Briard (p. Pl.-76).


QUATRIÈME TABLEAU


ZULMÉ
OU
LA FEMME VOLUPTUEUSE
Illam, quidquid agit, quoque vestigia movit
Componit furtim, subsequiturque decor.
Tibull. Eleg. 2, lib. 8.
La nature fournit l’étoffe de l’amour ; c’est à l’art
de la broder.
J
Zulmé au chevalier d’Arnance.

« J’irai ce soir incognito voir Armide et le ballet de Psyché, Ma loge sera fermée à tout le monde, si le chevalier d’Arnance ne se compte pour personne. »

Réponse.

« Quelque opinion modeste qu’on ait de soi, il faut bien se compter pour quelque chose lorsqu’on a le bonheur d’être aperçu de vous. J’irai voir Armide et Psyché dans votre loge. »

Il est sept heures ; d’Arnance entre dans la loge de Zulmé. « Ah ! c’est vous, mon cher chevalier ; je commençais à craindre que vous ne vinssiez pas. — En cherchant à m’excuser, je laisserais supposer que je puisse avoir un tort de cette espèce, et j’en aurais alors un véritable. Croyez qu’il n’a pas dépendu de moi d’être ici une heure plus tôt. (Il lui baise la main et s’assied.) — Écoutons, dit-elle, en jetant sur le chevalier un coup d’œil aimable, cet air que Maillard excelle à chanter, et puis je vous dirai quelque chose qui, je crois, ne vous déplaira pas. »

Profitons de ce moment de silence pour faire connaître au lecteur le couple charmant dont nous avons à l’entretenir.

Zulmé, veuve et héritière, à vingt-deux ans, d’un de ces quarante favoris de Plutus dont on aurait dit moins de mal s’ils eussent possédé moins de biens, réunissait tout ce qu’on est convenu d’adorer sur la terre : la fortune, la jeunesse et la beauté. Cependant, je me trompe en un point : elle n’était point belle ; elle était mieux : elle était jolie. Chacun de ses traits, isolé, n’avait rien de remarquable ; l’ensemble en était délicieux. Un peintre à soixante ans s’apercevrait peut-être que ses yeux pourraient être plus grands, son nez plus régulier, sa figure d’un ovale moins arrondi ; mais l’imagination la plus riche voudrait en vain ajouter quelque chose à l’éclat de son teint, à l’expression de son regard, au tour voluptueux de sa bouche, au luxe de sa blonde chevelure. En se demandant compte du charme irrésistible qu’on éprouvait auprès d’elle, on trouvait qu’il était particulièrement l’ouvrage des grâces, mais des grâces que l’on sent, que l’on découvre, et pourtant qu’on ne peut définir. Son moindre geste, le mouvement le plus simple avait en elle un attrait particulier. Elle ne faisait rien comme une autre : une autre le faisait mieux et plaisait moins. Penchait-elle la tête, levait-elle un bras, avançait-elle le pied, on était ému ; il suffisait qu’elle regardât pour qu’on se crût aimé. Son caractère était fait pour sa figure ; il en avait l’irrégularité piquante et la gracieuse originalité. Cette jolie créature s’était fait un système de la volupté (qu’elle définissait assez bien « la fille du plaisir et de la délicatesse, » mais dont elle était elle-même la meilleure définition), et pour devise elle avait pris ce vers de l’Art d’aimer :

Jouir est tout ; les heureux sont les sages.

Dans la poursuite du plaisir, Zulmé n’oubliait rien de ce qui peut le rendre plus vif et plus durable. C’est ainsi qu’elle ménageait avec soin sa réputation, pour avoir toujours ce sacrifice à faire. « L’Amour, disait-elle avec autant de finesse que de vérité, se plaît à mettre Psyché nue, mais il veut la trouver habillée. » Sa tête avait au moins autant de part que son cœur et ses sens dans l’application de sa théorie épicurienne, et l’art d’aimer, pour elle, était surtout l’art de jouir.

