La Franche-Comté
Revue des Deux Mondes3e période, tome 117 (p. 337-369).
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LA
FRANCHE-COMTÉ

PREMIÈRE PARTIE

Entre tant de pays que le génie de nos hommes d’État a conquis par la force ou la diplomatie, et, chose plus difficile, subjugués une seconde fois en satisfaisant les intérêts, en entraînant les âmes à la nouvelle patrie par une politique habile, par l’enivrement des dangers, de la gloire et de la puissance mis en commun, la Franche-Comté, l’antique Séquanie, Haute-Bourgogne ou comté de Bourgogne, occupe une place originale qui de bonne heure devait fixer l’attention des annalistes : terre pittoresque et nourricière qu’on a pu comparer à la Suisse, à l’Écosse, appeler l’abrégé de la France, qui renferme tous les genres de beautés, hautes et moyennes montagnes où prit naissance mainte industrie pastorale, où villes et villages tirent parti des moindres ressources du sol, épaisse couronne de forêts, plaines riantes et accidentées, propices aux cultures les plus diverses, grottes profondes, rivières et rus qui, dans leurs méandres infinis, apportent la vie à la terre, l’idéal à ceux qui savent admirer ! Race singulière, formée par l’alluvion du Gaulois, du Franc, du Burgunde, du Romain, qui, pendant des siècles, garde en même temps l’amour de l’indépendance, la fidélité à ses souverains ; sorte de république aristocratique, religieuse et bourgeoise, dont les membres, « gens de gaillarde fierté et de furieuse résolution, » se montrent aussi rebelles au joug, frondeurs, prompts au redressement de leurs griefs qu’acharnés, hélas ! dans leurs rivalités locales ; — mais aussi race ingénieuse et subtile, au génie patient et souple, grande pourvoyeuse d’hommes de talent, qui fournit aux ducs de Bourgogne, aux princes de la maison d’Autriche et aux rois d’Espagne d’excellens capitaines, d’admirables diplomates, comme plus tard elle donnera à la France des savans, des jurisconsultes, des remueurs d’idées, des artistes, des lettrés de premier ordre : Cuvier et Pasteur, Valette et Bugnet, Fourier et Proudhon, Clésinger et Courbet, Charles Nodier et Charles de Bernard. « Notre Bourgogne est formée admirablement de difficultés propices à la défense, elle a des places très fortes et bien munies, elle est entrecoupée et comme retranchée de rivières et de forêts, armée de rochers et de montagnes, fournie très populeusement d’hommes bons à la guerre, opiniâtres au combat, résolus à la mort, et qui, par cy-devant, toujours ont fait profession que, pour leur religion, pour le service de leurs princes et pour la défense de leur pays, femmes, enfans, biens et tombeaux de leurs pères, ils ne craignaient pas de combattre, et, en combattant, de mourir. » Voilà les mâles paroles de notre vieil historien du XVIe siècle, Louis Gollut. Les Comtois du XVIIe siècle devaient justifier un tel éloge en balançant pendant dix ans la fortune de Richelieu, et, il est bon de le répéter, aujourd’hui que les trois départemens du Doubs, du Jura, de la Haute-Saône, qui représentent à peu près l’ancienne Comté, demeurent un des boulevards de la France contre l’envahisseur, de ceux où l’amour de la patrie est le plus profond, où on l’aime sans jactance, avec une piété intelligente, comme une religion qui sortirait plus forte de l’écroulement des autres religions. Et, puisque cette province a couru tant d’aventures, tour à tour gauloise, romaine, burgunde, soumise aux Mérovingiens, aux Carlovingiens, vassale de l’empire germanique, féodale, française, bourguignonne, autrichienne, espagnole, puisque ses barons et ses comtes ont bataillé en terre-sainte et fondé des dynasties en Grèce, puisqu’elle fut ravagée par les Sarrasins et les Hongrois, possédée par Louis XI, envahie par Henri IV et les armées de Louis XIII, deux fois conquise par Louis XIV, et, puisqu’à travers ces métamorphoses elle a gardé vivace une physionomie personnelle, et, si j’ose dire, son génie intime, peut-être n’est-il pas inutile d’en rappeler quelques traits, de mettre en relief l’empreinte réciproque des événemens sur les hommes et des hommes sur les événemens, ce qu’elle fut autrefois, ce qu’elle est maintenant. Histoires, légendes, us et coutumes, industrie, agriculture, voilà donc les principaux objets d’une étude où, avec les archives de nos villes, l’auteur a pris pour guides de nombreuses monographies éparses dans les mémoires de nos sociétés savantes, car s’il importe de rendre hommage aux ancêtres qui lentement, patiemment, dans une longue suite de générations, ont accru notre fortune réelle et idéale, il convient aussi de ne pas oublier leurs descendans, et en particulier ces penseurs, ces écrivains qui, satisfaits de renfermer leurs talens dans les limites de la province, scrutent pieusement nos annales, éclaircissent les points obscurs, portent partout la lumière, et, préparant d’admirables matériaux pour les histoires générales, donnent une base plus solide à la vérité, non sans doute à cette vérité absolue que nous poursuivons vainement dans le mirage du passé, mais à cette vérité relative et plus modeste, la seule que l’humaine myopie se puisse flatter d’atteindre[1].

I. — LA SÉQUANIE AVANT L’ÈRE CHRÉTIENNE ET JUSQU’AU XIe SIÈCLE.

Que messieurs les antiquaires discutent à perte de vue sur l’emplacement d’un camp romain, d’une ville très ancienne comme Antre, dont les ruines elles-mêmes ont péri, laissons-les quérir un grand peut-être, échafauder d’ingénieux systèmes, soutenir, par exemple, qu’une victoire de Jules César sur Vercingétorix aurait été remportée au Mont-Colombin, entre Avrigney et Gy (Haute-Saône), que la ville d’Alaise, où s’enferma le chef gaulois, était située dans le Doubs, affirment les uns, dans la Côte-d’Or, opinent les autres ; et, sans leur opposer Walter Scott ou l’auteur de la Grammaire, sans nier l’utilité de leurs doctes recherches, contentonscontentons-nous des données positives, constatons seulement avec Pline, Ptolémée, Strabon, que dès cette époque la terre séquanaise pouvait se passer des pays voisins, que son peuple marchait au premier rang de la confédération gauloise. Quand les Germains l’ont pour eux, remarque Strabon, ils sont forts contre l’Italie ; quand il leur manque, ils ne sont rien. César l’introduit dans l’histoire : Arioviste vaincu, la Gaule conquise au prix d’une lutte acharnée, il va, comme celle-ci, partager, quatre siècles durant, la gloire et la fortune du vainqueur. Rapide fut la transformation, rapide l’adoption des lois, de la langue, de la religion ; unis de cœur à l’empire, les Séquanais participent aux bienfaits de cette civilisation, de cette paix romaine qui apporte au monde ancien le plus de grandeur et de bonheur, paix troublée cependant par tant de guerres civiles et étrangères, comme pour nous enseigner la nécessité de l’éternelle rançon. Tandis qu’Auguste et ses successeurs établissent en Séquanie routes stratégiques, aqueducs, camps retranchés, que Vesontio (Besançon) se couvre de superbes édifices à l’image de Rome, devient le siège d’un vaste commandement militaire et rivalise pour ses écoles avec les villes les plus célèbres, tandis que de riches cités s’élèvent de tous côtés, Luxovium (Luxeuil), bientôt fameuse par ses eaux thermales, Portus Abucinus (Port-sur-Saône), Ariolica (Pontarlier), entrepôts de grains, de fourrages et de sapins, Salins, centre d’exploitation pour le sel et la culture de la vigne, la province reste une pépinière d’excellens soldats, et, la richesse marchant à la suite de l’industrie, ses vins, ses jambons obtiennent les suffrages des gourmets de la capitale. Les habitans se montrent en général fidèles sujets, et résistent à Sabinus qui s’était fait proclamer empereur chez les Lingons ; battu par eux, il se cache pendant neuf ans avec sa femme Eponine, dans une caverne que d’aucuns affirment être la Baume-Noire, entre Fretigney et Oiselay : mais auparavant ils s’étaient soulevés contre la tyrannie de Néron, à la voix du sénateur Vindex qui proclamait empereur Sulpicius Galba, général des légions d’Espagne. Près de Besançon, un furieux combat fut livré, où vingt mille Gaulois avec Vindex trouvèrent la mort. Déjà l’empire apparaissait une dictature militaire, tempérée par l’insurrection fréquente de légions jalouses de faire des Césars en mettant le pouvoir à l’encan ; et, comme on voit, les pronunciamientos espagnols ou américains peuvent se recommander d’une haute origine. Galba, successeur de Néron, accorda aux Séquanes, aux peuplades gauloises qui avaient suivi sa fortune, des accroissemens de territoire, des diminutions d’impôts, des libertés municipales. Claude avait permis aux Gaulois d’entrer au sénat, Vespasien réduisit le nombre des légions chargées d’occuper la province.

À la fin du règne de Marc-Aurèle, le christianisme fait son entrée en Gaule, et, tantôt persécuté, tantôt toléré, gagne sans cesse du terrain : l’évêque de Lyon, saint Irénée, avait envoyé en Séquanie Ferréol et Ferjeux ; mais l’ordre vint de réprimer avec énergie cette propagande, et, sommés de renier leur loi, les deux missionnaires subirent courageusement un supplice cruel, dans le théâtre de Besançon, devant le peuple assemblé (212). Longtemps le monde flotta entre le vieux et le nouveau culte, et, bien après le triomphe de celui-ci, de nombreuses superstitions attestaient encore l’empreinte vivace du paganisme, superstitions qu’il avait lui-même empruntées, en les défigurant, à des religions plus anciennes, dont on retrouve aujourd’hui encore mainte trace, et qui, faisant partie du fond commun de l’humaine ignorance, s’attachent aux symboles mystiques les plus élevés, comme le gui aux chênes, végétation parasite, rouille des âmes, d’autant plus abondante et difficile à extirper que celles-ci s’enfoncent davantage dans la matière et obéissent à l’instinct. Au VIIe siècle, saint Grégoire le Grand écrit à la reine Brunehaut : « Empêchez vos sujets d’offrir des victimes aux idoles, d’honorer des arbres, et de faire des sacrifices avec des têtes d’animaux. » Lorsque Constantin embrassa le christianisme, le clergé prit rang parmi les pouvoirs publics. Vesontio fut le siège de l’évêché métropolitain de la Séquanaise, avec plusieurs évêchés suffragans ; Aventicum (Avenches), Augusta Rauracorum (Augst, près de Bâle), Equestris (Nyon) et Vindonissa (Windisch). La mère de Constantin, qui séjourna quelque temps à Besançon, favorisa la construction des deux basiliques de Saint-Étienne et de Saint-Jean.

