La Galanterie sous la sauvegarde des lois/01

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LA GALANTERIE
SOUS
LA SAUVE-GARDE DES LOIS.


PREMIER BULLETIN ANACRÉONTIQUE DES
PREMIÈRES VINGT-QUATRE HEURES PASSÉES
AU NUMÉRO 113.



C’est très-bien, me dit madame L***, on voit que vous êtes roué,… je veux dire, dans ce genre d’ouvrages, vous êtes donc parfaitement notre fait pour nous venger ; et vos connaissances en sténographie vous faciliteront encore mieux qu’à qui que ce soit, le moyen de recueillir, sans en rien faire perdre aux générations futures, tout ce qui est dialogue, monologue et scènes d’une conversation longue et multipliée entre beaucoup d’interlocuteurs. — Madame, répartis-je, je me ferais fort de saisir et de ne pas perdre un seul mot d’une dispute entre deux rivales, quatre journalistes et cinq romanciers ; jugez de mon habileté à pouvoir captiver, sous mes chiffres hiéroglyphiques, cet océan de paroles !…

Il est bon, avant tout, continua madame L***, de vous faire parcourir d’abord toutes les localités du no 113, car un bon acteur ne doit-il pas connaître géométriquement toutes les trappes, machines, coulisses, dimensions et tremplins de son théâtre ?… venez donc avec moi : madame L***, me précédant, chargée de quelques clefs en acier très-fin, en argent doré d’une facture tout-à-fait neuve à mes yeux, ajouta : il faut commencer par le boudoir nacarat, c’est le réduit délicieux de Rosalie-Psyché, la plus jolie de mes femmes : n’est-il pas juste de rendre nos premiers hommages à la plus belle, à la plus modeste ?… Rosalie, me dit-elle chemin faisant, est d’une bonne famille ; éducation, talens d’agrémens, douceur angélique, beauté de figure, taille parfaite… La nature et le sort paraissent avoir conspiré à qui concourrait le plus à lui prodiguer des avantages ; et si vous la voyez poser, ajouta-t-elle, que deviendraient en vous tout cet échafaudage de morale et vos belles résolutions de sagesse et d’abstinence !… si, Rosalie, dis-je, se présentait à vous,

« Belle sans ornement, dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil »,

vous en seriez ébloui, mon chez rédacteur, c’est un ange de blancheur, de délicatesse et de perfection dans les formes !…

