F. Fetscherin et Chuit (p. 251-263).


XXII

LES RÉFORMATEURS CHRÉTIENS

Le socialisme révolutionnaire procède du principe de la lutte des classes. Il pose en axiome qu’il y a antagonisme entre le capital et le travail, que le capitaliste qui prélève un bénéfice sur le travailleur « le vole ».

Quelques catholiques bien intentionnés ont fait le rêve généreux de réconcilier, avec l’aide de la religion chrétienne, la classe des riches et la classe des pauvres. Ils ont cherché un modus vivendi du capital et du travail. Ils croient l’avoir trouvé. L’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers poursuit l’établissement de ce modus vivendi.

Les fondateurs de cette Œuvre sont M. le comte Albert de Mun et M. le comte de la Tour du Pin. Ces messieurs, qui sont deux anciens officiers, eurent en Allemagne, pendant la captivité, l’idée de grouper les catholiques en un parti chrétien de réformes sociales qui combattrait la propagande révolutionnaire et préserverait les ouvriers, en les faisant entrer dans les cadres d’une forte organisation, du contact des socialistes. À leur retour en France, MM. de Mun et de La Tour du Pin entrèrent en rapport avec M. Meignan, directeur du Cercle catholique ouvrier du boulevard Montparnasse. Ils étudièrent l’organisation de ce cercle ; et, dès 1872, ils se mirent en campagne. Le gouvernement laissa M. de Mun faire sa propagande. Le jeune orateur, secondé par le clergé et par la presse catholique, obtint bientôt quelques succès. Il existe aujourd’hui en France environ quatre cents cercles catholiques.

L’Œuvre des cercles vise à rétablir l’accord entre les ouvriers et les patrons, à faire comprendre aux patrons qu’ils ont vis-à-vis de leurs ouvriers des devoirs, comparables à ceux de la paternité, que ces devoirs découlent de leur responsabilité patronale ; aux ouvriers, elle veut faire reconnaître la supériorité des patrons, non pas seulement dans l’atelier, mais dans la société, et leur inspirer pour le patron les sentiments qu’on doit à ceux que la Providence a placés au-dessus de vous.

Aux patrons, l’Œuvre des cercles catholiques demande pour leurs ouvriers de la bienveillance, de la justice, de la charité ; aux ouvriers, elle commande la résignation à leur état présent, la volonté de l’améliorer par le travail et par l’épargne, et, envers leurs patrons, le respect.

Mais il y a souvent, dans les questions de salaires, d’administration intérieure des ateliers et des usines, des désaccords, des conflits, même entre les ouvriers et les patrons.

Pour trancher ces différends, les réformateurs chrétiens constituent une justice de paix sociale, qui est la religion, représentée par les comités des cercles catholiques.

Si la législation permettait aux auteurs de cette louable tentative de réconciliation sociale de mettre en application leur système, la société française redeviendrait une société théocratique ; elle deviendrait un immense cercle catholique, car c’est à l’image de leurs cercles que les réformateurs chrétiens la façonneraient.

Le cercle catholique d’ouvriers rappelle par plus d’un point le préau du collège, où les élèves sont libres de se récréer sous la surveillance du maître et dans les limites fixées par le règlement. Dans le cercle, les élèves sont les ouvriers ; le maître, c’est le directeur nommé par le comité, représentant du comité, et qui promulgue en son nom les règlements.

L’initiative de la fondation d’un cercle appartient aux riches. Dans une ville, ou dans un quartier d’une grande ville, des hommes considérables s’assemblent, se concertent et décident d’ouvrir aux ouvriers un local où ils puissent se réunir, se distraire en commun, et recevoir l’enseignement social chrétien et conservateur. Le comité fournit le local et fait les frais de premier établissement.

Aux ouvriers qui se font admettre incombe la charge d’entretenir le cercle, de renouveler les jeux, etc… C’est avec les cotisations des membres et avec les souscriptions volontaires du comité que l’on fait face à toutes les dépenses.

Le gouvernement du cercle est exercé nominalement par le conseil intérieur, dont les membres, issus à l’origine de l’élection, sont inamovibles. Quand l’un des membres de ce conseil vient à quitter ses fonctions ou meurt, c’est le conseil qui choisit son successeur parmi les membres du cercle. Le président du cercle, qui doit toujours appartenir au conseil intérieur, est élu pour un an par l’assemblée générale. Il n’exerce presque aucune autorité ; c’est le soliveau de cette petite République. Le conseil intérieur juge les différends entre les membres du cercle. Il sert d’arbitre dans les querelles. Son rôle se réduit à rien.

Tout le pouvoir réside dans le comité et dans son délégué, le directeur du cercle, qui préside le conseil intérieur.

Le directeur sert d’intermédiaire entre le cercle et le comité. Il est le ministre de l’autorité souveraine, et en quelque sorte, de droit divin, qui appartient au comité.

Le comité dirige la « fondation » par son secrétariat.

Le secrétaire du cercle est chef du pouvoir exécutif. Son administration est partagée en quatre sections :

1o La section de propagande ;

2o La section du gouvernement ;

3o La section de l’administration ;

4o La section des études.

La section de propagande est chargée des relations sociales. C’est elle qui recherche les patrons de l’œuvre, qui recrute le comité, qui correspond avec la presse et organise, au dehors du cercle, les conférences. C’est la section du prosélytisme.

La section du gouvernement choisit le directeur et entretient avec les ouvriers les rapports indispensables au maintien du bon accord entre les deux catégories des membres du cercle.

La section d’administration s’occupe de tous les détails d’ordre intérieur, d’économat, de l’organisation des fêtes, etc…

La section des études donne dans l’intérieur du cercle l’enseignement économique, historique et chrétien.

Cette organisation des fondations locales reproduit exactement l’organisation du comité général de l’Œuvre qui siège à Paris.

Ce comité général, lui aussi, a son secrétariat qui est le pouvoir exécutif. M. le comte Albert de Mun est secrétaire général depuis la fondation.

Il est également divisé en quatre sections qui, en raison de l’importance de leurs travaux, se subdivisent en directions.

La première section du comité général, celle de la propagande dont M. Victor de Marolles, ancien magistrat, est le président, comprend trois directions, celle de la parole (conférences), celle de la presse et celle des relations mondaines.

La deuxième section, celle du gouvernement des fondations, reçoit les adhérents[1] et veille au maintien de l’unité de l’Œuvre, empêchant les hérésies de se produire[2].

La troisième section du comité général organise les quêtes et administre financièrement l’Œuvre.

La quatrième section, à laquelle se rattache le conseil des études composé d’économistes, élabore la doctrine économique chrétienne, examine les écrits de propagande et publie la revue : l’Association catholique.

Les cercles catholiques d’ouvriers sont un moyen, ce n’est pas le but où visent les réformateurs chrétiens. Leur but est le rétablissement de la corporation, non pas telle qu’elle existait sous l’ancien régime, M. de Mun et ses amis sont des hommes trop intelligents pour méconnaître les nouvelles conditions économiques, mais encore sur le modèle antique. Dans les cercles catholiques nous avons vu que les deux couches sociales, la couche haute et la couche basse, la couche instruite et l’autre, les bourgeois et les prolétaires, les capitalistes et les ouvriers entrent en contact. Les comités d’études enseignent que l’apaisement social résultera de l’association des ouvriers et des patrons, d’une même industrie ou d’une même usine dans une corporation que dirigerait un conseil corporatif.

Le conseil corporatif serait une commission mi-ouvrière, mi-patronale qui déterminerait les salaires, fixerait les jours de paye, administrerait la caisse corporative[3], etc. Quand un désaccord surgirait entre le patron et les ouvriers, le conseil corporatif le trancherait. Si les deux fractions du conseil n’arrivaient point à s’entendre, on recourrait alors à l’arbitrage du cercle catholique qui déléguerait un de ses membres. La décision de l’arbitre ferait loi.

On le voit, le programme d’apaisement social des réformateurs chrétiens n’est pas un programme de novateurs. Ils s’efforcent par la prédication évangélique d’éteindre les haines sociales, de rendre les patrons moins avides, plus généreux, et les ouvriers moins exigeants. Aux uns ils prêchent la charité, aux autres la résignation.

Si ces sentiments ne sont pas assez forts pour maintenir l’harmonie entre les deux antagonistes, le capital et le travail, ils recourent à l’arbitrage.

Mais si les ouvriers n’acceptent pas l’arbitrage, les contraindra-t-on par la force à s’y soumettre ? Si c’est le patron qui trouve trop onéreuse la décision de l’arbitre, si réellement cette décision est contraire à ses intérêts et le met dans l’impossibilité de soutenir la concurrence, les réformateurs chrétiens l’obligeront-ils à continuer son industrie ? Pourront-ils l’empêcher de fermer son usine et de jeter ses ouvriers à la rue ? Et s’ils le peuvent, que devient le principe de la propriété ?

Les réformateurs chrétiens, nous n’avons pas dit socialistes, parce qu’ils ne veulent pas toucher au fondement de la société qui est la propriété individuelle, les réformateurs chrétiens sont d’honnêtes gens, la partie saine de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie. Des hommes comme MM. de Mun, de La Tour du Pin, de Marolles, de La Bouillerie, etc., méritent tous les égards. Nul n’est mieux intentionné qu’eux.

Mais sur quoi construisent-ils ? Sur un terrain qui s’effondre.

On pouvait parler de résignation aux pauvres pendant les âges de foi, avant les révolutions morales et politiques, quand la presse quotidienne n’avait pas fait encore sa propagande d’irréligion, quand les dirigeants étaient encore des nobles dont le peuple reconnaissait la suprématie de naissance et n’étaient pas des parvenus d’autant plus arrogants que leur fortune les étonne eux-mêmes. En ce temps-là la religion était un modérateur. Mais aujourd’hui ?

Et quel compte les réformateurs catholiques tiennent-ils de la concentration des capitaux, de jour en jour plus grande, en un nombre de jour en jour moins grand de mains ?

Quel compte tiennent-ils de la division du travail, de l’introduction des femmes et des enfants dans les ateliers, de l’universalisation du marché ?

Ces honnêtes gens apportent-ils, nous ne dirons pas une solution à la question sociale, mais un remède au mal social qui fasse prendre le mal en patience ? Sont-ils aussi pratiques que pleins de bonne volonté ?





  1. Quand un cercle catholique se fonde dans une ville, il demande son investiture au comité général, qui ne lui donne d’autre concours qu’un concours moral et qui lui fournit seulement la bannière.
  2. L’Œuvre des cercles catholiques a divisé la France en sept zones : Paris, — le Centre, — le Nord, — l’Est, — l’Ouest, — le Sud, — le Sud-Est. — Chaque zone est partagée en provinces qui elles-mêmes se subdivisent en diocèses. Un comité organisé sur le modèle du comité général, avec un secrétaire qui de droit fait partie du comité général, sert d’intermédiaire dans chaque zone entre les cercles et le comité directeur de l’Œuvre à Paris.
  3. Cette caisse serait alimentée par les souscriptions des ouvriers et des patrons associés, par les amendes, par les dons volontaires, etc…