Au IVe siècle, surgit un fléau plus redoutable que les pronunciamientos, que les exactions de la fiscalité : l’invasion barbare dont les flots sans cesse renaissans viennent battre la frontière de l’empire et qui finit par faire brèche de tous côtés. La Gaule sera leur premier objectif et leur première proie : Germains, Vandales, Huns, Burgundes, fondent sur elle, avec des fortunes diverses. Établis vers 407 dans les pays situés entre le Haut-Rhin, le Rhône et la Suisse, les Burgundes s’insinuent plutôt qu’ils ne conquièrent, admis par Honorius comme auxiliaires et en qualité d’hôtes, bien accueillis des anciens habitans. Battus ensuite par Aétius et par les Huns, ils fournissent un contingent à l’armée qui vainquit Attila, obtiennent les plus larges concessions du patrice Ricimer, le maître réel de l’empire, dont le roi Gondioc avait épousé la sœur. En dépit des plaisanteries des petits-maîtres d’alors, qu’offusquaient l’odeur et les cris de ces géans frottés de beurre rance, nourris d’ail et d’oignon, à qui la cuiller d’Hercule n’aurait point suffi pour prendre leurs alimens, il est certain que, de bonne heure, ils avaient emprunté aux Gallo-Romains la religion chrétienne, les arts industriels, les procédés agricoles, et que leur domination eut un caractère assez doux ; tel ce Gondebaud (470-516), qui, arien lui-même, autorisait son fils à entrer dans le culte orthodoxe, vivait en bonne intelligence avec le clergé catholique, et publia un code, appelé loi Gombette, où vainqueurs et vaincus étaient placés sur un pied d’égalité parfaite. Soit politique, soit piété réelle, soit qu’il s’agisse d’expier des crimes commis contre leurs proches, les princes burgundes comblent de faveurs et l’Église et ces moines qui, selon l’expression de Montalembert, « s’étaient campés sur toutes les frontières de l’empire romain pour y attendre et gagner les barbares, se montraient au niveau de tous les besoins, au-dessus de toutes les terreurs, et, opposant la pauvreté, la chasteté, l’obéissance, ces trois bases éternelles de la vie monastique, aux orgies de la richesse, de la débauche et de l’orgueil, créaient à la fois un contraste et un remède. » L’un d’eux reçoit à Genève la visite de Lupicin, qui venait plaider la cause de pauvres Séquanais réduits en servitude par quelque tyranneau local ; et non-seulement il lui donne raison, mais il lui offre pour son abbaye des champs, des vignes, ordonne qu’il lui sera tous les ans alloué trois cents mesures de blé, trois cents mesures de vin et cent pièces d’or. Sigismond, successeur de Gondebaud, ayant tué un de ses fils, dote le monastère d’Agaune (Saint-Maurice-en-Valais) de telle sorte qu’il renferma neuf cents religieux qui, nuit et jour, chantaient les louanges de Dieu et des martyrs (les salines de Salins étaient comprises dans cette libéralité) ; et ce prince vint lui-même à Agaune chercher un refuge contre le remords. Quant à l’abbaye de Condat (Saint-Claude), elle a pour fondateurs deux Séquanais, Romain et Lupicin. Romain, âgé de trente-cinq ans, quitte la maison paternelle, emportant avec lui la Vie des pères du désert, quelques semences, des outils, s’enfonce dans les hautes montagnes et choisit un emplacement. Son frère Lupicin le rejoint, des novices se présentent, et bientôt en si grand nombre qu’il faut bâtir de nouveaux établissemens, et qu’un vieux moine se plaignit de n’avoir même plus la place pour se coucher. Sur une roche voisine, la sœur de Romain et de Lupicin gouvernait cent cinq vierges, si sévèrement cloîtrées, qu’une fois entrées au couvent personne ne pouvait plus les voir avant leur mort. « Lupicin renchérissait en austérité sur tous : il couchait dans un tronc d’arbre creusé en forme de berceau ; il ne vivait lui-même que de potages de farine d’orge avec le son, sans sel, sans huile et même sans lait ; et, un jour, révolté par la délicatesse de ses confrères, il s’en fut jeter pêle-mêle, dans une même chaudière, les poissons, les herbes, les légumes, que les moines avaient préparés à part et avec une certaine recherche. La communauté s’en montra très irritée, et douze religieux, dont la patience était à bout, s’en allèrent. Là-dessus, une altercation éclata entre les deux frères. « Il aurait mieux valu, dit Romain à Lupicin, que tu ne fusses jamais venu ici, que d’y venir pour mettre en fuite nos religieux. » — « N’importe, répondit Lupicin, c’est la paille qui se sépare du blé ; ce sont douze orgueilleux, montés sur de trop grands souliers, et en qui Dieu n’habite point. » Cependant Romain réussit à ramener les fugitifs qui devinrent tous, à leur tour, supérieurs de communautés. » Cinquante ans plus tard, Condat était la première école de la Séquanie, l’une des plus célèbres de la Gaule. L’étude des orateurs anciens alternait avec la transcription des manuscrits, sans cependant qu’on négligeât le travail manuel. Viventiole envoyait au célèbre saint Avit, évêque de Vienne, une chaise en buis fabriquée de ses propres mains ; et son ami lui répondait prophétiquement : « Je vous souhaite une chaire en retour du siège que vous m’envoyez[2]. »

Après la conquête définitive du royaume burgunde par les fils de Clovis (523-534), évêques et religieux jouent un rôle de plus en plus considérable : dans ces temps obscurs où les passions sont féroces, les mœurs farouches, les ambitions âprement tragiques, ils semblent les derniers représentans de la civilisation, et, seuls, font entendre parfois aux puissans la voix de la justice. Un moine irlandais, Colomban, tient tête au clergé gallo-franc au sujet de la célébration de la Pâque, entreprend de ramener le saint-siège lui-même à son avis, entre en lutte avec Brunehaut et avec son fils qu’il menace de l’excommunication parce qu’il a répudié sa femme et s’entoure de concubines, est exilé par eux à Besançon, conduit sous escorte jusqu’à Nantes. Colomban le pêcheur, s’intitule-t-il, avec une humilité que dément tant de hardiesse ; Colomban, le roi des moines et le conducteur du char de Dieu, comme on l’appelait, écrit à son peuple monastique ces lignes qui éclairent cette âme indomptable d’apôtre : « Là où il y a lutte, il y a courage, vigilance, ferveur, patience, fidélité, sagesse, fermeté, prudence. En dehors de la lutte, misère et désastres. Ainsi donc, sans lutte, point de couronne ! » Et il ajoute : « Sans liberté, point de dignité ! » La lutte, il la cherchera partout : chez les Alamans qu’il essaie d’arracher à l’idolâtrie ; en Italie, où il écrit contre les Ariens, fonde le monastère de Bobbio, adresse des remontrances hautaines à Boniface IV sur des questions théologiques qu’il confesse lui-même n’avoir pas étudiées à fond. Dans sa jeunesse, il avait, sous la protection de Gontran, institué trois couvens : Annegray (près Faucogney), Luxeuil, Fontaine. Empruntée à la rigide discipline des monastères d’Ecosse et d’Irlande, la règle en était rude à l’excès : obéissance passive, absolue, silence perpétuel ; comme nourriture des légumes, de la farine détrempée d’eau et un petit pain, jeune, travail, prière et lecture quotidiens, et, sous le titre de pénitentiel, une sorte de code criminel qui prodigue la peine du fouet pour les omissions les plus insignifiantes. Les malades eux-mêmes doivent battre le blé sur l’aire. Colomban donne l’exemple, et prescrit à ses religieux de se mettre au lit si fatigués qu’ils dorment déjà en y allant, de se lever avant d’avoir dormi suffisamment. Et cependant, les nouveaux disciples, nobles et paysans, riches et pauvres, affluaient. À Luxeuil, six cents moines défrichent, labourent, fauchent, moissonnent, fendent le bois. Luxeuil, anéanti par les invasions barbares, renaît à la culture, à la vie, et son abbaye devient la capitale monastique des pays francs, une pépinière d’évêques, de prédicateurs, de missionnaires, et, pendant tout le VIIe siècle, la plus célèbre école de la chrétienté. L’évêque saint Éloi, ministre de Dagobert, allait souvent y faire des retraites ; Ébroïn et Léger y furent enfermés ensemble quelque temps. Cette prospérité fut un instant menacée par les intrigues d’un faux frère nommé Agrestin, mais devant le concile de Mâcon (621), Eustaise, successeur de Colomban, justifia la règle de Luxeuil qui sortit intacte de l’épreuve. Toutefois son austérité extrême, et sans doute aussi la faveur spéciale des papes pour la règle de saint Benoît, eurent ce résultat que Valbert, troisième abbé de Luxeuil, élève lui aussi et compagnon de Colomban, dut se résigner à voir les deux règles figurer dans les statuts des colonies religieuses fondées par ses moines. En 670, le concile d’Autun ne reconnaît plus que la règle de saint Benoît, et, avant la fin du siècle, celle de Colomban avait subi une éclipse complète.

Un autre compagnon du moine irlandais, Desle, qui accompagnait son supérieur après l’expulsion de Luxeuil, sentant ses forces l’abandonner, demande la permission de ne pas aller plus loin, et, après avoir couru quelques hasards, obtient l’autorisation de s’établir sur le territoire qui forme la ville actuelle de Lure. Quelques années après, comme il avait déjà groupé autour de lui de nombreux disciples, le roi Clotaire II, chassant dans les environs, poursuivit un sanglier qui vint tout droit se réfugier dans la cellule de Desle. Celui-ci mit la main sur la tête de l’animal et dit : « Puisque tu es venu demander la charité, tu auras la vie sauve. » Le roi voulut contempler de ses yeux ce prodige, il interrogea le vieux moine, s’enquit de ses moyens de subsistance. « Il est écrit, répondit-il, qu’il ne manquera rien à ceux qui craignent Dieu ; nous menons une pauvre vie, mais elle nous suffit avec la crainte de Dieu. » Clotaire lui donna les forêts, pâtures et pêcheries qu’il possédait dans le voisinage, et la nouvelle communauté figura parmi les monastères les plus richement dotés. Comme Orphée, les moines d’autrefois avaient le don d’apprivoiser les bêtes sauvages, et, renchérissant encore sur les imaginations populaires, les chroniqueurs ont recouvert les annales authentiques d’une si épaisse couche de miracles et de légendes, que, sous cette rouille poétique, la vérité, déjà écartelée par les contradictions des Italiens, des Allemands, des Français, s’obscurcit étrangement, comme dans certains parchemins le grimoire indigeste d’un lourd commentateur efface le manuscrit original de quelque poète grec, dont les vers harmonieux auraient ravi le lecteur épris de beau et noble langage.

Autant et plus que les rois burgundes et mérovingiens, Pépin le Bref, ses successeurs (741-879), se montrent pleins de sollicitude pour le clergé, prompts à réparer les maux causés à notre province par l’invasion des Sarrasins : le siège de Besançon est occupé par un parent de Charlemagne, une table d’or léguée par celui-ci à la cathédrale, les abbayes de Condat, de Luxeuil restaurées, celle-ci exemptée d’impôts sous Louis le Débonnaire, parvenant au plus haut degré de prospérité avec Anségise et Drogon. Cependant les abus, ces compagnons ordinaires de richesse et puissance, cette quintessence de défauts humains, ont envahi beaucoup de monastères, et leur réforme devient un des grands événemens du IXe siècle. Mainte communauté renferme un mélange des règles de saint Benoît, saint Pacôme, saint Basile, de Cassien et de Lérins, et l’on y rencontre toutes les variétés de la vie ascétique ; d’autres revêtent la physionomie d’un camp de troupes matées par la misère, à peine disciplinées, qui brusquement rompent leur frein ; tels les moines d’Agaune qui blessent un évêque et saccagent l’église. Souvent aussi princes, leudes donnent l’exemple du scandale, et l’on vit la maîtresse d’un roi chasser les religieux de l’abbaye de Lure pour y tenir sa cour. À la mort de Louis le Débonnaire, l’empire ayant été partagé entre ses trois fils, la Séquanie tomba dans le lot de Lothaire Ier, avec l’Italie et les pays situés entre le Rhin, le Rhône, la Saône, la Meuse, l’Escaut ; elle échut ensuite à Lothaire II, contribuant à former un second royaume de Bourgogne ou Lotharingie, royaume indécis, errant, bientôt mis à néant, démembré par Charles le Chauve et Louis le Germanique. Cependant l’usurpation des deux oncles rencontre un vaillant adversaire en Gérard de Roussillon, comte de Provence et de Bourges, duc de Bourgogne, commandant la Savoie, le Lyonnais et le Viennois, qui appartient à la tradition populaire, à l’épopée, à l’histoire par la grandeur morale et l’héroïsme de la fidélité[3].


Il était le plus grand qui fut en toute France…
Il avait cent chasteaux et dix cités pour somme.
De notre région que l’on appelle Galle,
Tenait-il presque autant que faisait le roi Challe.