Madame L***, s’arrêtant elle-même dans son chaud panégyrique, posa, en ce moment, le pied sur un piston en façon de ressort, et aussitôt une porte masquée par le tableau d’une peinture fort lascive, par parenthèse, s’ouvrit devant nous… De quels parfums ne fûmes-nous pas enivrés !… c’était la corbeille de Flore qu’on venait de semer sur nos pas ; je vis au même moment un petit élysée d’une forme octogone ; un sofa circulaire recouvert, ainsi que les autres meubles, d’un casimir nacarat, offrait un coup d’œil tout-à-fait somptueux ; de riches franges d’argent, de grosses torsades et des olives chargées de paillettes pendaient à de triples rideaux de mousseline, de soie nacarat et de gaze ; quelques livres galans jetés négligemment sur un fauteuil ; un piano ouvert ; la romance de la Pie voleuse, qu’on paraissait avoir jouée ; une guitare et des paroles espagnoles sur un tabouret ; tels étaient les accessoires de ce lieu enchanteur qui perdaient cependant tout leur attrait devant l’objet charmant qui fixa bientôt exclusivement mon attention. Rosalie-Psyché, négligemment assise sur un côté du canapé circulaire, à notre vue se leva avec grâce : — « Ne vous dérangez pas, Rosalie, ma petite Psyché, lui dit affectueusement madame L***, ce monsieur, en me désignant, est un prince suédois qui veut voir tout ce qu’il y a de beau et de curieux dans la capitale, pour en emporter le souvenir dans sa patrie, et vous le désobligeriez de vous incommoder pour lui… » Je saisis cette occasion de dire à Rosalie des choses obligeantes, et nous nous retirâmes. Elle attend, me dit ma puissante conductrice, en refermant les portes magiques, une altesse qui doit venir la voir ce matin incognito, et point du tout in fiocchi, et elle est, comme vous le voyez, ajouta-t-elle en plaisantant, sous les armes ; elle s’attend à recevoir d’un moment à l’autre le prince dont je suis la complaisante, comme vous pouvez bien le penser… — Oui, poursuivit-elle en riant, mes fonctions me rendent souvent l’amie du prince : hier soir, un grand chasseur à livrée, portant l’écusson des armes d’un grand personnage, m’apporta un billet d’instruction préalable, et Rosalie a déjà le mot, puisque c’est à elle que ce sultan a jeté hier soir le mouchoir, se trouvant voisin d’une loge que nous avions louée à l’Opéra pour voir la Vestale, sujet qui d’ailleurs convient parfaitement à mes nymphes. — Son altesse, qui est anglaise, m’avez-vous dit je crois, repris-je, ne regrettera sans doute pas ses froides insulaires dans les bras voluptueux et caressans de Rosalie !… — Tout en conversant nous approchions d’un couloir bleu-céleste, et de l’appartement contigu nous entendîmes partir un éclat de rire : c’est ici que demeurent ensemble Anette et Adeline, me fit remarquer mon guide ; Clarisse Harlowe et miss Hove étaient moins unies ; ce sont mes héroïnes en amitié : elles sont filles d’un banquier qui fit plusieurs banqueroutes frauduleuses, la rigueur seule des circonstances et du renversement de leur fortune les a donc amenées chez moi ; je ne les ai point influencées, me dit-elle, je leur ai même offert des secours tout-à-fait gratuits et désintéressés ; ainsi, sans qu’on puisse me taxer de les avoir séduites ou subornées, aidée en cela par les malheurs de leur propre situation, elles se sont au contraire placées ici de leur libre arbitre ; elles goûtent volontairement chez moi le bonheur de l’aisance, de la liberté et du plaisir. Anette et Adeline n’ont stipulé qu’une clause dans le traité que nous avons passé ensemble à l’amiable, il y a près de deux ans, c’est de pouvoir choisir dans le nombre des aimables cavaliers auxquels elles veulent bien accorder leurs faveurs ; j’y ai consenti ; quand vous me connaîtrez mieux, vous vous convaincrez facilement que je ne puis être heureuse et surtout enrichie que par le bonheur et les plaisirs des autres… Le moyen que nous prîmes, poursuivit madame L***, pour qu’elles pussent jeter leur dévolu sur les hommes qui entrent, est le médiateur d’une glace sans teint qui se trouve masquée par les plis de cette tenture de taffetas bleu céleste ; à l’aide de cette cloison diaphane, Anette et Adeline voient tout, mais sans être vues, et m’indiquant par le carillon harmonieux d’une pendule à musique qui se trouve dans leur appartement, le choix que l’une des deux a fait ; si c’est un beau blond, la pendule joue une romance tendre ; si l’amant de prédilection est brun, c’est alors une walse d’un mouvement fort vif ; s’il est châtain, c’est un air enjoué et piquant du Vaudeville… Et, ajoutai-je moi-même en riant, interrompant madame L***, si le personnage avait des goûts monstrueux, antiphysiques ; alors, me répondit-elle avec gaieté, ce serait l’ouverture du jeune Henri : aussitôt, continua-t-elle, j’arrange les parties ; je fais comme la reine d’Otaïti, et bien plus promptement encore que M. Willaume, des mariages dont les autels de la Nature et du Plaisir reçoivent les sermens écrits sur le sable, sermens aussi faciles à délier que les nœuds de fleurs formés dans mon temple, et enfin je fais des heureux, sans rien déranger à mes spéculations financières.

J’applaudis sincèrement à cette ingénieuse et surtout harmonique correspondance qui protégeait et facilitait les préférences de l’amour sous les auspices de la sixième muse, Euterpe déité de la musique ; la volupté, le délire même des sens étaient donc comme notés et réglés en cadence chez notre couple féminin, Anette et Adeline. Sans désirer toutefois entendre pour mon propre compte une walse vive ou une tendre romance, j’exprimai à madame L*** le désir de connaître ces deux charmantes mélomanes… — Entrons sans tant discourir ; nous le pouvons facilement, me dit-elle : nous les trouvâmes dans le négligé le plus libre, et je ne vis que trop, au feu brûlant de leur visage, que la pendule avait joué, il y avait probablement peu d’instans, tout son répertoire… Des débris d’un beau déjeûner, des vins étrangers versés dans des flacons de cristal, un riche cabaret de tasses de porcelaine encore remplies de liqueurs des îles, des truffes, des oranges, des aromates délicieux remplissaient l’air de leurs émanations stimulantes, et ne pouvaient manquer d’augmenter le délire moral des convives par celui des sens et de l’excitabilité des mets… ; — des armes et des schakos fort riches, comme jonchés sur des fauteuils couleur bleu céleste, annonçaient clairement que quelques Mars étrangers, absens pour le moment de l’appartement, avaient partagé les délices de la table, avaient foulé le somptueux édredon de deux lits jumeaux qui se trouvaient dans une vaste alcove, avec ces deux Cypris ; et leur absence ne pouvant être que de peu de durée, nous nous retirâmes, madame L*** et moi, pour les laisser s’abandonner sans contrainte à leurs gaietés philosophiques et à tout le charme de leur singulière et voluptueuse mélomanie. Effectivement, à peine fûmes-nous sortis que la pendule exécuta, avec la mesure la plus précipitée, une polonaise dont le refrain final terminait par des accords langoureux et mourans… Gardons-nous de troubler un si touchant concert ! m’écriai-je ; et puisque le dieu de l’harmonie, Apollon lui-même, bat la mesure, puisqu’il s’est fait ici le maître à danser de l’Amour et de la Galanterie, n’interrompons pas de si doctes leçons…

