La Frontière/14
VI
Quels que dussent être les résultats de cet effort suprême, c’était un répit accordé aux deux nations. Il y avait là une lueur d’espoir, une possibilité d’arrangement.
Et le vieux Morestal, repris de confiance, déjà victorieux, ne manqua pas de se réjouir.
— Parbleu oui ! conclut-il, tout s’arrangera. Ne te l’ai-je pas toujours dit, Philippe ? Il suffisait d’un peu d’énergie… Nous avons parlé nettement et, aussitôt, sous des apparences de conciliation qui ne trompent personne, l’ennemi dessine un mouvement de retraite. Car, note-le bien, ce n’est pas autre chose…
Et, comme il continuait à lire son journal, il s’écria :
— Ah ! parfait… Je comprends !… Écoute, Philippe, ce petit télégramme qui n’a l’air de rien du tout : « L’Angleterre a rappelé ses escadres et les concentre dans la mer du Nord et dans le Pas-de-Calais. » Ah ! ah ! voilà le mot de l’énigme ! On aura réfléchi… et la réflexion est mère de la sagesse… Et ceci, Philippe, cet autre télégramme qui n’est pas à dédaigner : « Trois cents aviateurs français ont répondu de tous les coins de la France à l’appel enflammé du capitaine de territoriale Lériot, le héros de la traversée de la Manche. Ils seront tous, mardi, au camp de Châlons, avec leurs appareils. » Hein ! Que dis-tu de cela, mon garçon ? D’un côté, la flotte de l’Angleterre… De l’autre, notre flotte aérienne… Essuie tes beaux yeux, ma jolie Suzanne, et prépare la soupe ce soir au papa Jorancé ! Ah ! pour le coup, la mère, on boira du champagne !
Son allégresse, un peu forcée, n’eut point d’écho. Philippe demeurait silencieux, le front barré d’un pli que Marthe connaissait bien. À sa mine, à ses paupières battues, elle ne douta point qu’il n’eût passé la nuit debout, examinant la situation dans tous les sens et cherchant la route à suivre. Avait-il pris une décision ? Et qu’était-elle ? Il semblait si dur, si âpre et tellement clos en lui-même qu’elle n’osa l’interroger.
Après un repas rapidement servi, Morestal, sur une nouvelle communication téléphonique, se rendit en toute hâte à Saint-Élophe, où l’attendait le sous-secrétaire d’État Le Corbier.
Philippe, dont l’heure de convocation était retardée, monta dans sa chambre et s’y enferma.
Quand il redescendit, il trouva Marthe et Suzanne qui avaient résolu de l’accompagner. Mme Morestal le prit à part et, une dernière fois, lui recommanda de surveiller son père.
Tous trois, ils s’en allèrent vers le col du Diable. Un ciel lourd, pesant de nuages, se traînait sur la cime des montagnes, mais le temps était tiède et les pelouses semées d’arbres avaient encore un air d’été.
Marthe dit, pour rompre le silence :
— Il y a quelque chose dans la nature d’apaisant et de doux aujourd’hui. C’est bon signe. Ceux qui dirigent l’enquête en subiront l’influence. Car tout dépend, n’est-ce pas, Philippe, de leur humeur, de leurs impressions, de l’état de leurs nerfs ?
— Oui, dit-il, tout dépend d’eux.
Elle reprit :
— Je ne pense pas qu’on t’interroge. Ta déposition a si peu d’importance ! Tu as vu que les journaux en parlent à peine… Sauf cependant en ce qui concerne Dourlowski… Quant à celui-ci, on ne le retrouve toujours pas…
Philippe ne répondait point. Entendait-il seulement ? De sa canne, il décapitait, à gestes brefs, les fleurs qui se penchaient sur la route, fleurs de campanule ou de serpolet, de gentiane ou d’angélique. Marthe se souvint que, ce même acte, il priait ses fils de ne point l’accomplir.
Avant le col, on tourna dans les bois par un étroit sentier qui s’accrochait aux racines des sapins. Ils montaient les uns derrière les autres. Marthe précédait Philippe et Suzanne. Vers le milieu, le chemin eut un coude brusque. Lorsque Marthe eut disparu, Philippe sentit la main de Suzanne qui serrait la sienne et qui le retenait.
Il s’arrêta. Elle se haussa vivement jusqu’à lui.
— Philippe, vous êtes triste… Ce n’est pas à cause de moi ?
— Non, avoua-t-il franchement.
