La Franche-Comté
Revue des Deux Mondes3e période, tome 119 (p. 564-598).
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QUATRIÈME PARTIE[1].


XIII. — UN MOIS À TRAVERS LA COMTÉ, LES INDUSTRIELS DE SAINT-CLAUDE, MOREZ ET SEPTMONCEL.

« Ce pays, bien doré comme le Pérou, emperlé comme l’Inde, fourré comme la Tartarie, armé comme la Perse, enviné comme Candie, bien arrousé comme l’Espagne, bien trafiqué comme les Pays-Bas, bien mignardé comme l’Italie, bien engrainé comme la Gaule, peut dire que cela lui appartient comme une simple libéralité terrestre ou corporelle. » Et si n’en croyez Gollut, ce Marseillais de Pesmes, venez vous assurer qu’il n’exagère pas trop ; mais si vous appartenez à cette race de touristes échevelés auxquels les bottes de sept lieues du petit Poucet ne suffisent point, que la hantise des espaces infinis enivre, et qui croient n’avoir rien fait tant qu’ils n’ont pas exécuté le tour de la machine ronde, si vous mesurez le plaisir du voyage à la fatigue ressentie, aux dangers, aux obstacles affrontés, ou bien encore, esclave de la mode, si vous partez par genre, comme on va à l’Opéra, pour dire que vous avez vu cela, parce que le site est célèbre et que vos amis l’ont vanté, alors ne vous arrêtez point, passez outre, notre Franche-Comté n’est point votre fait. Elle n’a point les glaciers, ni les neiges éternelles, ni les pics énormes de sa voisine, six heures à peine de chemin de fer la séparent de Paris, mais de glorieux souvenirs charment à chaque instant l’âme du touriste, et vieilles cités, villages coquettement semés au flanc des collines ou tapis dans la plaine derrière des bouquets de cerisiers, vallées profondes, lacs et cascades, prairies et forêts lui composent une parure variée où éclatent mille beautés particulières fondues en une symphonie de grâce et de couleurs. Son sommet le plus élevé ne dépasse pas 1,700 mètres, son lac le plus considérable a 350 hectares, ses rivières principales, la Saône, le Doubs, l’Ain, l’Ognon, sont des ruisseaux à côté de certains fleuves ; mais la nature a mis en eux une si délicate poésie, elle les a si généreusement revêtus de ses prestiges que, le mot sublime excepté, aucun terme d’admiration ne saurait leur être refusé. Beaucoup de Parisiens ont visité Constantinople, Ceylan, le Japon, qui ne connaissent point la Sainte-Chapelle ni le musée de Cluny, à plus forte raison cette France provinciale qu’il a été de bon ton de dédaigner pendant si longtemps. L’heure ne serait-elle pas venue de protester contre cet ostracisme, de garder pour nos départemens quelques étincelles de cet enthousiasme qu’on prodigue aux étrangers ?

D’ailleurs, la Franche-Comté n’est point une inconnue pour les artistes, peintres, romanciers, qui chaque année viennent, nombreux, lui demander des inspirations. Charles Nodier, l’Arioste de la phrase, Xavier Marinier, Lamartine qui appartenait au pays de Saint-Claude par sa grand’mère maternelle, tout récemment MM. Henri Bouchot[2] et Charles Grandmougin ont dit les tendres transports, les rêveries qu’éveille cette terre riche de splendeurs utiles et idéales : ils vous conduiront à travers les enchantemens de leurs récits, comme ces preux chevaliers qu’une fée bienveillante entraîne dans la patrie de leurs désirs, leurs impressions grandiront les vôtres, et votre mémoire, pleine de ces peintures, enverra à votre âme de nouvelles images sorties de cette collaboration. Mais pour faire ce voyage, sans se presser, en savourant toutes choses, au gré de la fantaisie, comme un amoureux ou comme un poète, il faudrait du temps, de longs mois, et, dans ce siècle inquiet, qui a le génie, presque le délire de la vitesse, bien peu disposent de loisirs suffisans. Essayons donc de rogner, de condenser ; plus d’école buissonnière, plus d’excursion en zigzag ; un mois, un seul mois, et vous aurez vu la Franche-Comté de manière très exacte, vous aurez même jeté un coup d’œil sur les contrées voisines.

Nous voici à Dole, au cours Saint-Maurice ; le Doubs serpente à vos pieds, à. droite, la ville dominée par sa vieille et glorieuse église ; tout presse dresse le mont Roland, ancien lieu de pèlerinage ; mais il est des modes pour les pèlerinages comme pour les gouvernemens et les dogmes, et celui-ci a fait son temps ; en face, une plaine fertile que resserre la forêt de Chaux, dans le lointain la chaîne bleuâtre du Jura, au-dessus, au dernier plan, les glaciers du Mont-Blanc. Et, soyez tranquille, l’hôtelier n’oubliera pas de vous indiquer la maison natale de Pasteur, le fils du petit patron corroyeur ; simple comme un grand homme, il assiste aux fêtes populaires, quand il vient en Comté, à celle du Biou, où l’on voit, symbole d’espérance, une grappe énorme, comme celle du pays de Chanaan, formée de centaines de petites grappes, accrochée à une perche et processionnellement promenée par toute la ville d’Arbois. — Besançon et ses environs vous retiendront davantage : les forts, le panorama qu’on découvre depuis la citadelle, que César avait décrit avec une parfaite précision, les églises, hôpitaux, musées, lycées, une bibliothèque qui renferme 130,000 volumes, 1,200 imprimés du XVe siècle, 1,850 manuscrits précieux, un médaillier de 10,000 pièces, le pont romain de Battant, la maison où naquit Victor Hugo, la statue de Jouffroy la Pompe, qui le premier réalisa pratiquement la pensée de Denis Papin, tout y prend un caractère original. À travers ces choses, comme dans un miroir magique, l’imagination évoque des visions d’amour et de batailles, cent générations d’hommes qui se succédèrent dans cette enceinte, la ville gauloise, romaine, bourguignonne, autrichienne, ressuscite, et, fiers bourgeois, archevêques belliqueux, césars germaniques, ducs suzerains, gouverneurs français, religieux de toute robe et de toute vertu, idylles et tragédies, défilent devant la pensée ; là, mieux qu’ailleurs, les monumens redisent leur épopée, font la chaîne du passé au présent, là surtout j’ai senti palpiter l’âme de la vieille province, cette âme obscure, bien vivante cependant, que lui firent vingt siècles de communes joies et de communes souffrances, qui se nourrit et se pare de ces souvenirs, de cette quintessence d’humanité, comme la palette d’un Rembrandt se charge de mille impressions poétiques ressenties çà et là : et pourquoi les peuples n’auraient-ils pas, eux aussi, une âme immortelle, fleur divine de l’histoire, souffle radieux de l’éternité, qui se prolongerait même après qu’ils ont disparu de la scène du monde ?

À Besançon, l’esprit et la guenille trouvent à se satisfaire ; on vient d’installer un bel établissement de bains salins, et, à ses côtés, un hôtel confortable destiné aux baigneurs et aux voyageurs de tout ordre, car le coucher laissait grandement à désirer, bien que la ville eût, depuis tantôt 220 ans, quitté ses cloches espagnoles pour s’habiller à la française ; du moins, le manger y est excellent ; double motif pour établir là son quartier-général et s’élancer dans toutes les directions. Faut-il l’avouer : notre pays n’a point le sens du confortable et ferait bien de demander des leçons aux Suisses, passés maîtres dans l’art d’attirer, retenir le voyageur, et aussi de plumer la poule sans trop la faire crier.

Dans le pays de Gray, qui fait partie de la basse Franche-Comté, la Saône est reine, presque tout se rapporte à elle ou vient d’elle, beautés de la nature, industrie, agriculture : calme et gracieuse, la noble voyageuse s’avance à travers les campagnes, découvrant les diamans de son écrin, les châteaux d’Apremont, Vellexon, Ray, qui complètent sa parure. À la montagne de la Motte de Vesoul se rattache une légende qui, s’il fallait y croire, donnerait à penser que le mariage dès cette époque était une institution bien fatiguée et fatigante : on récoltait d’excellent vin sur cette colline, et surtout dans une grande et belle vigne que le sire comte de Faucogney avait promis de donner aux gens qui, après un an de vie commune, ne se seraient jamais repentis de s’être mariés, personne n’avait pu l’obtenir, et de là ce dicton, lorsqu’un ménage se brouillait : encore un qui n’aura pas la vigne de la Motte ! Depuis Vesoul, en montant vers Luxeuil, nous entrons dans la région des coteaux : des bois et encore des bois, quelques jolis villages, Colombier, Saulx, Servigney, Genevrey, la rivière du Durgeon, semblent posés le long de la route pour la joie des yeux : trois kilomètres plus loin que Servigney, en Chaudron, apparaît brusquement la plaine de Luxeuil avec ses trente villages, des forêts répandues tout au travers comme des îles dans un fleuve ; au fond, sur la droite, les montagnes de Melisey, Faucogney, le Ballon d’Alsace ; sur la gauche, la vallée de Fougerolles, célèbre par son kirsch : parcourir cette vallée au mois de mai, lorsque les cerisiers sont en fleurs, est quelque chose d’exquis, on croit marcher dans un massif de fleurs géantes pendant quinze kilomètres.

Luxeuil ! la perle de la Comté, la ville des moines et des saints abbés, l’ancienne métropole monastique de la Gaule sous les Mérovingiens, vassale des césars allemands jusqu’au XVIe siècle. Quelques maisons y conservent comme un relent du moyen âge, celle du cardinal Jouffroy, avec cette tourelle festonnée en saillie sur l’angle du bâtiment et un balcon tout en pierre admiré pour sa hardiesse ; l’hôtel de ville qui semble garder l’empreinte des luttes persévérantes des coquâtres (échevins) contre leur seigneur féodal. Site privilégié, climat tempéré, treize sources salines, trois sources ferrugineuses, tout semble concourir à la prospérité de l’établissement thermal ; et cependant le nombre des baigneurs ne dépasse guère un millier ; sans doute à cause du voisinage de Plombières. Bien qu’on n’y voie plus les anciennes verrières, les statues, les tombeaux, le beau jubé du XVe siècle, le chandelier à sept branches reposant sur des lions de cuivre doré, le tombeau du bienheureux Angelôme, l’église a tout à fait grand air. Terminée en 1330, bâtie avec des matériaux pris dans les carrières qui avoisinent la ville, elle coûta 300 livres (7,500 francs), et l’architecte, qui se contentait du titre de maître-maçon, reçut de l’abbé une prébende monacale avec robe rouge et lettres de noblesse. Et si les stalles du chœur n’avaient servi à asseoir les membres du club de Luxeuil en 1792, si on ne les avait ensuite dissimulées sous des amas de fourrages, peut-être les eût-on converties en bois de chauffage, comme les in-folio de la bibliothèque furent, dit-on, employés à fabriquer des gargousses pour l’armée de Sambre-et-Meuse : c’est du moins l’avis d’un docte curé qui connaît la Comté aussi bien que son bréviaire, mais qui n’aime guère la Révolution. Ne pourrait-on lui objecter que chaque grande révolution sociale, politique ou religieuse, a entraîné force destructions, que celles-ci sont en quelque sorte le signe visible, le premier résultat de la victoire ; traduction regrettable assurément, prémisses douloureuses dont notre pauvre humanité n’a pas encore su se passer ? De ses châsses et de ses reliquaires, la vieille abbaye n’a rien conservé, hormis l’écuelle dont saint Valbert se servait dans son ermitage il y a plus de douze cents ans ; une partie de ses bâtimens est consacrée au petit séminaire qui compte une douzaine de professeurs et 170 internes ; du reste on a fait le presbytère, l’hôtel de ville, le commissariat de police, la salle de spectacle. Combien nous sommes éloignés de ces temps où les fidèles espéraient gagner le paradis en apportant leur pierre à la fondation des couvens !

Une foire importante se tient à Luxeuil le samedi. Pourquoi ce jour plutôt qu’un autre ! Parce que c’est le jour du sabbat, et que les abbés seigneurs avaient voulu en écarter les juifs ; l’usage se maintient, mais les fils d’Israël n’y regardent pas de si près, ils viennent à cette foire comme aux autres, y font la loi, achètent le gros bétail pour l’exportation, maquignonnent les biens vendus par la justice, et, mieux encore que le notaire, possèdent le secret des fortunes rurales ; jadis usuriers, aujourd’hui prêteurs au taux légal, toujours habiles à convertir leurs écus en louis d’or, les louis en billets de banque. On ne les aime pas, on peste contre eux, on est bien aise de les trouver en cas de besoin. Voulez-vous faire une étude sur le vif, suivez cette foule jusqu’au champ de foire, examinez ces physionomies fortement concentrées, écoutez ces discussions interminables sur une paire de bouvassons, jusqu’à ce que le mot sacramentel vendu ! soit prononcé ; et le coup de ciseau une fois donné, la détente subite du visage, la galté de ceux qui estiment avoir fait une bonne affaire, les rires renversés et les mâchoires fendues jusqu’aux oreilles lorsqu’on boit une chope pour sanctionner le marché.