Anette et Adeline, me dit bientôt notre aimable supérieure, viennent de vous apparaître dans une situation qui n’est pas la leur d’usage ; car elles ne laissent pas d’être fort réservées naturellement, et s’il faut qu’elles ajoutent quelquefois, par hypocrisie, à leur air et à leur maintien décens, je n’ai point dans ma maison ni dans mes succursales de meilleures actrices, s’il me faut, par exemple, une bourgeoise aux Tuileries, ou aux soirées et aux réunions honnêtes que j’arrange souvent chez moi dans mon salon de famille ; elles ont enfin conservé, au sein du culte quelquefois licencieux qu’on sert sur mes autels, ce cachet de femme honnête qui séduit beaucoup d’amateurs curieux de voir régner au sein du plaisir même ce mélange piquant de pudeur et d’effronterie. Anette et Adeline savent imiter au mieux la femme de bien qui se respecte, qui a des principesLa charge est parfaite en elles ; elles rendent à ravir le dédain, le sentiment de supériorité, le bégueulisme d’une femme qui sent ce que sa vertu vaut, et jamais l’épouse d’un marchand n’a su dire avec autant de grâce et d’esprit qu’Anette surtout : On ne peut pas voir cette femme-là… Si de ces qualités morales, je passe à l’examen de leurs personnes, il est difficile de rencontrer des attraits plus fermes, plus rares. Le médecin ordinaire de la maison qui, en sa qualité d’homme de l’art, continua madame de L***, a droit, à cet égard, de prononcer un jugement de quelque crédit, assure n’avoir rien vu dans sa vie de si beau. Adeline est le véritable as de pique de Fronsac ; c’est un petit buisson de jais parmi des touffes de lis… ; les ondulations élégantes de son beau corps, ses formes rebondies et potelées, ses belles épaules d’ivoire, sa gorge majestueuse, mélange charmant de rose et d’albâtre, n’ont point d’égales dans l’atelier même du célèbre Canova… ; c’est bien la bouche la plus fraîche, les dents les plus blanches, le rire le plus fripon !!!… Tenez, mon cher anachorète, me dit madame L*** dans l’enthousiasme de ses portraits voluptueux, je ne vous conseille pas du tout de composer vos bulletins anacréontiques près d’Adeline ; c’est pour le coup que la plume vous tomberait des mains et vous ferait préférer l’original à la copie.

Pauvre historien ! malgré vous, séduit, vous oublieriez bientôt la gravité de votre important ministère, et le peintre, d’un pinceau égaré, perdrait aussitôt la raison sur le sein de ses dangereux modèles… Pour éviter un pareil scandale, poursuivit ma chère compagne, passons au retour du zéphire ; c’est ainsi que Joséphine elle-même a nommé son appartement, lorsqu’elle prit le voile sous mes amoureux auspices, et c’est par elle également qu’il faut clore cette première revue.

La véritable couleur de la cellule de Joséphine est cependant narcisse ; et tout porte ici, comme vous voyez, me dit-elle en y entrant, l’éclatante et suave blancheur de cette fleur. Nous avions pénétré dans le boudoir de Joséphine au moyen d’un boutoir d’argent que ma nouvelle Circé tenait dans le paquet de clefs dont j’ai déjà fait mention. J’avais cependant été d’avis de nous faire annoncer par quelque bruit ou quelque avertissement préliminaire… C’est inutile, m’avait fait observer madame L*** ; d’ailleurs, continua-t-elle, rien ne serait piquant à vos yeux, ici et dans toutes les particularités de ce pensionnat, si de temps en temps, par la brusquerie de nos apparutions, nous ne prenions sur le fait le triple dieu de la nature, du plaisir et de la folie ; ensuite mes femmes, habituées à mes visites inattendues, loin de se fâcher, loin de craindre d’être surprises dans quelqu’épisode, quelque scène peu équivoque, sont charmées, au contraire de me donner ces preuves de leur ferveur constante au dieu que l’on encense dans cette mosquée. Nous parûmes donc inopinément devant l’adorable Joséphine. Parée des fleurs naissantes de la plus brillante jeunesse, elle comptait à peine sa dix-septième année ; la légèreté, la finesse de sa taille svelte, l’éclat de sa fraîcheur, tout en elle l’aurait fait prendre pour la sœur cadette de Flore :

