paru dans l’Excelsior (p. 127-135).

VII

Ce fut immédiat. Entre Morestal et Philippe, le duel se dessina sur-le-champ. Les événements des journées précédentes l’avaient préparé : au premier mot, le père et le fils se dressèrent l’un contre l’autre en ennemis irréconciliables, le père fougueux et agressif, le fils inquiet et douloureux, mais inflexible.

Aussitôt, Le Corbier flaira la scène. Il sortit de la tente, enjoignit à la sentinelle de s’éloigner, constata que le groupe des Allemands ne pouvait entendre les éclats de voix, et, après avoir ajusté la portière avec soin, il revint à sa place.

— Tu es fou ! tu es fou ! disait Morestal, qui s’était approché de son fils. Comment oses-tu ?

Et Jorancé reprenait :

— Voyons, Philippe… ce n’est pas sérieux… Tu ne vas pas démentir…

Le Corbier leur imposa silence et, s’adressant à Philippe :

— Expliquez-vous, monsieur, je ne comprends pas.

Philippe regarda de nouveau son père, et, lentement, d’une voix qu’il s’efforçait d’affermir, il reprit :

— Je dis, monsieur le ministre, que certains termes de ma déposition ne sont pas exacts, et qu’il est de mon devoir de les rectifier.

— Parlez, monsieur, ordonna le sous-secrétaire, avec une certaine sécheresse.

Philippe n’hésita pas. En face du vieux Morestal, qui frémissait d’indignation, il commença, comme s’il avait hâte d’en finir :

— Tout d’abord, le soldat Baufeld ne m’a pas dit des choses aussi nettes que celles que j’ai rapportées. Ses paroles furent obscures, incohérentes.

— Comment ! Mais vos déclarations sont précises…

— Monsieur le ministre, quand j’ai déposé pour la première fois devant le juge d’instruction, j’étais sous le coup de l’arrestation de mon père. J’ai subi son influence. Il m’a semblé que l’incident n’aurait pas de suite si l’arrestation avait été effectuée sur le territoire allemand, et, en relatant les dernières paroles du soldat Baufeld, malgré moi, à mon insu, je les ai interprétées dans le sens même de mon désir. Plus tard, j’ai compris mon erreur. Je la répare.

Il se tut. Le sous-secrétaire feuilleta ses dossiers, relut sans doute la déposition de Philippe, et demanda :

— En ce qui concerne le soldat Baufeld, vous n’avez rien à ajouter ?

Philippe parut fléchir sur ses jambes, au point que Le Corbier le pria de s’asseoir.

Il obéit, et, se maîtrisant, articula :

— Si. Je dois faire à ce propos une révélation qui m’est pénible. Mon père, évidemment, n’y a pas attaché d’importance, mais il me semble…

— Qu’est-ce que tu veux dire ? s’écria Morestal.

— Oh ! mon père, je vous en conjure, supplia Philippe en joignant les mains, nous ne sommes pas ici pour nous quereller, ni pour nous juger, mais pour remplir notre devoir. Le mien est horrible. Ne me découragez pas. Vous me condamnerez après, s’il y a lieu.

— Je te condamne déjà, mon fils.

Le Corbier eut un geste impérieux, et il répéta, d’un ton plus cassant encore :

— Parlez, M. Philippe Morestal.

Très vite, Philippe prononça :

— Monsieur le ministre, le soldat Baufeld avait des relations de ce côté de la frontière. Sa désertion était préparée, soutenue. Il savait le chemin sûr qu’il devait prendre.

— Par qui savait-il cela ?

Philippe baissa la tête et, les yeux à demi clos, il murmura :

— Par mon père.

— Ce n’est pas vrai ! proféra le vieux Morestal, rouge de colère. Ce n’est pas vrai ! Moi, j’aurais préparé… moi !…

— Voici le papier que j’ai trouvé dans la poche du soldat Baufeld, dit Philippe en tendant une feuille à Le Corbier. Voici en quelque sorte le plan de l’évasion, le chemin que doit suivre le fugitif, l’endroit exact où il doit passer la frontière pour échapper aux surveillants.

— Qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tu oses dire ! Une correspondance entre moi et ce misérable !

— Les deux mots « sentier d’Albern » sont de votre main, mon père, et c’est par ce sentier d’Albern que le déserteur a débouché en France. Cette feuille est une de vos feuilles de papier à lettres.

Morestal avait bondi.

— Et tu l’as prise dans cette corbeille, où elle était déchirée et froissée ! Tu as fait ce métier-là, toi, mon fils ! C’est toi qui as eu l’infamie…

— Oh ! mon père.

— Alors, qui ? Réponds.

— C’est le soldat Baufeld qui me l’a remise avant sa mort.

Morestal était debout, face à Philippe, les bras serrés sur sa poitrine, et, loin de se défendre contre les accusations de son fils, il paraissait plutôt s’adresser à un coupable.

Et Philippe le regardait avec angoisse. À chacun des coups qu’il portait, à chacune de ses phrases, il épiait sur le visage de son père la marque de la blessure. Telle veine qui se gonflait aux tempes du vieillard le bouleversait. Il s’effarait de voir des filets de sang entremêlés sur le blanc des yeux. Et il lui semblait, à tout instant, que son père allait tomber comme un arbre que la cognée entame jusqu’au fond même du cœur.

Le sous-secrétaire d’État, qui avait examiné la feuille tendue par Philippe, reprit :

— En tout cas, monsieur Morestal, ces lignes furent tracées par vous ?

— Oui, monsieur le ministre. J’ai raconté déjà la démarche que le sieur Dourlowski avait tentée auprès de moi et la réponse que j’avais faite.

— C’était la première fois que cet individu essayait ?…

— La première fois, dit Morestal après une imperceptible hésitation.

— Alors ce papier ?… ces lignes ?…

— Ces lignes furent tracées par moi au cours de l’entretien. À la réflexion, je rejetai la feuille. Je comprends maintenant que Dourlowski l’a ramassée derrière mon dos et qu’il s’en est servi pour l’exécution de son plan. Si les agents l’avaient trouvée sur le déserteur, c’était la preuve de ma culpabilité. Du moins, eût-on interprété cela de la sorte… comme le fait mon fils. J’espère, monsieur le ministre, que cette interprétation ne sera pas la vôtre.

Le Corbier resta pensif un assez long moment, consulta les dossiers et prononça :

— Les deux gouvernements se sont mis d’accord pour laisser en dehors du débat tout ce qui se rapporte à la désertion du soldat Baufeld, au rôle du sieur Dourlowski, et à l’accusation de complicité lancée contre le commissaire français, et contre vous, monsieur Morestal. Ce sont là des questions d’ordre judiciaire qui relèvent des tribunaux allemands. Le seul fait pour lequel j’ai été délégué, c’est d’établir si, oui ou non, l’arrestation a eu lieu sur le territoire français. Ma mission est très étroite. Je ne veux pas m’en écarter. Je vous prie donc, monsieur Philippe Morestal, de me dire, ou plutôt de me confirmer, ce que vous savez à ce sujet.

— Je ne sais rien.

Ce fut de la stupeur. Morestal, confondu, ne songea même pas à protester. Évidemment, il considérait son fils comme atteint de folie.

— Vous ne savez rien ? dit le sous-secrétaire, qui ne voyait pas encore clairement le but de Philippe. Cependant, vous avez déclaré avoir entendu l’exclamation de M. Jorancé : « Nous sommes en France… on arrête le commissaire français… »

— Je ne l’ai pas entendue.

— Comment ! comment ! mais vous étiez à trois cents pas en arrière…

— Je n’étais pas là. J’ai quitté mon père au carrefour du Grand-Chêne, et je n’ai ni vu ni entendu ce qui s’est passé après notre séparation.