Nous sommes au pays des saints. Les protecteurs de Faucogney et Saint-Bresson, saint Martin et saint Bricon, étaient, paraît-il, aussi grands amis qu’Oreste et Pylade, puisqu’ils se prêtaient leur marteau et leur pioche, se les envoyant d’une montagne à l’autre, par-dessus la vallée du Breuchin ; et, depuis plus de mille ans, les habitans de Faucogney veulent dormir leur dernier sommeil autour de cette église du mont Saint-Martin, située à trois kilomètres du bourg, qui fut l’église mère de toute la contrée. Saint Colomban, patron de Sainte-Marie-en-Chanois, commande aux animaux sauvages, écarte les orages qui empêchent de rentrer à point les moissons ; saint Valéry préserve des chenilles les carrés de choux des jardiniers de Luxeuil ; saint Gai désobéit à son supérieur pour aller pêcher dans l’Ognon où il ne prend pas la plus mince ablette, tandis qu’il fait une pêche miraculeuse quand il revient au Breuchin ; saint Desle, traité à Lure comme un vagabond, groupe la proie blanche du pays autour de son bâton, accroche son manteau à un rayon de soleil qui passe dans le vestibule de Verfair.

Et maintenant, la tentation est trop forte, et, comme disait cette aimable femme d’autrefois, le moyen le plus sûr de s’en débarrasser est d’y succomber. Franchissons nos limites, allongeons un peu la courroie, trois jours de plus, et je vous promets large et franche lippée : le val d’Ajol, le déjeuner traditionnel à la Feuillée, Plombières, les lacs de Gérardmer, la Schlucht. Par exemple, vous serez assez mal nourri, couché médiocrement au Ballon d’Alsace, mais il faut laisser aux Anglais ce souci du confortable et les compensations ne manqueront pas : le lever du soleil, si vous avez de la chance, en tout cas la chaîne des Alpes qui se dresse, démesurément longue, pleine de blancheurs rayonnantes et d’infini, tout autour de vous des montagnes, encore des montagnes, avec les forêts qui les tapissent de leurs ombres, les pâturages qui les veloutent, les troupeaux qui répandent la vie, l’animation. Observez, je vous prie, que le mendiant comtois est plus rare et moins insupportable que le mendiant pyrénéen ou espagnol, moins pittoresque aussi, car certains de ces lazzarones de Gavarni ou d’Argelès ont vingt manières de vous attendrir, par exemple quand ils suivent votre voiture pendant cinquante mètres en faisant la roue ; et il est difficile de résister au salut des petites filles de la vallée de Campan. Les nôtres se contentent de psalmodier quelque chanson, comme celle-ci, que j’ai entendu redire maintes fois par nos bergères et lavandières.


Quand j’étais chez mon père, petite Jeanneton,
On m’envoyait à l’herbe, à l’herbe et au cresson,
Verduron, verdurette,
Verduron, don ! don !

La fontaine était creuse et j’ai tombé au fond ;
Sur le grand chemin passent trois chevaliers-barons…

— Que donn’rez-vous, la belle, si nous vous retirons ?
— Retirez-moi d’abord, après ça nous verrons !..

Quand dehors fut la belle, s’enfuit à la maison,
Se met à sa fenêtre et chante une chanson…

— Ce n’est point ça, la belle, que nous vous demandons,
C’est votre petit cœur, si nous le méritons…

— Mon petit cœur, messieurs, n’est point pour un baron,
Mais pour mon ami Pierre, Pierre qu’est mon mignon !
Verduron, verdurette,
Verduron, don ! don !


Le lion de Belfort, le vieux château et la statue de Cuvier à Montbéliard, les ruines de Mandeure qui fut une grande ville romaine avec un théâtre pouvant contenir 12,000 spectateurs, celles de Montfaucon, Baume-les-Dames où florissait un couvent de chanoinesses nobles remontant à la nuit des temps, les châteaux du Grand-Vaire, de Roulans, les sources du Cuisancin, les bains de Guillon, la glacière de la Grâce-Dieu, autant d’étapes de notre voyage. J’ai vu la glacière il y a plus de vingt ans, elle m’est restée présente à l’esprit comme au lendemain de l’excursion : un site sauvage perdu dans une forêt profonde, cadre tout trouvé pour ces légendes qui représentent le chasseur maudit égaré, frissonnant de rêveries infernales et jurant à son réveil d’abandonner le monde, de fonder un monastère ; l’antique abbaye cistercienne restaurée par les trappistes, de rudes défricheurs, eux aussi, qui ont fait sortir la richesse du néant, créé fermes, moulins, scieries ; les réflexions de mes compagnons en présence de ces hommes qui peut-être ont découvert le grand secret du bonheur ; l’ascension à la glacière par une côte fort raide, les horribles auberges qui rappellent les guinguettes de la barrière, puis, l’hiver succédant brusquement à l’été, un trou béant, de grands blocs semblables aux colonnes d’une église, les stalactites suspendues aux voûtes qui, en 1585, menaçaient « d’escarbouiller » le cerveau de Bénigne Poissenot, l’auteur des Nouvelles historiques. Moines et seigneurs y descendaient leur gibier, et venaient s’approvisionner de boisson fraîche ; les prélats bisontins exigèrent une rente de glaçons pour empêcher les vins de Tro-Chatey de s’aigrir ; là se réfugièrent les paysans du voisinage pendant l’invasion de Weimar, et ils y menaient l’existence la plus misérable, mouillés jusqu’aux os, privés d’air, obligés d’avaler la fumée des feux qu’ils allumaient pour sécher leurs nippes et fondre les glaces, plus heureux encore que les gens de Villers qui furent murés tout vivans par les damnés Suédois dans le souterrain où ils s’étaient cachés.

Un jour de repos à Besançon, et, en route pour Morteau, le saut du Doubs et cette délicieuse vallée de la Loue, justement célébrée par les poètes, qu’il faut remonter depuis Ornans, la patrie de Courbet, jusqu’à sa source. Du côté de Salins, la vallée de Nans-sous-Sainte-Anne semble un véritable musée de curiosités naturelles : le pont du Diable, le creux Billard, la source du Lizon, et la grotte Sarrasine (ou manteau de saint Christophe) dans l’ouverture de laquelle on logerait à l’aise toute la façade de Notre-Dame de Paris. Salins, surnommé jadis le pot de chambre de la Comté, contenait, avant 1789, 10,000 habitans ; une société riche et aimable, beaucoup d’officiers retraités, trois collégiales, quatre paroisses, neuf couvens, un collège de jésuites, des industries assez prospères faisaient de cette ville un séjour agréable. Les reliques de saint Anatoile préservèrent, dit-on, les habitans de la colère de Louis XI, et son église montre encore son porche roman, déroule ses voussures délicates, ses colonnettes basses ; mais il y manque ses beaux vitraux et quatorze tapisseries, chef-d’œuvre de Jean Sauvage de Bruges, qui racontaient la légende du saint. Il y a cinquante ans à peine, on imagina de faire servir les sources salines, cette planche à pain des Salinois, à la guérison des scrofuleux et des lymphatiques, l’idée réussit et la ville reçoit chaque année sept à huit cents baigneurs.

Le chemin de fer de Salins à Pontarlier découvre la plaine « virgilienne » de la Bresse et du Val-d’Amour ; après une pointe sur Andelot, Nozeroy, le val de Mièges, Champagnole, Saint-Laurent, par les vallées de l’Ain, nous partons en voiture pour Saint Claude[3] (l’ancien Condat), ville de dix mille âmes, bâtie au fond d’un abîme qui, en profondeur, mesure deux fois au moins la tour Eiffel. « La vallée de Saint-Claude surtout, dont la ville se confond, au fond d’une gorge, avec les falaises grises de ses rochers, a, dit Lamartine, une profondeur, des tournans, des anfractuosités, des abîmes, des vertiges qui fascinent les yeux du haut de ces divers plateaux qui la dominent de si loin et de si haut. Je n’ai vu de pareils effets de perspective dans les profondeurs que dans le Liban, quand au pied des cèdres on plonge de l’œil sur la petite ville industrielle de Zarklé, pleine de couvens et de fabriques d’armes, sur les deux marches d’un ravin, dans une anse, entre deux parois perpendiculaires de rochers crénelés de sapins. Saint-Claude, ville aussi toute sacerdotale et toute laborieuse de tant d’industries diverses, est le Zarklé du Jura ; ses cloches retentissent et ses cheminées fument, ses cours d’eau, ses scieries, ses enclumes, ses tours bruissent, comme une ville fantastique qui apparaît hors de la portée des sens, au fond d’un des cercles du Dante, à travers le brouillard des eaux pulvérisées par leur chute et des rayons du soir répercutés par les parois… » Si les poètes voient souvent plus loin, pi us haut, plus juste même que les hommes positifs, il leur arrive parfois de brouiller le présent et le passé. Saint-Claude n’est plus la ville des reliques et des couvens, où empereurs d’Allemagne, rois de France, d’Espagne, ducs de Bourgogne, foules naïves, venaient de bien loin implorer la protection des patrons de la cité ; mais dans les temps reculés où son abbé gouvernait soixante villages et nombre de seigneuries, avait le pouvoir législatif, exécutif, judiciaire, le droit de paix et de guerre, les habitans demandent déjà au commerce des moyens d’existence que leur refuse un sol ingrat, exportent en grande quantité peignes, couteaux à sifflets, cuillers, fourchettes en buis, statuettes, chapelets. Aujourd’hui, la superstition a perdu ce qu’a gagné le bibelot laïque, la mode s’est retirée du chapelet pour passer à la tabatière, puis à la pipe, le souci du divin a fait place à l’âpre poursuite des intérêts matériels. Mais parmi ces sculpteurs d’autrefois on rencontrait des inventeurs, des artistes : Antide Janvier, qui perfectionna l’industrie horlogère, grâce à ses connaissances en mathématiques et en astronomie ; Rosset, mort en 1780, qui, sans quitter son pays de Saint-Claude, conquit une réputation européenne par son habileté à travailler l’ivoire ; pour les couvens et les églises, il fit des Christs, des Vierges, des statuettes de saint Bruno, saint Benoît, saint Bernard ; pour les mondains il reproduisit les figures à la mode, Henri IV, Sully, Franklin, Washington, et même, malgré ses sentimens de piété, ses voisins de Ferney et Genève, Voltaire et Rousseau. « On a bien, disait-il, représenté le diable et le serpent, ils ne sont pas plus méchans que le premier, ni plus laids que le second. »

Ce qui caractérise l’industrie de cette région, c’est l’alliance fréquente d’une profession pastorale l’été, et d’une profession mécanique en hiver ; l’habitant ne peut se résoudre à quitter sa petite patrie, et supplée par le travail industriel au travail agricole ; à côté des fromages bleus de Septmoncel et des Chevrets, le métier qui transforme le bois, la pierre précieuse ; c’est aussi le travail en famille, le travail moral par excellence. Trois centres principaux : Saint-Claude, Morez, Septmoncel[4] ; la tournerie, l’horlogerie, la lapidairerie, occupent environ 25,000 personnes ; mais depuis 1863, époque où M. Audiganne visita ces contrées, un certain nombre de modifications se sont accomplies. À Saint-Claude, la pipe est surtout manufacturée à l’aide de procédés qui se perfectionnent sans cesse ; dans une usine, dite le Tornachon, près de l’Hôpital, M. Dalloz a établi une machine grâce à laquelle un ouvrier sculpte en même temps quatorze têtes de pipes qui représentent une figure : Voltaire, Gambetta, Garibaldi, Grévy, Carnot ; on peut estimer à 125,000 le nombre des pipes qui, chaque jour, sortent des usines, des petits ateliers et s’exportent dans toutes les parties du monde. La tabatière, le couteau à sifflet ont perdu la vogue, mais l’industrie des mesures linéaires a pris une large extension. — Avant 1873, il n’existait aucune diamanterie à Saint-Claude : M. Eugène Goudard a fondé la première au hameau de Montbriant, et l’on compte aujourd’hui six tailleries de diamant qui marchent toutes à l’eau, sauf une seule. Quant à la fabrication des objets dits articles de Saint-Claude, elle s’accroît sans cesse, et chaque jour voit naître un nouveau produit ; présentez un bibelot quelconque à un bon tourneur, il vous dira, après un examen de quelques minutes, combien de reproductions il pourra livrer à un prix déterminé, et souvent si minime que l’on ne comprend pas quel sera son bénéfice. Et ces tourneurs inventent eux-mêmes des procédés, des instrumens avec lesquels ils façonnent la corne, l’ivoire, le buis qui arrive des Pyrénées-Orientales sous forme d’ébauchons de la grosseur du poing : leur esprit est toujours en éveil, comme leurs mains et leurs pieds sont toujours en mouvement.

