Briard (p. Pl.-50).


TROISIÈME TABLEAU


CORINE
OU
LA FEMME À TEMPÉRAMENT
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.
Racine. Phèdre.
De l’amour le physique seul vaut quelque chose.
La Rochefoucault.

« Savez-vous, mon ami, que votre proposition est on ne peut plus impertinente, et que si votre profession ne justifiait à quelques égards votre procédé, on pourrait vous faire repentir de tant d’audace ! »

Avant de continuer ce dialogue, il est bon d’avertir que les interlocuteurs sont les deux personnages en sous-ordre du tableau précédent, c’est-à-dire Corine, confidente d’Élisa, et Mazet, l’honnête geôlier de la prison d’Alcidor. Il est encore nécessaire de savoir que ce geôlier est un gros garçon, de taille gigantesque, à la barbe brune, aux larges épaules, taillé sur le modèle d’Hercule, et pourvu d’un de ces nez auxquels on pardonne leur excessive longueur, en faveur de la présomption avantageuse qu’on en tire ; que cette Corine en question est une petite brune de vingt ans, d’une figure où respirent la santé et je ne sais quelle surabondance de vie ; d’une taille où la délicatesse voudrait un peu plus d’élégance, mais dont l’embonpoint rit au plaisir. Si nous ajoutons à ces notions préliminaires qu’il est minuit, et que notre geôlier et Corine sont seuls, retirés dans la chambre du premier pendant l’entrevue d’Alcidor et d’Élisa, on pourra, je pense, conjecturer à quelle demande Corine répond d’un ton si ferme, et l’on sera dans le cas de suivre l’entretien. « Je vous demande pardon, mademoiselle, si mon compliment vous a déplu ; mais comme je ne suis pas éloquent, je suis forcé d’être démonstratif. Je vous trouve jolie ; faute d’expressions, je mets en avant des preuves : en amour, l’un vaut bien l’autre. — Mais encore, monsieur, il est une manière de s’y prendre. Je ne suis pas fâchée qu’un galant homme me trouve à son gré ; mais je voudrais qu’il me le dît avec plus de ménagement ; et je ne connais rien dans ma personne qui autorise votre façon d’agir. » Corine avait beau dire, les preuves du geôlier attiraient son attention ; elle les repassait dans sa tête, et voici les réflexions qu’elles lui firent naître. « Ce geôlier est jeune, entreprenant, beau garçon : un hasard, qui sans doute ne se représentera jamais, me condamne à passer deux heures de la nuit seule avec un homme dont la conversation semble être le moindre talent ; si je lui plais, si je peux l’aimer, nous n’avons que deux heures ; il a donc raison de vouloir mettre le temps à profit, et j’aurais tort, moi, de donner à la forme des moments que l’on peut consacrer au fond. » Pendant cet aparte mental, que Mazet expliquait à son avantage, il approchait insensiblement son siége de celui de Corine, qui ne reculait plus le sien. « Eh bien ! ma belle demoiselle, continua-t-il, ne vous rendrez-vous pas à l’évidence de mes raisons ? — Vous allez voir qu’il faudra commencer avec un geôlier par où l’on finit avec un petit-maître.

— C’est qu’un geôlier vaut cent fois mieux peut-être
Qu’un fat en robe ou qu’un froid petit-maître.

