paru dans l’Excelsior (p. 97-105).

IV

Le drame qui se déroula en cette nuit et en cette matinée fut si âpre, si virulent et si rapide, que les hôtes du Vieux-Moulin en demeurèrent comme assommés. Au lieu de les réunir dans une émotion commune, il les dispersa, leur laissant à tous une impression de gêne et de malaise.

Chez Philippe, cela se traduisit par une torpeur qui le tint endormi jusqu’au lendemain matin. Il se réveilla du reste en excellente disposition, mais avec un désir immense de solitude. Au fond, il craignait de se retrouver en présence de son père et de sa femme.

Il partit donc, de très bonne heure, à travers les bois et les prairies, s’arrêta dans une auberge, escalada le ballon de Vergix, et ne revint qu’au moment du déjeuner. Il était alors très calme et tout à fait maître de lui.

Pour des hommes comme Philippe, de nature droite, d’esprit généreux, mais qui ne perdent point leur temps à réfléchir sur les petits cas de conscience que suscite la vie quotidienne, le sentiment du devoir accompli devient, aux périodes de crise, une sorte de mesure d’après laquelle ils jugent leurs actes. Ce sentiment-là, Philippe l’éprouva en toute sa plénitude. Placé, par une série de circonstances anormales, entre l’obligation de trahir Suzanne ou l’obligation d’affirmer sous serment une chose qu’il ignorait, incontestablement il était en droit de mentir. Le mensonge était juste et naturel. Il ne niait certes pas la faute qu’il avait commise en succombant aux charmes et aux artifices de la jeune fille, mais, cette faute, il devait à Suzanne de la tenir secrète, quelles que fussent les conséquences de sa discrétion. Il n’y avait pas d’excuse au monde qui lui permît de rompre le silence.

La lecture des journaux qu’il trouva sur la table du salon (on recevait au Vieux-Moulin l’Éclaireur des Vosges, un journal de Paris, publié la veille au soir, et la Gazette de Bœrsweilen, feuille imprimée en allemand, mais d’inspiration française), cette lecture acheva de le rassurer. Dans la cohue des premières nouvelles consacrées à l’affaire Jorancé, son rôle, à lui, passait à peu près inaperçu. En deux lignes, l’Éclaireur des Vosges résumait sa déposition. Somme toute, il n’était et ne serait qu’un comparse.

— Un figurant, tout au plus, murmura-t-il avec satisfaction.

— Oui, tout au plus. C’est ton père et M. Jorancé qui tiennent l’affiche.

Marthe était entrée et, surprenant ses dernières paroles qu’il avait prononcées à haute voix, elle y répondait en riant.

Elle lui entoura le cou du même geste affectueux dont elle avait l’habitude et lui dit :

— Mais oui, Philippe, tu n’as pas à te tourmenter. Ton témoignage n’a aucune importance et ne peut influer en aucune façon sur les événements. Sois-en bien certain.

Leurs visages étaient tout près l’un de l’autre, et, dans les yeux de Marthe, Philippe ne perçut que de la gaieté et de la tendresse.

Il comprit qu’elle avait attribué à des scrupules de conscience et à des appréhensions mal définies sa conduite de la veille, sa fausse version du début, ses réticences et son trouble. Inquiet sur les suites de l’affaire et redoutant que son témoignage ne la compliquât, il avait essayé de se soustraire aux ennuis d’une déposition.

— Je crois que tu as raison, dit-il afin de la confirmer dans son erreur. Et, du reste, l’affaire est-elle si grave ?

Ils causèrent quelques minutes et, peu à peu, tout en l’observant, il amena l’entretien sur les Jorancé.

— Suzanne est venue ce matin ?

Marthe sembla étonnée…

— Suzanne ? dit-elle. Tu ignores donc ?… En effet, tu dormais hier soir. Suzanne a couché là.

Il tourna la tête pour cacher sa rougeur, et il reprit :

— Ah ! elle a couché là…

— Oui. M. Morestal veut qu’elle habite avec nous jusqu’au retour de M. Jorancé.

— Mais… en ce moment ?…

— Elle est à Bœrsweilen, où elle sollicite l’autorisation de voir son père.