Avant 1863, la grosse horlogerie d’appartement, dite de Comté, enrichissait Morez, ville de 5,000 habitans, presque moderne, qui doit à l’industrie seule sa fondation, son développement ; mais la durée de ces horloges qui marchent plus d’un siècle, leur volume qui rend l’exportation difficile, l’extension prise par la fabrication des pendules à ressort, font diminuer la vente d’année en année. L’horlogerie à ressort, l’horlogerie de clocher la remplacent, de sorte que l’on peut répéter la comparaison poétique de Lamartine : « Ces habitans du Jura ressemblent aux Muezzins des cités de l’Orient, qui se tiennent sur les hauteurs de l’atmosphère, au sommet des minarets, pour chanter l’heure et pour avertir les hommes d’en bas de la fuite inaperçue du temps qui glisse entre les mains de l’homme comme l’eau. » Beaucoup de fabricans se rejettent vers la lunetterie (pince-nez, bésicles) : la lunette à nez chinois appelle l’usine et quatre ou cinq maisons seulement, en relations avec l’Angleterre et l’Amérique, s’occupent en grand de cet article : la forme du nez varie, paraît-il, de peuple à peuple ; chacun a sa case spéciale chez le fabricant. Peu de changemens pour les lunettes dite à nez K. Ici pas d’usines, le travail se fait chez l’ouvrier lui-même, par passe (soudage, ébauchage, polissage, trempage, finissage, bronzage ou nickelage, rhabillage), il vit dans sa famille, se fait aider de sa femme, de ses enfans qui tout jeunes apprennent à manier la lime ; le plus souvent il habite à deux, trois, même dix ou douze kilomètres du ou des patrons ; car il travaille en général pour plusieurs[5]. Le patron ne voit le travail qu’après chaque passe ; l’ouvrier soudeur lui apporte son travail qui est envoyé à l’ouvrier ébaucheur, celui-ci rapporte la lunette ébauchée que vient prendre la polisseuse, et ainsi de suite. Notre homme possède d’ordinaire une maison ou un coin de maison, avec un jardin, un lopin de terre, une ou deux vaches, il élève un porc qu’il tue et sale à l’entrée de l’hiver : c’est la vie à bon marché qui permet les salaires réduits, la conservation de cette industrie. De là aussi un heureux mélange des qualités de l’ouvrier et de l’agriculteur ; économe sans ladrerie, soigné dans sa toilette, très attaché à la terre natale, sobre, gai, peut-être même un peu goguenard, intelligent, aimant à s’instruire : comme ouvrier, il a de naissance en quelque sorte le compas dans l’œil, l’instinct de la mécanique ; nulle aigreur contre les patrons, avec lesquels il vit en bonne intelligence et sur un pied de parfaite égalité ; un bon sens clairvoyant qui le rend rebelle aux excitations des professeurs de grèves, lui fait comprendre que la réduction des salaires ne constitue pas un gain pour l’employeur, mais qu’elle est une conséquence fatale de la concurrence, des droits énormes qui frappent nos produits aux États-Unis, des mauvaises récoltes en Russie et ailleurs.

En examinant de près ces industries, vous avez par surcroît le plaisir de marcher de surprise en surprise, dans des pays délicieusement pittoresques : la route de Saint-Claude à Morez par la Rixouse, les villages de Morbier, des Rousses, la vallée des Dappes dont le parcours arrachait à Goethe ce cri d’admiration : « Il n’y a point de termes pour exprimer la grandeur et la beauté de ce qu’on voit… on abandonne aisément toute prétention à l’infini, puisque le fini lui-même est suffisant pour lasser la vue et la pensée. »

Quant aux lapidaires de Septmoncel, Lamoura, Lajoux, etc., les procédés de fabrication n’ont guère varié : c’est toujours l’établi en bois muni de deux roues, l’une en plomb pour tailler les pierres fines, l’autre en cuivre pour les polir ; on en trouve parfois quatre ou cinq dans une seule pièce. De la main gauche, à l’aide d’une manivelle, l’ouvrier met en mouvement sa roue, dans l’autre il tient un petit bâton au bout duquel la pierre est solidement fixée ; comme le prix du travail se calcule à la tâche, chacun reste libre de déterminer la durée de son labeur. Des personnes compétentes affirment que, si toutes les fortunes réalisées par les seuls habitans de Septmoncel (cette commune ne compte guère que 1,300 habitans) se trouvaient réunies, elles dépasseraient le chiffre de celles de Saint-Claude : ici la dépense imprévoyante, au jour le jour, là l’épargne prudente. Deux traits caractéristiques : une probité à toute épreuve présidant aux relations qui naissent du travail, le goût de l’hospitalité, un penchant marqué à donner asile au vaincu de la destinée, peut-être en souvenir des années néfastes qui accompagnèrent la fin de la domination espagnole, alors qu’une politique de vengeance remplissait la contrée de fugitifs, de proscrits. Ce qui n’empêcha point ces montagnards de conserver vivace la rancune contre la France ; longtemps encore ils se découvrirent quand on prononçait devant eux le nom du roi d’Espagne, tandis qu’ils restaient couverts si l’on parlait du roi de France.

Nous sommes presque au terme de notre voyage ; mais comment résister à la tentation de s’offrir l’ascension de la Dole ? De là, le regard plonge sur le lac de Genève, se relève sur la chaîne des Alpes qui se déploie en amphithéâtre ; et puis une voiture conduit de Saint-Cergues à Nyon ; on fait en bateau le tour du lac de Genève, et l’on revient par Bourg, Brou, Nantua, la Cluse. Du haut de ce fort de Joux qui enferma Mirabeau, Toussaint-Louverture, le général Dupont, la vue est infiniment belle, plus belle encore depuis les montagnes voisines : le Suchet, le Noirmont, le Mont-d’Or.

Une dernière étape : Arbois, Poligny, Lons-le-Saulnier, Château-Châlon, pays plantureux, dont les vins valent mieux encore que leur réputation. L’eau peut manquer à la Cuisance, s’il lui plaît, disait-on jadis, les ânes d’Arbois boiront du vin ! Qu’il est traître, ce jus divin, comme il surprend ceux qui n’y sont pas accoutumés ! Je me rappellerai toujours certain dîner, précédé d’une chasse au chevreuil, où, après avoir fêté le vin de Château-Châlon et d’Arbois, les convives du sexe fort, la plupart un peu émus, parièrent de sauter la Linotte, qui coulait en face de la maison de notre amphitryon : elle avait douze pieds au moins, et les trois quarts tombèrent dans l’eau. En rentrant au logis, nous entendîmes ce fragment de conversation entre un magistrat et une belle châtelaine des environs, assez entichée de noblesse et fort malicieuse. « Je vais être obligé de vous quitter… il faut que je rentre ce soir à… je dois aller au parquet… — Pour le cirer ? » interrogea la dame. Le mot dégrisa le procureur, et j’imagine qu’il ne l’a point pardonné.

XIV. — FORÊTS, AFFOUAGE, SCIERIES, CHAISERIES.

Parmi les sources fécondes de la richesse en notre province, les forêts figurent au premier rang. Au touriste, au poète, elles sont une fête de l’âme, un doux et puissant réconfort, au chasseur un élément de vie, d’action, la meilleure, la plus saine des distractions rurales, tandis que l’économiste y puise des statistiques, des calculs, que communes et particuliers en tirent d’importans revenus, qu’elles alimentent enfin de nombreuses industries, comme d’un grand principe découlent mille conséquences heureuses. Il faut cette fois quitter le domaine de l’imagination pour entrer dans la région des chiffres, et ceux-ci, à défaut du charme immédiat, ont après tout leur utilité, peut-être même certaine éloquence qui naît de leur seul rapprochement : comprendre ce qu’était autrefois un pays, ce qu’il est devenu par le génie de l’homme, voir sortir de terre, par une sorte de magie, l’abondance, la fortune, des villages, des bourgs prospérer en des plaines réputées malsaines, insalubres auparavant, dans des sites où régnaient les vautours, les brigands, les légendes de sorciers, ces pensées, qui s’éclairent au flambeau de l’économie sociale, manquent-elles de noblesse ? Et n’est-il pas bon de rencontrer dans les plus hautes spéculations une poésie intime, des raisons de croire au progrès ? Ne sied-il pas que l’admiration devienne la servante de la raison, prenne en elle son point d’appui ? L’homme, dans sa lutte éternelle contre la nature, collabore à son insu avec elle, comme Phidias collaborait avec le marbre de Paros ; s’il diminue parfois, souvent aussi il augmente sa beauté, il la crée même en certains cas ; et si, dans quelque lumineuse journée d’été, vous contemplez les dessins infinis, les couleurs éclatantes dont il a revêtu le flanc de la vieille Cybèle, cette symphonie prodigieuse des moissons et des prés, des mines et des palais, vous sentirez que son œuvre est bonne et qu’il a fabriqué, lui aussi, de la grandeur, de l’infini, du divin.

Avant la conquête de Louis XIV, la Franche-Comté était régie par les édits, ordonnances et coutumes spéciaux, et la matière forestière y avait fait l’objet de textes nombreux dont un des plus anciens, qui traite « de l’état du gruyer et de ses lieutenans, » est un édit de l’empereur Charles-Quint de 1548. La gruerie générale établie à Dole gérait les très nombreuses forêts du domaine, auxquelles une ordonnance de 1610 avait annexé les bois et seigneuries de Jonvelle, Apremont, Gendrey, Saint-Aubin, Orchamps-en-Vennes et Rochefort. Des bois des communautés séculières ou ecclésiastiques, le pouvoir souverain paraît se soucier à peine, sauf pour conserver ceux de haute futaie et défendre leur exportation ; de la gestion proprement dite, du traitement des forêts, la coutume et les édits ne s’occupent pas beaucoup non plus, ils visent surtout la surveillance, la répression des délits auxquels s’applique une pénalité arbitraire ; moins arbitraire cependant que celle de certains seigneurs féodaux, s’il faut en croire un chroniqueur d’après lequel on trouva dans une oubliette le squelette d’un braconnier entre des cornes de cerf et des défenses de sanglier. Le gruyer et ses lieutenans avaient des attributions judiciaires et administratives s’étendant à toutes les affaires du domaine forestier, chasse, pêche, apanages, pâturages des pourceaux. Le procureur fiscal présentait les affaires, les scribes de la gruerie tenaient les registres, les forestiers ou sergens de la gruerie exerçaient la surveillance, les communes usagères ayant droit au bois nommaient leurs sergens pour un an, et ceux-ci recevaient l’investiture des lieutenans.

Après la conquête française, un édit de 1692 érigea au parlement de Besançon un siège général des eaux et forêts ou table de marbre, des sièges particuliers ou maîtrises dans les principales villes ; l’ordonnance de 1669 sur les eaux et forêts fut promulguée dans la province ; elle instituait une hiérarchie compliquée avec des maîtres, maîtres particuliers, lieutenans, garde-marteaux, procureurs du roi, gruyers, greffiers, arpenteurs, huissiers audienciers, gardes-généraux, sergens à garde des forêts. Encore un argument en faveur de la thèse de Tocqueville, la centralisation retrouvée tout entière dans l’héritage de la vieille monarchie, rétablie seulement par Napoléon Ier. Seulement le pouvoir administratif et le pouvoir judiciaire demeuraient confondus jadis, la chambre des eaux et forêts du parlement, les tables de marbre, les maîtrises particulières et grueries formant des juridictions, chacune étant le tribunal d’appel de la précédente. La révolution française détruisit à peu près cette organisation ; la loi du 11 septembre 1790 établit la séparation des pouvoirs, mais conserva aux officiers des forêts la charge de poursuivre eux-mêmes les affaires devant les tribunaux ; la surveillance de la pêche leur fut retirée en 1862 et confiée au corps des ponts et chaussées. Gestion et surveillance des bois de l’État, des communes et des établissemens publics, de la chasse, de la louveterie, voilà aujourd’hui leurs attributions principales, auxquelles on peut ajouter la surveillance des bois particuliers au point de vue des défrichemens, et la déclaration de defensabilité des forêts grevées de droits de pâturage, parcours et glandée[6].