— Comment, monsieur Mazet, vous avez lu ? vous citez Voltaire ! Je commence à croire que vous trouvez votre compte à faire la bête. — Vous pourriez y trouver aussi le vôtre ; car je suis véritablement un sot, mais un sot à qui la nature a départi en solidité ce qu’elle lui a refusé en imagination. » Corine sourit, et le geôlier approchait toujours sa chaise. C’est une singulière femme que cette Corine ; avec les principes les plus sages, et la meilleure volonté du monde d’être vertueuse, elle avait à lutter contre des sens si prodigieusement irritables, qu’on était sûr de réussir auprès d’elle en l’attaquant de ce côté : de manière qu’excepté l’amant délicat et sensible, dont l’ardeur se manifeste par des respects et des égards, tout le monde pouvait espérer d’avoir part à ses faveurs. — On voit que l’éloquence du geôlier frappait au but ; nous allons voir comme il y arriva. — Enhardi par un sourire et par certaine rougeur dont se colorait le joli minois de la soubrette, notre Mazet remit en avant cette preuve d’amour sur laquelle il fondait sa victoire. Corine feignit de vouloir fermer les yeux à la raison ; mais le moyen de résister à la vérité qu’on vous fait toucher du bout du doigt ! Force lui fut de s’y rendre. « Allons, mademoiselle, lui dit le tendre geôlier en guidant une main qui résistait bien faiblement, considérez le lieu, le temps, l’exemple que probablement nos maîtres nous donnent, et surtout l’excuse que je vous offre. — Puis-je l’admettre, répondit Corine avec un petit air de confusion où perçait le désir, et ne dois-je pas rougir de ma lâche complaisance ? — Votre première demande est une question de fait à laquelle je me flatte de répondre avec votre consentement ; et quant à votre complaisance, dont je sens tout le prix, je me propose bien d’en abuser pour m’en rendre digne. — Monsieur le geôlier, voilà bien de l’esprit pour un sot ! — Cela n’aura pas de suite, ne craignez rien. — Je crains bien le contraire, et de la manière dont vous entamez le roman… — Quand on n’a que deux heures pour le finir, il faut bien le prendre par la queue. — C’est pourtant bien dur ! — À qui la faute ? » Pendant ce petit dialogue, l’action s’échauffait insensiblement. Corine avait monté au plus haut degré d’exaltation l’imagination matérielle du Mazet, dont le discours nerveux et le geste énergique produisaient sur elle un effet plus sensible encore. Son œil en feu, sa bouche humide et entr’ouverte, les palpitations de sa gorge, de fréquents soupirs, trahissaient le désordre de ses sens. Dans son amoureuse ardeur, elle-même a guidé la main de son amant vers cet antre de feu qu’habite l’essaim des désirs ; mais à peine a-t-il franchi l’épais taillis qui masque l’entrée du volcan, à peine en a-t-il atteint l’ouverture, que la lave brûlante s’échappe de sa source embrasée. Mazet, d’un bras nerveux, soulève alors Corine demi-pâmée, et la porte sur le pied de sa modeste couche.

Lecteurs avides de tableaux hardis, repaissez vos regards luxurieux ; voyez notre héroïne dans cette attitude que Phallus inventa pour violer les Grâces : les pieds touchant à terre, le corps arqué en sens inverse de sa disposition naturelle, de manière à mettre dans la plus voluptueuse évidence l’étroit domaine du plaisir ; voyez ses yeux égarés, ses lèvres que les soupirs dessèchent, et qu’une langue humide rafraîchit sans cesse ; suivez de l’œil l’impétueux Mazet ; voyez-le se précipiter entre ces colonnes d’albâtre, qui se replient sur ses reins élastiques, et promener une bouche ardente sur deux tétons aussi fermes que blancs, tandis que l’impatiente Corine dirige la pompe de l’Amour sur le foyer principal de l’incendie. « Ô Amour ! s’écrie-t-elle en frémissant de volupté, de quelles armes divines as-tu pourvu ton favori !… Je brûle !… je me consume !… Seconde mes efforts, adorable geôlier !… Transports, fureur, jouissance !… où suis-je ?… Mon âme s’écoule… je meurs… hâte-toi de mourir ! »

Plein du dieu qui agite sa maîtresse, mais plus maître de lui, le victorieux Mazet règle ses transports, s’abandonne avec réserve, et s’anéantit avec elle.

Ce premier engagement n’était que le prélude des exploits de nos amoureux athlètes. À peine rendus à la vie, ils volent à de nouvelles victoires. « Je me sens bien coupable, dit Corine en revenant à elle ; mais aussi comment vous résister ? il faudrait une force… — Et une volonté aussi ferme que… — La comparaison ne vient-elle pas un peu tard ? — Soyez-en juge. — Vous êtes un homme charmant, incroyable. — Ménagez les épithètes : vous en aurez besoin, j’espère. » Tout en parlant, il avait soin de regagner ses avantages, et déjà rentrait dans la carrière : un caprice suggéra à Corine l’idée d’envisager la question sous un autre point de vue. Amusons-nous à grouper nos figures dans cette nouvelle attitude.