« Son teint naïf brillait de ses couleurs,
» Ses seuls appas composaient sa parure,
» Et ses cheveux bouclés à l’aventure
» Flottaient au vont sous un chapeau de fleurs. »

Il y avait peu de temps qu’elle venait de sortir de sa baignoire que deux cygnes d’argent ornaient d’un style et d’un goût exquis ; elle achevait de se coiffer ; mais d’ailleurs presque nue,

» … Du lin le plus fin, le léger vêtement,
» De ses plis azurés l’entouraient mollement… »

Nous pûmes donc facilement l’admirer à travers ce réseau transparent, et je confesse que mes sens en furent tout-à-fait émus ; elle nous pria de nous asseoir, tandis que sa femme de chambre allait achever de l’essuyer et de lui passer un peignoir… « Monsieur, en me montrant, est une personne sûre, puisqu’il vous accompagne ?… » Mon enfant, lui répondit notre surintendante, c’est plutôt un père qu’un étranger qui vient ici, sur ma prière et mon invitation, défendre l’innocence opprimée dans la personne de mes odalisques… Je vous expliquerai tout à la réunion du soir ou bien au moment des toilettes : au surplus, soyez assurée, Joséphine, que vous n’avez pas de plus chaud défenseur de votre gloire et de vos intérêts que ce profond observateur, termina madame L*** en me montrant.