Charles le Chauve comprit le danger, dissimula un temps, marquant de loin sa proie, et lorsque, ayant fait agir la ruse, l’or, les promesses, il se sentit prêt, il entra en campagne avec une immense armée. Le 30 octobre 870, il était à Champlitte et s’emparait bientôt de Château-Chalon, forteresse romaine importante, ancien séjour des patrices de Scoding. Vainement Gérard adresse-t-il à l’empereur Louis les messages les plus pressans, celui-ci combat en Italie pour le salut de la chrétienté mise en péril par les Sarrasins : réduit à ses seules ressources, affaibli par la trahison, Gérard livre bataille au pied de Château-Chalon, et, vaincu malgré des prodiges de valeur, on l’emporte sanglant dans son château de Poligny. Poursuivi par l’ennemi, plus que froidement accueilli à Besançon par l’archevêque Arduin, il gagne les montagnes du Doubs, rallie autour de son étendard la population guerrière de la contrée, prend position au pied des murs de Pontarlier. Là s’engage une nouvelle et plus terrible bataille, où le nombre eut encore raison de la valeur ; mais l’impression en resta si profonde qu’elle se transmit de siècle en siècle ; et, dit Gollut, les bonnes gens du pays montrent un lieu du territoire de Pontarlier où ils racontent que Gérard fut vaincu. On crut même qu’il avait péri dans le désordre de la déroute, et, il y a trois cents ans, les montagnards du Jura chantaient encore le vieux refrain


Entre le Doubs et le Drugeon
Morut Gérard de Roussillon.


Mais le comte de Bourgogne vivait encore : après s’être un instant reposé au fort de Joux, il s’était enfermé à Jougue, tandis que, traversant le comté de Scoding et le Lyonnais, l’armée du roi Charles venait assiéger la ville de Vienne que défendait Berthe, femme de Gérard, avec un courage égal à celui de son époux. La trahison ouvrit les portes de cette place et le roi y passa les fêtes de Noël de l’an 870. Deux mois avaient suffi pour terminer cette rude campagne. Privé de ses dignités et de ses honneurs, Gérard vécut désormais dans la retraite ; et, huit ans après la bataille de Pontarlier, on l’enterrait à Pothière, abbaye fondée par ses soins, au diocèse de Langres. Sa noble femme fut ensevelie à ses côtés, et pendant des siècles le respect public honora la modeste pierre sans inscription qui couvrait leurs restes mortels ; en 1343, un petit-fils de Jean de Chalon l’Antique choisit sa sépulture auprès de leur tombeau.

Charles le Chauve avait enseigné l’usurpation, la révolte des sujets contre leurs souverains, transformé les emplois en bénéfices héréditaires, préparé le régime féodal, l’affaiblissement indéfini du pouvoir déjà compromis par les partages des États entre les héritiers des rois ; ses leçons se retournèrent contre lui et sa race. Son fils Carloman se révolta, il lui fit crever les yeux ; tandis qu’il obtenait la couronne impériale en Italie, ses principaux leudes s’insurgèrent : Roger, son beau-frère, investi des dignités de Gérard, fait duc, archi-ministre du sacré-palais, voulut être roi, fut élu à Mantaille par les évêques de l’ancienne Burgundie (879), prit les armes contre la famille de son bienfaiteur. Ce troisième royaume de Bourgogne, ombre d’une ombre, entre dans l’histoire pour en sortir presque aussitôt ; un quatrième royaume se constitue avec Rodolphe de Stratlingen (880-888), et dès lors on tombe dans une nuit épaisse. Et cette année changea en la suivante, répétera comme un refrain monotone le chroniqueur : la monotonie de la douleur, de l’oppression et de l’épouvante. Quelques traits sillonnent cette obscurité, comme des étoiles sur un fond noir : notre Bourgogne, ravagée par les Normands et les Germains, livrée à l’anarchie, parce que, dit un contemporain, « il n’y avait ni roi ni juge » (889-937) ; — le comte Bernon relevant l’abbaye de Baume-les-Dames, créant ensuite Cluny, le monastère des monastères ; — l’invasion des Sarrasins et des Hongrois habilement excités les uns contre les autres par Conrad le Pacifique, qui tombe ensuite sur eux et les écrase (950-956) ; Adélaïde, sœur de Conrad, héroïne de sa race et de son siècle, qui eut pour panégyristes la religieuse Hroswitha et saint Adelon, abbé de Cluny, connut les fortunes les plus diverses : femme de Lothaire II, roi d’Italie, prisonnière de son compétiteur Bérenger, délivrée d’une façon presque miraculeuse par l’empereur Othon Ier, qui l’épouse et partage avec elle son autorité ; — Rodolphe III, le roi jurassien, rex jurensis, sollicitant contre ses vassaux l’appui des empereurs d’Allemagne qui le lui accordent à la condition que son héritage leur reviendra. Et Conrad le Salique le revendiqua par les armes, mais il se soumit à l’élection des prélats, des feudataires et du peuple qui à Payerne le proclamèrent roi. Cinq ans après, en 1038, une assemblée générale de la nation, tenue à Soleure, acclamait son fils Henri. Cependant que les grands s’efforcent de sauver les épaves de la nationalité bourguignonne, surtout de rendre aussi fragile que possible le lien qui les rattache à la domination germanique, le peuple, des rameaux verts à la main, s’écriait joyeusement : la paix engendrera la paix si le roi règne avec César. Presque autant que lui, le clergé souhaitait la réunion des titres d’empereur et roi dans la même personne, car il savait par expérience quels dangers couraient ses biens au milieu des troubles, et, d’un bout à l’autre de la Gaule, on récitait alors cette prière, naïf témoignage de craintes si justifiées : « Nous venons à toi, Seigneur Jésus ; prosternés devant toi, nous poussons des cris, parce que les injustes et les superbes, confians dans leurs forces, s’élèvent de toutes parts contre nous. »

II. — LE MOYEN AGE, LES CROISADES, UN PARLEMENT DE DAMES AU XIIIe SIÈCLE.

Rien ne semblait changé, et l’horreur de l’an 1000, les fléaux de la nature et les fléaux des hommes coalisés vont lourdement, longuement encore peser sur le comté de Bourgogne et les pays voisins : évêchés, monastères tombés sous le joug des laïques ou de leurs concubines, détruits par l’ennemi, famine, servage, désordres dans l’église, prélats mariés et soutenant la validité de leurs mariages, conflits interminables entre les archevêques de Besançon, les comtes de la province et les empereurs d’Allemagne. Mais voici qu’un souffle d’espoir traverse le monde, la vie rentre dans le corps social ; la lumière, la paix alternent avec le désespoir et le chaos ; les croisades, la chevalerie vont faire une âme nouvelle à l’Europe chrétienne ; des grands hommes, l’archevêque Hugues Ier, Guillaume le Grand, ses successeurs, prennent la direction des événemens qui flottaient auparavant dans une sorte d’anarchie. La pierre, remplaçant insensiblement le bois, imprime aux monumens un caractère plus noble en les rapprochant de l’éternité ; la foi religieuse, toujours plus ardente, reconstruit les monastères ruinés. Simon, comte de Crépy-en-Valois, se fait moine, et, la hache du défricheur sur l’épaule, fonde le prieuré de Mouthe ; Raynaud III favorise la propagation des abbayes de l’ordre de Cîteaux et dix de celles-ci dans la Comté : Bellevaux Balerne, Acey, Theuley, Rosières, Bithaine, Clairefontaine, la Charité, la Grâce-Dieu, Buillon (1126-1139). Aux conciles de Verdun et d’Anse, les évêques et parmi eux l’archevêque de Besançon proclament la trêve de Dieu, un nouveau droit de la guerre et de la paix, avec des prescriptions minutieuses qui révèlent les habitudes de l’époque : sous peine d’excommunication, le cavalier qui porte des armes séculières jurera de ne pas attaquer ni tuer, de ne couper ni gâter les vignes d’autrui, de ne pas violer l’église, de ne pas faire butin du bœuf, du porc, du mouton, de l’âne… ni de leur charge, non plus que de l’oie, du coq et de la poule, excepté pour les faucons ; et si pour les faucons il en prend, il paiera la poule deux deniers. Béatrix, fille de Raynaud III, héritière de la Comté et femme de Frédéric Barberousse qui l’avait tirée des griffes d’un oncle avide de ses biens, est une gracieuse figure qui, au milieu des rudes batailleurs du temps, semble une fleur dans une lande. Les contemporains la célèbrent à l’envi : « Elle avait, disent-ils, une taille moyenne, des cheveux d’un blond doré, des dents blanches et bien rangées, un port droit, une bouche petite, la physionomie modeste, des yeux transparens, suaves et doux, le parler chaste, les mains délicates ; elle était pleinement soumise à son conjoint, le craignant comme son seigneur, l’aimant par-dessus tout comme son époux, lettrée et fidèle à la foi. » En ces temps où l’on n’avait pas encore de capitale, Frédéric résidait de préférence au château de Dôle ; il visita plusieurs fois la Comté, et, devant son tribunal de Besançon[4], il tranchait souverainement les difficultés entre évêques, abbés, feudataires et communes naissantes. C’est à Besançon même qu’il se fit proclamer roi de Bourgogne et d’Arles : tandis qu’il recevait les hommages de ses vassaux, deux légats du pape Adrien IV se présentèrent, et l’un d’eux, ayant eu l’audace de soutenir que la dignité impériale était un fief relevant de la papauté, faillit être mis à mort par les Allemands qui suivaient l’empereur. Plus tard, ce légat fut élu pape. Frédéric refusa de le reconnaître, provoqua l’élection d’un anti-pape avec un schisme qui troubla douloureusement la chrétienté et l’église de Besançon (1156-1159). Rêvant de domination universelle, aspirant à faire du pape l’aumônier de l’empire, il envahit six fois, mit à feu et à sang l’Italie ; d’ailleurs il institua beaucoup d’œuvres charitables en Comté, et par exemple un hôpital pour les femmes infirmes à Franchevelle (Haute-Saône.)

