La Galanterie sous la sauvegarde des lois/04
QUATRIÈME BULLETIN ANACRÉONTIQUE
DES QUATRIÈMES VINGT-QUATRE HEURES
PASSÉES AU No 113.
Sept heures trois quarts sonnaient
à la pendule du salon ; assis ou plutôt
étendu dans une bergère, je faisais
seul des réflexions très-philosophiques
sur les bizarreries, les vicissitudes
de la vie humaine, et surtout le
côté ridicule (je ne pouvais me le dissimuler
à moi-même) de ma situation
et de mon rôle dans cette maison,
lorsque madame L***, d’un air enjoué
me tirant de ma profonde rêverie,
s’en moqua d’un ton spirituel, en me disant qu’il fallait vivre un peu pour
soi dans ce monde, sans faire tant de
cas de l’opinion peu indulgente d’autrui.
Venez, venez, me dit-elle, d’un
ton gai et mystérieux ; venez contempler
ma belle Clémentine-Polymnie
dans son boudoir couleur de rose ;
c’est le moment de sa sieste ; car il
faut vous apprendre qu’ayant séjourné
long-temps à Séville elle a conservé
une partie des mœurs espagnoles.
Nous montons le plus doucement possible ;
et madame L***, après avoir
traversé une petite antichambre,
puis, monté un escalier dérobé où je
la suivis pas à pas, nous nous trouvâmes
au dôme d’une petite galerie
faite pour recevoir un orchestre caché,
tel que cela se pratique dans
maintes maisons de grands seigneurs.
Nous étions au niveau d’un lustre fort brillant, surchargé de guirlandes de
roses : ameublement, tapis de pied,
rideaux, barcelonette, car il y en
avait une, vases antiques, tout jusqu’à
un pot de nuit de porcelaine
forme ovale, et orné au fond d’un
Amour lançant une flèche ; tout,
dis-je, était couleur de rose. La déesse
de ce bocage, Clémentine, étendue
mollement dans cette même barcelonette
dont je viens de parler, y
produisait, du point de perspective
où nous étions, madame L*** et moi,
l’effet le plus délectable ; jamais coup
de théâtre à l’Opéra ne causa sur mes
sens un tel étonnement. Polymnie,
le front couronné d’un de ses bras
nus, la main au trône du Plaisir, d’un
œil mouillé des douces larmes de la
volupté, paraissait l’attendre impatiemment.
Une rose artificielle effeuillée, près d’elle, indiquait que la sienne
depuis long-temps avait subi le même
sort… Par le plus léger mouvement
de la respiration, sa barcelonette
suspendue par deux grosses guirlandes
de roses, se mouvait, se balançait
voluptueusement ; deux cassolettes
remplies de parfums, exalant leurs
nuages odoriférans dans toutes les
parties du boudoir, portaient l’enivrement
dans tous les sens, et je ne
pus cacher à madame L*** combien
l’épreuve était forte et même douloureuse.
Saint Antoine, lui dis-je
à voix basse souffrit-il jamais de pareilles
tentations ?… Chut ! chut ! me
dit-elle, nous n’y sommes pas… paix !… paix !…
En ce moment de notre silencieuse pantomime, un léger rideau de gaze rose se place comme par enchantement sur les quinquets, une partie des bougies, et ne laisse plus qu’un demi-jour d’artiste, on ne peut plus propre aux mystères de l’amour !… Quel machiniste a produit ce changement à vue ! ne puis-je m’empêcher de demander à madame L*** ; moi-même, et de ma place, me répondit-elle, par un ressort qui correspond aux quinquets et aux candélabres ; mais, madame ?… chut !… chut !… paix !… paix !… Condamné de nouveau au silence par cette nouvelle Médée, j’attendais si quelques griffons ailés allaient enlever notre divine Clémentine… ; mais son sort devait être bien plus doux : cette belle Angélique, dont le sein palpitait d’impatience et des idées avant-courrières du plaisir, vit bientôt arriver, accourir son médor… Quel fut mon étonnement, ma surprise, lorsque je reconnus dans ce médor, vêtu comme Vestris dans le Jugement de Pâris, le duc de T*** coiffé du bonnet phrygien, revêtu d’un simple pantalon de tricot de soie et d’une légère tunique de mousseline pailletée ; il était vraiment charmant sous ce costume ; comme Pâris il donna bientôt la pomme à sa Vénus, et la sortant de la barcelonette, il la porta dans ses bras sur un lit de repos, où il se plut à admirer ses formes et sa blancheur ; puis il la couvrit d’une gaze rose transparente ; et retardant le dernier degré du délire, par son intérêt pour son délire même, nous vîmes qu’il faisait composer son bonheur à temporiser la défaite de Polymnie… Mais enfin le feu des désirs étant à son comble, le sacrifice se consomma, et le duc même brisa tous les freins que par un raffinement de volupté il avait lui-même mis à ses transports…
Ne me présentez plus de scènes pareilles, dis-je à madame L*** en nous retirant ; je ne suis qu’un simple mortel, et je crains qu’un tel spectacle n’ait dérangé mon cerveau : qui aurait jamais cru que le duc de T*** ?… — Très-souvent, me répondit madame L***, il organise (et c’est souvent lui-même) de pareilles scènes presque toutes théâtrales et qui tiennent de la féerie ; son imagination très-voluptueuse ne s’enflamme que dans des lieux qui tiennent comme de l’enchantement et du surhumain ; quelquefois il se confie à moi pour composer le programme de ses plaisirs secrets, et lui ménager des surprises, comme je l’ai fait en ce moment ; car tout ce que vous avez vu ce soir est de mon invention : dans d’autres occasions il arrange lui-même la partie, sans informer l’une de mes neuf muses, qui doit le seconder, de tout ce qui doit se passer ; de sorte qu’il jouit alors de l’étonnement qu’il cause.
Fatiguée comme je l’étais des émotions violentes que j’avais essuyées, je me retirai dans mon appartement, et ce ne fut que le lendemain soir que je m’occupai du bulletin suivant.