Le personnel, dans la Haute-Saône par exemple, se compose de : 1 conservateur, 1 garde-général sédentaire, 7 inspecteurs, 14 chefs de cantonnement (inspecteurs adjoints ou gardes-généraux), 9 préposés sédentaires ; 7 brigadiers et 17 gardes domaniaux ou mixtes, coûtant 16,800 francs, ou 2 fr. 46 par hectare et 700 francs par homme ; 40 brigadiers et 215 gardes communaux coûtant 164,936 francs, ou 1 fr. 44 par hectare et 647 francs par homme[7].

En fait, beaucoup de gardes touchent un traitement qui varie de 500 à 550 francs, et se voient dans l’impossibilité presque absolue de nouer les deux bouts ; la commune leur accorde un peu de bois, parfois une gratification en argent, mais ces subsides rendent leur situation plus difficile : tiraillés entre leurs supérieurs hiérarchiques qui exigent un service sérieux, et les maires, les conseillers généraux qui recommandent de fermer les yeux sur maint délit de chasse ou de bois, obligés de faire des journées s’ils veulent aligner leur budget, de complaire aux potentats de village, chargés souvent de surveiller un triage trop étendu, leur condition semblerait misérable, si elle n’était enviée par tant de jeunes gens qui croient avoir décroché la lune dès qu’ils deviennent fonctionnaires et s’évadent de la culture, si le moindre poste n’était guetté par des douzaines de candidats. C’est pourquoi, malgré la bonne volonté réelle des subordonnés, malgré le talent et le zèle des chefs, beaucoup de délits demeurent impunis, le gibier passe au rang de mythe dans certaines contrées, et les forêts subiraient de plus grands dommages encore, tant l’instinct de rapine se montre puissant, si les habitans n’avaient intérêt à défendre le bois contre les maraudeurs. En fait, il s’établit une sorte de moyenne, la tolérance, la répression, le besoin de piller, la crainte des tribunaux produisent cet équilibre relatif que l’on remarque dans d’autres institutions humaines ; pour le bois s’entend, car la chasse semble à beaucoup de ruraux un droit naturel, et je sais telle commune où l’adjoint a pu aller à l’affût pendant dix ans sans qu’on l’inquiétât le moins du monde. Il mourut, il est vrai, d’une maladie contractée en attendant les lièvres à la rentrée, immobile pendant des heures sous la fraîcheur glaciale du matin. Saint Hubert a parfois de ces représailles !

Le décret de 1792, qui ordonnait l’aliénation des biens communaux, excepta heureusement les forêts. Grâce à cette décision, nos communes ont conservé un patrimoine collectif qui a disparu dans la plupart des départemens, rend la misère à peu près inconnue dans les villages comtois, permet de faire face aux dépenses ordinaires et extraordinaires. La production moyenne de la Haute-Saône peut s’évaluer à 688,000 mètres cubes, d’une valeur totale de 4,400,000 francs par an ; sur cette somme les forêts communales ou appartenant aux établissemens publics représentent 3,400,000 fr., soit 31 francs par hectare, chiffre minimum, destiné à s’accroître sensiblement, puisque les bois se trouvent dans un état transitoire, à cause des réserves de matériel qu’on y pratique depuis longtemps. D’ailleurs, tous les produits des forêts gérées par l’État sont vendus ou délivrés aux communes propriétaires, et la Franche-Comté est en quelque sorte la terre classique de l’affouage, ad focum, portion de bois nécessaire à l’entretien du foyer.

Le droit au bois, considéré dans les temps primitifs comme un droit naturel, dut se régler lorsque les communes s’organisèrent, et le partage s’effectua en vertu de coutumes variables, que sanctionnèrent divers actes législatifs. L’article 105 du code forestier maintint les anciens usages, mais posa le principe du partage par feu appliqué déjà en Haute-Saône pour le bois de chauffage ; en beaucoup d’endroits le bois de service continua de se délivrer par toisé de bâtiment, pratique trop favorable aux gens riches au détriment des petits. Avec la loi du 23 novembre 1883, on passa d’un extrême à l’autre : tel célibataire aisé et avare, louant une seule chambre, aura la même portion qu’un pauvre père de famille chargé de douze enfans, obligé d’occuper une maison entière, d’entretenir plusieurs feux ; le cas se présente assez souvent dans la même commune et peut-être l’égalité véritable commanderait-elle que quatorze personnes reçussent davantage qu’une seule. L’affouage n’est plus gratuit en général, mais, autant que l’état de la caisse municipale le permet, la taxe exigée demeure inférieure à sa valeur réelle ; et puis, les habitans trouvent pendant l’hiver, dans les coupes délivrées, un travail sain, assuré, profitent ainsi d’une partie des frais d’exploitation et de façonnage.

Quant au bois lui-même, il se débite dans la coupe ou au dehors. En pays de montagne, où de nombreuses scieries sont mues par les cours d’eau, les sapins, les chênes sont transportés sur toute leur longueur, après avoir été lancés dans les glissoirs ouverts sur les pentes. Souvent aussi des scieurs de long débitent les arbres sur place ; c’est ainsi, par exemple, qu’on fabrique les traverses de chemin de fer en chêne ou en hêtre, le merrain, les étais de mine, les pieux de clôture, les échalas. La plus grande partie des produits se consomment sur place ou à peu de distance des lieux d’origine ; toutefois, les charbons, traverses, une certaine quantité de sciages, d’étais de mines, de merrains, vont à Paris, en Belgique, même en Algérie où la culture de la vigne entraîne une consommation croissante de tonneaux ; les écorces se vendent beaucoup en Allemagne et en Suisse. Le bois de chauffage se façonne dans la coupe, et les menus brins servent à confectionner fagots et bourrées ; les écorces s’y lèvent, et le charbon se cuit par les soins d’ouvriers spéciaux qui construisent leur hutte en plein bois, et vivent là-dedans avec femme, enfans, un chat, un chien et quelques poules pendant des mois entiers. L’industrie du bois est assez développée en Haute-Saône, surtout dans l’arrondissement de Lure où l’on compte 40 à 45 scieries qui débitent 25,000 mètres cubes. Ces scieries fournissent des produits variés : charpente, placage, sabots, galoches, formes de chaussures mécaniques, ébénisterie, mobilier scolaire, bois de batellerie, douelles pour foudres, chaises simples ou sculptées. Parmi les autres industries dérivées du bois, je citerai les fabriques de pâtes à papier de Novillars, Besançon et Torpes qui consomment 21,000 mètres cubes, les usines du pays de Montbéliard qui emploient le bois de hêtre pour outils d’agriculture et articles de ménage, les forges d’Audincourt, de Pont-de-Roide et de Saint-Hippolyte qui se servent encore du charbon de bois. Les chaiseries de MM. Lebrun et Valsaire à Saint-Loup-sur-Semouse méritent une mention spéciale : celle de M. Lebrun occupe des bâtimens considérables, éclairés à la lumière électrique, où 500 ouvriers fabriquent avec succès des meubles de toute espèce, les plus élégans comme les plus simples ; ils semblent fort heureux et le mot grève sonne mal à leurs oreilles. On rencontre dans cette maison des types assez distincts de travail et de travailleurs ; le travail à la pièce et le travail à la journée ; les femmes gagnant 1 fr. 50 à 2 fr. 50, les jeunes garçons 3 et 4 francs, les Parisiens, plus habiles que les indigènes, arrivant à se faire des journées de 12 à 15 francs, moins économes aussi, dépensant leur argent au jour le jour. Voici un sculpteur qui, en 18 heures, a gagné 55 francs. Saint-Loup est pour eux un pays de Cocagne, ils se disputent les primeurs, ne se refusent aucune distraction ; la bicyclette est fort en honneur ici, ils la louent à raison de vingt sous par heure, et, si l’on observe que c’est une lourde dépense : Oh bien ! répond l’un d’eux, s’il faut se priver, à quoi bon vivre ? Un autre va trouver son patron, demande 100 francs sur son salaire, afin de passer à Paris les fêtes de la Toussaint : « Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ici ? » remarque-t-il du ton le plus convaincu.

La superficie du département de la Haute-Saône mesure 534,095 hectares, les bois occupent 162,111 hectares, ou 30 pour 100 de la surface totale qui se répartit ainsi : terres labourées, 178,716 ; prés, 68,500 ; vignes, 11,917 ; jardins, propriétés plantées, 5,000 ; landes, 21,992 ; chemins, rivières, propriétés bâties, 85,859. Il y a 6,831 hectares de forêts de l’État, 638 aux établissemens publics, 40,975 aux particuliers. 540 hect. 47 en futaie pleine à 150 ans, 435 hect. 57 en futaie jardinée à 140 ans, 113,328 hect. 35 en taillis composé de 21 à 30 ans, voilà pour l’aménagement des forêts communales. Un quart de la contenance ou du volume exploitable est mis en réserve pour subvenir aux besoins urgens, extraordinaires ou imprévus. À chaque coupe on épargne aussi 40 à 50 modernes ou anciens (arbres de deux révolutions et au-dessus), 100 à 120 baliveaux par hectare ; la part faite à la jouissance reste à peu près égale et la dépense annuelle en travaux d’amélioration ou d’entretien s’élève à 1 fr. 50 par hectare[8]. Les droits d’usage, pâturage du grand bétail, pacage des moutons et des chèvres, pacage des porcs, tendent à disparaître, et l’on ne saurait trop s’en réjouir, car ils créent pour le propriétaire forestier une entrave permanente à tout progrès ; cependant beaucoup de communes persistent à solliciter l’autorisation d’introduire leur bétail dans les cantons dits défensables, c’est-à-dire âgés de 13 ans et au-dessus ; et, en 1886, on a ouvert pour 177 communes 20,374 hectares qui ont reçu 14,164 têtes. La plupart des agens de l’État considèrent cette pratique comme déplorable et presque aussi dangereuse que ces deux fléaux des forêts, le vent, le feu ; or, un seul ouragan a abattu en mars 1886 15,000 mètres cubes de sapins sur 3,000 hectares des forêts qui couvrent le versant méridional des Vosges appartenant à la Haute-Saône[9].

Ici comme ailleurs, les forêts se divisent en deux groupes : 1o celles qui sont soumises au régime forestier, bois de l’État, des communes et établissemens particuliers ; 2o celles des particuliers. Cette classification d’après leur état social est en général écrite sur leur physionomie propre. Pressé de jouir, tourmenté par le génie inquiet de notre époque, le particulier exploite le plus vite possible, n’élève guère de grands bois, se contente de jeunes taillis avec des réserves peu nombreuses et de faible grosseur ; heureux encore s’il n’applique pas la formule d’égoïsme transcendant : après moi le déluge, s’il conduit ses coupes en père, non en fils de famille. L’État, représentant des idées de prévoyance, de durée, cultive à longue échéance, produit de la futaie avant tout ; de même, la commune, perpétuelle comme l’État, adopte les longues révolutions, élève de grands bois : le taux de placement qui règle la conduite des particuliers et s’abaisse à mesure que s’allonge la révolution, préoccupe moins les corps moraux ; de là les différences que présentent les forêts des uns et des autres. Depuis trente ans, on a mis en valeur 3,500 hectares de friches qui ont accru d’un million au moins la fortune publique, mais les défrichemens, jadis très nombreux, deviennent à peu près nuls en Haute-Saône, et les souffrances de l’agriculture, l’abaissement du taux de l’intérêt expliquent assez ce double résultat. D’ailleurs, la forêt comtoise n’a pas laissé de souffrir, au moins dans une certaine mesure, de la crise agricole, et la baisse a eu de nombreuses causes : concurrence étrangère, importation des sapins de Norvège, des feuillus d’Autriche et d’Amérique, substitution du fer au bois comme pièce de charpente dans les constructions, invasion croissante du coke et de la houille comme combustible, emploi du gaz dans les villes comme moyen de chauffage. Mais de toutes les propriétés, la forêt est celle qui requiert le moins de soins, qui supporte le mieux les crises du sol, apporte le plus régulièrement son contingent au budget et se prête aux combinaisons favorables pour la vente ; le bois peut attendre sur pied, les produits des cultures agricoles ne le peuvent. Voilà pourquoi elle se maintient, gagne même du terrain, heureusement pour la France, qui sous ce rapport tombe, vis-à-vis des autres peuples, dans un état d’infériorité que dénonce une énorme importation ; elle ne saurait se suffire, et d’autre part, la production extérieure surmenée ne pourra se soutenir indéfiniment : il faut donc préparer l’avenir. La forêt demande peu de sol, tout pays lui convient, car elle améliore par ses nombreux débris le fond qui la porte ; et nous avons tant de terrains impropres à l’agriculture en vertu de leur structure géologique, de leur composition minéralogique ou de leur situation accidentée ! Aussi les populations vont-elles d’instinct vers elle, elles l’aiment, la respectent, y trouvent un travail lucratif, la regardent comme un objet de première nécessité.