« Le bal d’hier m’a singulièrement échauffée, interrompit nonchalamment Joséphine en croisant les jambes sur une chaise longue ; on m’a forcée de chanter, de pincer de la harpe dans les petits appartemens du duc, ci vraiment je n’en puis plus… » — Son excellence n’aura pas laissé d’ajouter à tes fatigues, dit en souriant madame L***, et sa générosité, sa magnificence prouvent bien à quel point il te chérit ; en même temps elle retournait dans ses mains un peigne enrichi de perles et de diamans, preuves non équivoques de la galanterie fastueuse du duc. Cependant Joséphine annonça d’un ton paresseux et accablé qu’elle désirait prendre quelque repos ; elle tira donc près d’un guéridon un large ruban couleur narcisse, et deux fringantes soubrettes, à l’indication qu’elle fit du doigt, la placèrent, ou plutôt l’étendirent sur un sofa à l’égyptienne garni d’élastiques coussins ; elle s’y fit servir un verre de vin d’Alicante, quelques pâtisseries ambrées, et nous la laissâmes s’abandonner commodément, dans ses songes, au souvenir de cet aimable prince inconnu, qui me parut avoir fait une vive impression sur ses sens. Madame L***, à qui je demandai quelle était l’origine et le motif de ce retour de Zéphire peint sur le dessus de porte du boudoir de Joséphine, me répondit que c’était pur enfantillage de sa part. Joséphine singe un peu la Nina, me dit-elle ; lorsqu’elle était au château de son père, le marquis de D***, ancien émigré ruiné par la révolution, elle avait conçu pour un jeune page de la cour ce qu’on appelle un amour d’enfant ; elle perdit son amant : l’émigration générale l’en priva ; sa jeune tête, frappée du chagrin d’une séparation aussi douloureuse, s’exalta, un état de démence complète succéda à sa première douleur. Sa folie cependant ne laissait pas que d’avoir des charmes ; elle se disait être Flore elle-même, et c’était son Zéphire qu’elle attendait. Le peu de fortune des parens entre les mains desquels Joséphine était tombée ne leur permettait pas de soigner, comme ils l’auraient dû faire, ce nouveau genre de folie. Je parus sur ces entrefaites, poursuivit madame L***, et par un sentiment de pur désintéressement et d’humanité, j’offris, sur mon honneur et celui de ma maison, de me charger de cette aimable vierge si maltraitée par la fortune et de l’établir un jour avec les avantages d’un véritable mariage, prenant sur moi d’avance le soin de sa dot et des frais de noces. Joséphine fut donc reçue et soignée ici. Sa reconnaissance naïve, sa candeur, son attachement pour moi sont vraiment au-dessus de mes expressions. Quelques doux accès de mélancolie plus que de démence viennent quelquefois la surprendre au milieu de ses fréquentes rêveries ; mais alors elle n’en devient que plus intéressante, comme vous avez pu le remarquer dans la visite que nous venons de lui faire. Ce sentiment exalté, qui la domine souvent, lui a fait imaginer de me prier de faire peindre sur le dessus de l’entrée de son appartement un brillant Zéphire aux ailes éclatantes de rubis et d’émeraudes ; et comme une autre Nina, elle attend toujours son Germeuil… Gardez-vous bien de croire que Joséphine serait du nombre de mes concubines qui descendent et font le palais ; point du tout ; et ainsi que celles que nous avons passées déjà en revue, Joséphine est un des plus précieux bijoux de mon écrin ; ce n’est qu’à des altesses, des excellences que le trésor de ses charmes doit être livré, si elle-même encore ne me fait tenir la parole que je lui ai donnée de la faire épouser légitimement… Des têtes couronnées seules auront donc le droit très-exclusif de se parer de ce bouquet virginal… Alors, fis-je observer à mon interlocutrice, le duc, la nuit dernière… — Je ne le crois pas encore, reprit madame L*** ; Joséphine, sensible et coquette, a l’art, depuis deux ans, de temporiser sa défaite, et elle m’a souvent assuré qu’elle n’accorderait le prix de sa conquête qu’avec l’aveu de son cœur. N’étant point naturellement intéressée, l’or et les pierreries la séduiront difficilement ; et je la connais capable de rendre au duc le peigne de diamant dont il lui a fait don, si elle ressent quelque secrète répugnance à lui laisser prendre un premier baiser sur ses nubiles attraits. Il ne faut donc pas la confondre avec mes femmes qui sont chargées du département des galeries et de celui des galanteries extérieures ; elle paraît encore moins sur la terrasse du pavillon de la Paix ; et, ainsi qu’Anette, Adeline et Rosalie, étrangère à mes spéculations extrà muros, elle n’a rien de commun avec ce que j’appellerai le détail courant de la maison ; elle contribue enfin, avec d’autres de mes nymphes que je vais vous faire connaître, à composer mon sérail de la bonne compagnie. Ma belle Rosalie, il est vrai, descend et monte un homme quelquefois, mais ce ne sont que des dérogations passagères aux rites et aux usages de mon galant institut. Si cette dernière consent donc parfois à s’assimiler aux piétonnes de ma troupe, c’est plus par folie, par amabilité, par cet esprit de philosophie qui la fait descendre aux emplois subalternes, tandis que sa beauté l’appelle aux premiers rangs, que par l’effet de mes ordres et de mes intentions. Rosalie, une des premières divinités de mon temple, est, sans orgueil, parée de sa jeunesse et de ses attraits ; elle se plaît souvent, vous le savez, à se mêler parmi les simples mortels, mais elle est bientôt reconnue à l’odeur d’ambroisie qu’elle répand à la ronde… — Il n’y a donc que les classes élevées et opulentes qui connaissent véritablement mon sérail de la bonne compagnie, poursuivit madame L*** dans son discours d’apologie et d’éloges ; et voilà la raison pour laquelle le public, en général toujours superficiel et léger dans ses observations, juge si inconsidérément de mon voluptueux pensionnat ; c’est qu’il prononce ses opinions d’après la montre, d’après les seuls objets d’étalage, sans examiner à fond le riche harem dont j’ai la double gloire d’être à la fois l’inventrice et la propriétaire.

C’est ici que je pris vraiment une haute opinion des moyens administratifs de madame L*** et de son art profond à manier toutes les branches commerciales du plaisir ; non seulement ses spéculations atteignaient le gros propriétaire, le prince, le duc, le capitaliste, voire même le maréchal de France ; elle pouvait, dis-je, fournir de la volupté matérielle au goût le plus délicat, mais encore sa philosophie libérale ne dédaignait donc pas, suivant la preuve qu’elle m’en donnait, de descendre aux classes moyennes, de faire, ce qu’on appelle parmi la classe marchande, le menu de la vente courante, et de céder de la jouissance à un taux que tout le monde pouvait atteindre : Madame L***, m’écriai-je au fond de moi même, est vraiment grand homme dans son administration ; et mille fois plus précieuse à mes yeux que tous ces fameux conquérans qui ont tué l’espèce humaine, elle, au contraire, ne vise qu’à sa propagation et à ses plaisirs ; elle mérite donc, en sa qualité de dispensatrice de félicités sur l’individu comme sur la généralité, une digne place dans les annales du monde galant, non pas qu’elle puisse marcher sur la ligne des Sapho, des Circé, des Laïs, mais on ne peut lui refuser maintenant le sceptre des plus habiles appareilleuses. Qu’on me pardonne ce monologue de digression et ce tribut que j’ai cru devoir payer ici au génie créateur de notre héroïne ; laissons-la parler maintenant, et reprenons le fil de notre histoire. Nous en étions restés sur le compte de Joséphine ; quelques lignes encore sur cette aimable enfant, qui est la quatrième actrice, si je compte bien, du théâtre dont nous examinons les loges et les coulisses, et nous passerons à une autre.

