paru dans l’Excelsior (p. 106-114).

V

La thèse allemande était simple : l’arrestation avait eu lieu en Allemagne. Du moins, c’est ce qu’affirmaient les journaux dont Philippe et son père lurent les extraits dans la Gazette de Bœrsweilen. Ne fallait-il pas prévoir que ce serait la thèse adoptée, si elle ne l’était déjà, par le gouvernement impérial ?

À Bœrsweilen — la Gazette n’en faisait pas mystère — on était catégorique. Après un silence de vingt-quatre heures, les autorités, se fondant sur les explications données la veille par Weisslicht, au cours d’une enquête à laquelle assistaient plusieurs fonctionnaires désignés, les autorités déclaraient hautement que tout s’était passé dans les règles et qu’il n’y avait pas à revenir sur le fait accompli. Le commissaire spécial Jorancé et le conseiller Morestal, pris en flagrant délit dans une affaire de désertion, seraient déférés devant les tribunaux allemands, et leur cas serait jugé selon les lois allemandes. D’ailleurs, ajoutait-on, il y avait contre eux d’autres charges.

Du sieur Dourlowski, il n’était pas question. On l’ignorait.

— Mais tout est là ! s’écria Morestal, après avoir reçu le préfet des Vosges à la mairie de Saint-Élophe et commenté avec lui et le juge d’instruction la thèse allemande, tout est là, monsieur le préfet. Même juste, que vaut leur thèse, si l’on prouve que nous avons été attirés dans un guet-apens par Weisslicht, et que la désertion de Baufeld a été combinée par des agents subalternes ? Or, cette preuve, c’est Dourlowski.

La disparition du colporteur l’indignait. Mais il ajouta :

— Heureusement, nous avons le témoignage de maître Saboureux.

— Nous l’avions hier, dit le juge d’instruction, nous ne l’avons plus.

— Comment cela ?

— Hier, mercredi, interrogé par moi, maître Saboureux affirmait la rencontre de Weisslicht et de Dourlowski. Certaines de ses paroles me firent même soupçonner qu’il avait surpris les préparatifs de l’agression et qu’il en avait été le témoin invisible… et précieux, n’est-il pas vrai ? Ce matin, jeudi, il se rétracte, il n’est pas sûr d’avoir reconnu Weisslicht, et, la nuit, il dormait… il n’a rien entendu… pas même les coups de fusil… Or, il habite à cinq cents mètres !

— C’est inouï ! Pourquoi cette reculade ?

— Je ne saurais dire, prononça le juge… Cependant, j’ai vu dans sa poche un numéro de la Gazette de Bœrsweilen… Les choses ont changé depuis hier… et Saboureux a réfléchi…

— Vous croyez ? La peur de la guerre ?

— Oui, la peur des représailles. Il m’a raconté une vieille histoire de uhlans, de ferme brûlée. Enfin, quoi ! il a peur…

La journée commençait mal. On s’en alla silencieusement par l’ancienne route jusqu’à la frontière où l’enquête fut reprise en détail. Mais, au rond-point de la Butte, on aperçut trois hommes à casquette galonnée qui fumaient leur pipe auprès du poteau allemand.

Et plus loin, au bas de la descente, dans une sorte de clairière située sur la gauche, on en vit deux autres étendus à plat ventre et qui fumaient aussi.

Et, autour de ces deux-là, il y avait, plantés en terre et dessinant un cercle, des piquets fraîchement peints de jaune et de noir, que reliait une corde.

Questionnés, les hommes répondirent que c’était là l’endroit où l’arrestation du commissaire Jorancé avait eu lieu.

Or, cet endroit, adopté par l’enquête adverse, se trouvait en territoire allemand et à vingt mètres au-delà du chemin qui marquait la séparation !

Philippe dut entraîner son père. Le vieux Morestal suffoquait.

— Ils mentent ! ils mentent ! C’est une ignominie… Et ils le savent bien ! Est-ce que je puis me tromper ? Je suis du pays, moi ! Tandis qu’eux… des mouchards !…

Quand il fut plus calme, il recommença ses explications. Philippe, ensuite, répéta les siennes, en termes plus vagues cette fois, et avec une hésitation que le vieux Morestal, absorbé, ne remarqua point, mais qui ne pouvait échapper aux autres personnes.

Ensemble, comme la veille, le père et le fils retournèrent au Vieux-Moulin. Morestal ne chantait plus victoire, et Philippe songeait à maître Saboureux qui, averti par sa finesse de paysan, variait ses dépositions selon les menaces d’événements possibles.

Aussitôt arrivé, il se réfugia dans sa chambre. Marthe, l’ayant rejoint, le trouva étendu sur son lit la tête entre les mains. Il ne voulut même pas lui répondre. Mais, à quatre heures, apprenant que son père, avide de nouvelles, partait en voiture, il descendit aussitôt.

Ils se firent mener à Saint-Élophe, puis, de plus en plus inquiets, à cinq lieues au-delà, à Noirmont, où Morestal avait de nombreux amis. L’un d’eux les conduisit aux bureaux de l’Éclaireur.