— Je le savais, dit-elle, sans amertume. Depuis trois jours, il y a tant de choses !… Je ne compte plus pour vous.
Il ne protesta pas, car c’était vrai. Il pensait bien à elle, mais de façon passagère, comme à une femme que l’on aime, que l’on désire, mais à qui l’on n’a pas le temps de penser. Il n’analysait même point ses sentiments. Tout cela se mêlait à toutes les peines dont il était accablé.
— Je ne vous oublierai jamais, Suzanne, dit-il.
— Je le sais, Philippe. Et moi non plus, je ne vous oublierai jamais… Seulement, je tenais à vous dire ceci, qui vous donnera un peu de joie… Philippe, je vous promets de continuer ma vie… de la refaire… Il se passe en moi ce que je vous avais dit… J’ai plus de courage, maintenant que j’ai… que j’ai ce souvenir… Vous m’avez donné du bonheur pour toute mon existence… Je serai ce que je n’aurais pas été… une femme honnête… je vous le jure, Philippe, une bonne épouse…
Il comprit qu’elle allait se marier, et il en éprouva de la souffrance. Mais il lui dit doucement, après avoir regardé ses lèvres, son cou nu, toute sa jolie personne savoureuse et désirable :
— Je vous remercie, Suzanne… C’est la meilleure preuve de votre amour… Je vous remercie…
Elle lui dit encore :
— Et puis, voyez-vous, Philippe, je ne veux pas que mon père ait de la peine par moi… On sent si bien qu’il a été très malheureux… Et si j’ai eu peur, l’autre matin, que Marthe ne découvrît la vérité, c’était pour lui.
— Ne craignez rien, Suzanne.
— Non, n’est-ce pas ? fit-elle… Il n’y a pas de danger… Et cependant, cette enquête… Si vous étiez contraint d’avouer ?
— Oh ! Suzanne, comment pouvez-vous croire ?
Leurs yeux se confondaient affectueusement, leurs mains ne s’étaient pas quittées. Philippe eût voulu dire des mots tendres, et dire surtout combien il lui souhaitait d’être heureuse. Mais il ne venait à ses lèvres que des mots d’amour, et il ne voulait pas…
Elle eut un sourire. Une larme brilla au bout de ses cils. Elle balbutia :
— Je vous aime… je vous aimerai toujours.
Puis elle détacha sa main.
Marthe, qui était retournée sur ses pas, les vit l’un près de l’autre, immobiles.
En débouchant à l’angle du sentier d’Albern, ils aperçurent un groupe de journalistes et de curieux massés derrière une demi-douzaine de gendarmes. Toute la route était ainsi gardée jusqu’à la montée de Saint-Élophe. Et, à droite, se tenaient de place en place des gendarmes allemands.
Ils arrivèrent à la Butte. C’est un rond-point spacieux, en terrain presque plat, et qu’un cercle de grands arbres séculaires entoure comme la colonnade d’un temple. Le chemin, zone neutre d’une largeur de deux mètres, le traverse par le milieu.
À l’ouest, le poteau français, tout simple, en fonte noire, et portant comme un poteau kilométrique une plaque où des directions sont indiquées.
À l’est, le poteau allemand, en bois peint d’une spirale noire et blanche qui l’enroule, et surmonté de l’écusson : « Deutschland Reich. »
Pour la double enquête, deux tentes militaires avaient été dressées, que séparait un intervalle de quatre-vingts à cent pas. Au-dessus d’elles flottait le drapeau de chaque pays. Près d’elles, deux soldats montaient la garde : un fantassin allemand, casque en tête, la jugulaire au cou, un chasseur alpin, coiffé de son béret, guêtré de ses molletières, — tous deux l’arme au pied.
Non loin d’eux, en deçà et au-delà du rond-point, il y avait deux petits campements établis parmi les arbres — soldats français, soldats allemands. Et les officiers formaient deux groupes.
Entre les branches, on distinguait dans la brume des horizons de France et d’Allemagne.
— Tu vois, Marthe, tu vois, murmura Philippe, dont le cœur était étreint d’émotion… N’est-ce pas que c’est effrayant ?
— Oui, oui, fit-elle.
Mais un jeune homme s’avança vers eux, qui portait sous le bras un portefeuille bourré de papiers.
— M. Philippe Morestal, n’est-ce pas ? Je suis M. de Trébons, attaché au cabinet du sous-secrétaire d’État. M. Le Corbier est en conférence avec Monsieur votre père, et vous prie de vouloir bien attendre.