— Seule ?

— Non, Victor l’accompagne.

Philippe prononça d’un air indifférent :

— Comment est-elle ? Abattue ?

— Très abattue… Je ne sais pas pourquoi, elle s’imagine que l’enlèvement de son père lui est imputable… C’est elle qui l’aurait poussé à faire cette promenade !… Pauvre Suzanne, quel intérêt pouvait-elle avoir à rester seule ?…

Il saisit nettement, à l’intonation comme à l’attitude de sa femme, que, si certaines coïncidences l’avaient surprise, aucun soupçon du moins ne l’avait effleurée. De ce côté, tout était fini. Le péril s’éloignait.

Heureux, délivré de ses craintes, Philippe eut encore la satisfaction d’apprendre que son père avait passé une excellente nuit et qu’il s’était rendu dès le matin à la mairie de Saint-Élophe. Il interrogea sa mère. Mme Morestal, obéissant comme Philippe à ce besoin d’apaisement et de sécurité qui nous envahit après les grandes secousses, le rassura sur la santé du vieillard. Certes, le cœur était malade ; le docteur Borel exigeait la vie la plus régulière et la plus monotone. Mais le docteur Borel voyait les choses en noir, et, somme toute, Morestal avait fort bien supporté les fatigues, pourtant très dures, de son enlèvement et de son évasion.

— D’ailleurs, tu n’as qu’à le regarder, conclut-elle. Le voilà qui arrive de Saint-Élophe.

Ils le virent descendre de voiture, allègre comme un jeune homme. Il les rejoignit au salon et, tout de suite, il s’écria :

— Hein ! quel vacarme ! J’ai téléphoné à la ville… On ne parle que de cela… Et puis, savez-vous ce qui me tombe sur le dos à Saint-Élophe ? Une demi-douzaine de reporters ! Ce que je les ai congédiés ! Des gens qui enveniment tout, arrangent tout à leur façon !… La plaie de notre époque !… Je vais donner à Catherine des ordres formels… L’entrée du Vieux-Moulin est interdite… Non, mais tu as vu la manière dont ils rapportent mon évasion ? J’aurais étranglé la sentinelle et fait mordre la poussière à deux uhlans qui me poursuivaient !…

Il ne parvenait pas à dissimuler son contentement, et il se redressa, en homme qu’un exploit de ce genre n’étonnait point.

Philippe lui demanda :

— Et l’impression générale ?

— Telle que tu as pu la connaître par les journaux. La libération de Jorancé est imminente. D’ailleurs, je te l’avais dit. Plus nous serons affirmatifs, et nous avons le droit de l’être, plus nous hâterons le dénouement. Comprends bien que, à l’heure actuelle, on interroge l’ami Jorancé et qu’il répond exactement comme moi. Alors ? Non, je le répète, l’Allemagne cédera. Donc ne te fais pas de bile, mon garçon, puisque tu crains tant la guerre… et les responsabilités !…

C’était là, en fin de compte et de même que Marthe, le motif auquel il attribuait les paroles incohérentes que Philippe avait prononcées avant sa comparution devant les magistrats, et, sans regarder plus au fond, il en concevait à son endroit une certaine rancune et un peu de dédain. Philippe Morestal, le fils du vieux Morestal, redouter la guerre ! Encore un que le poison de Paris avait corrompu…

On déjeuna gaiement. Le vieillard ne cessa de bavarder. Sa bonne humeur, son optimisme, sa foi inébranlable dans une heureuse et prochaine solution, emportèrent les résistances, et Philippe lui-même subit l’autorité d’une conviction qui le réjouissait.

L’après-midi se continua sous des auspices également favorables. Convoqués, Morestal et son fils se rendirent à la frontière, où, en présence du procureur de la République, du sous-préfet, du brigadier de gendarmerie, et de nombreux journalistes que l’on cherchait en vain à écarter, le juge d’instruction compléta, avec un soin minutieux, les investigations qu’il avait commencées la veille. Morestal dut reprendre sur place le récit de l’agression, préciser le chemin suivi avant l’attaque et pendant la fuite, déterminer l’endroit où le soldat Baufeld avait traversé la ligne et l’endroit où le commissaire et lui, Morestal, avaient été arrêtés.