À l’appel de Pierre l’Ermite, de saint Bernard, rois, vassaux et peuples se croisent : notre noblesse bourguignonne prend une part active à ce grand mouvement qui, satisfaisant les goûts aventureux, la soif de l’inconnu, étendait indéfiniment le domaine de l’imagination, offrait les perspectives les plus hautes aux ambitions de l’âme et de l’esprit. Déjà, vers 1092, le comte Raymond était allé renverser un empire mahométan en Espagne, avait délivré Tolède et fondé une dynastie. Guillaume, frère de Raynaud III, est un des héros de la deuxième croisade. En apprenant la prise de Jérusalem par Saladin (1188), Frédéric Barberousse se croise, à l’âge de soixante-huit ans, et meurt dans son triomphe, au-delà du mont Taurus ; un de ses compagnons d’armes, Thierry de Montfaucon, archevêque de Besançon, commande des batailles rangées, invente des machines de guerre, périt à son tour devant Ptolémaïs. La prédication de la cinquième croisade par Foulques, curé de Neuilly, arrache le baronnage bourguignon à ses luttes intestines, entraîne la fleur de cette noblesse : Richard, chef de la maison de Montfaucon-Montbéliard[5] et son frère, Richard et Eudes de Dampierre, Eudes de Champagne-Champlitte, Othon de La Roche, Othon de Cicon, « et maintes bonnes gens dont le nom ne sont mie escrit ne embrieré en livres. » Chemin faisant, nos Bourguignons se montrent fort enclins aux entreprises imprévues : tel Renaud de Dampierre qui fausse compagnie à ses camarades pour s’en aller guerroyer en Pouille. À Corfou, nouvelles convoitises, nouveaux projets de débandade ; cependant le marquis de Montferrat et ses fidèles réussirent à retenir leurs amis… « Mais alons à eus et leur chéons au piés, et leur prions par Dieu qu’ils aient pitié d’eus-mêmes tout avant et de nos après, et qu’ils ne honissent mie ni toillent la rescousse de la sainte mer d’outremer… ensi fu otroié et juré, et lors ot grant joie par tout l’ost. » L’entreprise eut pour résultat la conquête de Constantinople, le partage de l’empire (1204). Guillaume de Champlitte devint prince deMorée, Gauthier de Montfaucon épousa la fille du roi de Chypre et fut régent du royaume, Othon de La Roche eut Athènes et Thèbes, Othon de Cicon, qui s’empara de la principauté de Carithène, portait le titre hellénique de Mégaskir ou grand sire, il céda ces possessions lointaines à son neveu Guy de Ray, en échange des biens de Bourgogne ; la maison de La Roche se maintint pendant un siècle et plus à Athènes et Thèbes. Petit à petit, le temps avait fait son œuvre d’apaisement : abbayes et châteaux se sont élevés un peu partout, des mariages politiques ont commencé la fusion des races, la Grèce est devenue une France nouvelle où joutes et tournois, jeux, costumes et langage rappellent, toujours vivante et triomphante, l’image de la mère-patrie, — et personne ne répétait plus le chant mélancolique du chevalier-poète Rambaud : « Nous avons lait des empereurs, des rois et des ducs ; je vois le marquis aussi honoré que le Champenois. Mais à quoi me sert d’avoir ici grandes terres et grand avoir ? Si ma puissance s’est accrue, le chagrin s’est accru aussi, puisque je suis éloigné de ma dame, et je sais que plus ne me viendra joie. » En 1259, la chevalerie de la Morée, trahie par Michel Commène, despote d’Arta, fut presque anéantie dans un combat inégal contre Jean Paléologue : pour obtenir leur liberté, les captifs avaient fini par consentir la cession des trois principales forteresses et la reconnaissance de la suzeraineté de l’empereur grec. Mais il fallait faire ratifier la convention par la princesse de Morée et les nobles dames qui, en l’absence de leurs maris, gouvernaient la principauté et avaient opposé à l’ennemi la plus vigoureuse résistance. Elles se réunirent solennellement à Nichi pour délibérer là-dessus. Cependant Guy de La Roche, grand sire d’Athènes, vaincu quelques années auparavant dans un différend avec le prince de Morée, revenait de France, où il s’était soumis à l’arbitrage de saint Louis. En apprenant les conditions du traité, il s’indigna, et, prenant la parole devant le parlement féminin, il offrit de tenir prison en la place de son prince, ou de mettre en gage tout son patrimoine pour sa rançon ; mais, ajoutait-il, gardez-vous, dames qui m’écoutez, de céder les places, car si l’empereur les possédait, bientôt s’affranchissant de son serment, il enverrait des troupes nombreuses pour nous chasser de cette terre et nous dépouiller de nos biens. D’ailleurs, de quoi étaient menacés les captifs ? Si l’empereur les gardait en son pouvoir, pense-t-on qu’il les mangerait au sel ? Non, il aimerait mieux recevoir une bonne rançon. — Alors Geoffroy des Bruyères, député des captifs, prit la parole, et retraçant leurs dures souffrances, ces trois ans passés dans les fers, il peignit fortement les dangers qui menacent les peuples privés de leurs seigneurs, l’affront d’un refus, le sort qui les attendait s’ils demeuraient entre les mains de l’ennemi. Il obtint gain de cause, et, détail piquant, deux dames, la fille de Jean de Neuilly, maréchal de la principauté, la sœur de Calderon, qui fut plus tard grand connétable, allèrent à Constantinople servir d’otages et garantir l’exécution du traité. La prophétie de Guy de La Roche ne se réalisa point, la principauté continua de prospérer, se soutint longtemps encore après la conquête de l’empire par les Turcs. Un parlement de dames au XIIIe siècle, des châtelaines prononçant sur le sort de leur patrie, une Iliade comtoise en Grèce, l’histoire a de ces singuliers hasards, et l’on ne s’attendait peut-être pas à rencontrer ici un argument en faveur de l’émancipation du sexe féminin.

Malgré la diversité des races, lois et coutumes, la Comté de Bourgogne demeure terre d’empire par la puissance du lien historique et du droit public, par la gardienneté des abbayes, des grandes causes féodales portées au tribunal de Besançon. Droit plus nominal que réel, reconnu à plusieurs reprises par les princes de la maison de France, souvent disputé par les barons comtois. L’impératrice Béatrix étant morte en 1185, et son héritage de comté se trouvant dévolu à l’un de ses fils le comte palatin Othon Ier, la branche cadette évincée par Barberousse appelle les seigneurs aux armes, déchaîne une guerre des Deux-Roses qui se poursuit quatre-vingts ans avec des fortunes diverses : longue tragédie terminée par un dénoûment de comédie, le mariage d’une sœur du comte Othon III avec Hugues, fils de Jean de Chalon, dit l’Antique ou le Sage. Un grand politique, ce Jean, figure de patriarche féodal, qui marie à propos la force et la diplomatie, aliène ses comtés de Chalon et d’Auxonne pour acquérir la baronnie de Salins et d’autres seigneuries, occupant une situation hors de pair dans notre province, avec ses immenses fiels étendus partout comme les racines d’un chêne gigantesque, ni souverain, ni sujet, qui prend saint Louis pour arbitre de sa querelle avec son fils, achète les droits de suzerain et de monétaire à Besançon, accorde des chartes d’affranchissement ; un des premiers qui comprirent la nécessité de s’appuyer sur le peuple, l’éternel oublié, l’éternel meurtri qui demeure aussi l’éternelle source de résignation et de sacrifice. Après sa mort (1266), la querelle des deux branches, fomentée par Rodolphe de Hapsbourg, ne tardera pas à renaître, mais un fait nouveau va dominer l’histoire de la Comté, l’effort des rois de France pour l’attirer à eux ; et tandis que l’empereur bat les comtes de Montbéliard et de Ferrette, assiège Besançon, arrache à Othon IV la reconnaissance de sa suzeraineté, celui-ci, toujours prodigue et imprévoyant, vend le gouvernement et la perception des revenus de son comté à Philippe le Bel, puis, par un second traité, s’engage à marier sa fille Jeanne à l’un des Fils de France, abandonne en même temps la Comté au roi, comme administrateur des biens du fiancé. Et désormais il prend part à ses guerres, reçoit des honneurs, des subsides, des secours de tout genre. Philippe le Bel se hâta d’occuper militairement la province, mais, sous la conduite de Jean de Chalon-Arlay, une partie des barons comtois se liguèrent avec Rodolphe, le roi d’Angleterre, le comte de Flandre, et ils résistèrent cinq ans. Enfin ils mirent bas les armes. Comme plus tard Louis XI, comme Henri IV, Philippe le Bel achetait plus de villes qu’il n’en prenait (1295-1301). Jean de Chalon-Arlay, qui fit sa paix avec lui et, entre autres avantages, obtint une pension annuelle de mille livres, continua l’œuvre de son père : suzerain de Neuchâtel en Helvétie, il possédait la majeure partie du Jura actuel, avait à Besançon les tribunaux de vicomte et de mairie, multipliait les chartes d’affranchissement ; et les nouvelles communes s’empressèrent d’appeler des colonies de juifs qui répandirent le goût du commerce. « Nous avions pauvre pays, plein de déserts et de montagnes, manquant de tout, lors que de bêtes sauvages, mais le grand sire de Chalon nous a donné liberté et franchise. » L’influence française se traduisit par d’utiles institutions ; un parlement, une université fondée a Gray par Othon IV, ou plutôt ébauchée (car les lettres patentes restèrent à l’état de lettre morte), confirmée en 1285 par le pape, sous le nom d’École générale en toute science et faculté licite[6]. Les étrangers y étaient conviés en ces termes : « Nous accordons aux clercs qui viendront des pays situés hors de notre comté, de jouir des immunités, d’être exempts de tailles, d’exactions, de gardes, de milice, de chevauchée… » Et dans le préambule : « De même que tous les végétaux tirent la sève de leurs racines, de même que les rivières reçoivent leurs eaux de leurs sources, de même l’intelligence se fortifie et se perfectionne par l’exercice des lectures ou des cours publics. » Philippe le Bel, de son côté, créa une chambre des comptes à Dole, et partagea le comté en deux bailliages, celui d’Amont et celui d’Aval. On sait quel odieux traitement il fit subir à Jacques de Molay, simple gentilhomme de notre province, grand maître des Templiers.

Après la mort de Philippe V dit le Long, Jeanne, sa veuve, se contenta de gouverner la Comté, et s’en acquitta avec tant de sagesse qu’elle mérite d’être rangée parmi les femmes célèbres et les bienfaitrices de notre province, à côté de Clotilde de Bourgogne, Béatrix de Dole, sainte Odile, sainte Colette « la petite ancelle du Seigneur, » et sœur Marthe. Sa mère, la comtesse Mahaut d’Artois, princesse fort grand aumônière, apparaît comme une consolatrice des affligés. À Salins, par exemple, elle voulut que chaque année cent cinquante aunes de drap fussent distribuées aux pauvres et payées sur les revenus qu’elle percevait des salines. À Ornans, où elle séjournait souvent, elle fit une fondation destinée à acheter tous les ans étoiles, bas, chaussures et chapeaux. À l’entrée de l’hiver, elle distribuait trois cents robes de bure à des pauvres femmes du Comté, et vingt robes de bloy à autant de gentilles femmes ; ses bonnes œuvres furent acquittées pendant près de trois cents ans. Jeanne, sa fille, confirma les franchises des villes et bourgades en déclarant que la liberté accordée aux sujets les attache de plus en plus à leurs maîtres, augmente le bien-être des uns et des autres. À Gray, elle envoie des drapiers, des tisserands de Paris, leur avance de l’argent et accorde de grands privilèges ; cette ville ayant été brûlée en 1324, elle la relève, la dote d’un gouvernement municipal, d’une charte perpétuelle d’affranchissement, y attire une foule d’étrangers ; elle protège les lettrés comtois, Pierre de La Palu, Hugues de Besançon, Guy Baudet de Poligny, Simon de Gonsans, etc., qui, grâce à elle, parviennent aux plus hautes dignités de l’église, du gouvernement. « Si cette bonne reine, écrit Gollut, n’avait laissé autre mémoire de soi, sinon le bâtiment et la fondation des escoliers boursiers du collège de Bourgogne, fondé à Paris, elle mériterait éternelle louange, et que tous les gens de bien, mais principalement ceux qui ont pris institution et nourriture en cette maison, publiassent ce beau fait. » C’est, en effet, son grand œuvre. Le collège occupait l’emplacement de l’École de médecine ; on y devait admettre gratuitement vingt étudians pauvres capables de philosophie, natifs du comté de Bourgogne ; sur la porte se détachait l’image de la reine « au plus près du naturel, comme l’on peut encore le voir, en habit antique et en lace, qui porte une douce grandeur. » Le nombre des bourses s’éleva progressivement à quarante-six, mais en 1804 tout fut confisqué par le premier consul qui se servit des dotations pour créer le Prytanée militaire.

