La Galanterie sous la sauvegarde des lois/03

˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜˜

TROISIÈME BULLETIN ANACRÉONTIQUE
DES TROISIÈMES VINGT-QUATRE HEURES
PASSÉES AU No 113.



Visitons, me dit madame L*** après le déjeûner, notre septième muse Célina-Uranie. Nous allâmes en effet la trouver ; son boudoir était un véritable petit parterre de lis : elle est royaliste, m’apprit madame L*** ; tant mieux, répartis-je, je serai là dans mon élément favori ; et malgré, pensai-je, qu’il me serait plus agréable de rencontrer mes propres opinions politiques dans un lieu plus digne d’elles, je n’en sens pas moins une inclination particulière pour la charmante Célina. Cette jeune première, de la physionomie la plus intéressante, était alors gracieusement occupée à broder au tambour une écharpe blanche en fleurs de lis or et soie. Elle la destinait, nous dit-elle, à un beau garde du corps qui était revenu cueillir près d’elle les myrtes de l’amour. Tous les meubles, la tenture, les tableaux, dans cet asile respiraient le plus ardent royalisme par leurs emblêmes ; et l’éclat de blancheur qui régnait partout dans cet appartement, éblouissait les yeux. Surnommons-le, m’écriai-je, le boudoir-vierge, à cause de ses livrées blanches ; et malgré que ce séjour ne fut jamais moins propre à l’enseigne de la virginité, faisons-nous un moment cette douce illusion. Célina-Uranie se formalisa de ma malicieuse remarque, et nous fit observer que la virginité ne consistait pas seulement dans les prémices des sens ; qu’on pouvait obtenir la première initiative des faveurs corporelles d’une femme, sans avoir le consentement et l’aveu du cœur… Je ne me serais pas cependant attendu, dis-je à madame L***, à trouver ici dans une de vos femmes l’expression et le style d’une métaphysique aussi abstraite. Mais M. C***, nous avons de l’esprit et de l’éducation tout comme les autres, me répondit madame L***.

Je remarquai sur un meuble une sphère, des compas, un télescope, une machine électrique, une boussole et un quart de cercle. Voilà bien, dis-je, les attributs d’Uranie. Oui, poursuivit madame L***, Célina est une savantasse ; et combien d’heureux astronomes se sont écriés dans ses bras : Je suis dans les cieux !… Découvrant avec elle la planète de Vénus, passant bientôt sous la ligne, dévorés d’une chaleur brûlante, leurs sens dans une éclipse totale, ils ne retrouvaient la raison et le jugement qu’au périgée du plaisir… Outre ces sciences exactes que Célina possède au suprême dégré, personne mieux qu’elle ne sait se contrefaire ; c’est une Cyrcé, c’est un petit Lovelace femelle sous ce rapport ; Annette-Thalie même en prend souvent des leçons : Ma chère Uranie, dit-elle, portant particulièrement la parole à Célina, donne-nous de suite, comme on dit, un plat de ton métier ; je ne te désignerai aucun rôle pour nous captiver davantage la surprise et l’admiration de monsieur C***. Tiens, ma bonne petite, en lui donnant un baiser sur le front, voilà les clefs de mes commodes, de mon boudoir lilas, et du vestiaire, qu’un Russe fort spirituel a, par parenthèse, surnommé la garde-robe cosmopolite ; dispose de tout ; je ne te prescris aucun costume, aucun déguisement. En t’attendant ici, nous allons nous amuser à parcourir, monsieur C*** et moi, ton manuscrit sur la véritable volupté, et la vie des femmes au sérail d’Ispahan. Célina disparut avec enjouement ; et nous étions, il y avait à peine quelques minutes, à parcourir le manuscrit de notre nymphe-auteur, qu’une charmante lingère, première demoiselle de boutique, ayant une pièce de perkale sous le bras, et d’ailleurs embellie de tout ce que ce genre de toilette comporte, entre et demande à parler à Madame L***, en lui disant que c’était la perkale pour draps de lit d’hiver qu’elle avait demandée ; madame L*** et moi ne pûmes dissimuler un mouvement d’humeur, en nous voyant interrompus dans nos graves fonctions, ou plutôt nos plaisirs… Voyez, dit madame L***, ma femme de charge, au deuxième étage ; ou bien, dites à Rosalie-Psyché, de ma part, d’arranger cette bagatelle avec vous. Je n’ai pas le temps maintenant… — Mais, madame, répartit la charmante ouvrière en linge, je ne connais pas plus votre femme de charge que mademoiselle Rosalie-psyché… — Oh ! bien, je vais bientôt vous dépeindre cette dernière, répondit vivement madame L***. C’est une jeune et jolie fille, grande, d’une taille parfaite, yeux bien fendus, noirs, bouche petite, dents d’émail, épaules d’albâtre, sein de Psyché, jambe de Terpsichore… Vous trouverez tout cela au boudoir Nacarat, deuxième étage… « Pendant cet aimable babil de la part de madame L***, que faisait notre jolie lingère ?… Jetant sa pièce de perkale, elle se pâmait de rire de l’erreur dans laquelle nous nous trouvions à son égard… C’était enfin, pour ne pas faire languir davantage la curiosité de nos lecteurs, Célina-Uranie, elle-même qui, prompte comme l’éclair à se travestir en petite grisette, venait nous duper complétement, nous qui nous piquions, surtout madame L***, d’une pénétration à toute épreuve ; il m’est arrivé quelquefois, nous apprit Célina, de me faire suivre des heures entières sous tes habits, dans les rues de Paris, portant un petit carton à la main, ou bien une douzaine de chemises de batiste dans un des coins de mon grand tablier de taffetas noir ; je poussais la plaisanterie quelquefois jusqu’à me réfugier, d’un air craintif et effrayé, dans la première boutique ouverte, pour éviter la poursuite et les propositions insolentes d’un monsieur qui me disait à voix basse, à chaque coin de rue, « qu’il voulait me faire un sort agréable, me mettre dans mes meubles ; que sa fortune lui permettait de me rendre fort heureuse… » Quelle aimable folie !… s’écria madame L*** ; pour moi, à la vue d’une métamorphose si parfaite, si ingénieuse, je crus voir le diable et toute son infernale magie. — Bah ! ce n’est rien, monsieur C***, interrompit Célina ; venez me voir ce soir aux Variétés, en jeune baron allemand avec son précepteur, je vous défie de me reconnaître ; et sauriez-vous, dis-je à mon tour, charmante Célina, jouer la femme entretenue, placée scandaleusement dans une loge aux Français ?… Je ne m’en ferais aucun mérite, me répondit-elle aussitôt ; puisque je l’ai été pendant quelques années de ma vie par une altesse bavaroise, puis par un général de division ? Quels sont donc, lui demandai-je, les principaux élémens de ce rôle et de ce caractère ?… — Toujours demander et demander encore au payant, me répondit-elle ; feindre un attachement qu’on n’a pas, étudier les faiblesses de la dupe, les aduler, le ruiner en chiffons, et par les frais d’un luxe et d’une ostentation indiscrètes, avoir mille caprices au sein même du plaisir… Ne rien faire comme les autres ; être mijaurée, bégueule à l’excès ; feindre à la fois la jalousie et l’indifférence ; par exemple, s’amuser à égrainer par ton, devant un cercle d’excellences et de grandesses envieuses de vous posséder plus par étiquette que par amour, un peigne enrichi de diamans, faire sauter les pierres avec une petite épingle d’or, et de rire aux éclats d’un rire assez sot, mais qui découvre de belles dents, parce que les pierres précieuses roulent et dansent sur le parquet, puis vont se perdre sous les meubles, exposés à l’infidélité des domestiques ; obliger le tenant de rire aussi, et là-dessus se levant brusquement, rompant en visière à toute cette foule d’adorateurs-prête-fonds, demander, d’un air nonchalant et sans projets, son équipage de ville… Voilà, termina spirituellement Célina, un des traits caractéristiques de la femme entretenue ; ce doit être une parfaite chipie, bien immorale, bien dédaigneuse, bien rouée, bien égoïste, bien capricieuse, et surtout bien dépensière ; croyez, ajouta-t-elle, que tous ces défauts ne sont que superficiels en moi et ne pénètrent pas au fond de mon cœur ; j’ai dû seulement m’en revêtir quelquefois pour plaire aux grands.