Le chevalier d’Arnance était depuis quelque temps épris des charmes de Zulmé ; mais il ignorait que sa passion fût partagée. D’Arnance avait trouvé le secret d’être à la fois bel homme et sans prétentions, Gascon et modeste, timide et militaire. Il avait trente ans : ce n’était plus Adonis, ce n’était pas Hercule, c’était Antinoüs.

L’ariette finie : « Cette musique est vraiment admirable ! s’écria Zulmé en abaissant le grillage de sa loge ; qu’en dites-vous, chevalier ? — Qu’auprès de vous je suis insensible à tout autre plaisir qu’à celui de vous voir. — Vraiment ? — Oh ! vraiment ! — Si vous dites vrai, je vais vous rendre bien heureux. — Belle Zulmé, de quel espoir venez-vous flatter mon cœur ? — De celui que je veux combler. Écoutez-moi, d’Arnance, et croyez-en ma bouche, qui n’a jamais trahi ma pensée. Je ne sais ni feindre un sentiment que je n’éprouve pas, ni dissimuler celui que j’éprouve. J’ai consulté mon cœur, et j’ai lu dans le vôtre : vous m’aimez ; mais, plus modeste encore que sensible, vous avez craint d’en croire mes yeux lorsqu’ils vous ont assuré du plus tendre retour. Je vois votre embarras, continua-t-elle en souriant ; vous voudriez tomber à mes genoux ; mais, grâce à notre position dans la loge, c’est moi qui suis aux vôtres ; et pourquoi pas, si j’ai plus d’amour que d’amour-propre ? — Adorable Zulmé, où trouver des expressions pour vous peindre ma tendresse et ma reconnaissance ? — Dans le silence, reprit-elle en lui mettant la main sur la bouche. Chi puo dir com’ egli ardé è in picciol fuoco. Venons au fait. J’ai balancé quelque temps à vous livrer votre conquête, afin de m’assurer que le vainqueur en était digne, et pour rendre le triomphe aussi complet que la victoire. Encore un mot, et je vous quitte. Je ne reste point au ballet ; je désire que vous y assistiez, qu’on vous y voie même : de mon côté, je vais m’ensevelir dans ma maisonnette du faubourg, et je souperai seule, si vous oubliez de vous y rendre. (Il lui baise passionnément la main.) Conduisez-moi à ma voiture. » Ils descendent ; Zulmé s’élance seule dans son élégant vis-à-vis, et du haut de son char laisse tomber sur d’Arnance un regard caressant dont il sent tout le prix. Le cocher appelle les coursiers de la langue ; ils s’échappent ; le chevalier les suit un moment des yeux, et, tout occupé de son bonheur, rentre dans la salle comme il en a reçu l’ordre. Le charmant ballet de Psyché, que dans tout autre temps il ne peut se lasser de voir, lui semble cette fois d’une longueur mortelle : Vestris est sans légèreté, Laborie sans grâce ; il voit tout avec impatience, tout de travers, ou plutôt il ne voit rien. Enfin la toile se baisse ; il croit toucher au terme de son supplice ; mais l’enfer avait déchaîné contre lui le démon des contrariétés. Ce serait une tâche trop longue et trop pénible de suivre notre pauvre chevalier à travers les obstacles épisodiques qu’il eut à franchir avant d’arriver à son but : il est plus court et plus agréable d’aller l’attendre dans le boudoir de Zulmé.

En entrant dans cet asile, consacré au plus jeune des dieux, tous les sens à la fois conspirent à plonger l’âme dans la plus douce ivresse. Les parfums les plus légers, les plus suaves s’exhalent de toutes parts. Les yeux ravis s’arrêtent sur des corbeilles de fleurs, que de petits amours portent sur leur tête : ces groupes, réfléchis dans les glaces dont le plafond et les murs sont couverts, reproduisent de cent façons ce tableau délicieux, et portent à l’imagination l’image embellie du printemps. Mais par quel autre enchantement ces lieux sont-ils éclairés du jour le plus doux au milieu de la nuit, et sans que l’on découvre aucune lumière artificielle ? Les heures aux angles du boudoir supportent des urnes d’une porcelaine rose, d’où la bougie, emprisonnée, rejette au dehors cette aimable clarté dont s’embellissent les objets et qui caresse doucement la vue.