Oui, reprit madame L***, Joséphine est ma quatrième muse, car il est bon que je vous apprenne encore, M. C***, que c’est ici le temple particulier des Neuf Muses ; c’est le vrai Parnasse, non pas des belles lettres, mais de la volupté ; c’est ici qu’Apollon lui-même, en sa qualité de grand physicien, nous donne les leçons les plus savantes sur les lois du mouvement… — Outre leurs noms propres, leurs noms de baptême, leurs sobriquets qu’elles se donnent entre elles, mes pensionnaires en ont un de mythologie ; c’est une circonstance, continua-t-elle, dont, je l’avoue, j’aurais dû vous faire part plus tôt ; mais enfin il en est encore temps pour l’intérêt de l’histoire que vous rédigez ; oui, mon cher profane, me dit madame L*** ; ainsi, pour remonter au principe de la revue de nos galeries, Rosalie-Psyché est surnommée ici, à cause de son talent pour la danse, Terpsichore. Anette, bonne comédienne, a reçu le nom de Thalie ; Adeline, rapport à ses profondes connaissances en histoire, celui de Clio ; et Joséphine, pour ses amoureuses rêveries, et surtout son éloquence, a désiré elle-même qu’elle eût dans notre petit Olympe terrestre le rang et le surnom de Calliope. Quant à l’Apollon qui doit présider mes Neuf Muses sur ce mont sacré, chacune d’elles le voit dans chaque bel adolescent anglais, russe, français ou espagnol qui vient monter sa lyre près d’elle : l’usage est seulement retourné ; car Apollon, sur les rives d’Hippocrène, donnait les leçons de l’harmonie ; ici, sur le mont de Cypris, il les reçoit, et aucune de ses muses ne pourrait mieux que les miennes donner une meilleure idée du système de rotation des corps et de la nécessité de l’union parfaite des choses

Tout en faisant ces folles allusions, nous étions parvenus au deuxième étage, vis-à-vis l’appartement de Clarisse-Melpomène. La reine tragique que nous visitions était en ce moment occupée à réciter avec véhémence et un abandon passionné une des plus belles tirades de Phèdre. Emportée par l’élan et la chaleur de sa déclamation, elle ne fit presqu’aucune attention à notre visite. Nous nous glissâmes, madame L*** et moi, près d’une embrasure, marchant sur la pointe des pieds et faisant signe de la main et des yeux qu’on ne fît aucune attention à notre venue. Placés près les rideaux, nous étions à admirer le jeu, la science, le désordre amoureux, ou plutôt frénétique, de notre belle incestueuse. C’était justement le passage dans lequel la criminelle épouse de Thesée fait à Hippolyte, dans une poésie admirable et dans un sens mille fois détourné, la déclaration de ses feux :

................
» Pour en développer l’embarras incertain,
» Ma sœur du fil fatal eût armé votre main ;

» Mais non : dans ce dessein je l’aurais devancée ; »
» L’amour m’en eût d’abord inspiré la pensée.
» C’est moi, prince, c’est moi dont l’utile secours
» Vous eût du labyrinthe enseigné les détours
» Que de soins m’eût coûté cette tête charmante !
» Un fil n’eût point assez rassuré votre amante.
» Compagne du péril qu’il vous fallait chercher,
» Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher ;
» Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue, »
» Se serait avec vous retrouvée ou perdue. »


Le costume de Clarisse-Melpomène, aussi riche, aussi noble que celui de mademoiselle Duchesnois, ajoutait de nouveaux charmes à sa personne, à sa langoureuse déclamation, par l’art voluptueux et les recherches de coquetterie que Clarisse, notre cinquième muse, avait mis dans sa toilette ; sa gorge magnifique, majestueuse, comme toute sa personne, presque nue, ses belles formes saillantes sous un tricot de soie couleur de chair, et découverte presque jusqu’à la ceinture, au moyen d’une agrafe en pierreries qui relevait élégamment une légère tunique à l’Iphigénie, semée d’une pluie de paillettes, enfin toutes ses draperies de mousseline amaranthe brodées or, jetées artistement sur un cothurne élégant, offraient un modèle de beauté et de grâces aussi imposant qu’enchanteur… ; et tout spectateur, sans doute, aurait voulu devenir l’heureux Hippolyte, sans être retenu par le frein des chastes scrupules du héros de Trézène…