— Alors, pourquoi avez-vous dit le contraire, monsieur ?

— Je vous le répète, monsieur le ministre, j’ai tout de suite compris, au retour de mon père, l’importance des premières paroles que nous dirions devant le juge d’instruction. J’ai cru que, en appuyant le récit de mon père, j’aiderais à écarter les événements. Aujourd’hui, devant les faits inexorables, je reviens à la simple et pure vérité.

Ses réponses étaient nettes, rapides. Sans aucun doute, il suivait une ligne de conduite tracée d’avance et dont rien ne le ferait dévier.

Morestal et Jorancé l’écoutaient avec effroi.

Marthe, immobile, les yeux accrochés à ceux de son mari, se taisait.

Le Corbier conclut :

— C’est-à-dire que vous ne voulez pas prendre votre part de responsabilité.

— Je prends la responsabilité de tout ce que j’ai fait.

— Mais vous vous retirez du débat.

— En ce qui me concerne, oui.

— Je dois donc annuler votre témoignage, et m’en tenir aux assertions inébranlables de M. Morestal, n’est-ce pas ?

Philippe garda le silence.

— Hein ! quoi ! s’écria Morestal, tu ne réponds pas ?

Il y avait dans la voix du vieillard comme une supplication, un appel désespéré aux bons sentiments de Philippe. Sa colère tombait presque, tellement il était malheureux de voir son fils, son garçon, en proie à une pareille démence.

— N’est-ce pas ? reprit-il avec douceur, n’est-ce pas, monsieur le ministre peut et doit s’en tenir à mes déclarations ?

— Non, dit Philippe, intraitable.

Morestal tressaillit.

— Non, mais pourquoi ? Quel motif as-tu de répondre ainsi ? Pourquoi ?

— Parce que, mon père, si la nature même de vos déclarations n’a pas varié, votre attitude, depuis trois jours, prouve qu’il y a en vous certaines réticences, certaines hésitations.

— Où as-tu vu cela ? demanda Morestal, tout frémissant, mais encore maître de lui…

— Votre certitude n’est pas absolue.

— Comment le sais-tu ? Quand on accuse, on prouve.

— Je n’accuse pas, j’essaie de préciser ce qui est mon impression.

— Ton impression ! Qu’est-ce qu’elle vaut à côté des faits ? Et ce sont des faits, moi, que j’avance.

— Des faits interprétés par vous, mon père, et dont vous ne pouvez pas être sûr. Mais non, vous ne le pouvez pas ! Rappelez-vous, l’autre matin, le matin de vendredi, nous sommes revenus ici, et, tandis que vous me montriez de nouveau la route parcourue, vous vous êtes écrié : « Et si je me trompais ! Si nous avions bifurqué plus à droite ! Si je me trompais !

— Scrupule exagéré ! Tous mes actes, toutes mes réflexions, au contraire…

— Il n’y avait pas à réfléchir ! Il n’y avait même pas à retourner sur ce chemin Si vous y êtes retourné, c’est qu’un doute vous torturait.

— Je n’ai pas douté une seconde.

— Vous croyez ne pas douter, mon père ! Vous croyez aveuglément en votre certitude ! Et vous croyez cela, parce que vous n’y voyez pas clair. Il y a en vous un sentiment qui plane sur toutes vos pensées et sur toutes vos actions… un sentiment admirable et qui fait votre grandeur, c’est l’amour de la France. Il vous semble que la France a raison envers et contre tout, et quoi qu’il arrive, et que ce serait le déshonneur pour elle que d’avoir tort. C’est avec cet état d’esprit que vous avez déposé devant le juge d’instruction. Et c’est ce même état d’esprit, monsieur le ministre, dont je vous demande de tenir compte.

— Et toi, proféra le vieux Morestal, éclatant à la fin, je t’accuse d’être poussé par je ne sais quel sentiment abominable contre ton père, contre ton pays, par je ne sais quelles idées infâmes…

— Mes idées sont en dehors…

— Tes idées que je devine sont la raison de ta conduite et de ton aberration. Si j’ai trop d’amour pour la France, tu oublies trop, toi, ton devoir envers elle.