Tous les arts ont contribué à l’embellissement de ce séjour ; mais c’est à la peinture surtout qu’il doit son plus grand charme, et c’est à l’amour seul que ses pinceaux sont consacrés. Les meubles qui décorent ce lieu de délices attestent l’usage auquel on les destine. On n’y voit aucun siége où l’on puisse être seul. Ici, des ottomanes dont le duvet élastique cède mollement au poids dont on le charge, et s’empresse ensuite d’effacer les traces des plaisirs dont il a été le théâtre ; là, des piles de carreaux dont la volupté seule connaît l’usage. À l’extrémité du boudoir, dans un réduit mystérieux, mille petits amours soutiennent et disposent la draperie d’un pavillon bleu d’azur sous lequel les Grâces supportent d’une main un lit en forme de conque, qu’elles enveloppent de l’autre dans les contours d’une gaze d’argent. Les Plaisirs, personnifiés par leurs divers attributs, occupent l’intérieur du pavillon : les uns s’amusent à disposer des glaces, de manière à diversifier et multiplier les objets ; les autres folâtrent autour des grâces, qu’ils essaient de dépouiller des voiles qui les couvrent encore. À l’entrée extérieure du sanctuaire, le Mystère, un doigt sur la bouche, une main sur les yeux, prescrit la discrétion, et défend la curiosité.

C’est dans ce lieu charmant que l’aimable Zulmé anticipe en imagination sur un bonheur dont l’attente caresse ses sens et ne les tourmente pas. Occupée d’un seul objet, elle se promène à grands pas, s’arrête par intervalle pour écouter : le moindre mouvement qu’elle croit entendre précipite les palpitations de son cœur ; elle reste immobile, le cou tendu, l’œil fixe ; elle craint de respirer, toute sa vie est dans son oreille. Mais cette fois elle ne se trompe pas, quelqu’un se fait entendre dans l’appartement voisin ; le parquet frémit, une porte s’ouvre ! c’est d’Arnance : Laissons-le, aux genoux de Zulmé, lui faire le récit des épreuves auxquelles on a mis sa patience et son amour ; et sans nous amuser à filer des situations ordinaires, transportons-nous au moment où Zulmé, l’œil humide de désir, belle d’espérance et de volupté, se lève de table, et se dérobe à l’amant, qu’un coup d’œil a tranquillisé sur sa fuite.

D’Arnance est rentré dans le boudoir, où pour détendre son âme, fatiguée de l’attente du bonheur, il s’amuse à parcourir les tableaux dont ce lieu charmant est décoré. Mais de quelque côté qu’il jette la vue, tout lui parle du dieu dont il est plein, tout lui retrace les plaisirs qu’il attend et les désirs qu’il éprouve : il n’a rien gagné à sortir de son cœur. Enfin Zulmé reparaît : quel aimable désordre de toilette ! Ce n’est pas d’elle qu’Ovide aurait dit :

.....Gemmis auroque teguntur
Crimina : pars minima est ipsa puella sui.
Sæpe ubi sit quod ames inter tam multa requiras
Decipit hac oculos ægide, dives amor.