L’histoire des abbayes, de l’archevêché de Besançon pendant ces trois siècles, leurs démêlés avec les barons et l’empereur, font mieux comprendre une belle réponse de saint Bernard auquel on présentait une liste de candidats pour le gouvernement d’un grand monastère. Qu’est-ce que le premier ? interroge-t-il. — Sanctissimus (le plus saint). — Orel (qu’il prie). Et le second ? — Doctissimus (le plus savant). — Doceat (qu’il enseigue). Et le troisième ? — Prudentissimus (le plus habile). — Regat (qu’il gouverne). — L’abbé, seigneur féodal, chef de ses moines[7] et d’une nombreuse population agricole, fournit au prince des hommes, des denrées ou de l’argent selon un tarif convenu ; il est associé aux grands feudataires. La possession des principales chaînes de nos montagnes, les biens de son couvent, excitent la convoitise des voisins, et comme des guerres presque perpétuelles offrent de fréquentes occasions de pillage, la religion, la trêve de Dieu, l’excommunication même, le garantissent très imparfaitement. Combien de ménagemens, quelle dextérité ne fallait-il pas pour mener sa barque à travers tant d’écueils ! C’était bien pis pour les archevêques de Besançon, placés en présence d’une population indocile et fière, obligés de faire face au danger extérieur et intérieur, guettés par les comtes et l’empereur. Encore s’en tirait-on avec ceux-ci au moyen de quelque tribut, une amende ou des dons volontaires, un partage de suzeraineté ; mais les habitans se montrent merveilleusement indépendans, et c’est un spectacle digne d’attention que celui de leurs luttes contre l’oppression. L’Allemand Hubert, protégé de l’empereur Barberousse, veut-il s’attribuer le monopole du commerce de l’argent, le peuple se soulève, met le feu aux maisons de l’archevêque. Sous son successeur éclate une insurrection violente au sujet du droit de mainmorte. Barberousse intervient comme médiateur, et, moyennant une rente annuelle de 25 livres, l’archevêque renonce à l’héritage de ceux de ses hommes qui meurent sans postérité. Nouvelle révolte en 1220, constitution d’une commune, expulsion de l’archevêque, menaces formidables du pape et de l’empereur : il fallut capituler avec le successeur Jean Halgrin, qui, très féodalement et très peu chrétiennement, obligea cent des principaux habitans à venir, pieds nus, vêtus d’une simple chemise, recevoir de sa main le fouet dans la cathédrale. Jean de Chalon-Arlay, lieutenant de Rodolphe de Hapsbourg, assiège la ville rebelle en 1289, et la réduit par la famine ; mais, sur la production d’une charte fausse, le conseil communal, toléré bon gré mal gré depuis assez longtemps, obtient la reconnaissance de franchises qu’il n’avait jamais possédées, et Besançon devient une espèce de république indépendante sous le protectorat de l’empire. N’est-ce pas aussi à l’un de ces prélats hautains et durs que le chroniqueur pensait quand il dit qu’il « laissa le service de Dieu tant altéré qu’il semblait plustôt de l’église une maison de lascivité, jeulx et tournois que maison de Dieu ni d’oraison. » L’histoire parle de ces châteaux-forts qu’ils construisaient afin de contenir leurs sujets indisciplinés ; la légende, cette caricature de l’histoire, a ajouté ses ornemens. Comme les bourgeois de Besançon démolissent chaque nuit l’ouvrage du jour, Eudes de Rougemont s’adresse au prince des ténèbres qui en quelques heures élève une forteresse inaccessible, au sommet d’une montagne voisine de la cité ; et l’archevêque de se rengorger en se frottant les mains : « Avant que les Besançonnais viennent me chercher jusqu’ici, les roses croîtront sur les rochers. » Et c’est merveille d’apprendre comment, quelques jours après, sept paysans, grands et forts comme des géans, portant des roses à leurs chaperons, ayant obtenu la permission de lui présenter leurs hommages, à condition de se déchausser et de porter souliers aux mains, s’en servirent pour assommer les soldats gardiens de la porte, et d’une voix formidable crièrent : « Besançon, la ville libre ! Besançon, la cité impériale ! À la rescousse les sept bannières ! » comment, à cet appel, les bourgeois de Battant, Charmont, Arènes, le Bourg, Saint-Quentin, Saint-Pierre, Chamars, accoururent, déployant l’étendard de la cité, et s’emparèrent de la garnison ; comment enfin, les gouverneurs ayant fait évader Eudes sous un déguisement, celui-ci se réfugia dans la tour du château de Gy, d’où il excommunia les rebelles et jeta l’interdit sur la ville. Mais voyez la malice des hommes : on n’était qu’en 1291, et déjà la passion de leurs franchises leur a doublé le cœur. Ces bourgeois commencent à ne plus trembler devant les foudres ecclésiastiques, et, comme la religion leur tient à cœur autant que l’indépendance, ils forcent de pauvres moines à leur dire la messe : ainsi, au XVIIIe siècle, le parlement de Paris envoyait l’extrême-onction aux jansénistes entre quatre sergens.

« Les troubles n’étaient qu’à la surface de la société, ses bases avaient acquis une solidité étonnante, aucune commotion ne les avait ébranlées pendant les croisades. Le peuple tranquille et soumis jouissait de tout le bien-être que le temps comportait. Entre le Xe et le XIIIe siècle, l’esclavage avait doucement disparu ; les croisades, renouvelées coup sur coup, avaient, en partie du moins, purgé le pays des masses errantes et déclassées. Les familles s’étaient formées, constituées et fortifiées dans les basses classes autant que dans les hautes ; dans celles-ci florissaient la propriété, l’hérédité, les noms et armes, tout l’effectif et le réel de ce qui devait n’être que l’honorifique et le fictif des âges suivans ; dans celles-là s’était formé un état civil fondé sur les sacremens mêmes et sanctionné par le christianisme. Des mœurs agricoles donnaient le calme et l’économie domestique, des mœurs guerrières l’énergie et l’activité. Par une singulière providence, tous les domaines convertis en fiefs, relevant les uns des autres, formaient un tout invulnérable. L’origine des inféodations et des mouvances était visible à tous les yeux, et par conséquent incontestable. Les droits, les titres, les concessions sortaient directement de leur source. Ceux qu’en langage romain on appelait unanimement les princes du peuple étaient à la fois pères de famille, maîtres, seigneurs, capitaines et juges ; leurs hommes, dénomination plus libre et plus fière, introduite depuis la fin de l’esclavage, leurs hommes étaient colons, censitaires, fermiers, laboureurs, archers, cavaliers, serviteurs : les uns et les autres composaient une étroite et indissoluble communauté. Si le sol, abandonné de ses possesseurs pendant cinq croisades, n’a point tremblé, si la société a subi une épreuve à laquelle aucune nation moderne ne pourrait maintenant résister, si les mères, les femmes et les enfans des croisés n’ont eu au milieu de leurs vassaux d’autre sujet d’alarmes que les nouvelles apportées d’outre-mer, il faut chercher la raison de ce phénomène unique dans les ressorts si simples d’une jeune société toute rustique et guerrière, disciplinée sous ses chefs naturels et attachée à eux par l’affection et le respect. »

Ce tableau[8] d’un Eldorado féodal en Comté est séduisant et spécieux ; il est même vrai d’une certaine manière, de cette demi-vérité qui tantôt néglige les ombres et tantôt la lumière, selon que le peintre charge ses palettes de couleurs claires ou sombres. Les vérités historiques seraient-elles aussi des phares à feux changeans, ou faut-il accuser cette anémie intellectuelle qui nous rend semblables à un homme qu’on aurait enfermé depuis sa naissance dans une mine, et qui nierait le soleil, les fleurs, la mer, les montagnes ? Ne se figure-t-on pas l’auteur, très moderne cependant, de cette page, sous les traits de ces naïfs chapelains du moyen âge, écrivant les faits et gestes des seigneurs du château qu’il habite, dans une de ces heures où la bataille a cessé de faire rage autour de lui, sans mettre jamais le nez à la fenêtre, sans que rien puisse déconcerter son parti-pris d’admiration ? Ne rappelle-t-il pas un peu aussi ce grammairien endurci qui, apprenant les désastres des dernières années du règne de Louis XIV, se frottait les mains en disant : « Tout cela n’empêche pas que je n’aie dans ma cassette deux mille verbes français bien conjugués ? » Comment donc oublie-t-il de mettre dans l’autre plateau de la balance tant de malheurs, rivalités sanglantes de suzerain à vassal, de barons contre barons, châteaux pillés, détruits, garnisons passées au fil de l’épée, femmes condamnées aux pires outrages, le droit de la guerre si féroce malgré le code d’honneur de la chevalerie, les routes peu sûres, infestées de bandits qui, à certains momens, forment des armées redoutables, les famines, les pestes si fréquentes ; les habitans des villes à peine émancipés, le paysan, le vilain, comme on l’appelle, serf de la terre qui l’a vu naître, soumis au droit de mainmorte, pressuré de mille façons, mal nourri, pauvrement habillé, heureux d’un bonheur très humble, si son seigneur se montre miséricordieux, malheureux d’une misère fort noire, s’il a affaire à un batailleur, à un méchant ; l’industrie presque nulle, l’agriculture vouée à la routine, la liberté méconnue, oppressée par les libertés, c’est-à-dire par les privilèges que chaque caste revendiquait si âprement ; — la religion qui n’est pas toujours une mère, mais souvent aussi une marâtre, intervenant avec une minutie vexatoire dans les moindres actes de la vie, les peines juridiques atroces, les horreurs de la procédure criminelle, plus tard l’inquisition, les procès de sorcellerie, la pensée philosophique, toutes les velléités d’indépendance intellectuelle jalousement comprimées ? De ces deux tableaux, lequel serait tout à fait ressemblant ? Ni l’un ni l’autre sans doute, et le meilleur semblerait un troisième où l’historien placerait les contraires en présence, les premiers tempérant l’amertume des seconds, ceux-ci corrigeant la candeur de ceux-là, pour aboutir à cette conclusion consolante que les siècles qui ont précédé la révolution française ont, tout bien pesé, répandu dans le monde une plus grande somme de bonheur que les siècles du moyen âge, que le XIXe siècle a beaucoup augmenté la douceur de vivre et qu’il est légitime de croire au progrès de l’humanité.

III. — L’AMIRAL JEAN DE VIENNE. L’UNIVERSITÉ DE DOLE ET LES DUCS DE BOURGOGNE.

C’est à la fin du XIVe siècle que le comté de Bourgogne commence à dépouiller son vêtement féodal, pour revêtir un costume plus moderne, c’est alors aussi qu’apparaît sa dernière dénomination, Franche-Comté, France-Comté, d’origine si incertaine, soit qu’elle ait été imaginée par ceux qui contestaient à l’empire ses droits, soit qu’on l’attribuât aux résistances des anciens comtes à l’autorité des Césars germaniques, ou à l’exemption d’impôts dont le peuple jouissait. Non moins obscure l’origine du surnom de Bourguignons salés : vient-elle du baptême qui de bonne heure les fit chrétiens, ou d’une expédition malheureuse pendant laquelle les corps de nos ancêtres furent salés dans une ville du Midi pour être renvoyés sans doute dans leur pays ? On ne sait : quoi qu’il en soit, « leur donna-t-on ce très agréable brocard duquel jusques à oires nous nous glorifions, combien que les corrompus envermisselés et mal salés s’en mocquent. »

La comtesse reine Jeanne avait, au détriment de ses autres filles, institué héritière de ses États sa fille aînée, femme du duc de Bourgogne Eudes IV ; toujours disposés à la révolte, les seigneurs comtois se liguèrent à plusieurs reprises, tantôt soutenus par le dauphin et le comte de Flandre, tantôt par l’archevêque de Besançon qui prétendait supprimer l’atelier monétaire que le comte-duc avait établi à Auxonne, tantôt par l’Angleterre. Battus en 1336, en 1345, Jean de Chalon-Arlay, petit-fils du lieutenant de Rodolphe, le comte de Montbéliard, les Montfaucon, les Neuchâtel-Comté prirent leur revanche après la bataille de Crécy. Philippe de Rouvres succéda à Eudes IV (1349), sous la tutelle de sa mère, Jeanne de Boulogne qui, pour se ménager un protecteur, épousa Jean le Bon, héritier du trône de France ; mais la bataille de Poitiers entraîna l’invasion de la Bourgogne et de la Comté par les Anglais, et, le traité de Poitiers ayant rendu inutiles les bandes de routiers qui secondaient les troupes régulières, ces malandrins s’organisèrent en grandes compagnies, exercèrent d’atroces brigandages sur la plus large échelle ; ils battirent une petite armée française, tentèrent de surprendre Besançon, Salins, incendièrent Lons-le-Saunier, et, défaits enfin par Jean de Vienne[9] à Chambornay-les-Bellevaux, consentirent à quitter la province moyennant une rançon de 24,000 florins (1360-1366). Quatre-vingts ans plus tard, les méfaits des grandes compagnies furent renouvelés par les Ecorcheurs (1437-1445).