Notre belle est debout, les mains et la tête appuyées sur le lit ; derrière elle, dans le plus belliqueux appareil, son amant s’occupe à disposer l’autel d’albâtre où doit se consommer ce second sacrifice ; il lève pièce à pièce, range avec le soin le plus luxurieux chacun des voiles qui le couvre : déjà il ne reste plus qu’un simple tissu de lin ; il le soulève d’une main tremblante, et tout son corps frissonne de désirs. — Dieu ! quel spectacle ! Dans quel accès d’ivresse l’Amour s’amusa-t-il à tourner ce bloc d’ivoire ? et dans quelle maligne intention a-t-il séparé cet hémisphère, où sur un trône de lys il veille à la fois sur ses États héréditaires et sur le pays conquis ? Suivons cette route charmante, ouverte entre deux montagnes de neige. Un premier gîte se présente : l’Amour baisse son bandeau sur ses yeux, met le doigt sur sa bouche, et passe en souriant. Une pente plus rapide, une allée plus vaste conduit à son vrai temple : on le reconnaît au bois sacré qui l’entoure, au portique de corail qui le décore. C’est là que Mazet, fidèle au culte d’Adonaé, plein de mépris pour l’hérésie de Baal, vient offrir son légitime encens. Après un moment d’une extatique contemplation, il se courbe sur sa docile victime ; d’une main presse sa belle gorge, et de l’autre interroge d’un doigt mobile cet organe imitateur, source de toute sensibilité. C’est surtout chez Corine qu’il est doué d’un sentiment exquis ! On s’en aperçoit aux légères convulsions qu’éprouvent toutes les parties de son corps. Le cou tendu, les yeux fixes, les dents serrées et les lèvres ouvertes, tous les traits de son visage, tous les muscles de son corps portent l’expression d’un plaisir insupportable par sa violence. Ses jambes chancellent, ses mains s’attachent avec une espèce de fureur aux objets où elles posent, sa croupe d’albâtre est dans la plus violente agitation. Cependant le Mazet poursuit sa marche triomphante ; il touche au but, et d’effort en effort introduit l’amour au plus profond du sanctuaire. Le sacrifice se consomme, et d’abondantes libations coulent sur l’autel.

« Je soutiendrai toujours, dit l’amoureux geôlier en se relevant avec toutes les précautions délicates qu’on pourrait attendre d’un homme de cour en pareilles circonstances, que de toutes les manières, voilà celle de la nature. — De la nature, je ne sais, reprit Corine ; mais, à coup sûr, du plaisir. — Pour moi, je parierais que c’est à l’amour-propre de l’homme qu’il faut attribuer l’usage qui a prévalu : on veut s’éloigner des animaux dans l’exécution, en même temps qu’on désirerait s’en rapprocher par les moyens. — Je crois plutôt que vous devez vous en prendre à la prudence des femmes : elles ont craint une comparaison désavantageuse, et, coûte que coûte, elles ont voulu écarter un compétiteur dangereux. — Je ne vous conçois pas très-bien. — Je vous conçois bien moins, reprit Corine avec un geste d’admiration ; comment, encore !… — Certainement encore… toujours ! — Mais vous êtes intarissable, mon cher geôlier. — L’honneur en est sur vous reversible, ma charmante prisonnière ; mais, allons, prenez place ici, sur mes genoux. — Le moyen, s’il vous plaît, dans l’état où vous voilà ? — Mais il est tout simple, le moyen, et je vois un sourire qui m’annonce que vous le devinez. » Voilà Corine assise. « Quel trône du monde, s’écrie la belle, n’abandonnerais-je pas en faveur de celui que j’occupe ! — Il faut tout dire, ajouta Mazet ; c’est moins le trône que le sceptre qui vous flatte : ne sentez-vous pas la distinction ? — Je sens… »

Corine, après être restée quelques minutes dans un recueillement religieux, fut agréablement surprise, en revenant à elle, de ne pas sentir au fond de son cœur ce vide qui suit immédiatement la jouissance, et de se retrouver au point d’où elle était partie.

