La Galanterie sous la sauvegarde des lois/02

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DEUXIÈME BULLETIN ANACRÉONTIQUE DES
SECONDES VINGT-QUATRE HEURES
PASSÉES AU No 113.



Allons, madame L***, reprenons le cours des récits, comme celui des événemens. Vous m’avez dit quelque part, si je ne me trompe, que vos neuf muses, que je devais toutes connaître bientôt dans les plus grands détails, ne devaient pas être confondues dans ma mémoire, avec les femmes qui sont exposées à la bannalité des passans ; et malgré, comme nous l’avons déjà fait remarquer nous-mêmes, que la charmante Rosalie-Psyché se dépouille souvent des attributs de sa divinité, et que quelquefois, philosophiquement attablée au café des Mille Colonnes avec un brillant Faublas, elle ne laisse pas d’y avaler des lampées de nectar, sous la forme d’un demi-bol de punch (et semblables en cela à quantité de déités du paganisme qui se sont plu à partager les plaisirs des faibles humains, elles paraissent fréquemment sur la terre du palais Royal) ; il n’en est pas moins vrai que c’est une dérogation, une simple exception à la règle : je vous accorde ce point, répartit madame L***. En discourant ainsi, après avoir traversé une enfilade d’appartemens éclairés et meublés somptueusement, nous pénétrâmes à une sorte de petit conservatoire musical : c’est ici, ajouta-t-elle que réside Adèle-Euterpe, notre sixième muse de la musique ; mais sans ouvrir brusquement les portes qui, par parenthèse, offraient à l’œil vingt trophées d’instrumens grecs, nous jugeâmes convenant de nous faire annoncer ; j’avais ma flûte sur moi, et me plaisant à préluder par un brillant point d’orgue, je pensai avec raison que ce serait la manière la plus honnête et la plus analogue de nous faire annoncer à notre fanatique mélomane : nous fûmes reçus avec infiniment de grâce et de politesse par Adèle-Euterpe, qui nous dit les plus jolies choses du monde en gargouillades et en faussets cadencés ; elle n’était pas seule ; un virtuose l’accompagnait : nous prîmes deux sièges en forme de lyre, et un brillant duo de harpe et de cor, que notre visite avait interrompu, fut aussitôt repris ; le jeune artiste en donnait à ravir, Adèle en pinçait à merveille ; extrêmement sensible aux charmes d’une musique dont les accords enchanteurs répandaient dans tous les appartemens voisins des sons et des échos délicieux, je me plus infiniment, je l’avoue, dans cette partie de mes visites domiciliaires. L’appartement d’Adèle-Euterpe, drapé en soieries couleur potiron, répondait en tout aux meubles et au lit de même couleur ; tout y portait les livrées jaunes ; j’en conçus un mauvais augure pour le front de notre Cor… Vous vous trompez, me dit tout bas madame L***, n’ayez point d’inquiétude à cet égard ; l’artiste intéressant que vous voyez ici en parfaite harmonie avec Adèle, n’est pas d’accord sur le point que vous supposez ; ce jeune homme est aux appointemens d’un riche voluptueux, le marquis de Dersay, amateur fou de musique ; c’est le même dont vous avez sans doute entendu parler dans Paris, et qui fit exprès de Varsovie le voyage de Londres pour y aller acheter une harpe aérienne et un harmonica-métallique d’un prix considérable.

Ce virtuose fougueux ne s’enflamme que par des vibrations et des concerts ; le plaisir ne peut agir sur lui que par les agens et les organes des instrumens : en effet, je remarquai que la pendule, enrichie de quantité d’airs fort agréables, le lit même de l’appartement, qui avait la forme d’un vaste clavecin, recelaient dans leur sein nombre de romances choisies ; s’étendait-on sur ce singulier lit harmonieux ;… « y faisait-on le moindre mouvement ?… aussitôt, secondé en mesure par un accompagnement d’instrumens dont tout le jeu était masqué et invisible, vous parcouriez les fastes du plaisir sous les auspices de la plus douce harmonie, et tombant avec elle dans une muette langueur, les sons se mouraient avec vous… » Quelle recherche ! pensai-je ! quelle voluptueuse bizarrerie ! et me sera-t-il possible d’exprimer ici toutes les bigarrures du cœur humain !…

Notre marquis en question, m’apprit madame L***, caché dans la chambre voisine, semblable aux exorcisés, paraît assister aux bassins de Mesmer ; il se démène, il s’agite dans ses extases délirantes… j’en suis sûr, et je l’y ai déjà vu… ; mais pourquoi, poursuivit-elle, nous refuserions-nous le plaisir de contempler ce fou dans le fort de sa démence de mélomanie ??… Effectivement nous étant glissés, avec l’aveu et même avec le conseil d’Adèle, dans un petit cabinet voisin, nous pûmes commodément admirer jusqu’à quel point allaient les fantaisies inintelligibles des hommes ; le marquis Dersay, titillé par l’écho du duo de nos deux musiciens, se pâmait d’aise ; et comme nous eûmes lieu de nous convaincre qu’il approchait d’un terme où le cor devait cesser sa partie pour faire place au propre jeu du marquis, nous nous sauvâmes ainsi que notre virtuose, laissant Adèle former avec notre héros le plus doux concert sur sa couche instrumentale.

C’est assez pour aujourd’hui, m’observa madame L*** ; allez prendre du repos, donnez vos ordres à mes gens, me dit-elle, comme si c’étaient vos propres domestiques, et écrivez d’avance sur votre petit registre velours lilas le titre de nos occupations de demain, c’est-à-dire :