XV. — L’HORLOGERIE EN FRANCHE-COMTÉ.

Quelques tentatives vigoureuses, les tisseranderies et draperies installées par la reine Jeanne à Gray, celles d’Arinthod et d’Orgelet, des mines de fer exploitées à Fretigney par les Cisterciens de la Charité, les papeteries du chapitre métropolitain, les forges du pays de Jougne, des façonneries de drap de laine et de soie à Besançon, puis l’invasion suédoise, allemande, française qui, au XVIIe siècle, arrête, met presque à néant ces premiers efforts, ensuite une renaissance partielle qu’attestent une meilleure administration des salines et des forêts, la création de l’industrie des fers, quelques tréfileries, des fabriques de droguet, toiles et draps de qualité inférieure, de nombreux moulins à papier, les tailleries de pierres précieuses de Septmoncel, les tourneurs et sculpteurs de Saint-Claude, voilà, en résumé, l’histoire du développement industriel de notre province. Si Colbert et Pellisson ont pu affirmer qu’il suffit de laisser faire les Français pour qu’ils changent les rochers en or, et que la Comté est l’abrégé de la France, il faut déplorer d’autant plus une législation oppressive qui semblait conspirer contre toute bonne volonté, entravant à la fois production, consommation, exportation. Devenue française, la Comté reste étrangère au point de vue commercial ; contre elle, à l’entrée, à la sortie des marchandises, une armée de commis élèvent d’insupportables bastilles au nord, au midi, à l’ouest, à l’est ; des impôts de tout genre en font chaque année sortir plusieurs millions dont il ne rentre pas la moitié de produits. Un Franc-Comtois, disait-on, ne porte pas un habit de drap qui ne soit imposé au moins à cent sols. Et, reprenant les doléances de l’Académie de Besançon, les commerçans de cette ville, lorsqu’ils rédigent leurs cahiers pour les états-généraux de 1789, signalent fortement le régime financier imposé à la province, le reculement des barrières aussi nécessaire que l’abolition des privilèges et l’égalité devant l’impôt ; jusqu’ici, remarquent-ils, nous n’avons été Français que pour en acquitter les charges. Quelques mois après, leur vœu était exaucé par l’assemblée constituante.[10].

Au XVIIe siècle, l’industrie horlogère a pénétré par Morez, les Foncines et les villages voisins ; bientôt la renommée de leurs produits se répand au loin, grâce aux Daclin, aux Fresnoy, aux Jeannin, qui se transmettent de père en fils les secrets de leur art ; de 1755 à 1766, des émailleurs du Locle, Genève et Neufchâtel initient à leurs procédés les ouvriers de Morez. Voltaire attire des horlogers genevois à Ferney, et sa colonie devient un centre de fabrication qui pendant quelque temps trafique avec le monde entier. En 1790, un horloger d’origine genevoise, Mégevand, homme intelligent et énergique, amené à Paris par ses affaires, entre en relations avec Mirabeau, Condorcet, Fonfrède, Vergniaud, qui l’engagent à établir une fabrique d’horlogerie à Besançon et lui promettent leur appui. Ses démarches, celles de ses protecteurs aboutirent, et le 21 brumaire an II (novembre 1793), les citoyens Bassal et Bernard de Saintes prenaient l’arrêté suivant, que le comité de Salut public s’empressa de ratifier : « Au nom de la république française, les représentans du peuple délégués par la Convention nationale, pour les départemens de la Côte-d’Or, du Jura, du Doubs, de la Haute-Saône, du Mont-Terrible, de l’Ain,.. Instruits que plus de quatre cents patriotes du Locle et de la Chaux-de-Fonds, tous connus pour leur attachement à la révolution française, presque tous associés, avant leur passage dans le territoire de la république, à toutes les sociétés populaires du département du Doubs, tous vexés et proscrits de leurs familles par un gouvernement ennemi de l’égalité, ont cherché un asile dans la ville de Besançon, où ils se proposent d’exercer leur industrie et leurs talens dans l’horlogerie d’une manière qui promet à la république les plus grands avantages par cette nouvelle branche de commerce… considérant que cette nouvelle industrie introduite dans la République doit payer amplement, même dans le cours de la première année, les sacrifices que l’humanité commande en faveur des artistes qui abandonnent leurs ateliers et leurs foyers pour se soustraire à l’oppression et pour transporter sur le sol français une source d’industrie aussi précieuse… » Facilités de transport pour introduire leur mobilier, leurs outils, en exemption de droits, indemnités de logement à l’arrivée, avances de matières d’or et d’argent pour la fabrication des boîtes de montres, ces diverses questions faisaient l’objet de dix articles. Et d’avoir ainsi fondé une industrie nationale qui ne pouvait prospérer que pendant la paix, ce n’est pas un des moindres titres d’honneur du comité de Salut public, menacé chaque jour par les intrigues des partis, par l’émeute parisienne, faisant face avec une énergie implacable à la guerre extérieure et intérieure. Comme point de départ, la création d’une manufacture d’horlogerie ; comme point d’arrivée, la formation d’un centre industriel qui rayonnerait de tous côtés, l’idée avait une base solide, et le succès la consacra. La manufacture ne dura guère, puisqu’elle prit fin dès l’an XI, après bien des procès ; mais elle avait attiré une foule d’artistes indépendans, et ceux-ci achevèrent l’œuvre commencée, fécondèrent une industrie qui aujourd’hui fait vivre quarante mille personnes dans le seul département du Doubs. De nombreux auxiliaires leur prêtèrent main-forte, tels ces comptoirs échelonnés le long de la frontière neuf-châteloise, ces ateliers de famille qui pendant l’hiver fabriquaient roues, cylindres, verges, finissages, plantages, boîtes. Déjà d’ailleurs, vingt ans avant la Révolution, Frédéric Japy avait installé à Beaucourt un atelier de famille où, à l’aide d’un outillage primitif, se tournaient, se limaient à la main les ébauches de montres ; voilà l’origine de cette puissante maison Japy, dont les établissemens furent incendiés en 1815 par les alliés, reconstruits et armés d’un outillage perfectionné. Dans le pays de Montbéliard, les Marti, les Paur, les Vincenti, les L’Epée instituèrent aussi d’importantes fabriques de mouvemens de pendules et de boîtes à musique.

Le tableau suivant va traduire en chiffres les luttes, les victoires et les défaillances de notre première industrie bisontine.

NOMBRE DE MONTRES SOUMISES AU CONTRÔLE DE LA GARANTIE.


Années En or En argent Total Montant des droits perçus par le fisc
1845 8.693 45.499 54.192 106.080 fr. 80
1848 3.109 24.239 27.348 16.000 « 27
1851 14.785 53.091 67.876 50.286 « 83
1855 49.484 92.459 141.943 153.246 « 07
1857 69.325 108.230 177.555 228.926 « 40
1863 108.586 188.508 297.094 395.992 « 56
1869 136.189 236.949 373.173 529.612 « 56
1870 83.543 146.571 230.114 324.694 « 20
1872 135.846 268.115 386.961 795.657 « 78
1876 144.502 311.466 455.968 921.519 « 97
1879 150.693 293.886 444.579 884.247 « 53
1883 157.908 343.694 501.602 913.370 « 37
1886 113.592 254.761 368.353 627.385 « 67
1887 108.747 244.293 353.040 580.034 « 39
1888 105 621 260.576 366.197 560.214 « 50
1889 114.449 283.065 397.514 580.652 « 37
1890 114.787 300.367 415.154 579.072 « 89
1891 119.093 303.619 422.712 613.696 « 80

Comme on voit, les révolutions, la guerre, ralentissent une prospérité que raniment les années tranquilles. Un nouveau péril a surgi : le travail en manufacture et à la machine, l’abaissement des prix, la création de l’industrie américaine, munie de moyens très puissans. En 1876, M. Favre Perret, du Locle, à son retour de Philadelphie, avait poussé un cri d’alarme ; on l’entendit à peine, puis il fallut se rendre à l’évidence. La transformation de l’outillage a commencé, elle se poursuit lentement, trop lentement peut-être, les premiers armés soutiennent le combat, et, au fur et à mesure, les retardataires descendent dans l’arène. On espère que le travail en manufacture ne tuera pas le travail en famille, que le petit atelier secondera utilement l’usine, car il se prête à merveille aux détails si délicats de l’horlogerie ; mais il faut qu’il suive la loi commune, se plie aux exigences nouvelles, améliore son outillage ; déjà des efforts méritoires ont été tentés en ce sens. Donc le danger sera conjuré, et, parmi les symptômes de résurrection, il convient de rappeler les progrès constans de la qualité, nos montres bisontines dignes de rivaliser avec celles des meilleures fabriques étrangères (M. Paul Garnier l’a constaté dans son rapport sur l’Exposition de 1889), le réglage de précision abordé avec succès, nos ateliers de graveurs, ciseleurs, guillocheurs, émailleurs jouissant d’une telle réputation que les Suisses eux-mêmes font appel à leur goût artistique. D’importantes usines manipulent les métaux employés pour le montage des boîtes d’or, d’argent, de nickel, d’acier : l’une d’elles, la Société générale des monteurs de boîtes d’or, occupe deux cents ouvriers, produit en moyenne 110,000 boîtes d’or, dont 70,000 pour la France et 40,000 pour l’étranger ; elle manipule annuellement 2,200 kilogrammes d’or, dont la valeur brute représente 7,095,000 francs, et la valeur manufacturée 7,975,000 francs. La maison Bocquet et Guillod-Marais livre au marché 30,000 boîtes d’acier et 40,000 boites de nickel.

Fondée en 1862 par le conseil municipal de Besançon, l’École d’horlogerie, qui devait avant tout former des ouvriers pour la fabrique de la ville, ne tarda pas à dévier de son premier objet. Tout d’abord, les ouvriers se recrutaient principalement dans la population indigène, puis les demandes de places pour les élèves du dehors affluèrent, l’internat organisé au lycée contribua encore à les attirer, si bien que le nombre de ceux-ci finit par dépasser le chiffre des Bisontins. L’école tendait à devenir une école de rhabillage, ne s’occupant plus qu’en seconde ligne de la fabrication proprement dite. Les réformes accomplies en 1886, les programmes remaniés, l’outillage méthodique de travail renouvelé, l’enseignement de l’horlogerie théorique doté largement, eurent pour conséquence immédiate l’exercice du réglage de précision, de nombreux succès constatés par les concours chronométriques. Aujourd’hui, la fabrication de la montre est assimilée, comme enseignement, à la construction des machines les plus compliquées et les plus puissantes. L’école forme des élèves qui doivent présenter toutes les qualités et avoir les connaissances scientifiques des ingénieurs. Ils étudient par le calcul toutes les pièces qui devront constituer la montre, les reproduisent en dessins cotés à grande échelle, et les exécutent en se guidant sur les dessins dont ils suivent rigoureusement tous les détails. Il leur faut des instrumens spéciaux pour reproduire et vérifier des pièces si délicates : ; mais ils acquièrent assez vite l’habitude de juger de leur bonne forme, sans recourir à des instrumens dont le maniement entraîne toujours une perte de temps incompatible avec la production industrielle. Dans de telles conditions, l’école est, doit rester une école de progrès et de perfectionnement, toujours prête à aller de l’avant, à combattre la routine, l’immobilité.