Il le conduisit, ainsi que Marthe et Suzanne, au campement français où se trouvaient déjà, sur un banc, maître Saboureux et le père Poussière, que l’on avait également convoqués. De là, ils dominaient tout le rond-point.
— Comme tu es pâle, Philippe ! dit Marthe. Es-tu souffrant ?
— Non, dit-il, laisse-moi, je t’en prie.
Une demi-heure s’écoula. Puis la toile qui fermait la tente allemande fut soulevée et plusieurs personnes sortirent.
Suzanne étouffa un cri.
— Papa !… Regardez… Oh ! mon pauvre papa… Je vais l’embrasser.
Philippe la retint, et elle obéit, toute faible. Jorancé d’ailleurs avait disparu, emmené par deux gendarmes vers l’autre campement, et ce fut le policier Weisslicht et ses hommes que l’on introduisit.
Mais la tente française s’ouvrit un instant après, livrant passage au vieux Morestal. M. de Trébons l’accompagna et repartit avec Saboureux et le père Poussière. Toutes ces allées et venues semblaient réglées et s’effectuaient dans un grand silence que troublait seul le bruit des pas.
Morestal, lui aussi, était très pâle. Comme Philippe ne l’interrogeait point, Marthe lui demanda :
— Vous êtes content, père ?
— Oui, nous avons recommencé tout depuis le début. Je lui ai donné sur place toutes les explications. Mes preuves et mes arguments l’ont frappé. C’est un homme sérieux et qui agit avec une grande prudence.
Au bout de quelques minutes, M. de Trébons ramena Saboureux et le père Poussière. Fort agité, maître Saboureux continuait à se débattre.
— C’est-i fini c’te fois ? En v’là trois qui m’enquêtent… Qu’é qu’on veut de moi à la fin des fins ? Pisque j’vous répète à tous que j’dormais… Et Poussière aussi… N’est-ce pas, Poussière, qu’nous n’avons rien vu de la chose ?
Et, empoignant soudain M. de Trébons par le bras, il articula d’une voix étranglée :
— Dites donc, va pas y avoir de guerre ? Ah ! non ! ça serait pas à faire ça ! Vous pouvez dire à vos messieurs de Paris qu’on n’en veut pas… Ah ! non, j’ai assez trimé comme ça ! La guerre ! Les uhlans qui brûlent tout !…
Il paraissait terrifié. Ses vieilles mains osseuses se convulsaient au bras de M. de Trébons, et ses petits yeux étincelaient de fureur.
Le père Poussière hocha la tête et bredouilla :
— Ah ! non… les uhlans… les uhlans…
M. de Trébons se dégagea sans brusquerie et les fit asseoir. Puis, s’avançant vers Marthe :
— M. Le Corbier serait désireux de vous voir, madame, en même temps que M. Philippe Morestal. Et il prie aussi M. Morestal de vouloir bien revenir.
Les deux Morestal et Marthe s’en allèrent, laissant Suzanne Jorancé.
Mais à ce moment, il se passa un fait étrange qui retentit, sans aucun doute, sur la suite des événements. De la tente allemande surgirent Weisslicht et ses hommes, puis un officier en grande tenue qui traversa le rond-point, s’approcha de M. de Trébons et le prévint que Son Excellence le statthalter, ayant terminé sa mission, serait très honoré de s’entretenir un instant avec M. le sous-secrétaire d’État.
M. de Trébons avertit aussitôt M. Le Corbier. Celui-ci, conduit par l’officier allemand, se dirigea vers la route, tandis que M. de Trébons introduisait les Morestal.
La tente, de proportions assez vastes, était meublée de quelques chaises et d’une table, sur laquelle se trouvaient les dossiers de l’affaire. On voyait encore, à la page ouverte, la signature maladroite de Saboureux et la croix que le père Poussière avait tracée.
Ils s’asseyaient quand un bruit de voix attira leur attention et, par l’entrebâillement que laissait la portière, ils avisèrent un personnage en tenue de général, haut de taille, très maigre, l’air d’un oiseau de proie, mais de belle allure dans sa longue tunique noire. La main sur la poignée de son sabre, il arpentait la route en compagnie du sous-secrétaire d’État.
Morestal dit à voix basse :
— Le statthalter… ils se sont déjà rencontrés, il y a une heure.