La mort prématurée de Philippe de Rouvres amena le démembrement de ses États : le duché de Bourgogne revint à la France ; l’Artois, la Franche-Comté, à une fille de la comtesse Jeanne. D’accord avec les Chalon-Arlay, les Neuchâtel-Comté, les Montfaucon et le comte de Montbéliard, celle-ci avait négocié le mariage de sa petite-fille avec un fils du roi d’Angleterre, mais le roi Jean ayant donné le duché de Bourgogne à son fils Philippe le Hardi et obtenu pour lui de l’empereur l’investiture de la Franche-Comté, la guerre éclata avec les barons comtois. Le duc l’emporta, Marguerite comprit cette leçon de choses, rompit le mariage projeté, et accorda sa petite-fille à Philippe le Hardi. Une nouvelle invasion du roi d’Angleterre en France trouva pour la première fois la noblesse comtoise rangée sous les étendards fleurdelisés, et, parmi ses membres les plus illustres, l’amiral Jean de Vienne, l’ami et l’émule de Duguesclin, de Clisson, négociateur habile, sage conseiller et grand homme de guerre, dont la gloire franchit l’enceinte de notre province, pour s’associer à celle des Sires de fleurs de lis, un personnage sympathique de l’histoire. Quelle vie accidentée, quelle brillante image des âpres existences du seigneur féodal ! À vingt ans, il a guerroyé un peu partout, assisté à des sièges, s’est distingué à Cocherel, à Auray. La comtesse Marguerite l’ayant nommé capitaine général de la province, gardien des marches et frontières, il taille en pièces les malandrins ; puis, avec les sires de Chalon, de Granson, de Vergy, il fait aux Anglais une guerre implacable. À l’ancienne et imprudente tactique de la chevalerie, aux batailles, aux campagnes de parade succède une tactique nouvelle, embuscades, conquêtes faites sans bruit, pied à pied. En 1373, le roi de France confère à Jean de Vienne la charge d’amiral de France, l’appelle au conseil de régence institué en vue de la minorité de son fils ; bientôt il s’empare de Saint-Sauveur-le-Vicomte, après un siège de huit mois où il y eut de « vaillantes apertises d’armes, » ravage les côtes d’Angleterre, sert à table, suivant l’usage féodal, monté sur son destrier de guerre, au sacre de Charles VI, fait campagne en Flandre, s’empare de Gravelines qu’il livre au pillage et à l’incendie. Envahir l’Angleterre, donner la main au roi d’Ecosse, un si hardi projet parut très pratique à cet amateur de difficultés, et il sut le faire agréer au roi de France ; on lui attribuait cette parole : « Il est difficile de vaincre les Anglais hors de leur territoire, et facile de les vaincre chez eux. » Mais l’armée de l’amiral était trop faible, il se heurta à la défiance des Écossais, aux hésitations, à la mauvaise volonté de leur roi, qui « avait plus cher le séjourner que le chevaucher. » Ses alliés le laissèrent combattre seul, demeurant inertes « comme des statues de pierre ébahies ; » il dut battre en retraite, et ayant à grand’peine instruit le roi de sa détresse, il resta quelque temps malgré lui à la cour d’Ecosse, non toutefois sans s’inspirer des traditions galantes de la chevalerie, car le religieux de Saint-Denis affirme qu’il aima une princesse écossaise et fut payé de retour. Au surplus, bon courtisan, grandement apprécié du roi de France, des ducs de Bourgogne et du pape d’Avignon, rude jusqu’à la violence, ami fidèle et tenace ennemi, baron féodal dans toute la force du terme lorsqu’il rentre en Franche-Comté, prenant les armes à ses risques et périls pour les intérêts de ses parens, mêlé de son plein gré aux guerres civiles de la Provence. En 1388, le voici ambassadeur auprès du roi de Castille qui a signé la paix avec l’Angleterre, et il lui parle « par beau langage et orné, » et aussi le plus hardi qu’on puisse entendre ; en 1390, il va, en compagnie de Coucy, de Guy de La Trémouille, et sous la conduite du duc de Bourbon, guerroyer contre les pirates de Tunis. En 1395, une ambassade hongroise étant venue implorer l’appui du roi très chrétien contre le sultan Bajazet, Philippe le Hardi lui promit une armée qui aurait pour chef son fils, le comte de Nevers ; Jean de Vienne, son féal ami, consentit avec joie à guider le jeune prince, et il emmenait avec lui les premiers barons comtois, Henri de Montbéliard, Henri de Montfaucon, les sires de Chastel-Belin et de Ray, Guillaume et Jacques de Vienne. L’armée comptait environ mille chevaliers et autant d’écuyers ; grossie de contingens d’autres nations, elle traversa la Lorraine, la Bavière, rejoignit le roi de Hongrie et entreprit le siège de Nicopolis. Mais l’indiscipline était extrême, les désordres et pilleries scandaleux, et, dans leurs folles espérances, les chrétiens ne parlaient de rien moins que d’entrer bientôt à Constantinople, de conquérir l’Asie-Mineure, Jérusalem ; le roi Sigismond renchérissait encore sur cette jactance : « Si le ciel tombe, s’exclamait-il, nous le soutiendrons du poids de nos lances. » Cependant les Turcs approchant à l’improviste, les chefs français tinrent conseil précipitamment ; Philippe d’Artois et les jeunes chevaliers opinèrent pour la bataille, tandis que Coucy, Jean de Vienne et les sages voulaient qu’on se réservât pour combattre le gros de l’armée ennemie. « Messires, dit Jean de Vienne, là où la vérité et la raison ne peuvent être ouïes, il convient qu’outrecuidance règne, et puisque le comte d’Eu se veut combattre et assembler ses ennemis, il faut que nous le suivions. » L’attaque des chevaliers français tut magnifique ; ils rompirent l’avant-garde, un corps de cavalerie, mais emportés par leur élan, n’écoutant plus Jean de Vienne et Coucy qui leur criaient de laisser à l’infanterie hongroise le temps d’arriver, ils poursuivirent leur folle chevauchée et soudain se virent enveloppés, forcés de se rendre ou de mourir, tandis qu’à la vue des fuyards, leurs alliés se débandaient de tous côtés. L’amiral voulut sauver l’honneur du nom français ; entouré de quelques chevaliers, il les exhorta à ne point racheter leur vie aux dépens de leur dignité, mais à se recommander dévotement et avec un cœur contrit à la grâce de Dieu et à la glorieuse vierge Marie. Lors, se précipitant sur les infidèles, semant la mort autour de lui, six fois de suite releva l’étendard de la Vierge, et enfin tomba, écrasé sous le nombre. On l’a dit très justement, la fin légendaire du vaincu de Roncevaux était, grâce à lui, devenue une réalité, un admirable épisode de notre histoire. Pour racheter le comte de Nevers, la Franche-Comté dut fournir 12,000 livres, et Besançon 3,000.

Abaissée, humiliée par Philippe le Hardi et ses successeurs, l’aristocratie comtoise va, pendant le XVe siècle, s’efforcer de retenir une influence qui décline de plus en plus, car l’idée moderne la pénètre insensiblement, et l’on commence à ne plus distinguer le noble d’avec le gentilhomme, le gentilhomme d’avec le grand feudataire. Dans ce dessein, elle se groupera, fondera par exemple la confrérie de Saint-George, instituée entre 1435-1440 par Philibert de Molans, simple gentilhomme habitant le bourg de Rougemont, qui, d’après la tradition, aurait accompli deux pèlerinages en terre-sainte, rapporté des reliques de saint George et servi le duc de Bourgogne en qualité de maître de son artillerie : ainsi s’expliquerait le prestige qui lui valut cette prééminence. Comme la Toison d’or et tant d’autres associations à cette époque, elle eut d’abord un but religieux : perpétuer l’enthousiasme des croisades, lutter contre le fléau du schisme[10]. Sur les saints évangiles et sur l’honneur, on jurait et promettait de professer en tout et partout la foi catholique, apostolique et romaine. Saint George fut acclamé comme patron, parce qu’il avait été chevalier, et qu’on l’a d’ancienneté représenté à cheval, armé d’une lance et terrassant un dragon. Les membres s’intitulèrent pendant longtemps Confrères de Monsieur saint George, puis ils eurent la prétention de constituer un ordre de chevalerie militaire. Philippe le Bon les autorisa à porter leur décoration suspendue à un ruban rouge, à l’instar de son ordre de la Toison d’or ; en 1651, ils s’adressent au roi d’Espagne pour « qu’ils soyent armés chevaliers par l’épée d’honneur et joïssent des prééminences appartenantes à semblables chevaliers. » Les rangs n’étaient ouverts qu’aux nobles de quatre lignées. À travers l’éclipsé de la révolution et de l’empire, la confrérie se soutint jusqu’en 1830, reconnue à peu près officiellement par Louis XIV qui en exigea le serment, par Louis XV et Louis XVI qui lui envoyèrent leurs portraits en pied, avec cette inscription : « Donné par le roi aux chevaliers de Saint-George de son comté de Bourgogne. » Une ordonnance de 1824 la consacra légalement, et ils eurent le droit de porter ostensiblement leur décoration. Comme soldats, ils payaient largement leur dette à leur pays : sous Philippe le Bon, ils se distinguent aux batailles de Bar et de Gaure ; à Pavie, Jean d’Andelot blesse à la joue François Ier, et un autre Comtois, Jean, bâtard de Montmartin, le fait investir par sa compagnie ; beaucoup accompagnent Charles le Téméraire à Granson, à Morat, à Nancy, et mainte famille noble de notre province s’éteignit à cette époque. Quant à leur rôle politique, il commence à partir de 1630, avec la victoire du parlement sur l’aristocratie. À plusieurs reprises, la confrérie adressa des manifestes à la nation comtoise : une première fois, en 1673, pour désavouer officiellement cette entreprise de Listenois que sans doute la plupart de ses membres approuvaient individuellement ; — puis, sur la demande du gouverneur, pour recommander aux députés des villes de consentir l’impôt annuel établi par l’Espagne, démarche tout au moins maladroite, puisqu’en leur qualité de gentilshommes, les chevaliers demeuraient exempts de cette contribution ; — enfin, après la seconde conquête de Louis XIV, cette sollicitation de la cause de la nation, revendication aussi courageuse qu’inutile des vieilles franchises de la province, du droit de réunir ses représentans « toutes et quantes fois lui semble. » Dans une instruction laissée en 1754 à son successeur M. de Beaumont, par M. de Sérilly, intendant de la Comté, on lit cette hautaine appréciation d’une confrérie chevaleresque qui, à défaut d’autre mérite, sut rester debout, plus moulue que ployée. « La noblesse de ce pays est assez bonne, elle tire la plus grande partie son origine de la robe ; l’autre partie, la noblesse d’épée, est assez chimérique et imaginaire ; elle est autant fière qu’elle est pauvre, et elle est très humiliée en comparaison de ce qu’elle était autrefois. La politique n’est pas mauvaise de la tenir dans cet état de pauvreté, pour la mettre dans la nécessité de servir et d’avoir besoin de nous. Il y a une confrérie de cette noblesse, vulgairement et improprement qualifiée de chevalerie de Saint-George, parce que cet établissement n’est point patenté, il est simplement toléré. Cette confrérie s’assemblait autrefois dans le village de Rougemont. Aujourd’hui ils tiennent leur assemblée, une fois par an, à Besançon, dans la maison des Grands Carmes : l’intendant doit s’y trouver. Le bâtonnier y donne un ample déjeuner ; l’on va ensuite à la messe ; le lendemain ils en font célébrer une à l’honneur des trépassés, ensuite ils s’en retournent dans leurs campagnes, les uns montés sur leurs rossinantes, les autres à pied ; M. de Beaumont verra le comique de ces assemblées. » En 1792, la plupart des chevaliers, au nombre de 81, quittèrent la France pour se joindre à l’armée du prince de Condé ; l’un d’eux, messire de Ponthier, comte de Saône et de la Neuvelle, était octogénaire et estropié d’un bras.