L’Observatoire de Besançon, créé en 1884 par la ville, le département et l’État, rend, lui aussi, de précieux services à la fabrique bisontine. Installé sur un petit mamelon, à 306 mètres d’altitude moyenne, loin de toute voie ferrée, à quatre kilomètres de Besançon, il est à la fois astronomique, chronométrique, météorologique. On n’y compte pas moins de douze constructions, toutes isolées les unes des autres, placées symétriquement par rapport au méridien ; ce sont : la glacière, le pavillon de l’équatorial coudé, le pavillon de la grande méridienne, le pavillon de la bibliothèque, la cabane météorologique, la coupole de l’altazimut, la tourelle de l’anémoscope, la coupole de la lunette photographique, la coupole de l’équatorial droit, le pavillon d’habitation du directeur et le pavillon d’habitation des aides et du concierge. Il est largement pourvu sous le rapport de l’outillage, et sa bibliothèque renferme deux mille ouvrages techniques. Le service chronométrique, institué le 5 août 1885, a pour objet d’envoyer chaque jour l’heure aux horlogers, de recevoir en dépôt et de suivre les montres de la fabrique, de délivrer, s’il y a lieu, des bulletins de marche. Un concours annuel est ouvert entre les déposans qui sont actuellement au nombre de 64 : quatre concours ont déjà eu lieu et 101 chronomètres de poche y ont pris part : 4 ont mérité un deuxième prix, 12 un troisième prix, 21 une mention honorable, 23 une mention simple ; le prix des 5 meilleurs chronomètres n’a été décerné qu’une seule fois, et MM. Fernier frères l’ont obtenu au concours de 1888. La proportion des bulletins délivrés de 1886 à 1887 a augmenté de 60 à 75 pour 100, celle des mentions très satisfaisant de 31 à 70 pour 100. Au 20 avril 1892, le nombre des chronomètres déposés atteignait le chiffre de 1,482. Bulletins de marche et courriers contribuent singulièrement à stimuler l’élan de nos fabricans vers la perfection et cette âpre poursuite du succès qui est aussi une des formes de l’idéal, l’idéal industriel.

XVI. — MÉTALLURGIE, MINES, HOUILLÈRES, VERRERIES, SALINES.

Les mines de la Comté connurent une période de prospérité vers la fin du XVe siècle, au commencement du XVIe, et, lorsqu’elles furent d’empire, Charles-Quint autorisa l’exploitation des filons pour les monnaies : les plus importantes, celles du bailliage de Lure, de Plancher, produisaient de l’argent, de l’antimoine et du plomb, même du cristal ; celle de Cremilliot, par exemple, fournissait 25 livres d’argent au quintal et 40 de plomb. Mais, par la faute des hommes ou de la nature, cette industrie se heurtait à une foule d’obstacles : prohibitions aux entrepreneurs de se servir d’ouvriers hérétiques qu’on tolère parfois à défaut des gens du pays, chômages continuels prescrits par les ordonnances, pestes et guerres, prétentions exorbitantes des princes abbés de Lure de percevoir 5 pour 100, sans bourse délier, sur les gisemens de leurs domaines, procès perpétuels entre les gens de Plancher, les abbés et le roi, manque de machines, moyens d’épuisement trop faibles pour mettre à sec les mines inondées, de sorte que les tentatives de reprise aux XVIIe et XVIIIe siècles n’eurent aucun succès ; dès 1760, les mines étaient pour toujours abandonnées[11].

La métallurgie comtoise faisait un peu meilleure figure. On distinguait alors les hauts fourneaux, massifs de constructions très solides où se fondait le minerai ; les forges, ateliers où l’on convertissait les fontes en gueuses, en bombes et en boulets pour l’armée ; les martinets, composés d’un foyer et de marteaux mis en mouvement par l’eau, fabriquant des outils d’usage commun, clous, instrumens de culture ; les fonderies. En 1698, on comptait une trentaine d’usines de ce genre, le nombre avait quadruplé en 1744. La forge de Fraisans (bailliage de Dole) produit 1,400 à 1,500 milliers de fer, alors que les autres ne dépassent pas 500 à 600 ; la plupart sont entre les mains des grands propriétaires du pays, magistrats, gentilshommes de robe ou d’épée, qui n’en tirent qu’un médiocre profit ; modicité du prix des fers, cherté des denrées, procès de délimitation entre les seigneurs et les communautés, au cours desquels tout reste en suspens, faute de combustible, privilèges de quelques-uns au détriment de tous, défaut de protection pour les petits maîtres de forges soumis aux mêmes droits que les plus importans, impôts exorbitans, nous retrouvons ici plusieurs des causes qui empêchèrent les usines de prospérer. Le gouvernement, le parlement redoutent un déboisement trop rapide qui eût nui au service des salines, de la marine royale, n’autorisent qu’avec peine l’ouverture de nouvelles forges ; et l’on entend l’écho de ces craintes dans les cahiers de 1789, le tiers-état du bailliage d’Aval va jusqu’à réclamer la fermeture des usines créées depuis quarante ans. Mais le mal le plus grave provient du manque d’eau et de bois ; dans les rapports des subdélégués, on retrouve sans cesse cette mention désolante : fermé la plus grande partie de l’année faute de bois et d’eau. Les forges de Conflandey au comte de Rosen, de Fallon au marquis de Raincourt, de Larians au marquis de Villette, de Mailleroncourt à M. de Mailleroncourt, languissent dans des chômages prolongés ; d’autres souffrent un peu moins : Athesans au marquis d’Aubigny, Vy-le-Ferroux au marquis de Resnel, Montagney au marquis de la Baume, Aillevillers au marquis de Franchevelle, Saint-Loup au marquis de Randon, Scey-sur-Saône au marquis de Bauffremont ; seule dans le bailliage de Vesoul, la forge de Villersexel ne chôme jamais. Les forges du comte d’Autrey se louent 30,000 livres, ont des produits de premier ordre, ne paient aucun droit pour aller en Lorraine. Quant aux industries dérivées de la fabrication du fer, elles sont en plus mauvaise posture encore ; des manufactures de fer-blanc, d’acier, tombent au bout de quelques années, et il faut faire venir d’Allemagne une foule d’objets communs. Cependant quelques tréfileries parviennent à se soutenir, Saint-Loup, Châtillon, Beaumotte, Montarlot.

Les choses ont bien changé depuis cent ans, et, pour ne citer qu’un seul département, le Doubs, sur 302,000 habitans, en compte plus de 100,000 qui vivent par l’industrie. Si les hauts fourneaux ont été tués par le libre-échange, on voit se multiplier fonderies, filatures, tissages, papeteries, tanneries, laminoirs, scieries, brasseries, distilleries, usines à gaz, aciéries, clouteries, fabriques de faux, de boulons, de fils de fer, de machines à coudre, de vélocipèdes, etc. Les industries métallurgiques sont en pleine activité : les forges d’Audincourt, les grandes usines de quincaillerie, de façonnerie, à Valentigney, Hérimoncourt, Pont-de Roide, la Feschotte, Saint-Hippolyte développent leur production. Une de ces industries subit parfois une crise, souffre, s’écroule, elle est bientôt remplacée, les autres continuent leur marche en avant, insensibles aux cris de détresse de la voisine, tendues vers le but, comme dans une bataille les soldats se précipitent furieusement vers un point stratégique dont la possession décidera du sort de la journée, et n’entendent plus l’appel des blessés qui tombent à leurs côtés. Ce département apporte au budget de l’État 20,699,261 fr. 72 (compte de 1890), auxquels il faut ajouter le monopole des allumettes, du tabac et de la poudre à feu : 2,046,477 fr. 10 ; — le budget départemental : 1,108,055 francs ; — les revenus de 638 communes : 4,274,536 francs. Ces chiffres suffisent à mesurer le chemin parcouru.

Trois autres industries comtoises, les salines, les verreries et les houillères, méritent une mention spéciale[12].

Les salines de Salins, déjà célèbres sous la domination romaine, ont de tout temps fourni des revenus assez notables à leurs possesseurs, comtes de Bourgogne, princes de Chalons, rois d’Espagne et de France, seigneurs ecclésiastiques ou laïques : jusqu’en 1602, la grande saline est régie pour le compte du souverain par des officiers de divers ordres qui s’occupent des muires, de l’amas et du paiement du bois pour les cuire, de la formation du sel, de sa distribution, de la justice sur tous les employés de l’établissement ; à partir de 1602, on loue les salines à prix d’argent. Entre 1600 et 1657, les rois d’Espagne achètent la petite saline ou puits à muire qui appartenait à un certain nombre de seigneurs ecclésiastiques et laïques ; ils s’en partageaient l’exploitation et les produits, avaient chaque année une assemblée générale appelée répond, un conseil permanent, avec un secrétaire, un prévôt surintendant. La fourniture du sel fit l’objet de plusieurs traités entre les souverains de Bourgogne et les cantons suisses. Tous les bois voisins sont affectés au service des salines, et, en 1858, on consommait environ 11,800 cordes de bois pour obtenir 158,000 quintaux de sel. Salins peut produire aujourd’hui 7,000 tonnes et Montmorot 35,000. Quant au prix de la tonne, il oscille entre 28 fr. 50 et 31 fr. 10, plus 100 francs de droits pour l’Etat ; le prix marchand de 100 kilos est donc 10 francs pour l’État, 2 fr. 85 à 3 fr. 11 pour l’usine[13].

L’établissement de Gouhenans, qui date de 1828, est devenu assez vite la seconde saline de France par son importance et la qualité du sel qu’il livre au commerce : il eut son heure de célébrité exotique, grâce au procès Teste et Cubières. L’exploitation d’un gîte houiller avait amené la découverte d’un banc de sel gemme qui, mis en contact avec l’eau de source, lui communiquait un degré de salure fort élevé. Plus tard on annexa à la saline une fabrique de produits chimiques, acide sulfurique, sulfate de soude, acide chlorhydrique, acide nitrique, chlorure de chaux, sel de Glauber. Ateliers de manipulation, magasins d’approvisionnemens et de produits fabriqués, logemens d’employés et d’ouvriers, jardins, couvrent une superficie d’environ sept hectares ; une des cheminées, qui mesure 66m,66, a un peu la forme de la colonne Trajane ; la ligne de Lure à Loulans, que l’on construit, permettra d’augmenter la production et la vente. En 1892, on a obtenu : 9,600 tonnes de houille, mais grâce à un nouveau puits, on espère arriver à 40,000 ; 86,400 quintaux de sel raffiné qui, là comme dans les autres salines de la région, est exploité par dissolution ; un sondage pénètre jusqu’à la couche de sel gemme, l’eau saturée, élevée au moyen d’une pompe, s’évapore dans de grandes chaudières, et il ne reste qu’à recueillir le sel. Le rendement pécuniaire peut se chiffrer ainsi : houille, 120,000 francs ; sel (droit de 10 francs par 100 kilos non compris), 220,000 francs ; acide sulfurique, 70,000 francs ; acide chlorhydrique, 45,000 francs ; sulfate de soude, 35,000 francs ; sel de Glauber, 25,000 francs. On vend aussi au prix de 6 francs les 100 kilos des sels dénaturés dont le bétail se montre très friand et qui contribuent à l’entretenir en bonne santé. Le personnel de la mine comprend : quatre-vingt-quatorze ouvriers à l’exploitation, trente-deux au fonçage du puits nouveau ; neuf heures de présence, huit heures de travail effectif ; salaires des hommes, 2 à 7 francs, des enfans, 1 fr. 50 à 2 fr. 25. Dans la saline, certains ouvriers travaillent à forfait, et la moyenne des journées est de huit heures de travail, deux à trois francs de salaires, quarante et un ouvriers en tout. Vingt-trois ouvriers pour la fabrique de produits chimiques, douze heures de travail ; on occupe encore une vingtaine de voituriers, ouvriers d’art, concierges. À Gouhenans comme à Salins, directeurs et chefs de service se louent beaucoup du personnel, ce sont tous gens du pays, habitant les villages voisins, petits cultivateurs en même temps, propriétaires d’une maison et de quelques champs, fort attachés au sol. Pendant les grands travaux d’été, on restreint la fabrication, de manière à pouvoir leur accorder des permissions de huit ou quinze jours. Une société de secours mutuels leur assure des médicamens avec une indemnité d’un franc par jour de maladie ; elle a en caisse 14,200 francs, est propriétaire de neuf pensions de retraite. Tout ouvrier âgé de soixante ans a une pension d’au moins 100 francs par an. Une boulangerie fournit du pain de bonne qualité au prix du commerce local, le bénéfice est versé à la caisse de la société de secours mutuels ; on a installé aussi une boucherie qui vend au prix de revient.