Ils disparurent tous deux à l’extrémité de la Butte, revinrent ensuite et, cette fois, gênés sans doute par le voisinage des officiers allemands, ils pénétrèrent de quelques pas sur le territoire français.
Certains mots de la conversation arrivèrent jusqu’à Morestal. Puis, les deux interlocuteurs s’étant arrêtés, ils perçurent distinctement la voix du statthalter.
— Monsieur le ministre, ma conclusion est forcément différente de la vôtre, puisque tous les agents qui ont participé à cette arrestation sont unanimes à déclarer qu’elle a eu lieu en territoire allemand.
— Le commissaire Jorancé et M. Morestal, objecta M. Le Corbier, affirment le contraire.
— Ils sont seuls à l’affirmer.
— M. Philippe Morestal a recueilli l’attestation du soldat Baufeld.
— Le soldat Baufeld a déserté, répliqua vivement le statthalter, son attestation ne compte pas.
Il y eut une pause. Puis l’Allemand reprit, en termes qu’il choisissait lentement :
— Ainsi donc, monsieur le ministre, aucun témoignage étranger n’appuyant l’une ou l’autre des deux versions contradictoires, je ne puis trouver aucune raison qui permette de détruire les conclusions auxquelles ont abouti toutes les enquêtes allemandes. C’est ce que je dirai ce soir à l’empereur.
Il s’inclina. M. Le Corbier enleva son chapeau, hésita une seconde, puis, se décidant :
— Un mot encore, Excellence. Avant de partir… définitivement, j’ai voulu rassembler une dernière fois la famille Morestal. Je vous demanderai, Excellence, s’il est possible que le commissaire Jorancé assiste à cette réunion. Je réponds de lui sur l’honneur.
Le statthalter parut embarrassé. L’acte, évidemment, dépassait ses attributions. Néanmoins il prononça d’un ton net :
— Qu’il soit fait comme vous le désirez, monsieur le ministre. Le commissaire Jorancé est ici, à votre disposition.
Il joignit brusquement les talons, porta la main à son casque et salua militairement.
C’était fini.
L’Allemand traversa la frontière. M. Le Corbier le regarda s’éloigner, demeura pensif un moment, puis revint vers la tente française.
La présence des Morestal le surprit. Mais il eut un geste comme si, après tout, ce hasard n’était pas pour lui déplaire, et il dit à M. de Trébons :
— Vous avez entendu ?
— Oui, monsieur le ministre.
— Alors ne perdez pas une minute, mon cher de Trébons. Au bas de la côte vous trouverez mon automobile. À Saint-Élophe, vous téléphonerez au président du Conseil et vous lui transmettrez officieusement la réponse allemande. C’est urgent. Il y a peut-être des mesures immédiates à prendre… du côté de la frontière.
Il dit ces derniers mots tout bas, en observant les deux Morestal et, sortant avec M. de Trébons, il l’accompagna jusqu’au campement français.
Un long silence suivit sa disparition. Philippe balbutia, les deux poings crispés :
— C’est effrayant… c’est effrayant…
Et se tournant vers son père :
— Vous êtes bien sûr, n’est-ce pas, de ce que vous affirmez… de l’endroit exact ?
Morestal haussa les épaules.
Philippe insista :
— C’était la nuit… une erreur est possible.
— Non, non, je te dis que non… gronda Morestal, exaspéré… je ne me trompe pas… Tu m’ennuies à la fin…
Marthe voulut s’interposer :
— Voyons, Philippe… ton père a l’habitude…
Mais Philippe la saisit par le bras, et violemment :
— Tais-toi… Je ne te permets pas… Est-ce que tu sais ?… De quoi te mêles-tu ?
Il s’interrompit tout à coup, comme s’il avait honte de sa colère, et, pris de défaillance, il murmura :
— Je te demande pardon, Marthe… Vous aussi, mon père, pardonnez-moi… Je vous en supplie, pardonnez-moi… Il y a des situations où l’on doit se pardonner tout le mal qu’on peut se faire.
On eût dit, à voir la contraction de son visage, qu’il était sur le point de pleurer, comme un enfant qui retient ses larmes et qui est à bout de forces.
Morestal le considéra d’un œil stupéfait. Sa femme l’épiait à la dérobée, et elle sentait la peur monter en elle, ainsi qu’à l’approche d’un grand malheur.
Mais la tente s’ouvrit de nouveau. M. Le Corbier entra. Le commissaire spécial Jorancé, que des gendarmes allemands avaient conduit, l’accompagnait.