— Je l’aime autant que vous, mon père, s’écria Philippe avec véhémence, et mieux peut-être ! C’est un amour qui m’émeut parfois jusqu’aux larmes, quand je pense à ce qu’elle fut, à ce qu’elle est, si belle, si intelligente, si haute, si adorable de grâce et de bonne foi ! Je l’aime, parce qu’elle est la mère de toutes les grandes idées. Je l’aime parce que son langage est le plus clair et le plus noble. Je l’aime parce qu’elle marche toujours en avant, au risque de se casser les reins, et parce qu’elle chante en marchant, et qu’elle est gaie, alerte, vivante, toujours pleine d’espoirs et d’illusion, et qu’elle est le sourire du monde… Mais il ne me semble pas qu’elle soit diminuée, si elle admet qu’un de ses agents ait été pris à vingt mètres à droite de la frontière.

— Pourquoi l’admettrait-elle, si ce n’est pas vrai, dit Morestal.

— Pourquoi ne l’admettrait-elle pas, si la paix doit en résulter ? répartit Philippe.

— La paix ! voilà le grand mot lâché, ricana Morestal. La paix ! Toi aussi, tu t’es laissé empoisonner par la théorie du jour ! La paix au prix de la honte, n’est-ce pas ?

— La paix au prix d’un infime sacrifice d’amour-propre.

— C’est le déshonneur.

— Mais non, mais non, riposta Philippe, soulevé d’enthousiasme. C’est la beauté d’un peuple de s’élever au-dessus de ces misérables questions. Et la France en est digne. Sans que vous le sachiez, mon père, depuis quarante ans, depuis la date exécrable, depuis cette guerre maudite, dont le souvenir vous obsède et vous ferme les yeux à toutes les réalités, il est né une autre France, dont le regard s’est ouvert sur d’autres vérités, une France qui voudrait s’évader du passé mauvais, répudier tout ce qui nous reste de la barbarie antique et s’affranchir des lois du sang et de la guerre. Elle ne le peut pas encore, mais elle y tend de toute sa jeune ardeur et de toute sa conviction qui grandit. Et deux fois déjà, depuis dix ans — au cœur de l’Afrique, en face de l’Angleterre ; aux rives du Maroc, en face de l’Allemagne — deux fois, elle a dominé son vieil instinct barbare.

— Souvenirs d’opprobre, dont tous les Français rougissent !

— Souvenirs de gloire, dont nous devons nous enorgueillir ! Un jour, ce seront là les plus belles pages de notre époque, et ces dates-là effaceront la date exécrable. Voilà la vraie revanche ! Qu’un peuple qui n’a jamais connu la peur, qui toujours, aux heures tragiques de son histoire, a réglé ses querelles selon le vieux mode barbare, l’épée à la main, qu’un tel peuple se soit élevé à une pareille notion de beauté et de civilisation, je dis que c’est là son plus beau titre de gloire.

— Des mots ! des mots ! c’est la théorie de la paix à tout prix, c’est le mensonge que tu me conseilles.

— Non, c’est la vérité possible que je vous demande d’admettre, si cruelle qu’elle puisse être pour vous.

— Mais la vérité, s’écria Morestal, en agitant les bras, tu la connais. Trois fois, tu l’as jurée ! Trois fois, tu l’as signée de ton nom ! La vérité, tu l’as vue et entendue, la nuit de l’attaque.

— Je ne la connais pas, dit Philippe d’une voix ferme. Je n’étais pas là. Je n’ai pas assisté à votre enlèvement. Je n’ai pas entendu l’appel de M. Jorancé. Je le jure sur l’honneur. Je le jure sur la tête de mes enfants. Je n’étais pas là.

— Alors, où étais-tu ? demanda Marthe.