Ses cheveux, auparavant tressés en diadême, flottent au hasard sur ses épaules, et mesurent sa taille. Son sein n’est plus emprisonné sous la baleine ; les diamants ne déparent plus son beau cou ; l’art a disparu, et la nature s’est enrichie de ses pertes. Assise dans l’angle d’une ottomane, les yeux baissés, dans le plus voluptueux embarras, elle s’amuse à effeuiller des roses pour avoir où fixer ses regards. Le chevalier, habile dans l’art des ménagements, semble, dans ce premier moment, oublier ses prétentions : et prenant l’accent le plus tendre : « Ma chère Zulmé, dit-il en s’asseyant auprès d’elle, et prenant une de ses mains qu’elle abandonne sans lever les yeux de sur ses roses, éclaircissez un doute qui s’élève dans mon esprit ; dites-moi si mon bonheur n’est pas une illusion, si je ne m’abandonne pas aux séduisants prestiges dont votre image a si souvent embelli mes rêves ? Est-ce bien vous ? est-ce bien moi ?… » Zulmé serre tendrement la main du chevalier ; et le regardant avec l’expression du sentiment : « La réalité a-t-elle donc pour vous si peu de charme, que vous puissiez la confondre avec un vain songe ? — Ma Zulmé, c’est de l’accomplissement de ses vœux les plus chers que l’on doute plus facilement. » Il lui baise la main, et passe un de ses bras autour de sa taille ; elle se penche sur lui, il prend un baiser sur sa joue. — « Eh bien ! êtes-vous enfin rassuré ? — Non, je doute, je douterai toujours ; et, s’il en est ainsi, vous me persuaderez longtemps avant de me convaincre. — J’espère bien y réussir, reprit Zulmé avec un sourire aimable, à condition pourtant que vous ne vous refuserez pas à mes démonstrations. — Comptez sur toute l’attention dont je suis susceptible. — Essayons donc ; mais procédons avec méthode, et négligeons le précepte en faveur de l’exemple : d’abord, qu’avez-vous à répondre à cela ? » Elle approche sa bouche, et le chevalier y imprime le plus long et le plus doux baiser. — « Mille choses : écoutez ma réponse. » Zulmé est à moitié renversée sur les genoux de d’Arnance : sa tête est abandonnée sur un de ses bras, ses cheveux flottent à terre, et son joli visage s’embellit sous les regards de son amant. — « Ma bouche, dit-il, saura punir ces yeux adorés du désordre qu’ils portent dans tous mes sens… Que la vengeance est douce ! — Même à l’objet sur qui elle s’exerce (reprit Zulmé en soulevant ses paupières humides de baisers), et même lorsqu’elle est injuste ; car vous ressemblez à ces tyrans qui punissent dans autrui leurs propres forfaits. Vous vous en prenez à mes yeux de ce qu’ils trahissent le feu que vous allumez dans mon sein. » Pour le commun des amants, un baiser est une chose toute simple, à laquelle on accorde à peine le nom de caresse. Autorisons-nous de l’exemple que nous avons sous les yeux pour détromper ces âmes grossières, et proclamer la prééminence de cette faveur divine, dont l’Amour déroba le secret aux colombes de sa mère.