Là, on ne savait encore rien ; les lignes télégraphiques et téléphoniques étaient encombrées. Mais, à huit heures, première dépêche : des groupes avaient manifesté aux environs de l’ambassade d’Allemagne… Place de la Concorde, la statue de la ville de Strasbourg était couverte de fleurs et de drapeaux.

Puis les télégrammes affluèrent.

Interpellé, le président du Conseil avait répondu, aux applaudissements de toute l’Assemblée : « Nous demandons, nous réclamons votre confiance absolue, votre confiance aveugle. Si certains d’entre vous la refusent au ministre, qu’ils l’accordent au Français. Car c’est un Français qui parle en votre nom. Et c’est un Français qui agira. »

Dans les couloirs de la Chambre, un député de l’opposition avait entonné la Marseillaise, reprise en chœur par tous ses collègues.

Et ce fut la contre-partie, les dépêches venant d’Allemagne, la presse chauvine exaspérée, tous les journaux du soir intransigeants, agressifs, Berlin tumultueux…

À minuit, ils s’en revinrent, et, bien qu’une émotion pareille les étreignît, elle suscitait en eux des idées si différentes qu’ils n’échangèrent pas une parole. Morestal lui-même, qui ne connaissait point le divorce de leurs esprits, n’osait s’abandonner à ses discours habituels.

Le lendemain, la Gazette de Bœrsweilen annonça des mouvements de troupes vers la frontière. L’empereur, qui croisait dans la mer du Nord, avait débarqué à Ostende. Le chancelier l’attendait à Cologne. Et l’on pensait que notre ambassadeur se rendrait également au-devant de lui.

Dès lors, toute cette journée du vendredi et toute celle du samedi, les hôtes du Vieux-Moulin vécurent un affreux cauchemar. La tempête secouait maintenant la France entière, et l’Allemagne, toute l’Europe frémissante. Ils l’entendaient rugir. La terre craquait sous son effort. Quel cataclysme épouvantable allait-elle provoquer ?

Et eux, qui l’avaient déchaînée, acteurs infimes relégués à l’arrière-plan, comparses dont le rôle était fini, ils ne pouvaient plus rien voir du spectacle que des lueurs lointaines et sanglantes.

Philippe s’enfermait dans un silence farouche qui désolait sa femme. Morestal était agité, nerveux, d’humeur exécrable. Il sortait sans raison, rentrait aussitôt, ne tenait pas en place.

— Ah ! s’écria-t-il, en un moment de défaillance où sa pensée apparut clairement, pourquoi sommes-nous revenus par la frontière ? Pourquoi ai-je secouru ce déserteur ? Car, il n’y a pas à dire, si je ne l’avais pas secouru, rien ne serait arrivé.

Le vendredi soir, on apprit que le chancelier, qui possédait déjà les rapports allemands, avait en mains le dossier français communiqué par notre ambassadeur. L’affaire, purement administrative jusqu’ici, devenait diplomatique. Et le gouvernement demandait la mise en liberté du commissaire spécial de Saint-Élophe, arrêté sur le territoire de la France.

— S’ils y consentent, cela va tout seul, dit Morestal. Il n’y a aucune humiliation pour l’Allemagne à renier des agents subalternes. Mais si l’on refuse, si l’on ajoute foi aux mensonges de ces agents, qu’adviendra-t-il ? La France ne peut pas reculer.

Le matin du samedi, la Gazette de Bœrsweilen, en une édition spéciale, inséra une courte note : « Après une étude attentive, le chancelier a fait remettre le dossier français à l’ambassadeur de France. Les tribunaux allemands examineront le cas du commissaire Jorancé, accusé du crime de haute trahison, et arrêté sur le territoire de l’Allemagne. »

C’était le refus.

Ce matin-là, Morestal emmena son fils jusqu’au col du Diable, et, courbé en deux, suivant pas à pas le chemin de la Butte-aux-Loups, examinant chacune des sinuosités, notant telle racine plus forte et telle branche plus longue, il refit le plan de l’attaque. Et il montrait à Philippe les arbres qu’il avait côtoyés dans sa fuite, et les arbres au pied desquels son ami et lui s’étaient battus.

— C’est là, Philippe, nulle part ailleurs… Vois-tu ce petit espace ? C’est là… J’y suis venu souvent fumer ma pipe à cause de ce tertre où l’on peut s’asseoir… C’est là !

Il s’assit sur ce même tertre, et il ne dit plus rien, les yeux vagues, pendant que Philippe le considérait. Plusieurs fois il répéta entre ses dents :

— Oui, c’est bien là… Comment pourrais-je me tromper ?

Et tout à coup il serra ses deux poings contre ses tempes et balbutia :

— Pourtant, si je me trompais ! Si j’avais bifurqué plus à droite… et si…

Il s’interrompit, jeta les yeux autour de lui, et, se redressant :

— Impossible ! On ne fait pas d’erreur aussi grossière, à moins d’être fou ! Comment l’aurais-je faite ? Je ne songeais qu’à cela  : « Il faut rester en France… me disais-je, il faut rester à gauche de la ligne. » Et j’y suis resté, crebleu ! Il y a là une certitude absolue… Alors quoi ? vais-je renier la vérité pour leur faire plaisir ?