Les verreries et granges de Lorraine remontent au xiv siècle : la plupart se trouvaient situées dans ! a région boisée comprise entre la Haute-Saône et le Coney, appartenant à un petit nombre de familles, et les gentilshommes verriers émigraient d’une verrerie à l’autre, suivant leur convenance ou l’intérêt de leur sécurité, tant était puissant à cette époque le lien de la solidarité : sentiment fraternel et bien entendu, car les privilèges dont ils jouissent n’empêchent pas leurs établissemens d’être soumis aux misères du temps, rançonnés, dévastés, incendiés à plusieurs reprises par les bandes armées qui se disputent les bords de la Saône, par les Suédois, au besoin par les troupes chargées de leur défense. Le village de Passavant, mi-parti lorrain, mi-parti comtois, subit la loi commune : le voisinage de grandes forêts avait été la raison d’être de la verrerie de la Rochère, la nature géodésique du terrain détermina l’installation de plusieurs grandes tuileries, ainsi qu’une active extraction de meules à aiguiser et de pierres à bâtir. Après comme avant la catastrophe, les motifs d’espérance subsistaient ; l’eau, les forêts étant toujours là, le bourg de Passavant se releva promptement, le hameau de la Rochère tarda un peu plus, et jusqu’en 1727, des procès nombreux, le manque d’entente des propriétaires, rendirent le travail languissant. À la Révolution, ceux-ci durent lutter péniblement pour conserver des privilèges qui depuis près de quatre siècles étaient le point de mire de l’État ou des habitans de Passavant : ces privilèges ont peu à peu disparu, et la verrerie n’a cessé de marcher, passant par des périodes tantôt prospères et tantôt difficiles. Elle est aujourd’hui en pleine activité, fabrique surtout des verres blancs pour services de table, des tuiles et dalles en verre pour la construction, et elle emploie deux cent cinquante ouvriers bien payés (les premiers ouvriers gagnent 12 et 15 francs par jour), d’autant plus heureux qu’ils forment une sorte de caste volontaire et libre, transmettent aux enfans leur position ; tuileries et verreries répandent chaque année plus de 350,000 francs de salaires dans le pays, et cette population est animée du meilleur esprit, admirablement dévouée à ses patrons, en général sobre et laborieuse[14].

Les houillères de Ronchamp (Haute-Saône) ont une épaisseur de cent vingt mètres et comprennent deux étages de stratification concordante. L’étage supérieur, qui mesure 75 mètres d’épaisseur, renferme les trois couches exploitées ; le charbon est classé dans la catégorie des charbons gras. La société actuelle possède deux concessions, celle de Ronchamp qui occupe la partie nord du bassin, avec une superficie de 2,650 hectares ; celle d’Eboulet qui comprend la partie sud, 1,853 hectares. La découverte de la houille remonte à 1750 : les premiers travaux sont exécutés par l’abbé de Lure sur la commune de Champagney, par les seigneurs de Ronchamp sur le territoire de Ronchamp ; la Révolution ayant mis les biens du clergé à la disposition de la nation, la mine est exploitée par l’État ; à travers de nombreuses vicissitudes, une ordonnance royale de 1830 fixe définitivement les limites de la concession de Ronchamp et Champagney, un décret impérial de 1862 fixe celle d’Eboulet, les deux sociétés fusionnent en 1865 après plusieurs années de lutte. La production, qui ne dépasse pas 10,490 tonnes en 1844, oscille aujourd’hui de 200,000 à 250,000, et l’on prépare deux nouveaux puits destinés à remplacer le puits Saint-Joseph ; d’ailleurs, la profondeur à laquelle les travaux sont parvenus (900 mètres et plus au puits du Magny), les nombreux accidens qui découpent et appauvrissent le gîte, la grande quantité de grisou qu’il dégage, rendent l’exploitation difficile, empêchent de dépasser ce chiffre. La compagnie n’a rien négligé pour améliorer les produits extraits : criblages mécaniques qui permettent de classer et trier le charbon, lavoirs qui traitent 500 tonnes par jour, fours à coke du système Coppée qui utilisent les charbons menus, donnent un coke dense, d’un bel éclat métallique, très recherché par les fondeurs. Elle s’efforce aussi de rendre meilleur le sort de ses 1,400 ouvriers qui se recrutent presque tous dans le pays, les enfans remplacent peu à peu leurs parens : un bon mineur gagne cinq francs par jour, son fils, à quatorze ans, se fait 1 fr. 20 à 1 fr. 50 ; soins médicaux, médicamens, secours journaliers aux malades ou blessés, pension à vie pour l’ouvrier guéri, si la blessure a occasionné une infirmité permanente ; retenue de 1 1/2 pour 100 sur les salaires qui, avec une somme égale fournie par la compagnie, est versée à la caisse nationale des retraites, pour assurer, à partir de cinquante-cinq ans, une pension en rapport avec le travail. Les livrets de la caisse sont personnels ; un ouvrier se sépare-t-il de la compagnie, les sommes versées lui restent acquises ; caisse d’épargne où les ouvriers peuvent faire des versemens jusqu’à concurrence de 3,000 francs, avec intérêts à 5 pour 100, écoles, salles d’asile pour les enfans, bibliothèque, salle de lecture et de récréation, salle de musique, magasins qui servent de régulateurs pour les prix de vente chez les négocians de la localité, où l’ouvrier peut se procurer des vivres, vêtemens et objets de première nécessité (ainsi le pain de première qualité se vend 30 centimes le kilo, celui de deuxième 23 centimes) ; et les bénéfices sont affectés à des œuvres de bienfaisance ; habitations ouvrières sur le type de Mulhouse, louées moyennant une faible rétribution qui couvre à peine les frais d’entretien et d’impôts ; dortoirs mis à la disposition des ouvriers qui demeurent un peu loin, où lits garnis, chauffage, éclairage, quelques ustensiles sont fournis gratuitement ; ces témoignages de sollicitude qui entretiennent l’intimité entre ouvriers et patrons rendent très rares les grèves. Ceci n’est nullement particulier à la société houillère de Ronchamp ; dans toute la Haute-Saône, on pourrait dire dans toute la Comté, les relations de l’employeur et de l’employé revêtent un caractère cordial, presque familial, fondé sur la morale, la justice et l’équité ; protestans, catholiques, libres penseurs rivalisent d’efforts généreux, pratiquent la politique du pauvre homme, de celui dont on a dit avec éloquence : la charité du pauvre consiste à ne pas haïr le riche. Je n’exprimerai qu’un regret : le prix des actions de la compagnie houillère (5,000 francs) les rend d’un accès presque impossible aux ouvriers ; et n’importe-t-il pas de leur montrer la propriété comme le couronnement d’une existence laborieuse, surtout la propriété de ces mines qu’ils aiment comme le marin aime son bateau, l’officier son drapeau, où, comme ceux-ci, ils ont tant de fois risqué leur vie ?

CONCLUSION.

Le pays façonne-t-il la race, la race avec ses défauts et ses qualités se perpétue-t-elle dans ses meilleurs enfans ? Ou bien le talent pousse-t-il capricieusement, en libre grâce, sans souci des bornes où l’on prétend l’enserrer ? Ne traverse-t-il pas les frontières des peuples, prêt à éclore un peu partout, comme une graine poussée par le hasard de la tempête, cherchant pour ainsi dire une patrie idéale, universelle ? Et ne pourrait-on faire intervenir ici cette théorie de l’évolution dont on a tiré si grand parti en l’appliquant aux genres littéraires ? Ces questions ont inquiété les plus nobles esprits, et peut-être devrait-on les déclarer insolubles, si l’on considère le nombre, la force des argumens mis en avant de part et d’autre. S’il semble que certains génies n’ont pu naître qu’en certains pays, Platon en Grèce, Racine, Montaigne, Molière en France, Hegel, Schopenhauer, Bismarck en Allemagne, Shakspeare en Angleterre, que de tels hommes sont l’aboutissement d’une nation, la synthèse de son histoire ; combien, au contraire, échappent aux catégories, aux classifications des savans, s’envolent par-delà l’étroite enceinte de leur pays, et ne reconnaissent d’autre berceau que l’humanité ! Combien auraient pu s’épanouir ici aussi bien que là ? Serait-ce le mot de l’énigme ? Toutes ces théories ne renfermeraient-elles pas leur part de vérité, et ne pourrait-on partager les talens en trois classes : ceux qui se rattachent visiblement au sol qui les a vus surgir, et résument le tempérament, les vertus de leur patrie ; ceux qui jettent l’ancre dans l’infini, paraissent un effet sans cause appréciable, fleurs exotiques poussées en des climats inconnus ; ceux-là enfin, les plus nombreux sans doute, qui participent des deux autres ordres, portant en eux et reproduisant l’empreinte de leur race, puisant le reste dans le foyer mystérieux où s’alimente l’éternelle flamme de l’inspiration ?

On trouverait en Franche-Comté maint exemple de cette proposition[15]. En tout temps, le Comtois se montre sérieux, réfléchi, persévérant jusqu’à la ténacité, rusé, sournois même, partant bon diplomate dans la conduite des affaires publiques et privées ; il a, dirait un chiromancien, la plaine de Mars développée, ne déteste pas les coups à condition de les rendre avec usure, l’art de varcailler, de parler beaucoup sans dire grand’chose ; de l’esprit naturel, une bonhomie piquante et le don de la repartie ; l’humeur assez frondeuse, le goût de la moquerie, et certain besoin de critiquer aujourd’hui le pouvoir qu’il acclamait hier ; ingénieux jusqu’à la subtilité, logicien, ergoteur à l’excès, et, par une sorte de contradiction, un sens droit, une vision très nette de la réalité, le besoin de rester sur le terrain pratique et de ne point perdre pied ; même lorsque l’imagination émigré vers l’utopie, la raison demeure en terre ferme. Notre homme ne pratique pas toujours la modestie, et l’on en citerait beaucoup qui ont poussé l’hypertrophie du moi jusqu’aux dernières limites : tel Francis Wey, qui écrivait avec une plume de paon, et s’accordait cet hommage : « Un autre que moi serait entré à l’Académie comme au moulin. Moi, j’ai beaucoup de peine à entrer au moulin, comme d’autres entrent sans bât à l’Académie, » et le bon Nodier le reprenait bien finement : « Mon ami, ce que vous m’avez remis ne doit pas être bien bon, car, au premier moment, je l’ai cru de moi. » — Et Courbet, un des plus beaux types de Narcisse qui se soient jamais contemplés dans la fontaine mythologique, s’écriant à propos de Molière : « Encore un que je dois tirer au clair ! » À ces traits généraux, vous reconnaîtriez difficilement Nodier, Charles de Bernard, Pasteur, Xavier Marmier ; mais d’autres hommes en ce siècle en sont marqués à fleur de coin : Valette, P.-J. Proudhon, Fourier, Jouffroy. Proudhon, par exemple, n’est qu’un Valette qui a mal tourné, parce qu’il a voulu mettre la charrue avant les bœufs, écrire avant de savoir, remuer des idées avant de les avoir digérées ; mais en tous les deux brillent le même amour de la dialectique, la même curiosité universelle, avec le goût des idées générales et une volonté pareille. L’un est un artiste de la science juridique, l’autre, avec l’étincelle en plus, est un artiste de la science sociale, et, malgré la raideur d’affirmation du révolutionnaire, malgré cet orgueil qui lui fait écrire que son premier livre, ce diabolique ouvrage, sera peut-être le salut de la France, il est, lui aussi, assiégé de doutes ; ses Contradictions économiques, ses variations sur la propriété dénotent l’incertitude de l’esprit ; et, apercevoir dans la même minute les oppositions des systèmes, ou s’en rendre compte deux ou trois ans après, si le résultat n’est certes pas le même aux yeux du lecteur oublieux, il indique du moins des tendances identiques de l’intelligence. Mais, si certaines facultés ne diffèrent pas sensiblement, combien l’usage, l’éducation, les circonstances modifient la destinée d’hommes aussi remarquablement doués ! Proudhon nie le droit que Valette affirme et démontre ; il croit découvrir les paradoxes humanitaires qui traînent partout depuis des milliers d’années, parce qu’il les revêt d’un jargon hégélien, flétrit « ce volcan de calomnie, ce siècle abject, fardé de progrès, » et se flatte de frapper sur les cervelles humaines comme le forgeron sur l’enclume ; du moins, à l’inverse de son compatriote Fourier, il veut la chasteté, proclame le mariage exclusif et saint, fait baptiser ses filles, ce qui lui vaudra l’épithète de bigot. 1848 éclate, l’apôtre, l’homme d’action étouffent le penseur, il pousse aux journées de juin, prend place parmi les plus redoutables malfaiteurs intellectuels ; puis, comme tout chef d’école socialiste devient forcément pontife et pape, il démolit avec une verve impitoyable les théories de ses adversaires, n’épargne ni les anciens ni les modernes, entre autres « ce grand blagueur de Bossuet ; » écrivain habile, rhéteur et sophiste prodigieux, il dit leur fait à tous, aux inventeurs de dogmes « faits à coups de hache, » à la démocratie, aux républicains unitaires qui, à l’entendre, ont tous les défauts de la monarchie, au peuple qui « ne se lève que pour défendre son petit bien-être, » aux ouvriers « qui prennent la haine des patrons pour le patriotisme, » aux paysans « à qui la tyrannie est précieuse, pourvu qu’elle humilie le citadin. » Et, après avoir fait table rase des institutions et des hommes, il prêche le principe fédératif, la mutualité, bases nécessaires des sociétés de l’avenir ; si on ne les adopte, affirme-t-il, l’humanité recommencera un purgatoire de mille ans. Vers la fin de sa vie, il se déclare prêt à devenir sénateur de Napoléon III, accepte la propriété qu’il avait d’abord définie : le vol ; et il meurt sans avoir trouvé la formule du fameux problème, de ce problème qui restera pour les économistes et les socialistes aussi obscur que l’âme et Dieu pour les philosophes, sur lequel Fourier défendait de demander des éclaircissemens ! « La répartition du produit agricole et industriel, selon la quotité des capitaux, la lumière et le travail de chacun. » Son œuvre donne la sensation d’un chaos où se distinguent quelques lueurs déposées par un dieu inconnu pour permettre aux hommes de s’éclairer dans la marche en avant. — Après avoir reçu une forte éducation littéraire, débuté par le Conservatoire dans la classe de violon, Valette se dirige vers les sciences morales, vers le droit qui est leur expression concrète et l’instrument le plus sûr pour faire sortir des faits ondoyans des règles durables, le droit dont il cherche à élargir les assises, qu’il dégage de l’appareil scolastique, et regarde, non comme une science algébrique, mais comme une philosophie du devoir. Dix générations d’étudians ont suivi ce cours célèbre où il pétrissait les âmes et les armait contre l’utopie, mettant les esprits en mouvement et leur montrant la route, éveillant les intelligences incertaines, révélant les vocations. Représentant du peuple en 1848 et 1849, partisan de la république modérée, il marque parmi les travailleurs utiles, fait admirer dans plusieurs rapports l’élégance de son écriture, la netteté de ses vues, la vigueur de ses conclusions. L’éloquence ne lui manquait pas non plus, et son discours sur le général Damesme, mort entre ses bras pendant les journées de juin, réunit tous les suffrages. Le matin du 2 décembre, comme il se rendait au corps législatif, on lui apprit la dissolution de l’Assemblée : « L’acte est nul de plein droit, ipso jure, » dit-il simplement, et, continuant sa route, il demanda d’être arrêté avec ses collègues, observant qu’il le méritait à un double titre, comme représentant du peuple et comme professeur de droit. De semblables naïvetés ont leur prix, et, j’imagine, quelque grandeur. Puis il reprit sa robe de professeur pour ne plus la quitter jusqu’à sa mort. Argumens vivans en faveur des idées spiritualistes, de tels hommes montrent que la vertu, le travail, l’espérance valent la peine d’être crus et vécus, prouvent l’utilité de notre organisation sociale ; beaucoup d’enfans de notre province mériteraient, sans doute, le même éloge, et, si l’on a cité de préférence celui-ci, c’est qu’il incarne une des gloires de la Franche-Comté, cette terre d’élection des diplomates sous la domination autrichienne et espagnole, des grands jurisconsultes au XIXe siècle.