Il le fit sans hésitation, allant et venant, parlant et affirmant avec une telle certitude, tant de logique et de sincérité, tant de verve et d’enthousiasme, que la scène évoquée par lui, revivait aux yeux des spectateurs. Sa démonstration fut claire et impérieuse. Ici, le premier coup de feu. Là, crochet à droite, sur le territoire allemand. Là, retour en France, et plus loin, à cet emplacement exact, quinze mètres en deçà de la frontière, le terrain du combat, le lieu de l’arrestation. Les indices abondaient, irréfutables. C’était la vérité, sans crainte d’erreur possible.

Philippe, entraîné, confirma, de façon plus catégorique, sa première déclaration. En approchant de la Butte-aux-Loups il avait entendu les cris du commissaire spécial. Ces mots : « Nous sommes en France… voilà la frontière » lui étaient parvenus distinctement. Et il raconta ses recherches, sa conversation avec le soldat Baufeld, et le témoignage du blessé en ce qui concernait l’envahissement du territoire français.

L’enquête s’acheva sur une bonne nouvelle. Le lundi, quelques heures avant l’agression, maître Saboureux avait aperçu, disait-on, l’Allemand Weisslicht, le chef des policiers, et un nommé Dourlowski, colporteur, qui se promenaient dans les bois et tentaient de se dissimuler.

Or Morestal, sans avouer les rapports qu’il entretenait avec ce personnage, avait cependant relaté la visite du sieur Dourlowski et son offre de complicité. Un accord entre Dourlowski et Weisslicht, c’était la preuve qu’une embuscade avait été dressée et que le passage du soldat Baufeld, combiné pour dix heures et demie, n’avait été qu’un prétexte pour prendre au piège le commissaire spécial et son ami.

Les magistrats ne cachèrent pas leur contentement. L’affaire Jorancé, machination ourdie par des agents subalternes que le gouvernement impérial n’aurait aucune honte à désavouer, se réduisait de plus en plus aux proportions d’un incident qui ne pouvait avoir de lendemain.

— Allons, dit Morestal en emmenant son fils, tandis que les magistrats se rendaient à la ferme Saboureux, allons, ce sera encore plus simple que je ne l’espérais. Ce soir, le gouvernement français connaîtra les conclusions de l’enquête. Un échange de vues avec l’ambassade d’Allemagne, et demain…

— Vous croyez ?…

— Je vois plus loin. Je crois que l’Allemagne prendra les devants.

Comme ils débouchaient au col du Diable, ils croisèrent une petite troupe de gens que conduisait un homme à casquette galonnée.

Morestal salua d’un grand coup de chapeau, en ricanant :

— Bonjour !… Ça va bien ?

L’homme passa sans rien dire.

— Qui est-ce ? demanda Philippe.

— Weisslicht, le chef des policiers.

— Et les autres ?

— Les autres ?… C’est l’enquête allemande qui opère à son tour.

Il était alors quatre heures de l’après-midi.

Cette fin de journée fut paisible au Vieux-Moulin. À la nuit tombante, Suzanne arriva, tout heureuse, de Bœrsweilen. On lui avait remis une lettre de son père et, le samedi, on lui donnerait l’autorisation de le voir.

— Tu n’auras même pas besoin de retourner à Bœrsweilen, dit Morestal, c’est ton père qui viendra te rechercher, n’est-ce pas, Philippe ?

Le dîner les réunit tous les cinq sous la lampe de famille, et ils éprouvèrent une impression de détente, de bien-être et de repos. On but à la santé du commissaire spécial. Il leur semblait d’ailleurs que sa place n’était pas vide, tellement ils songeaient à son retour avec certitude.

Seul, Philippe ne participait pas à l’allégresse. Placé à côté de Marthe et en face de Suzanne, il était de nature trop droite et de jugement trop sain pour ne pas souffrir d’une situation aussi fausse.