Et Philippe, qui ne cessait de l’observer, répondait en lui-même :

« Pourquoi pas, mon père ? Que signifierait ce petit mensonge auprès du magnifique résultat qui serait obtenu ? Si vous mentiez, mon père, si seulement vous affirmiez avec moins de force une vérité si funeste, la France pourrait reculer sans honte, puisque c’est votre témoignage qui nécessite sa réclamation ? Et de la sorte, vous auriez sauvé votre pays… »

Mais Philippe se taisait. Son père était guidé par une conception du devoir qu’il savait aussi haute et aussi légitime que la sienne. De quel droit aurait-il voulu que son père agît selon sa propre conscience, à lui, Philippe ? Ce qui n’était pour l’un qu’un petit mensonge, pour l’autre, pour le vieux Morestal, serait un crime de lèse-patrie. Morestal, en témoignant, parlait au nom de la France. La France ne ment pas.

— S’il y a une solution possible, se disait-il, ce n’est pas à mon père qu’il faut la demander. Mon père représente un bloc d’idées, de principes et de traditions intangibles. Mais moi, moi, que puis-je faire ? Quel est mon devoir particulier ? Quel est le but où je dois tendre à travers tous les obstacles ?

Vingt fois, il fut sur le point de s’écrier :

— Mon témoignage est faux, père. Je n’étais pas là. J’étais avec Suzanne.

À quoi bon ! C’était déshonorer Suzanne, et la marche implacable des événements n’en continuerait pas moins. Or, cela seul importait. Toutes les douleurs individuelles, toutes les crises de conscience, toutes les théories, tout disparaissait devant la formidable catastrophe qui menaçait l’humanité, et devant la tâche qui incombait à des hommes comme lui, affranchis du passé, libres d’agir suivant une conception nouvelle du devoir.

L’après-midi, aux bureaux de l’Éclaireur, ils apprirent qu’une bombe avait éclaté derrière l’automobile de l’ambassadeur d’Allemagne, à Paris. Au Quartier latin, l’effervescence était à son comble. On avait maltraité deux Allemands et assommé un Russe, qu’on accusait d’espionnage. À Lyon, à Toulouse, à Bordeaux, des bagarres s’étaient produites.

Mêmes désordres à Berlin et dans les grandes villes de l’Empire. Le parti militaire dirigeait le mouvement.

Enfin, à six heures, on donnait comme certain que l’Allemagne mobilisait trois corps d’armée.

Au Vieux-Moulin, la soirée fut tragique. Suzanne, qui arrivait de Bœrsweilen sans avoir pu voir son père, Suzanne ajoutait à la détresse par ses sanglots et ses lamentations. Morestal et Philippe, taciturnes, le regard fiévreux, semblaient se fuir. Marthe, qui devinait les angoisses de son mari, ne le quittait pas des yeux, comme si elle craignait de sa part un coup de tête. Et la même appréhension devait tourmenter Mme Morestal, car elle recommanda plusieurs fois à Philippe :

— Surtout pas de discussions avec ton père. Il est malade. Toutes ces histoires le remuent bien assez. Un choc entre vous serait terrible.

Et cela aussi, l’idée de ce mal qu’il ignorait, mais auquel son imagination exaspérée donnait une importance croissante, cela aussi torturait Philippe.

Ils se levèrent tous, le dimanche matin, avec la certitude que la nouvelle de la guerre leur parviendrait au cours de cette journée, et le vieux Morestal partait pour Saint-Élophe afin d’y prendre les dispositions nécessaires en cas d’alerte, quand une sonnerie de téléphone le rappela.

C’était le sous-préfet de Noirmont qui lui transmettait une nouvelle communication de la préfecture. Les deux Morestal devaient se trouver à midi à la Butte-aux-Loups.

Un instant plus tard, l’Éclaireur des Vosges, par une dépêche publiée en tête de ses colonnes, les renseignait sur la portée de cette troisième convocation.

« Hier, samedi, à dix heures du soir, l’ambassadeur d’Allemagne a rendu visite au président du Conseil. Après une longue conversation, et au moment de rompre un entretien qui semblait ne pouvoir aboutir, l’ambassadeur a reçu par exprès et remis au président du Conseil une note personnelle de l’empereur. L’empereur proposait un examen nouveau de l’affaire, pour lequel il déléguerait le gouverneur d’Alsace-Lorraine, avec mission de contrôler le rapport des agents. L’entente fut aussitôt établie sur ce terrain, et le gouvernement français a désigné comme représentant un des membres du cabinet, M. Le Corbier, sous-secrétaire d’État à l’intérieur, il est possible qu’une entrevue ait lieu entre ces deux personnages. »

Et le journal ajoutait :

« Cette intervention de l’empereur est une preuve de ses sentiments pacifiques, mais ne modifie guère la situation. Si la France a tort, et ce serait presque à souhaiter, elle cédera. Mais s’il est prouvé une fois de plus de notre côté que l’enlèvement a eu lieu sur le territoire français, et si l’Allemagne ne cède pas, qu’adviendra-t-il ? »