Jorancé fit simplement un signe de tête aux Morestal et prononça :
— Suzanne ?
— Elle va bien, dit Marthe.
Pendant ce temps, Le Corbier s’était assis et feuilletait les dossiers.
La figure taillée en triangle et que terminait une barbiche, la lèvre rasée, le teint bilieux, il avait, avec ses vêtements noirs, l’apparence austère d’un clergyman. On disait de lui que, au temps de la Révolution, il eût été Robespierre ou Saint-Just. Son regard, très sympathique, presque affectueux, démentait l’hypothèse. En réalité, c’était un homme de conscience, à qui un sentiment excessif du devoir donnait de la gravité.
Il ferma les dossiers et réfléchit assez longtemps. Sa bouche articulait des syllabes muettes. Visiblement, il composait son discours. Et il s’exprima ainsi, avec un ton de confidence et d’amitié qui était infiniment troublant :
— Je pars dans une heure. En chemin de fer, j’établirai mon rapport sur les notes que voici, et sur les dépositions individuelles que vous m’avez faites ou que vous me ferez. À neuf heures du soir, je serai chez le président du Conseil. À neuf heures et demie, le président du Conseil parlera devant la Chambre, et il parlera d’après les termes mêmes de mon rapport. Voilà ce que je voulais vous dire avant tout. Il faut, maintenant que vous connaissez la réponse allemande, il faut que vous sachiez l’importance considérable, irrémédiable, de chacune de vos paroles. Quant à moi, qui sens tout le poids de ma responsabilité, je veux chercher derrière ces paroles, au-delà de vous-mêmes, s’il n’y a pas quelque détail inaperçu de vous-mêmes, qui détruise la redoutable vérité établie par vos dépositions. Ce que je cherche, je vous le dis franchement, c’est un doute de votre part, une contradiction. Je la cherche…
Il hésita et, d’une voix plus sourde, il acheva :
— Je l’espère presque.
Une grande paix envahit les Morestal. Chacun d’eux, dominant son agitation, se haussa tout à coup au niveau de la tâche qui lui était assignée, et chacun d’eux fut prêt à la remplir vaillamment, aveuglément, en dépit des obstacles.
Et Le Corbier reprit :
— Monsieur Morestal, voici vos dépositions. Je vous demande pour la dernière fois de m’affirmer l’exacte, la complète vérité.
— Je l’affirme, monsieur le ministre.
— Cependant Weisslicht et ses hommes déclarent que l’arrestation a eu lieu en territoire allemand.
— Le plateau est plus large en cet endroit, dit Morestal, le chemin qui sert de délimitation serpente… Pour des étrangers, une erreur est possible. Pour nous, pour moi, elle ne l’est pas. Nous avons été arrêtés sur le territoire français.
— Vous le certifiez sur l’honneur ?
— Je le jure sur la tête de ma femme et de mon fils. Je le jure devant Dieu.
Le Corbier se tourna vers le commissaire spécial :
— M. Jorancé, vous confirmez cette déposition ?
— Je confirme en tous points chacune des paroles de mon ami Morestal, dit le commissaire, elles sont l’expression de la vérité. Je le jure sur la tête de ma fille.
— Des serments aussi graves ont été faits par les agents, remarqua Le Corbier.
— Les agents allemands ont intérêt à faire leur déposition. Ils masquent ainsi la faute qu’ils ont commise. Nous, nous n’avons commis aucune faute. Si le hasard avait voulu que nous fussions arrêtés en territoire allemand, rien au monde ne nous eût empêchés, Morestal et moi, de le reconnaître. Morestal est libre et ne craint rien. Et moi, bien que prisonnier, je ne crains pas davantage.
— C’est l’opinion à laquelle s’est rallié le gouvernement français, dit le sous-secrétaire. En outre, nous avons un témoignage. Le vôtre, M. Philippe Morestal. Ce témoignage, le gouvernement, par un excès de scrupule, n’a pas voulu en tenir compte officiellement. Il nous a paru, en effet, moins ferme, plus vague, la seconde fois que la première. Mais, tel qu’il est, il prend à mes yeux une valeur singulière, puisqu’il corrobore les deux autres. Monsieur Philippe Morestal, vous maintenez dans toute leur rigueur les termes de vos dépositions ?
Philippe se leva, regarda son père, repoussa Marthe qui s’approchait vivement de lui, et répondit à voix basse :
— Non, monsieur le ministre.