Plusieurs grandes créations honorent l’administration des ducs de Bourgogne, achèvent de battre en brèche la féodalité, de constituer la bourgeoisie affranchie : le parlement fixé à Dole par Eudes IV, investi de grandes attributions par Philippe le Hardi ; — les États, assemblées où les députés des bonnes villes concourent au vote, à la répartition de l’impôt ; — l’Université de Dole, instituée en 1423 par Philippe le Bon, alors que des guerres continuelles, enlevant toute sécurité aux chemins, empêchaient la jeunesse des deux Bourgognes d’aller chercher l’instruction à Paris, Orléans, Bologne, Avignon, Pavie, Montpellier et Toulouse. « Tous ceux, dit un des considérans, qui avoient enfans et parens habiles et souffisans pour estre ordonnez et disposez à l’estude, ne les osoient envoier estudier au dehors pour doubte des ennemis, et préféroient les appliquer ou faire vaquer en autres exercices comme en fait de marchandises. On pouvoit prévoir que dans brief temps n’auroit aucun juriste ne clerc souffisant au pays de Bourgoigne, au grand dommaige et lésion du bien publique d’icelui. » Dotée de cinq facultés, droit canon, droit civil, théologie, médecine, arts, avec des professeurs tels que Gattinara, Cornélius Agrippa, Stratius, Dumoulin, les Chifflet, fournissant bientôt à l’Europe entière des docteurs, des magistrats, des administrateurs, des hommes d’église éminens, l’université de Dole[11] conquit aux XVe et XVIe siècles une grande réputation. L’empressement des princes à s’entourer de savans légistes contribua largement à cette vogue : non que la recherche du droit pur, du droit idéal, les préoccupât beaucoup, mais ils comprennent quel parti l’on peut tirer de contrats habilement rédigés, de textes bien interprétés. Charles le Téméraire se fait suivre à l’armée de deux clercs de grande prud’homie ; Philippe le Bon s’aperçoit que favoriser la robe longue, c’est amoindrir la robe courte ; ainsi les légistes remplacent auprès des souverains les astrologues, les chercheurs de pierre philosophale. Le comte de Montbéliard, dont les affaires étaient fort embarrassées, attire par la ruse Dumoulin, le retient prisonnier pendant cinq mois, désireux de garder un jurisconsulte qui avait soulevé la Sorbonne, battu Théodore de Bèze en champ clos, réduit le pape à demander la paix au roi de France, un petit homme qui, selon le mot d’Anne de Montmorency, faisait avec un petit livre ce que trente mille lansquenets n’avaient pu obtenir.

Maîtres et élèves de Dole forment une sorte de république qui a ses lois et privilèges : à l’origine, les professeurs sont élus par le collège, en fait par les étudians, ou du moins proposés à l’agrément du souverain ; on leur demande seulement le grade de maître, licencié ou docteur ; mais, en 1503, l’archiduc Philippe confie le choix aux distributeurs, sous la « superintendance » du président du parlement qui peut opposer son veto à l’élu ; un édit de 1616 mit les chaires au concours afin de relever les études déjà « abastardies. » Petit à petit, ces distributeurs arrivent à gouverner l’Université ; administrateurs de son budget, ils sont près d’elle les agens accrédités du souverain, ses correspondans, ses conseillers. L’Alma Mater s’appelle fille du souverain, mère de ses sujets ; ses membres marchent à la gauche du parlement dans les processions et sont investis de privilèges étendus : exemption de toutes charges personnelles, comme la taille, le guet, la garde des murailles, le logement des gens de guerre, l’impôt du sel, la taxe d’entrée sur le vin. Deux régens prennent part chaque année à l’élection du mayeur de Dole ; docteurs et maîtres jouissent de la noblesse personnelle ; les professeurs de droit civil et canon, de théologie et de médecine reçoivent 200 livres par an, ce qui représente 1,100 à 1,200 francs de notre monnaie : — « L’ensemble des connaissances propres à développer la raison et étendre les limites de l’esprit humain, » voilà le cadre de leur enseignement, cadre très vaste assurément, si l’Université de Dole avait pu garder envers l’Église l’indépendance que revendiquait l’Université de Paris, si cette même Église, cette grande éducatrice des peuples, n’eût comprimé avec un soin jaloux le mouvement des âmes, fait de la philosophie l’humble servante de la théologie et de la scolastique, si la forêt d’Aristote, selon l’expression de Pierre de Celle, n’eût trop souvent étouffé l’autel du Seigneur.

Parmi les étudians de Dole, on rencontre les représentans des premières familles de la province, des Vergy, des Ray, des Gorrevod, des Grammont, des fils de ducs, de princes et de puissans barons venus d’Allemagne, des Flandres, de Savoie, d’Italie même et d’Espagne. L’inscription est gratuite ; mais, tandis qu’à Paris les élèves ne connaissent pas de distinction et, par exemple, doivent assister pêle-mêle aux leçons, sur le sol jonché de paille, non sur des bancs et des escabeaux, ceux de Dole se divisent en deux classes, nobles et roturiers ; les premiers ont voix délibérative dans le collège, une place distinguée aux cours, ils prennent rang après les abbés, avant les licenciés dans les cérémonies publiques, composent les députations d’honneur envoyées aux souverains, ont deux docteurs pour maîtres d’armes, forment une véritable caste. Pour faire partie de la classe noble, il suffit, d’ailleurs, d’être connu ou revêtu de quelque charge : gnotus, vel in dignitate vel in officio constitutus, mais il faut avoir un appartement en ville, un compagnon d’études, deux valets destinés à suivre partout leur maître, à porter ses livres au cours. Au-dessous, les roturiers, ignoti, partagés en deux catégories, étudians du dehors ou étrangers, étudians de la cité ou indigènes : ils logent en ville et l’Université intervient pour la fixation des loyers ; docteurs et régens sont autorisés à loger et à nourrir les écoliers dans leur propre domicile. Cujas lui-même ne tenait-il pas pension à Valence ? Et l’on rapporte à ce propos que les élèves quittaient trop volontiers son cours pour rendre visite à sa fille, qui était belle et un peu coquette ; ce qu’ils appelaient assez joliment : commenter les œuvres de Cujas. D’après un article des statuts, lorsqu’un écolier ou un maître meurt sans testament, le recteur, le procureur-général, le syndic, dressent inventaire en présence du mayeur de la ville, et si, dans le délai de six mois, les héritiers avertis ne se présentent point, le collège s’approprie l’héritage mobilier du défunt. Tout est réglé à l’avenant, et de la façon la plus minutieuse : vêtement, nourriture, jeux et plaisirs, repas à l’occasion des grades de licencié ou de docteur ; mais point de règlemens1 qui tiennent devant la fougue de la jeunesse, et, pour la turbulence, les écoliers comtois ne le cèdent guère à ceux de Paris. Un jour, ils distribuent force horions au bailli de Dole accouru pour apaiser une échauffourée ; une autre fois, ils livrent bataille aux habitans d’Auxonne, ou bien encore ils présentent requête au parlement contre un professeur qui a traité l’un d’eux « d’oyson, d’enfant, de sot, d’impudent, » avec accompagnement de soufflets ; — et ce fut toute une affaire. Le duc d’Albe ayant enlevé aux membres du collège le droit de participer à l’élection du recteur, une émeute véritable éclate ; car, à Dole, comme dans la plupart des écoles de ce genre, la juridiction du recteur embrassait à la fois le civil et le criminel, ne pouvait être déclinée par un défendeur étranger à l’Université, s’exerçait sommairement et sans procédure, sine strepitu et figura judicii, avec appel devant le collège et l’assemblée générale de l’Université. Toutefois, au criminel, le recteur ne pouvait connaître des délits ayant entraîné effusion du sang qu’avec l’assistance du bailli de Dole ; mais le code pénal de l’université était d’une extrême bénignité : le crime de blasphème, le plus grave de tous, n’entraînait qu’une faible amende, 10 sols pour la première fois, 20 pour la seconde, 40 avec trois jours de prison pour la troisième. On ne s’étonnera pas si élèves et maîtres défendirent avec acharnement des droits aussi précieux.

À côté de l’université, pour la seconder et étancher la soif de s’instruire, des écoles ecclésiastiques s’établissent d’un bout à l’autre de la province, à Besançon, Salins, Poligny, Lons-le-Saunier, Saint-Amour[12]. Même dans de modestes bourgs comme Marnay, Pesmes, Gy, des recteurs d’école ambulans ouvrent des cours de grammaire et de latin, tiennent collège ; au XVIe siècle, les jésuites fondent leurs célèbres établissemens de Dole et Besançon, font à l’université une très vive concurrence, encouragés d’abord par les municipalités et les pouvoirs publics qui bientôt s’effraient de leurs progrès ; dès 1614, on s’efforçait de ralentir le mouvement qu’on voulait précipiter en 1582 : « Supplient les dits États vos altesses sérénissimes limiter le nombre des collèges des révérends pères jésuites. » La triple distinction de l’enseignement primaire, secondaire, supérieur, existe en fait, sinon en droit ; dans les statuts synodaux de 1559, on trouve diverses mesures pour l’institution d’écoles dans toutes les paroisses de Besançon ; sous le cardinal de Choiseul, apparaissent les écoles spéciales de filles, même les écoles de hameaux ; ceci, d’ailleurs, se fait un peu confusément, sans ordre, sans méthode, l’autorité et les sujets se souciant médiocrement de l’instruction élémentaire, la théorie de l’État enseignant étant encore inconnue. Au moment même où la Comté se montre sous un nouvel aspect, foyer de culture intellectuelle, foyer de beaux esprits et d’intelligences nourris de fortes études, l’université, qui avait favorisé cette renaissance, commença à déchoir. Une première fois atteinte par l’incendie de Dole en 1479 et par la malveillance de Louis XI, elle est encore menacée de voir s’établir une rivale à Besançon, création poursuivie pendant deux cents ans et plus avec cette persévérance qui est un des traits du caractère comtois, obtenue du pape et de l’empereur, retirée par le saint-siège, octroyée de nouveau en 1580, puis encore interdite par les successeurs de Sixte-Quint, qui fulminent des défenses contre les cours de théologie, de philosophie, ouverts chez les minimes, les jésuites et les oratoriens. La querelle des deux villes, animées l’une contre l’autre d’une haine séculaire qui prenait sa source et son aliment dans des intérêts très disparates, persista, vivace, violente, fertile en épisodes de tout genre, pour aboutir au triomphe des Dolois, triomphe bientôt inutile, car la décadence de l’université ne cessait de s’accentuer, malgré leur dévoûment patriotique, malgré le zèle des professeurs. Dépouillée de ses plus précieuses libertés, réduite à solliciter son pain comme une aumône, forcée de faire appel à la générosité de ses souverains, générosité devenue plus verbale que réelle, la guerre de dix ans et ses conséquences, le dépeuplement, la ruine de la province consommèrent sa disgrâce. En 1558, d’après une enquête faite sur la conduite de Louis de Saint-Mauris, ce professeur, fort négligent, n’avait que quatre à cinq élèves. Il n’y reste plus que le nom d’université, remarquait, en 1578, le conseil de ville. Profitant de la détresse financière de ses nouveaux maîtres, Besançon renouvela ses instances, offrait déverser 150,000 livres à la caisse des fortifications, et, au mois de mai 1691, recevait solennellement dans ses murs l’université. Dès lors, l’école franc-comtoise, réduite aux trois facultés de théologie, droit et médecine, cesse de s’appartenir et son histoire se confond avec celle des autres universités du royaume ; l’opinion se retire d’elle, elle s’affaisse dans l’abandon, l’esprit de routine, s’agite stérilement pour la défense de ses intérêts, de ses prétentions corporatives, absorbe son activité dans de petites questions d’étiquette ; ainsi elle se prononce contre l’introduction de l’histoire dans l’enseignement, contre le conseil de l’instruction publique rêvé par Turgot. Le recteur prétend avoir le droit de marcher immédiatement après le premier président, réclame un salut spécial de premier ordre lorsqu’il s’avance en tête du corps professoral[13]. Mais quelle était alors la ville où, selon la remarque de La Bruyère, « la querelle des rangs ne se réveillait pas à tous momens par l’offrande, l’encens et le pain bénit, par les processions et les obsèques ! » Les étudians ne se montrent pas moins empressés de défendre les moindres débris des anciennes prérogatives ; ils s’insurgent quand les professeurs refusent d’offrir au vice-recteur la livre de sucre qu’on lui offrait à Dole lors de chaque examen. Aussi fiers, aussi indociles que ceux d’autrefois, figurant toujours au premier rang dans les manifestations publiques, fort peu sensibles à la défense qu’on leur avait intimée de ne point porter l’épée, des querelles éclatent fréquemment entre eux et les officiers de la garnison. Suard, futur secrétaire perpétuel de l’Académie française[14], alors simple étudiant en droit, assiste comme témoin à un duel mortel pour un officier, refuse de nommer son camarade, est arrêté, conduit en prison les fers aux pieds. Y en a-t-il aussi pour les mains ? demande-t-il à son gardien. Le gouverneur le fit enfermer treize mois aux îles Sainte-Marguerite, et jamais on ne put lui arracher le secret de cette rencontre. Plus tard, l’épicurien Marmontel, ayant passé quelque temps à la Bastille, où on l’avait fort doucement traité, lui contait son aventure avec force détails, et comme Suard semblait peu ému, il ajouta : « Mais c’est que vous ne pouvez vous faire une idée de l’horreur dont on est saisi lorsqu’on entend de gros verrous fermant sur vous des portes de prison. — Mais, si fait, je puis m’en faire une idée. J’ai passé treize mois sous les gros verrous du fort Sainte-Marguerite. — Comment ! s’écria Marmontel honteux, vous avez été en prison treize mois, et vous me laissez parler de ma prison de la Bastille ! » Suard n’avait jamais raconté à ses amis cet épisode de sa jeunesse.