Quel bel effet de grandiose !!… dis-je bas à madame L*** ; mademoiselle Georges, toute belle qu’elle est, ne serait-elle pas effacée ici par cette orgueilleuse rivale ?… Mais admirez donc, reprit avec un secret enthousiasme madame L***, les beaux bras de Clarisse, les voluptueuses fossettes formées au coude, à ses charmantes mains ; tout cela éblouit de blancheur. Guérin, le fameux Guérin a-t-il jamais possédé dans ses ateliers des contours plus nobles, plus voluptueux !… Les brasselets de diamans, les douze rangs de perles qui suivent si délicieusement le mouvement de son sein, ne captivent en rien nos regards… Non ; nous ne voyons, repris-je à mon tour, que la belle nature qui s’est plu à perfectionner un de ses plus charmans ouvrages… ; et ne préférera-t-on pas mille fois à tous les diamans de la couronne cette petite touffe ravissante, si piquante, de poils noirs comme l’ébène que Clarisse laisse apercevoir d’une manière friponne sous ses bras, et qui ressemble parfaitement à un petit rets de soie noire jeté parmi des flocons de neige…

Le beau jeune homme qui représentait près de notre héroïne le pudibond Hippolyte, également revêtu d’un très-beau costume de théâtre, laissait souvent remarquer dans ses gestes, dans ses yeux passionnés, malgré les rigueurs de son rôle, qui lui interdisait toute faiblesse, une secrète électricité, une contagion sourde de l’incendie que causait dans tous ses sens le voisinage et l’entreprise de séduction de l’amoureuse Phèdre. La figure d’Hippolyte, animée, enflammée même du feu des désirs précurseurs, des effets d’une ivresse avant-courrière, ne décelait que trop tout ce qui se passait dans ses sens éperdus ; et au moment où, plein d’une sainte indignation, il doit s’écrier en reculant d’horreur :

« Dieux ! qu’est-ce que j’entends, madame, oubliez-vous
» Que Thésée est mon père, et qu’il est votre époux ? »

le cœur lui palpita avec violence ; ses bras, comme malgré lui, s’entrelacèrent avec ceux de Clarisse-Melpomène…, des larmes de plaisir tombèrent sur son sein… ; tout nous pronostiqua que le double crime d’adultère et d’inceste serait bientôt consommé, au mépris des vertueuses intentions de Racine, et qu’enfin Thésée le serait comme l’ont été tant de puissans demi-dieux…

