les rapides attentats de Damis. Il est aux genoux de la jeune déesse : mais sa main, sa coupable main le devance, et les charmes les plus secrets n’ont plus d’asile contre ses témérités. Il voit encore le moment où la pudeur et la raison menacent de dissiper le prestige ; mais il parvient à étouffer la lumière de leur flambeau dans l’épais nuage d’encens qu’il élève autour de l’idole. « Je le touche, s’écrie-t-il, l’écueil divin contre lequel tu prétends, perfide Olinde, que se brisent les traits de l’Amour !… Mais, soyons vrais, belle Eulalie, cette calomnie a du moins l’air d’une médisance. — Comment, Damis ?… — Jugez plutôt vous-même, et mettez-vous à la place de celles qui vous font un reproche qu’elles méritent si peu. À juger par comparaison, ces dames jusqu’ici n’ont pas tout à fait tort : prenons entre elle et vous l’Amour pour arbitre.

Pour une expérience de cette nature, on conçoit qu’un cabinet de toilette n’est pas très-commodément meublé : parler de changer de lieu, c’était risquer de tout perdre ; le passage d’un appartement dans un autre, suffisait pour calmer une imagination froide ; et puis il s’agissait de possession, et non de jouissance. Damis s’achemina donc brusquement à la conclusion d’une aventure qu’il eût délicieusement prolongée en toute autre circonstance. D’un bras nerveux il soulève l’incertaine Eulalie, qu’il place debout en face du miroir magique ; il clôt sa bouche d’un baiser, enlace un bras autour d’elle, et par la plus adroite des surprises il se trouve sur la route du bonheur ; mais cette route, la seule où l’étendue soit un défaut, n’était pour Damis qu’un sentier presque impraticable, où le plus fluet des amours aurait eu peine à passer. Ce fut alors qu’il eut lieu de se féliciter de l’endroit qu’il avait choisi pour soumettre l’impassible Eulalie : sans les ressources onctueuses qu’il trouva sous sa main, il faisait naufrage au port. La pauvre Eulalie, dont la gloire ne pouvait naître que de sa défaite, s’excusait d’un défaut si rare avec une ingénuité charmante, et rejetait sur la disproportion des moyens le tort aimable des localités. Enfin, le triomphe de Damis est complet, et deux grosses larmes qui s’échappent des yeux d’Eulalie ne sont pas les témoins les plus marquants d’une victoire cruelle.

Nous avons atteint le but que nous nous étions proposé. Nous avons filé jusqu’à son dénoûment une scène où le génie de la séduction avait à triompher de celui de la coquetterie. Ce que nous pourrions ajouter sur les réflexions tardives d’Eulalie, sur les reproches secrets qu’elle s’adresse pour avoir fait le plus grand des sacrifices au seul motif d’une vanité puérile, sur la crainte d’avoir été prise pour dupe, que la retraite précipitée de Damis et ses froides excuses paraissaient motiver ; tous ces développements seraient pour la plupart des lecteurs d’un intérêt trop froid : les autres peuvent y suppléer aisément. Nous terminerons en transcrivant la lettre que la triste Eulalie reçut quelques heures après l’aventure du cabinet de toilette.

« Rien n’est plus vrai, belle et tendre Eulalie, que le cœur des femmes a ses terres australes, et vous devez convenir que je possède assez bien la carte de ce pays inconnu. Ce que n’ont pu deux ans d’hommages, de soins assidus, d’efforts pénibles, il est donc vrai qu’une plaisanterie (que ses effets ne me laissent pas le droit d’appeler mauvaise) vient de me le faire obtenir au bout de quelques heures. Après tant de petits mensonges prodigués ce matin à votre service, ne soyons pas ce soir plus avare de vérités à votre profit.

« Il y a quelques jours que, me trouvant à souper chez l’ambassadeur de …, à mon retour de la campagne, une des victimes de l’art perfide que vous avez professé jusqu’à ce jour avec tant de succès, m’intéressa par le récit de vos cruautés envers lui (cruautés n’est pas ici une vaine hyberbole : c’est le mot propre). Il m’apprit ensuite avec quel barbare plaisir vous le mîtes aux prises avec un de ses rivaux, et le sang-froid odieux avec lequel vous apprîtes le succès d’un combat que vous aviez su rendre indispensable, et qui mit en danger la vie de deux personnes. Vous savez maintenant de qui je veux parler. Il ne se borna point à m’apprendre ce qui lui était personnel dans sa liaison avec vous ; il continua le martyrologe de toutes vos victimes pendant mon absence et m’effraya de l’histoire de vos criminelles conquêtes. Vous connaissez sans doute celles des flibustiers ; vous avez entendu dire que ces héros féroces durent leur origine à deux jeunes écoliers languedociens à qui la lecture des cruautés exercées par les Espagnols sur les malheureux Américains fit naître la résolution sublime de s’armer contre les tyrans du nouveau monde : voilà précisément l’effet que produisit sur moi la révélation de vos derniers exploits ; je résolus d’armer contre vous, et je mis d’autant plus de courage dans mon entreprise, qu’elle avait pour but l’intérêt public et particulier. N’allez pas croire cependant que l’amour y entrât pour quelque chose : non, la réflexion et trois mois d’éloignement l’avaient banni de mon cœur. Je ne vous aimais plus, mais je vous désirais encore. Vous savez mes succès, et vous soupçonnez ma vengeance. Voici la capitulation que je propose. Scipion, après avoir vaincu les Carthaginois, leur imposa l’obligation d’abolir le culte homicide qu’ils rendaient à leurs dieux. Je mets un prix semblable à ma victoire : renoncez, sinon à la coquetterie (que je crois nécessaire à votre existence au moins autant que la respiration), du moins à ce qu’il y a de véritablement criminel dans ses succès à cette condition seule, je puis me taire. Damis. »

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE