F. Fetscherin et Chuit (p. 241-250).


XXI

CONCENTRATION RÉVOLUTIONNAIRE
M. HENRI ROCHEFORT


Dans cette mêlée, la nécessité de la concentration apparut aux plus avisés des socialistes. Les blanquistes et les guesdistes, que des tendances autoritaires communes rapprochaient, qui ne se divisaient que sur la question de l’opportunité, de la définition du programme communiste[1], s’unirent pour résister, dans les meetings, aux coups de force des anarchistes.

De son côté, M. Lissagaray, qui n’était d’accord avec aucune des petites bandes organisées, cherchait à attirer la foule, en lui montrant qu’on ne la faisait servir qu’aux intérêts de quelques hommes ambitieux et que toutes les disputes retardaient la révolution.

Dans son journal la Bataille, il prêchait l’union aux masses et non pas aux chefs. Cette tactique fut imitée par le Cri du Peuple.

Elle était très habile. En effet, si les simples adhérents, les socialistes sans prétention et sans nom, les masses confuses que les rivalités des chefs troublaient, se rapprochaient dans une action commune, les chefs, pour ne pas se trouver isolés, se réconcilieraient. Le meilleur moyen de gagner les généraux, c’est d’embaucher leurs armées.

La réconciliation conseillée par la Bataille et par le Cri du Peuple fut essayée aux élections du mois d’octobre 1885. Les deux journaux où dominaient des hommes si hostiles présentèrent des listes où figuraient, les uns auprès des autres, des noms d’adversaires qu’on croyait implacables.

Ce premier effort ne fut pas bien récompensé. Mais bientôt un secours inattendu arriva aux socialistes.

M. Henri Rochefort est le « juif errant » de la politique. Il ne se fixe jamais. Il marche, il marche toujours en avant. Quand le parti radical, qu’il avait servi avec tant de constance et tant de succès depuis dix ans, eut triomphé des opportunistes, M. Rochefort se retourna contre ses amis de la veille. Il quitta leurs rangs pour courir à l’avant-garde révolutionnaire. M. Henri Rochefort n’appartient à aucune école socialiste. Il n’a pas de doctrine. Il est révolutionnaire par instinct frondeur, par habitude, par un certain désir de justice sociale louable, enfin par aversion inconsciente de grand seigneur contre le parvenu, contre le boutiquier, contre le « traitant », contre l’homme d’argent.

M. Henri Rochefort avait eu jadis maille à partir avec les anarchistes et avec M. Guesde. Il les avait cruellement fouaillés.

Cependant, en arrivant parmi les révolutionnaires d’avant-garde, il ne distingua pas entre les petites bandes rivales. Il se présenta comme homme de la révolution, étranger à toutes les querelles passées. La masse, qui cherchait un nom de ralliement, trouva celui de M. Henri Rochefort.

Les anciens sectateurs de M. Brousse, qui avaient approuvé l’exclusion de M. Guesde du parti, ne se seraient pas rangés derrière M. Guesde sans répugnance ; les guesdistes, qui accusent M. Brousse de trahison, n’auraient pas voulu se grouper autour de lui, même s’ils avaient découvert en lui les qualités d’un général. Les blanquistes n’auraient consenti à marcher derrière personne, et eux-mêmes n’avaient personne à mettre devant.

L’union révolutionnaire ne pouvait se faire que derrière un homme neutre, qui n’eût pas été mêlé aux petites disputes des groupes, et qui fût un homme populaire. M. Henri Rochefort a apporté du ciment à la mosaïque révolutionnaire. Il est arrivé avec son ancien prestige de noble démocrate, avec le prestige de son immense réputation, avec sa renommée de désintéressement, d’homme qui ne veut rien être. Il a donné pour la première fois de la cohésion aux fractions éparses du parti révolutionnaire. Il a accompli l’œuvre entreprise par M. Lissagaray, et pour laquelle celui-ci était impropre, car il y avait contre lui dans le parti des défiances, des animosités et des envies personnelles.

M. Henri Rochefort a dans le parti révolutionnaire une situation exceptionnelle. Il n’a aucun des sentiments envieux qui animent la plupart des socialistes. Qu’envierait-il ? Il a joué un grand rôle historique ; il a été l’homme le plus populaire de France ; il est un des premiers écrivains du journalisme français. Il excelle dans tous les genres : on ne peut lui reprocher que de manquer parfois d’émotion. Mais il a plus d’esprit que personne, plus de vigueur que personne. Il est âgé de plus de cinquante ans, et son talent est un fort et vigoureux talent d’homme de quarante ans.

Il a été député, quand il l’a voulu. Des foules l’ont acclamé. Il gagne beaucoup d’argent, autant qu’il veut en dépenser pour la satisfaction de tous ses goûts. M. Henri Rochefort ne peut rien envier à personne. Sa popularité, qu’on dit diminuée, est toujours très grande. Le public voit en lui un homme d’esprit, qui se trompe quelquefois, mais qui toujours est brave. Le résultat de l’élection du 18 octobre 1885, où M. Henri Rochefort passa le dernier de la liste « radicale socialiste », a servi à ses adversaires pour lui décocher de nombreuses épigrammes.

La place que Paris a donnée à M. Rochefort indique qu’il est beaucoup plus populaire que la plupart de ceux qui ont obtenu plus de suffrages que lui.

Puisque M. Rochefort est passé le dernier, lui qui se trouvait sur toutes les listes, c’est que beaucoup de citoyens ont rayé son nom. Ceux qui l’ont laissé figurer sur la liste, ceux qui ont voté pour lui l’ont donc fait de propos délibéré : ils ont laissé le nom de Rochefort sur la liste, parce qu’ils l’ont voulu et non point parce qu’il était sur la liste. Le vote pour Rochefort a été un vote réfléchi. On ne l’a pas accepté pour la raison qu’il était « dans le tas ». Il est un des rares candidats qu’on a discutés. Les voix qu’il a obtenues sont des voix personnelles. Ceux qui ont mis son nom dans l’urne voulaient qu’il fût député ; ils tenaient à lui personnellement. Combien d’élus ne pourraient pas en dire autant ? Combien étaient indifférents à leurs électeurs, en étaient inconnus et le sont encore ? On fait quelquefois dans les salons le jeu des académiciens. Ce jeu consiste à écrire les noms de Quarante. Personne ne gagne. On pourrait faire le jeu des députés de la Seine, qui consisterait à écrire le nom des quarante-deux élus de Paris. Personne ne gagnerait.

M. Henri Rochefort, élu le dernier, après tant d’hommes obscurs, a été vraiment plébiscité. Ceux qui ont voté pour lui ont su ce qu’il faisaient. Ce qu’on a voulu interpréter comme un échec est au contraire un succès. Les électeurs qui l’ont élu sont ses électeurs, sa clientèle.

En apportant, au moment opportun, le renfort de son nom, de sa grande popularité aux socialistes, M. Henri Rochefort leur a rendu un bon service et à la société un mauvais service. Il a contribué à cette œuvre d’union qui se poursuivait lentement et qui se continue aujourd’hui avec succès. En effet, ici et là, les querelles s’apaisent. Les socialistes n’ont à Paris qu’un journal quotidien[2]. Dans ce journal, des hommes qui se sont insultés avec la dernière violence sont maintenant collaborateurs. Tout récemment, dans l’élection pour remplacer M. Henri Rochefort, le candidat révolutionnaire a réuni cent mille votes, sur lesquelles on peut, sans exagération, compter soixante-dix mille voix socialistes. Jamais ce parti n’était apparu si uni ni si fort. Au 18 octobre, il avait présenté trois listes. À la dernière élection, il s’est concentré autour d’un seul candidat. Un dissident, soutenu par une chapelle, n’a eu qu’un nombre infime de voix.

La concentration révolutionnaire, préparée par l’indifférence des masses aux querelles de leurs chefs, commencée sous l’empire de la nécessité de se défendre contre l’ennemi commun, les anarchistes, continuée aux élections d’octobre 1885 par les efforts des hommes les plus intelligents du parti, a donc été déterminée par l’arrivée de M. Rochefort parmi les socialistes.

Entre eux les révolutionnaires ne se disputent plus. Les dernières récriminations de quelques chapelains dépossédés de leurs bénéfices n’ont pas d’écho. Le parti révolutionnaire est enfin un parti. Il a conquis l’unité sur lui-même.





  1. On a vu aux chapitres sur les blanquistes que ces révolutionnaires sont plutôt des politiciens que des économistes.
  2. Ce journal est le Cri du Peuple. L’Intransigeant n’est pas lu exclusivement par des socialistes. Il est acheté par beaucoup de politiciens radicaux et par la clientèle personnelle de M. Rochefort, qui est très nombreuse.