La Galanterie sous la sauvegarde des lois/05

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CINQUIÈME ET DERNIER BULLETIN ANACRÉONTIQUE
DES CINQUIÈMES VINGT-QUATRE
HEURES PASSÉES AU No 113.



C’est à la spirituelle Flore-Erato, notre neuvième et dernière muse, que nous devons aujourd’hui nos premiers soins, me dit madame L***, après m’avoir fait prendre le café dans son salon : suivez-moi, et préparez vos esprits à voir une bibliothèque vivante ; car Erato, ou plutôt Flore-Sapho (c’est ainsi qu’elle se nomme), a la mémoire ornée de toutes sortes de poésies lyriques tant anciennes que modernes ; c’est à chaque phrase un déluge de citations, et elle ne va pas manquer de vous réciter dans sa conversation tout l’Art d’aimer de Gentil Bernard. Nous entrons bientôt dans un boudoir orné de tentures et de meubles couleur terre d’Égypte, et chamarré en lettres d’or des passages les plus marquans de Piron, de Chaulieu et de Colardeau.

Vous me contrariez, me dit Flore, en nous récitant un conte fort joli en vers ; vous venez à contre-temps, et je me vois forcée de vous prier d’abréger votre visite, car j’attends un auteur qui doit venir à l’instant même composer avec moi un quatrain sur la Volupté. Si cependant vous tenez à être témoins de la facilité et du talent de mon poète, cachez-vous dans ce cabinet. Nous ne dissimulâmes pas noire curiosité ; et, placés tous deux dans la petite retraite qu’elle nous avait indiquée, nous attendîmes la scène.

Le faiseur d’impromptus entra bientôt ; et, saluant en vers alexandrins notre neuvième muse, ils se mirent à travailler au rhythme, à compter des pieds, à scander des hémistiches ; bientôt un autre délire succédant à celui de la poésie, nous les vîmes s’abandonner aux plus fougueux transports de leur verve ; mais ce n’était plus une plume à la main que notre jeune poète exprimait son extase sur la volupté ; il en donnait à Zélie la plus douce leçon-pratique : voyant que les choses prenaient un caractère dangereux et contagieux pour les sens d’un spectateur encore ému comme je l’étais par les scènes de la veille, je me sauvai malgré toutes les prières de madame L*** qui voulait absolument que j’admirasse la facilité de Flore-Erato, qui, dans la fécondité de son cerveau poétique, était déjà à son troisième sonnet sur le Plaisir.

Toutes nos courses dans toutes les parties du temple de l’Immortalité, c’est-à-dire de nos neuf muses de la rue du Lycée, étant terminées, et ayant connu et examiné toutes les hautes et puissantes princesses de ce palais, il ne me restait donc plus à voir que la troupe ordinaire et ce qu’on appelle vulgairement le fretin.

Un vaste et magnifique dortoir recevait la nombreuse compagnie que nous diviserons en trois classes, et par couleurs, telle qu’elle s’est présentée à mes yeux.

Le nom de la couleur aurore était donné aux jeunes filles de quinze à dix-sept ans ; celui de la couleur ponceau, à celles de dix-sept à vingt ; et enfin la désignation de la couleur sein qui palpite aux femmes de vingt à vingt-six ans. Une dame surveillante et grande dignitaire commandait et présidait à cette belle réunion, Lorsque nous entrâmes elles étaient presque tout occupées à leur toilette de propreté ; quantité de petits meubles, que les dames appellent ordinairement bidets, annonçaient assez à leurs eaux parfumées, à de grosses éponges encore flottantes, l’usage appétissant qu’on venait d’en faire : quelques coiffeurs élégans, arrangeant les cheveux de nos héroïnes dans une salle contiguë du dortoir, tout en préparant les papillottes destinées aux rôles du soir, ne laissaient pas de faire leurs propres affaires, en se payant, par de voluptueux larcins ou plutôt sur des charmes commodément prodigués, du coup de peigne élégant qu’ils donnaient en artistes à nos nymphes. Ce tableau me parut si piquant, que je résolus d’en composer la gravure qui est en regard de cette importante histoire.