Les yeux, pour ainsi dire, attachés dans les yeux, les lèvres croisées sur les lèvres, ils trouvent dans un seul baiser une source intarissable de jouissances toujours vives et nouvelles. D’abord leurs bouches s’approchent ; elles ne se touchent pas encore, et déjà l’haleine caressante se joue sur les roses ; elles se joignent, s’assemblent, se pressent ; la plus entière adhésion les unit ; les soupirs se croisent, se confondent ; toute l’existence se concentre sur les lèvres, et l’âme va se perdre au sein de l’objet aimé. Bientôt un organe qui n’est plus celui de la parole, mais le mobile interprète du sentiment, s’insinue avec un doux effort à travers le double corail que la volupté resserre ; il pénètre, s’agite, et l’amour, qui sourit à l’illusion, est quelquefois dupe du prestige. « Ô mon cher chevalier ! s’écrie Zulmé avec un soupir, la félicité des anges est-elle autre chose qu’une éternité de baisers pareils ! » D’Arnance met à profit l’émotion vive qu’il observe et partage : d’une main adroite il dénoue les rubans qui ferment par le haut l’espèce de simarre dont Zulmé est vêtue ; le voile est écarté, et d’Arnance prodigue les baisers et les éloges au plus beau sein dont la nature ait jamais paré la jeunesse. Quelle blancheur éblouissante ! quelle coupe enchanteresse ! que ce bouton est frais ! quelles élégantes proportions dans les contours, dans le volume, dans la distance de ces pommes d’ivoire ! S’il détache un moment ses yeux de ce tableau céleste, il le retrouve autour de lui sous vingt formes différentes ; mais Zulmé, par sa position, jouit plus délicieusement encore de cette ravissante féerie ; elle s’enivre de ses propres charmes, en admirant, de ce côté, ces globes d’albâtre au milieu des trophées de fleurs dont les amours les couronnent. Ici le magique plafond, en renversant les objets, leur donne une intention nouvelle. Ce n’est plus la bouche avide de son amant qui presse sa gorge divine : c’est Zulmé, portée sur l’aile des zéphirs, qui presse de son beau sein les lèvres de l’heureux d’Arnance. Pour ne rien perdre de ce spectacle enchanteur, elle cherche une attitude plus commode ; ses pieds posent sur le sopha, tout son corps porte horizontalement sur les genoux du chevalier, et sa tête trouve un point d’appui sur des coussins. Zulmé se repaît d’illusions, d’Arnance s’enivre de réalités. Tandis qu’une de ses mains s’occupe à écarter tout ce qui peut lui dérober encore quelque partie des trésors de ce sein qu’il idolâtre, l’autre, plus hardie, se hasarde à pénétrer plus bas. Par un mouvement insensible, elle a déjà parcouru la distance du pied au genou ; elle franchit la jarretière, se promène sur un tissu mille fois plus doux que la soie, mille fois plus uni que le satin. Enfin elle approche du terme de ses recherches, et le duvet de l’amour annonce que l’on touche à son nid… « Que fais-tu, cher d’Arnance ? dit à demi-voix Zulmé, arrêtant la main coupable sur le lieu du délit. — Achève, ma douce amie, d’abandonner à ton heureux amant la possession de tes charmes ; laisse-le s’enivrer de toi-même. » Zulmé soupire. Il soulève adroitement la mousseline et le lin, derniers et faibles remparts de la pudeur expirante, et son dernier mouvement découvre et multiplie tout à la fois le plus mystérieux asile de la volupté. Zulmé, par un dernier effort, se hâte d’y porter une main protectrice ; mais le désir audacieux fait tourner contre elle-même les armes de la pudeur : ses jolis doigts, appelés à son secours, deviennent les premiers instruments de sa perte. L’amant habile réclame pour eux l’accès qu’il n’ose encore solliciter pour lui-même, et bientôt, à l’aide de ces ennemis domestiques, il se crée des intelligences dans un poste important, que le plaisir lui livre enfin à discrétion. — Disparaissez, insipide décence, froide retenue, puérile délicatesse ! Accourez, douces fureurs, caprices bizarres, désirs égarés ! C’est à vous maintenant que la volupté confie son pinceau. D’Arnance ne contient qu’à peine les feux dont il est dévoré ; tous ses organes ne suffisent plus à ses transports ; ses yeux, ses mains, sa bouche se portent alternativement, et voudraient se porter ensemble sur cette bouche entr’ouverte, sur ce sein palpitant, sur ce mont embrasé que Vénus voulut honorer de son nom. Il ne peut déjà plus s’arracher à ce lieu de délices ; il y concentre ses baisers, ses soupirs, et l’aiguillon mobile d’une langue voluptueuse en interroge les plus secrets réduits. « D’Arnance ! cher et cruel d’Arnance ! murmure tout bas la délirante Zulmé ; tu brûles mes sens, tu consumes ma vie ! Arrache un moment cette bouche adorée du séjour qu’elle embrase, et viens la fixer sur des lèvres envieuses. »