Victor du Bled.
  1. Voyez la Revue du 15 mai, du 1er  juillet et du 15 août.
  2. L’ouvrage de M. Henri Bouchot sur la Franche-Comté pittoresque est des plus intéressans — Voir aussi : Ch. Thuriet, Deux causeries sur Lamartine, Saint-Claude et ses environs. — Castan, Besançon et ses environs ; la Franche-Comté. — Le Guide du voyageur et du baigneur à Luxeuil, par un habitant du pays (l’abbé Morey). — Abbé Morey, la Vigne de la Motte de Vesoul ; Annales franc-comtoises, 1867. — Désiré Nisard, Souvenirs de voyages, t. II : Besançon et Franche-Comté, 1893.
  3. Audiganne (voyez la Revue du 15 mai 1856 et du 15 juin 1864). — Vies de saint Romain, de saint Lupicin et de saint Oyand, par un auteur anonyme qui écrivait au XVIe siècle. — Chronique de l’abbaye de Saint-Claude écrite au XIIe siècle en vers latins rimant entre eux. — Histoire de l’abbaye de Saint-Claude, par Claude du Saix. — Dunod de Charnage, Histoire de l’abbaye de Saint-Claude. — Pernier, Histoire manuscrite de l’abbaye de Saint-Claude. — J.-B. Crestin, Notice historique sur la ville de Saint-Claude. — Histoire de l’abbaye de Saint-Claude depuis sa fondation jusqu’à son érection en évêché, par Montgaillard, 2 vol. in-8o. — Panégyrique de Saint-Claude, par Mgr Besson, évêque de Nîmes. — Charles Thuriet, Petites poésies san-claudiennes. — Désiré Monnier, Traditions comparées. — Statistique commerciale établie par la chambre consultative des arts et manufactures de Morez.
  4. MM. Charles Thuriet, Félix Péclet et M. le maire de Morez m’ont fourni les renseignerions les plus complets sur ces industries.
  5. L’horlogerie de Morez, horloges à poids, boites à sapin verni, pendules à ressort, montres, horloges de clocher, tournebroches, miroirs à alouettes, représentait, en 1883, une valeur de 2,608,000 francs ; lunetterie, 3 millions ; mesures linéaires, 200,000 francs ; clouterie forgée, pointes de toupies, 250,000 francs ; plaques émaillées, 150,000 francs ; orfèvrerie, 400,000 francs ; commerce de bois sciés, 800,000 francs ; boissellerie de Bois-d’Amont, 800,000 francs ; fromageries du canton, au nombre de quarante-sept, 400,000 francs ; production agricole du canton, 500,000 francs. Il n’existe pas encore, à Saint-Claude, de musée industriel où se trouveraient, siècle par siècle, classés tous les articles de Saint-Claude fabriqués dans cette région, avec les articles similaires d’Angleterre et d’Allemagne, et des échantillons de toutes les pierres unes ou fausses qu’on y taille.
  6. On appelle révolution le nombre d’années fixé pour la régénération d’une forêt ; régime, la méthode adoptée pour obtenir la régénération ; c’est tantôt le système de la futaie ou de reproduction par la semence, tantôt le système du taillis, c’est-à-dire la reproduction par les rejets. L’aménagement est l’opération qui détermine le mode de traitement d’une forêt et qui en règle les exploitations de manière à obtenir les produits les plus conformes à l’intérêt du propriétaire. La révolution définitive varie de cent vingt à cent cinquante ans.
  7. Charles Guyot, les Forêts lorraines avant 1789, 1 vol., 1886. — M. Colomb, inspecteur des forêts, a bien voulu me communiquer un remarquable rapport sur la question, et je dois remercier aussi MM. Develle, ancien ministre de l’agriculture ; Tisserand, directeur général ; Marchand, conservateur des forêts du département du Doubs.
  8. Superficie du Doubs, 522,776 hectares ; forêts, 136,260 hectares. — Jura, 409,401 hectares ; bois, 150,122 ; terres labourables, 171,704 ; prairies naturelles, 46,221 ; prairies artificielles, 39,859 ; vignes, 18,718 ; pâturage et parcours, 48,672 ; .surfaces bâties, chemins, terres incultes, 21,105 hectares.
  9. L’importance des diverses essences peut se nombrer ainsi : chêne, 55,144 hectares ; charme, 40,224 ; essences diverses (pins compris), 38,816 ; hêtre, 25,927 ; sapin et épicéa, 2,000. — Le sapin et le hêtre forment les essences dominantes à partir de 700 mètres ; le chêne rouvre y devient rare, le pédoncule disparaît. À mesure qu’on descend, les résineux disparaissent, le hêtre perd de son importance, le charme et le chêne deviennent de plus en plus abondans. Au nord-est du département, sur les hauts plateaux, la forêt s’arrête, faute d’abris, à quelques mètres du point culminant, et cède la place aux pâturages.
  10. Léonce Pingaud, l’Industrie et le Commerce en Franche-Comté au XVIIIe siècle. — Mairot, l’Industrie en Franche-Comté. — Pierre Dubois, Lettres sur l’horlogerie, 1853. — Docteur Perron, Histoire de l’horlogerie en Franche Comté, 1860. — Docteur Muston, Compte-rendu de la Société d’émulation de Montbéliard, 1859. — Docteur Lebon, Études historiques sur l’horlogerie en Franche-Comté. — Revue horlogère de Besançon. — Bulletin de l’Observatoire chronométrique, astronomique et météorologique de Besançon, par M. Gruey. — MM. Charles Sandoz et Savoye ont bien voulu me communiquer leurs intéressantes études sur la question.
  11. Thirria, Manuel à l’usage de l’habitant de la Haute-Saône, 1 vol. in-8o. — Bulletin de la Société d’agriculture de la Haute-Saône : l’industrie des mines et la métallurgie en Franche-Comté au XVIIIe siècle, par James Gordon S. Floyd. — Notice sur la Société des houillères de Ronchamp, 1889. — Les gens des campagnes croyaient reconnaître la maturité d’une mine aux feux follets qu’ils apercevaient à la surface.
  12. Rousset, Dictionnaire des communes du Jura, 6 vol. — Mémoire de Fenouillot de Falbaire sur les salines de Salins et de Montmorot, 1787. — Pour l’époque contemporaine, j’ai eu recours à l’obligeance des administrateurs ou propriétaires de ces industries, MM. Mercier, Baissat, Chevreux, Pouniquet et Paul Buquet.
  13. D’autres salines ont été créées depuis 1874 à Miserey, Châtillon-le-Duc, Montferrand.
  14. L’industrie des broderies et guipures, très florissante autrefois dans l’arrondissement de Lure, fournit encore de l’occupation à quatre ou cinq mille femmes, qui l’exercent sans quitter leur ménage : une bonne ouvrière peut gagner quinze sous par jour.
  15. Estignard, Portraits franc-comtois, 3 vol. ; Paris, Champion. — Académie de Besançon, 1879, Notices sur MM. Bugnet et Valette, par M. A. Huart. — Malgré l’aridité d’une simple nomenclature, je rappellerai les noms de quelques hommes du second ordre qui, très justement, ont eu l’honneur d’une biographie dans les Mémoires de l’académie de Besançon et les Portraits de M. Estignard ; quelques-uns même ont été appréciés par Sainte-Beuve : Charles Weiss, érudit admirable, causeur délicieux, qui faisait de la conversation plus qu’un commerce, le concert des intelligences, toujours heureux de contribuer au bonheur des autres, de pratiquer le don gratuit de soi-même ; — Armand Barthet, l’auteur du Moineau de Lesbie, un des amis de Rachel, destiné à une fin tragique ; — de Saint-Juan, Charles Viancin, Louis de Ronchaud, Édouard Grenier, Charles Grandmougin ; — Lancrenon, Faustin Besson, Léon Gérôme, Gigoux, — Clésinger, sculpteur romantique, improvisateur inégal et fougueux, surnommé le Murat de la statuaire, qui connut comme Barthet ces années de longue détresse où l’on vit comme les oiseaux, à l’hôtel de la Providence, et épousa la fille de George Sand ; — Curasson, Courvoisier, le président Loiseau, Proudhon, les deux Dalloz, Oudot, — Bugnet, ce merveilleux vulgarisateur, dont la parole pittoresque, commune parfois, toujours saisissante, popularisait la science du droit ; Bugnet, la terreur des étudians contumaces, aimant sa profession au point de recevoir, dans sa maison de Bolandoz, les bons élèves, et, dans ses promenades, prenant prétexte de tout pour donner une leçon, comme notre Jouffroy exposait ses idées les plus consolantes un peu partout, à la chasse, devant une écurie, au berger, au laboureur qu’il rencontrait à travers la campagne ; — l’abbé Morey, Mgr  Besson, un chercheur d’âmes, écrivain et orateur éloquent. Le cardinal Mathieu, si longtemps archevêque de Besançon, presque un Franc-Comtois, lança une boutade très curieuse à Lacordaire après un de ses sermons les plus pathétiques : « Plaise à Dieu que, pour fruit de vos prédications, vous reconnaissiez que vous êtes un serviteur inutile ! » — « Jamais compliment ne m’a fait tant de plaisir, » répondit Lacordaire à ceux qui s’offusquaient du mot.