Depuis l’avant-dernière nuit, depuis l’instant où il quittait Suzanne aux clartés naissantes de l’aube qui se glissait dans la chambre de la jeune fille, à Saint-Élophe, c’était la première fois qu’il avait, en quelque sorte, le temps d’évoquer le souvenir de ces heures troublantes. Effrayé par les événements, obsédé par le souci de la conduite qu’il devait tenir, il ne pensait à Suzanne que pour ne point la compromettre.

Maintenant, il la voyait. Il l’écoutait rire et parler. Elle vivait en sa présence, non point telle qu’il l’avait connue à Paris et retrouvée à Saint-Élophe, mais parée d’un autre charme, dont il avait le secret mystérieux. Certes, il demeurait maître de lui et il sentait bien qu’aucune tentation ne l’induirait à succomber de nouveau. Mais pouvait-il faire qu’elle n’eût pas des cheveux blonds, dont la couleur le séduisait, des lèvres frissonnantes, une voix harmonieuse comme un chant ? Et pouvait-il faire que tout cela, peu à peu, ne l’emplît d’une émotion que chaque minute rendait plus profonde ?

Leurs yeux se heurtèrent. Suzanne trembla sous le regard de Philippe. Une sorte de pudeur l’orna, ainsi qu’un voile qui embellit. Elle était désirable comme une épouse et touchante comme une fiancée.

Au même moment, Marthe souriait à Philippe. Il rougit et pensa :

— Je partirai demain.

Sa décision était immédiate. Il ne resterait pas un jour de plus entre les deux femmes. Le spectacle seul de leur intimité lui semblait odieux. Il partirait sans un mot. Il savait maintenant le piège des adieux entre ceux qui s’aiment, combien ils nous amollissent et nous désarment. Il ne voulait pas de ces compromis et de ces équivoques. La tentation, même si l’on y résiste, est déjà une faute.

Le repas terminé, il se leva et passa dans sa chambre où Marthe le rejoignit. Il apprit par elle que la chambre de Suzanne était au même étage. Plus tard, il entendit monter la jeune fille. Mais il savait que rien ne le ferait plus déchoir. Une fois seul, il ouvrit sa fenêtre, demeura longtemps à contempler la forme indistincte des arbres, puis se coucha.

Le matin, ce fut Marthe qui lui apporta son courrier. Aussitôt Philippe discerna sur une enveloppe l’écriture d’un de ses amis.

— Bon ! prononça-t-il, s’empressant de saisir le prétexte, une lettre de Pierre Belun. Pourvu qu’il ne me rappelle pas !…

Il décacheta et dit, après avoir lu :

— Justement ce que je craignais ! Je vais être obligé de partir.

— Pas avant ce soir, mon garçon.

C’était le vieux Morestal qui survenait avec un pli décacheté.

— Qu’y a-t-il, père ?

— Nous sommes convoqués d’urgence par le préfet des Vosges à la mairie de Saint-Élophe.

— Moi aussi ?

— Toi aussi. On veut vérifier certains points de ta déposition.

— Alors, on recommence ?

— Oui. C’est une nouvelle enquête. Il paraît que les choses se compliquent.

— Que dis-tu ?

— Je dis ce que disent les journaux de ce matin. D’après les dernières dépêches, l’Allemagne n’a pas l’intention de relâcher Jorancé. En outre, il y a eu des manifestations à Paris. Berlin se remue également. La presse chauvine parle avec arrogance. Bref…

— Bref ?

— Eh bien, cela prend très mauvaise tournure.

Philippe sursauta. Il s’approcha de son père, et soudain furieux :

— Hein ! Qui donc avait raison ? Tu vois… tu vois tout ce qui arrive ! Si tu m’avais écouté…

— Si je t’avais écouté ?… scanda Morestal, aussitôt prêt à la querelle.

Mais Philippe se contint. Marthe dit des mots au hasard. Et tous trois se turent.

Et puis, à quoi servaient les paroles ? L’orage avait passé au-dessus de leurs têtes et grondait sur la France. Désormais impuissants, ils en devaient subir les contre-coups et entendre les échos lointains sans pouvoir influer sur les éléments formidables déchaînés en cette nuit du lundi au mardi.