« Ma belle enfant, dit alors le geôlier, dont l’attitude moins fière conservait quelque chose d’imposant, ne pourrions-nous pas remettre après souper à continuer la conversation ? » Corine goûta cet avis ; elle aida son amant à dresser un petit couvert, et tous deux se mirent à table. Les mets étaient en petit nombre ; mais le vin ne manquait pas chez un geôlier, comme on peut croire. Le nôtre n’était pas moins bien venu à la cour de Bacchus qu’à celle de Vénus. Il savait boire comme il savait aimer. Pendant le repas, il vint dans l’esprit à Corine, après avoir employé pour son compte un des talents de notre homme, de tirer parti de l’autre pour servir sa maîtresse. Frappée de cette idée, la nouvelle Hébé prodigua le nectar à un autre Hercule, et lui fit bientôt perdre dans les fumées du vin un reste de raison échappé à l’amour. Mazet avait le vin tendre ; il ne se leva de table que pour voler aux champs d’amour avec des armes plus brillantes que jamais. Il assaillit de nouveau son aimable ennemie, qui, ne séparant plus les intérêts de sa maîtresse des siens propres, crut devoir voler au-devant de sa défaite, et seconder des efforts qu’elle ne doutait pas que Morphée ne vînt bientôt interrompre.

Elle se laissa donc porter sur le lit, où le brave Mazet vint s’étendre auprès d’elle, et, toujours avec l’intention de le provoquer au sommeil, se livre sans réserve aux assauts réitérés de cet athlète prodigieux.

Du néant où nos Pygmées amoureux sont tombés aujourd’hui, ils ne manqueraient pas de renvoyer au pays des fables les douze travaux que notre Alcide acheva dans l’espace de quelques heures ; contentons-nous donc de dire qu’après la carrière la plus glorieuse qu’un amant ait fournie depuis l’expédition de l’ambassadeur de Maroc et de la célèbre Longeau, le geôlier s’endormit sur la moisson de pampres et de myrtes qu’il venait de cueillir.

Corine, après avoir joué le rôle d’Armide, se ressouvint de celui de Judith, non qu’elle eût envie de traiter le pauvre Mazet en Holopherne, mais résolue du moins de mettre à profit son sommeil ; en conséquence elle se dégage de ses bras, détache le trousseau de clefs suspendu au chevet du lit, et après avoir réparé à la hâte le désordre de sa toilette, elle vole à la prison d’Alcidor, où nous avons laissé la tendre Élisa, moins inquiète de ne pas voir revenir le geôlier que charmée de partager les fers de son amant. — « Venez, madame ! s’écrie Corine en se précipitant au-devant de sa maîtresse ; j’ai les clefs ; le gardien dort, M. Alcidor peut se sauver avec nous !… » N’essayons pas d’exprimer la surprise, la joie, l’empressement de nos trois personnages et hâtons-nous avec eux de sortir de ce triste séjour.

Voilà nos amants en liberté. Corine, leur ange tutélaire, les conduisit à quelques lieues de Paris, chez une fermière, sa parente, où ils vécurent cachés pendant un an. Sur ces entrefaites, le prince de…, père d’Élisa, étant venu à mourir, cette femme adorable, devenue libre, rentra dans tous ses droits, et disposa de sa fortune et de sa main en faveur de celui que l’amour avait depuis longtemps rendu maître de son cœur et de sa personne.

Les amis de Corine ne seront pas fâchés d’apprendre qu’au moyen du crédit d’Élisa, le bon Mazet fut tiré de la prison où il avait été mis pour avoir mal surveillé la sienne. Alcidor, au grand contentement de Corine, quelques-uns disent à ses sollicitations, lui donna la place de suisse dans son hôtel ; mais chaque fois que la gentille soubrette venait le visiter dans sa loge, il ne manquait pas de lui dire en riant : « Mademoiselle vient-elle encore voler mes clefs ? »