Tout en parlant une de ses mains, égarée sur son amant, cherche à faire une diversion utile ; mais l’obstacle des situations contrarie ses desseins ; d’Arnance, par un mouvement officieux, et sans rien perdre de ses avantages, en facilite l’exécution, et ouvre un champ nouveau à de nouvelles tentatives. Toutes les barrières s’abaissent à l’envi sous les doigts de Zulmé ; l’Amour, impatient du joug, vole au-devant de sa libératrice, et sourit en voyant son flambeau dans les mains de sa mère. Elle en ressent bientôt les brûlants effets : les jouissances passives ne suffisent plus à ses désirs. Elle prend, à côté de son amant, une attitude plus commode, le presse sous le poids des baisers, et sa bouche de rose se prête pour un moment, à son tour, à la plus ravissante illusion. « Hâtons-nous, ma bien-aimée, s’écrie d’Arnance, en conduisant sur sa route l’Amour qui se fourvoie, de consommer le plus doux sacrifice, ou j’expire sur ton sein dans les transports d’une ivresse anticipée. — Viens, mon doux ami, répond Zulmé en s’élançant elle-même aux bras de son amant ; viens réunir les deux moitiés de nos âmes, et rassembler sur un seul moment de notre existence un siècle entier de bonheur ! » Quelle harmonie de mouvements ! quel ensemble de volonté ! quelle unité d’existence ! La nature et la volupté ont identifié ces deux corps, en établissant entre eux cette communication délicieuse, à l’aide de laquelle la vie de l’un s’écoule, pour ainsi dire, au sein de l’autre. D’Arnance et Zulmé se bercent un moment sur l’abîme des voluptés ; mais en vain l’amante économe cherche-t-elle à prolonger le charme de ce délicieux abandon, en vain essaie-t-elle de résister aux fougueux élans de ses sens embrasés, l’ivresse redouble, les transports augmentent, le torrent des désirs se précipite, et l’âme perd le sentiment du bonheur dans les convulsions de la jouissance.

L’amant a recouvré l’usage de ses facultés, mais Zulmé languit encore pâmée dans ses bras. Qu’elle est belle dans cet état ! Une larme s’échappe de ses yeux fermés à la lumière ; la pâleur du lys s’est répandue sur son visage, sa bouche est entr’ouverte, et son haleine brûlante s’exhale en soupirs silencieux. L’heureux d’Arnance contemple ce tableau divin avec un sentiment mêlé d’orgueil et de tendresse, et renaît aux désirs à la vue de ce beau sein, dont les palpitations trahissent un reste de vie échappé à l’amour. Par les plus douces caresses, il parvient à ranimer sa languissante amie : elle entr’ouvre les yeux, ses bras caressants s’étendent vers son amant, il s’y précipite, et cherche un nouveau triomphe. « Doucement, cher d’Arnance, dit en se relevant Zulmé ; raisonnons un peu nos plaisirs, et ne perdons pas une seconde fois, par une précipitation d’écoliers, mille voluptés de détails dont si peu d’amants connaissent le prix. Par exemple, mon cher chevalier, ne serait-il pas possible d’ajouter aux délices dont nous venons de nous enivrer ? N’as-tu formé aucun vœu pendant que l’amour comblait tous ceux de nos cœurs ? — S’il faut l’avouer, je désirais quelque chose. — Tu désirais ?… — Tu me gronderas peut-être… N’importe. Eh bien ! ma chère Zulmé, je désirais qu’aucun vêtement incommode… — Il est vrai que ces maudits vêtements ont la moitié du plaisir. — Si tu voulais, Zulmé, ils n’en auraient rien. — Je n’oserai jamais. — J’oserai, moi… Commençons par ces bas, qui me dérobent une jambe si fine : que je le baise ce pied mignon !… Ôtons cette robe : ma main tremble en délaçant ce corset… Ah ! cette gorge admirable n’a pas besoin de ce soutien étranger. Quelle est la coupe divine qui servit de moule à cet élastique albâtre ? Quelle rose ne pâlirait pas devant ce bouton si frais ?… Mais ce jupon a beau résister, il faut qu’il tombe. — Mon ami, laisse-moi du moins ce dernier voile, si peu importun. — M’en préserve le ciel ! — Dieu ! me voilà nue !… Non, car tes cheveux voilent encore la moitié de tes charmes. Lève-toi, jette les yeux sur cette glace, ma Zulmé, et dis-moi si rien de plus joli exista jamais dans la nature ! » D’Arnance admire, et ne peut se lasser d’admirer. Il pose son charmant modèle dans mille attitudes différentes : toutes les parties de ce beau corps deviennent successivement la proie de ses baisers ; et comme chaque mouvement lui découvre quelques beautés nouvelles, chaque découverte appelle un hommage nouveau. Zulmé, fière des transports qu’elle fait naître, cède à toutes les prières de son amant, se regarde avec complaisance, et s’enivre à la fois d’amour-propre et d’amour ; mais l’émotion toujours croissante de ses sens l’arrache enfin à cette jouissance contemplative, et la reporte entre les bras de son amant : elle s’empresse alors de lui rendre le service qu’elle vient d’en recevoir, et ce couple fortuné, libre de toutes entraves, s’abandonne à l’amour sous les seuls regards de la nature.