Nous nous esquivâmes donc judicieusement ; notre présence, qui n’avait rien dérangé jusqu’alors, ne pouvait manquer de devenir indiscrète ici, et notre absence devait conséquemment avoir lieu au moment où elle devenait indispensable, autant pour les plaisirs de nos acteurs que pour les intérêts même de la maison… — Vous dites intérêts de la maison, M. C***, et vous avez parfaitement raison de vous servir de cette expression en votre qualité de narrateur ; car la scène que nous avons eue sous les yeux était plutôt un arrangement de calcul qu’un sentiment réel dans Clarisse-Melpomène ; non pas que cette belle muse n’eût en effet le goût inné de la tragédie au dernier degré ; mais malgré toute la beauté de son Hippolyte, ce n’était cependant pas ce dernier qui était son véritable amant, l’ami de cœur et de prédilection… — Comment, madame !… ce charmant jeune homme… — Non, monsieur, ce bel adolescent, tout aimable qu’il est, ne mettait pas le feu aux étoupes pour son propre compte ; enfin il n’est le préféré ni sous le rapport de l’inclination, ni Sous celui de l’intérêt ; vous pensez-bien, continua madame L***, que je dois le savoir mieux que qui que ce soit. Le comte de B***, noble polonais, amateur fou de la tragédie, a trouvé dans Clarisse l’objet qui lui convenait parfaitement. Riche héritier et possesseur à vingt-deux ans d’une fortune immense, c’est lui seul qui sacrifie à l’autel de cette Melpomène ; son imagination ne se monte que sur le ton tragique : la déclamation des vers de Corneille, de Voltaire, de Racine, sont pour lui les plus voluptueux préludes, les véhicules les plus puissans du plaisir : enfin il était caché dans l’alcôve au moment où nous entrâmes ; son délire n’aura pas manqué d’être progressif comme le jeu passionné de nos deux acteurs. Échauffé, titillé par le spectacle d’une scène aussi voluptueuse que celle de Phèdre cherchant à satisfaire sa passion dans les bras d’Hippolyte, à l’inverse de l’intention de l’auteur de la pièce, qui la fait périr victime d’un amour méprisé, le comte de B***, poursuivit avec chaleur madame L***, sera accouru pour éteindre lui-même le feu allumé dans le cœur de Clarisse. Son secrétaire (car ce bel Hippolyte que vous avez vu là n’est pas autre chose) se sera retiré lorsque son ministère de complaisant sera devenu tout-à-fait inutile à son maître ; et ce dernier se sera livré à des délices, à des transports dont un autre avait reçu ordre de disposer commodément les apprêts… Telle est, continua-t-elle, l’originalité des hommes. Vous verrez ici, M. B***, des épisodes, des bizarreries, des singularités auxquelles l’imagination la plus baroque, la plus déréglée peut seule donner naissance… Les quarante-cinq postures de l’Arétin ne sont, mises ici en comparaison, que des routes battues, des recherches usées et sans mérite aucun d’invention… Oh ! que votre plume s’apprête à décrire des choses tout-à-fait neuves ! je vous réserve incessamment l’aspect du panorama-galanterie-pratique le plus extraordinaire qui se soit offert aux yeux d’un simple mortel, et la dynastie des douze empereurs romains, dans leurs folies amoureuses, n’était que des naïvetés d’enfans, mises en parallèle avec celles de mes abonnés… Que de merveilles dois-je donc m’attendre à voir ? me dis-je avec admiration. Ainsi, répliquai-je, la coupable Phèdre, Clarisse, n’aura pas consommé, avec l’Hippolyte que j’ai vu, le crime d’inceste que Racine ne touche qu’avec tant d’art et de délicatesse ??… Quel événement piquant !… Il y a donc des hommes qui ne peuvent jouir qu’en voyant préalablement jouir les autres ? C’est cela même, me dit madame L*** ; il se présente tous les jours chez moi de cette espèce d’êtres qui ne se disposent et ne s’acheminent au délire que lorsqu’ils voient, comme dans une glace, une répétition de scènes stimulantes : c’est pour eux le coup de fouet, la verge du vieux libertin…

Nous cessâmes ici, madame L*** et moi, de nous entretenir de notre couple tragique, et nous nous empressâmes de nous rendre au parvis sacré du temple de notre sixième muse… Ne devais-je pas, pour l’intérêt même de mes chers lecteurs, connaître toutes ces divinités mondaines du numéro 113 ?

Je vois, j’entends d’ici un minutieux épilogueur qui, une épingle à la main, pique toutes les fautes que je fais, et s’acharnant autant aux formes du style qu’au canevas des faits, a déjà malignement noté sur ses satiriques tablettes, que j’ai omis de donner successivement la couleur des appartemens que je viens de parcourir, et qu’en cela j’ai oublié de m’astreindre moi-même à la marche que madame L*** paraît avoir adoptée de désigner le nom de la couleur du temple particulier de chacune de ses neuf muses… — J’y suis, monsieur l’Aristarque, j’y suis ; ne me pardonnerez-vous pas une légère inadvertance, une faute de sentiment ?… et vos froids principes de méthode et de régularité n’ont-ils pas dû se taire un moment devant le désordre de la scène de Phèdre et d’Hippotyte ?… Il vous est bien facile de relever des erreurs ; vos sens n’ont pas été troublés, comme les miens, par le spectacle d’objets trop faits pour altérer le flegme du plus froid historien… Mais puisque vous tenez tant à cette couleur des étoffes et des meubles des appartemens, l’on vous apprendra de suite que le foyer de notre belle actrice Clarisse-Melpomène était drapé en soierie couleur cuisse de nymphe émue ; que tout l’ameublement, par ses nuances, y correspondait parfaitement : ainsi nous voilà en règle.

Vous ne vous êtes sans doute pas proposé, M. C***, m’observa madame L***, de faire d’une seule haleine un récit et un examen qui exigeront plus d’une séance sans doute pour la description des personnes comme des localités ; arrêtons-nous donc ici, et faisant une coupure à vos matériaux d’histoire, réservez-en pour votre prochain bulletin. Je suivis son conseil ; et pour avoir le temps de mûrir mes réflexions, j’annonce au lecteur que je mis une lacune de vingt-quatre heures entre le bulletin qui précède et celui que je vais lui offrir sous le titre de deuxième bulletin anacréontique.