D’autres institutions venaient fort à propos renforcer le haut enseignement, entretenir la vie intellectuelle à Besançon : l’Académie des sciences, belles-lettres et arts, fondée en 1752, sorte d’université extérieure, où magistrats, professeurs, hommes du monde se coudoyaient, qui, en dépit du mot de Voltaire, n’a cessé de faire parler d’elle et a fourni la carrière la plus honorable ; alors, comme aujourd’hui, les lettrés du dehors recherchaient ses faveurs, et l’on compte parmi les candidats à ses concours Bernardin de Saint-Pierre, Mme Roland, Brissot, Parmentier ; — le prieuré des bénédictins de Saint-Vincent, émules des érudits de Saint-Germain des Prés, adonnés surtout à la reconstitution des archives de notre province ; — le Grand Séminaire, institué en 1670 par l’archevêque Antoine Ier de Grammont, assez richement doté en maisons, domaines, vignes et capitaux ; — l’école de chirurgie, établie en 1773, avec ses professeurs démonstrateurs royaux, des auxiliaires recrutés parmi les licenciés en médecine ; — enfin une école des beaux-arts, due à l’initiative du sculpteur comtois Luc Breton, et de Melchior Wyrsch, peintre d’origine suisse. « Tout de même qu’un corps qui aurait des yeux en toutes parties serait monstrueux, de même si on profanait les lettres à toutes sortes d’esprits, on verrait plus de gens capables de former des doutes que de les résoudre, et beaucoup plus propres à s’opposer aux vérités qu’à les défendre. » En Franche-Comté, au XVIIIe siècle, on offrait les lettres à toutes sortes d’esprits, et, si l’on compare le passé au présent, ce dernier, semble-t-il, dément assez péremptoirement la prophétie du cardinal de Richelieu.

Un siècle, et quel siècle ! s’est écoulé : la Franche-Comté reste fidèle à ses fortes traditions ; sociétés savantes, écoles de tout genre, collèges se sont reconstitués et multipliés ; au temps du Directoire, l’École Centrale était déjà une des plus prospères de la république. Deux Facultés des sciences et des lettres, octroyées en 1808, n’ont pas suffi aux Comtois ; de 1816 à 1830 ils n’ont cessé de réclamer une Faculté de droit, et, en 1891, on a vu plus de sept cents communes de l’ancienne province s’unir dans un vœu commun, dans une sorte de plébiscite visant la restauration, et de la Faculté de droit, et de la vieille Université. Elles invoquaient non-seulement des capitulations signées par Louis XIV, mais le droit pour la Franche Comté de satisfaire sur place à toutes les ambitions intellectuelles de ses enfans, de reconquérir cette autonomie d’ordre moral et supérieur qui, loin de nuire à l’unité nationale, peut la seconder et la fortifier.


VICTOR DE BLED.

  1. Mémoires de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Besançon, des Sociétés d’émulation du Doubs, de Montbéliard, Lons-le-Saulnier. — Annales franc-comtoises. — Bulletins des Sociétés d’agriculture du Doubs, de la Haute-Saône, de Poligny. — Louis Gollut, Mémoires de la république séquanaise. — Dunod de Charnage, Histoire du comté de Bourgogne et du diocèse de Besançon. — La Franche-Comté ancienne et moderne, par Hugon d’Augicourt, 2 vol. in-8o ; Besançon. — Clerc, Essai sur l’histoire de Franche-Comté, 2 vol. — Girardot de Beauchemin, Histoire de dix ans. — Rougebief, Histoire de Franche-Comté. — Castan, la Franche-Comté et le pays de Montbéliard ; Besançon et ses environs, 2 vol. — Tuefferd, Histoire des comtes de Montbéliard. — Jules Sauzay, Histoire de la persécution révolutionnaire dans le département du Doubs, 10 vol. — Collection des manuscrits Hugon de Poligny à la Bibliothèque du chapitre de Besançon, 14 vol. — Estignard, Portraits littéraires, 3 vol. — Henri Bouchot, la Franche-Comté. — Charles Roy, Us et Coutumes de l’ancien pays de Montbéliard. — Clément Duvernoy, Montbéliard au XVIIIe siècle, etc.
  2. Montalembert, les Moines d’Occident, t. II. — Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, Tableau de l’empire romain. — Augustin Thierry, Récits des temps mérovingiens. — Guizot, Histoire de la civilisation en France et en Europe. — Michelet, Henri Martin, etc. — Vie des saints de Franche-Comté par les professeurs du Collège Saint-François-Xavier. — Rousset, Dictionnaire des communes du Jura, 6 V.
  3. Mignard, Gérard de Roussillon ; — Clerc, Gérard de Roussillon, 1869.
  4. Besançon, ville impériale, ne faisait pas partie de la Comté, à laquelle elle fut réunie, bien contre son gré, lors de l’échange de 1654.
  5. Académie de Besançon (1880), un Parlement de dames au XIIIe siècle, par le marquis Terrier de Lorny.
  6. Académie de Besançon, Fleury-Bergier : Philippe le Bel et Othon IV, comte palatin de Bourgogne. — Suchet, les Femmes célèbres en Franche-Comté.
  7. Au début du moyen âge, la desserte des paroisses se fait en général par des moines, le servage, la mainmorte personnelle ne se prêtant guère aux vocations ecclésiastiques.
  8. La Franche-Comté ancienne et moderne, par Hugon d’Augicourt, t. Ier, p. 280.
  9. Jean de Vienne, amiral de France, 1341-1396, par le marquis Terrier de Loray, in-8. — Léonce Pingaud, l’Amiral Jean de Vienne (Annales franc-comtoises), 1809.
  10. Aperçu succinct sur l’ordre des chevaliers de Saint-George du comté de Bourgogne, suivi de ses statuts et règlement, et de la liste de tous les chevaliers qui ont été reçus depuis sa première restauration, de l’an 1390 jusqu’à ce jour, par Charles-Emmanuel Polycarpe, marquis de Saint-Mauris ; Vesoul, 1834. — Charles Thuriet, Étude historique sur le bourg de Rougemont ; la Chevalerie de Saint-George en Franche-Comté. — Castan, les Origines de la chevalerie de Saint-George en Franche-Comté.
  11. Henri Beaune et Jules d’Arbaumont, les Universités de Franche-Comté, in-8o ; Besançon, 1870. — Jules Gauthier, l’Université de Dole au comté de Bourgogne. (Annales franc-comtoises. — Léonce Pingaud, l’Enseignement supérieure Besançon. L’Instruction publique à Besançon en 1789. — J. Sauzay, les Fondateurs de l’instruction populaire en Franche-Comté. (Semaine religieuse, 24 juin et 1er juillet 1876.) — Le recteur dans l’ancienne université de Franche-Comté, par M. Maurice Lambert, Académie de Besançon, 1891. — Émile Longin, la Nation flamande à l’université de Dole, dans le Messager des sciences historiques, 1892.
  12. Voyage en Suisse et en Franche-Comté, par Mme Gauthier. — S. Droz, Histoire du collège de Besançon. — Près de la grotte légendaire des patrons de la province, à Saint-Ferjeux, les bénédictins fondèrent, en 1680, un collège qui dura plus d’un siècle ; il comptait 4 professeurs, environ 40 élèves, et avait 400 livres de revenus à peine. — Estignard, la Faculté de droit et l’École centrale à Besançon. — J. Meynier, les Médecins à l’Université de Franche-Comté. — L. Pingaud, l’École bénédictine en Franche-Comté. — Castan, l’Ecole des Beaux-Arts de Besançon.
  13. A Besançon, une chaire de droit rapportait en moyenne 3,000 livres, une chaire de médecine, 2,400, une chaire de théologie, 1,600. Malgré tout, l’Université de Besançon faisait encore assez bonne figure, et Bullet, Jacques, pour la Faculté de théologie, — Dunod, Grappe, Courvoisier pour la Faculté de droit, — Lange, Athalin, Tourtelle, — beaucoup d’autres hommes très distingués témoignent en sa faveur.
  14. Sauf un Éloge de La Bruyère, Suard n’a rien laissé d’intéressant, et cependant l’Académie française lui avait de bonne heure, et à juste titre, ouvert ses portes. La science du monde, une bienveillance et un tact parfaits, des connaissances très variées en littérature et en art, l’agrément de son salon, ses journaux, un langage dont l’élégance se faisait toujours sentir sans se montrer jamais, qui laissait plus remarquer les choses que la manière de les dire, voilà le secret de ses succès si prompts, si prolongés. Le monde s’étonne volontiers de l’influence de certains hommes que ne distinguent ni de grands talens, ni la puissance, ni la richesse : c’est un spectateur qui ne va jamais dans les coulisses, un lecteur qui ne lit jamais entre les lignes, et ne voit que ce qu’on lui montre à grand fracas. Il méconnaît l’utilité de ces esprits mixtes qui doublent au besoin les chefs d’emploi, remplacent les envolées du génie par la mesure, la proportion, le jugement, par un équilibre supérieur de facultés moyennes ; vues de loin, isolées les unes des autres, celles-ci ne forcent point l’admiration ; réunies, elles commandent la sympathie, inspirent la confiance. Le bonheur en ménage se compose de mille petits faits répétés, de mille délicatesses charmantes, bien plus que d’actes héroïques ; il en va de même dans les assemblées littéraires ou mondaines : l’art de plaire, un bon sens orné de grâces, une âme saine, un caractère égal, sont souvent mieux appréciés qu’un talent fougueux qui môle à ses magnifiques enchantemens des violences de langage, des écarts de conduite.