En vain essaierions-nous de peindre les jeux fantasques, les essais pénibles, les ravissantes espiégleries auxquels se livrent nos amants ; il faudrait, pour retracer avec grâce et vérité ce tableau si riant et si mobile, la fertile et brûlante imagination de notre héroïne, et son talent pour se rendre toujours nouvelle. Dans l’impossibilité où nous nous trouvons de suivre ce Protée sous toutes les formes, attachons-nous à le saisir dans sa dernière métamorphose.

Après avoir épuisé, pour ainsi dire, toutes les combinaisons de la volupté, d’Arnance et sa maîtresse, mollement étendus sur des piles de carreaux, se préparaient au dénoûment de cette scène érotique ; tout à coup Zulmé se lève, s’échappe, et court se cacher dans le pavillon des Grâces.

.........Lasciva puella
Fugit.....et se cupit ante videri.

Son amant l’y suit, l’enlève d’un bras nerveux, et se précipite avec elle sur le lit charmant que nous avons décrit. D’Arnance s’attendait à prendre l’ascendant dont se prévaut ordinairement son sexe ; mais cette fois la beauté revendique les droits de la force, et, victime courageuse, ordonne, prépare, exécute elle-même le sacrifice. L’influence magique des miroirs multiplie vainement un triomphe auquel ses sens et son cœur ne prennent qu’un bien faible intérêt. « Chère Zulmé ! s’écrie d’Arnance, ivre à la fois de réalités et d’illusions, de quel ravissant tableau te prive en ce moment le frivole avantage de la supériorité ! Crois-moi, laisse le poste d’honneur, et descends à celui du plaisir. » Elle ne demande pas mieux ; mais comment se résoudre à rompre le charme, à faire succéder, même pour un moment, un vide affreux à cette plénitude de choses qui rit tant à l’amour ? D’Arnance, consulté sur ce point, propose de lever la difficulté au moyen d’une théorie de mouvements à l’aide de laquelle ils viennent à bout d’intervertir l’ordre de leur position relative, sans rien perdre de leurs avantages réciproques.

La nature et l’habitude ayant ainsi recouvré leurs droits, ils s’empressèrent d’en faire hommage au plaisir ; le délire succède insensiblement à l’ivresse, les gémissements aux soupirs, les transports aux caresses ; une agitation convulsive prépare et termine la crise de la jouissance.

Déjà la nuit approchait de sa fin, l’aube commençait à blanchir l’horizon ; la fidèle confidente de Zulmé, plus vigilante qu’Alectrion, vient prévenir nos amants contre la surprise du jour. Zulmé s’arrache avec effort des bras de son amant, et, pour adoucir l’idée de la séparation, arrange le plan d’un nouveau rendez-vous. D’Arnance prend un dernier baiser, s’enveloppe de son manteau, sort furtivement de ce lieu de délices, et court chez lui chercher le repos, dont on peut supposer qu’il avait besoin.