C’est à merveille, dis-je à Célina, et feue mademoiselle Contât n’était qu’un faible disciple de Thalie, en comparaison de vos talens. Nous vous rendons les armes, et nous avouons avec plaisir, madame L*** et moi, que nous avons été parfaitement et agréablement trompés sur votre déguisement. Adieu, adieu, ma belle Célina-Uranie, lui dit en la quittant madame L*** ; j’ai besoin d’un beau grand jeune homme, ce soir aux Variétés, loge grillée, de gauche, no 3, huit heures et demie ; sa seigneurie lord Pensel a le goût particulier de voir une jolie femme habillée en homme ; j’ai jeté les yeux sur toi, parce que cette seigneurie est très-riche et très-grande dans ses libéralités ; sois-y seule, et prends l’air un peu fille ; quoiqu’il ne soit plus jeune homme, vis-à-vis de ses courtisans et de son entourage il aime à passer pour un diable, pour un démon qui fait ses farces ; il a enfin quelque chose du ci-devant jeune homme : très-bien, répondit Célina ; l’air un peu roué, n’est-ce pas ? De gros éclats de rire bien dévergondés,… en pleine loge, des folies dites à l’oreille, et si haut, que tout le monde peut les entendre ; et à chaque instant m’adressant au noble lord avec ces inconvenantes apostrophes : qu’il est roué !… l’aimable mauvais sujet !… C’est le petit Fronsac de Londres !… — Parfaitement cela, Célina ; ne te fatigues pas surtout, ma petite ; j’ai besoin, après demain, de ta fraîcheur pour le rôle d’une jeune personne que le malheur, que la nécessité forcent de vendre son dernier bijou aux alliés !… Que de douleurs cuisantes tu dois donc t’apprêter à souffrir pour céder une virginité conservée si long-temps sans tache !…

Adieu, adieu, je te reparlerai de tout cela. Nous quittâmes enfin cette charmante rieuse, pour aller rendre nos curieux hommages à la belle Clémentine-Polymnie, notre huitième muse ; quoique ce ne soit pas la dernière de nos actrices et que nous ayons encore Erato à visiter, je crois vraiment que c’est, comme on dit, le Bouquet que je vous ai réservé ici, me dit madame L*** ; mais il faut absolument, monsieur C***, pour l’intérêt même de nos plaisirs, que nous reculions de quelques heures cet examen ; vous le savez, la nuit propice aux amours, à la galanterie, amène par ses ombres commodes mille événemens qui ne veulent pas souffrir la clarté d’un plein jour… — Je suis entièrement à vos ordres, madame L***, tout ce que vous ferez sera bien, lui répondis-je. Allez donc, me dit-elle, rédiger tout ce que vous venez de voir, et préparez le titre d’un quatrième bulletin ; ce que je fis en inscrivant d’avance mon intitulé suivant, comme une pierre d’attente.