Madame L*** me seconda en cela de toute son approbation. Je n’avais pas songé, réfléchit-elle, à la gravure, j’admire votre prévoyance, M. C*** ; une œuvre galante, érotique, sans image, serait une femme sans toilette, un mélodrame sans beffroi, sans la cloche du château…

Une de ces nymphes s’avançant à moi : Oui, monsieur C***, me dit-elle, d’un ton spirituel et enjoué, « nous nous levons, et nous nous couchons pour le seul dieu du Plaisir… »

Cette apostrophe philosophique, me dis-je, mérite les honneurs de la légende, et ce sera celle de notre galant in-18. La nuit venue, les toilettes de parade et de métier commencèrent ; tous les cosmétiques les plus renommés, le lait virginal, la céruse, le rouge, la pommade de Constantinople furent prodigués sur des figures jolies sans doute, mais qui avaient besoin d’un peu d’art et d’enluminure pour soutenir, sans désavantage et sans en être écrasées, l’éclat des lumières. On descendit enfin dans les galeries à sept heures et demie, pour y tendre toutes les embûches inimaginables, soit par de lascives œillades, soit par les propos les plus caressans, ou bien par les attouchemens les moins équivoques… Venez avec moi dans cette salle basse, me dit madame L***, je veux vous y faire voir comment Aglaé fait monter un homme ; lorsque vous aurez connu le mécanisme de mes rouages les plus ordinaires, nous passerons ensuite à mes femmes comme il faut.

J’aperçus et j’entendis bientôt Aglaé, qui ayant fait une excellente recrue (c’était un joueur en fonds), d’un ton mignard et radouci, recommandait à sa dupe de « bien prendre garde à l’escalier, au pas ; elle cria à la bonne d’éclairer » ; et le résultat d’une si bonne fortune pour elle, fut trois à quatre louis qu’elle recueillit de ses complaisances purement manuelles. Prête à combattre corps à corps, elle avait cependant offert à notre chevalier d’industrie une cuirasse luisante ; mais on la refusa, voulant se borner à d’aimables préludes… »

C’est assez d’Aglaé, me dit madame L*** ; allons voir comment se conduira Rosalie-Psyché qui vient de faire une sortie sur le café du Caveau ; c’est une charmante folle qui, comme je vous l’ai déjà dit, se plaît plus dans la liberté que dans la pompe et le faste de sa cour… Rosalie, suivie d’un gros milord fort cossu, et l’un et l’autre précédés d’un laquais portant un flambeau, se dirigeaient vers le parloir ; c’est ainsi que madame L*** nommait un petit boudoir commun à toutes les femmes pour une simple passade ; une lucarne, masquée d’un taffetas vert, nous permit de voir toute la scène.

Notre milord, extrêmement puissant, s’étendit sur un canapé, et après avoir soufflé quelques minutes, recommanda à Rosalie, en un français fort plaisamment écorché, de prendre le bain de propreté ; c’est en vain que Rosalie, fraîche comme Hébé, s’efforça de lui faire entendre, que sa bouche, ses dents et tous ses attraits les plus cachés étaient vingt fois par jour embaumés des plus suaves odeurs…, notre singulier insulaire n’en tint pas compte, et bon gré malgré il fallut que notre belle nymphe, à cheval sur un bassin ovale en vermeil, le rendit témoin oculaire de la libation ; il exigea même qu’elle la réitérât à plusieurs reprises ; Rosalie, ennuyée, fatiguée, n’en faisait plus que le simulacre. Enfin, à quoi aboutirent tant de préparatifs !… On s’attend peut-être à voir notre voluptueux faire des prouesses, papillonner, puis se fixer sur la fleur de notre Hébé, après l’avoir vue baignée de tant de rosées odorantes… Point du tout : — d’un ton flegmatique il ordonne impérativement, « qu’on le coiffe et qu’on le décoiffe, et vice versâ… » Était-ce la peine d’employer un déluge d’eau pour cette équipée jésuitique ?… Un rouleau de cinquante guinées consola bientôt notre jolie baigneuse des mépris qu’avaient essuyés ses appas noyés d’eau de lavande.

Vous devez être fatigué, monsieur C***, de la constance d’un espionnage aussi dangereux pour les sens d’un spectateur ; remettons donc à demain nos nouvelles vacations ; et si vous faites bien, me dit-elle, au lieu de les continuer sous le titre de bulletins anacréontiques, en marquant la série des jours, nous les qualifierons successivement de faits historiques. Comme ce ne peuvent être maintenant que des morceaux d’histoires détachés et sans suite, la rédaction vous en sera beaucoup plus facile, et il vous suffira de tirer un filet sous chaque scène, chaque épisode galant dont je vous rendrai témoin. J’applaudis à la nouvelle forme que voulait donner madame L*** à nos procès-verbaux galans, et je mis de suite pour intitulé des objets que j’aurais à rédiger le lendemain sur mon registre velours lilas :