F. Fetscherin et Chuit (p. 231-240).

XX

DIVISIONS DES ÉTATS-MAJORS RÉVOLUTIONNAIRES

Dans les chapitres précédents, nous avons raconté les querelles des factions révolutionnaires. Il convient maintenant de résumer toutes ces disputes.

M. Jules Guesde qui créa, de 1876 à 1879, le parti ouvrier, est un tempérament entier.

C’est un esprit absolu. Son grand talent de polémiste et d’orateur excitait contre lui l’envie de ses amis. Ses allures, et son ton autoritaire d’apôtre qui est sûr de ne pas se tromper, firent éclater la guerre. On l’accusa de dictature. M. Guesde était en ce temps-là rédacteur du Citoyen. Sous l’attaque, il ne plia point. Il prétendit tenir tête et entraîner avec lui la masse des groupes d’études sociales. La lutte dura deux ans, au bout desquels le parti ouvrier fut scindé en deux tronçons.

Les guesdistes, pour justifier leur intransigeance, invoquèrent le programme, les décisions des Congrès du parti. Leurs ennemis, MM. Brousse, Malon, Joffrin, Labusquière, Daynaud, etc., arguèrent de l’inopportunité des affirmations révolutionnaires des considérants[1] qui effaraient les masses électorales et faisaient perdre aux candidats ouvriers plus de voix qu’ils ne leur en valaient d’autre part. Les amis de M. Brousse plaidèrent encore la cause libérale de l’autonomie des groupes, le danger de la dictature. En 1882, la scission longuement préparée et déjà faite dans les esprits fut officiellement proclamée au Congrès de Saint-Étienne. M. Guesde et les guesdistes, malgré tous les services rendus à la cause révolutionnaire, furent solennellement exclus du parti. Ils quittèrent Saint-Étienne et allèrent tenir un Congrès à Roanne. Ainsi l’Église se partagea en deux chapelles rivales.

Dans le partage, M. Guesde garda la qualité, sinon la quantité. La plupart des groupes d’études sociales à qui on avait fait peur de la tyrannie naissante suivirent les ennemis de Jules Guesde et devinrent les instruments de l’ambition de MM. Brousse et Joffrin, les principaux des anti-guesdistes.

Le parti guesdiste, qui se réclamait de Karl Marx, se réduisit à quelques groupes à Paris, dans le Nord et dans le Sud-Est. Mais l’élite du parti ouvrier resta fidèle à son fondateur.

Bien entendu, d’un camp à l’autre, on se traita de Turc à Maure. Ce fut une guerre de calomnies qui rendit toute réconciliation impossible.

Voilà donc deux états-majors brouillés, celui de M. Jules Guesde et celui de M. Brousse.

Ces messieurs s’excommuniaient encore lorsque M. Lissagaray fonda la Bataille. Jusqu’alors, les ennemis de M. Guesde avaient eu le dessous dans la guerre de plume. Ils avaient bien exclu leur adversaire des congrès ouvriers. Mais celui-ci avait un journal quotidien, le Citoyen, et ses ennemis ne disposaient que d’une feuille hebdomadaire, le Prolétaire.

M. Lissagaray, en quête d’une clientèle pour son journal, crut que M. Brousse et ses amis pourraient faire lire la Bataille par tous les membres des groupes du parti ouvrier qui adhéraient au comité national, dont ces messieurs étaient et sont encore les membres permanents.

M. Lissagaray se trompait. Les gens du Comité national du parti ouvrier, les ennemis de M. Guesde, lui firent un journal doctrinaire, lourd, ennuyeux. Ils ne lui donnèrent pas un lecteur. Ces citoyens, qui n’avaient rien apporté à l’œuvre commune, prétendaient en tirer seuls parti. Ils se servaient de la Bataille pour satisfaire leurs haines et servir les intérêts de leur coterie. Enfin ils prétendaient que M. Lissagaray ne devait point, quoique fondateur et directeur du journal, avoir plus d’autorité que chacun d’eux sur la politique. Ils voulaient faire du parlementarisme dans la rédaction. M. Lissagaray, qui est hébertiste[2], hait le régime parlementaire. C’est un monsieur qui veut être le maître chez lui. Il mit à la porte MM. Brousse et consorts.

Cette mésaventure amusa beaucoup les rédacteurs du Citoyen, MM. Guesde et Cie. Les évincés entrèrent en fureur. Ils citèrent M. Lissagaray à comparaître à la barre du peuple et l’accusèrent de haute trahison. L’accusé alla se défendre et couvrit ses accusateurs de sarcasmes et d’injures.

La polémique continua dans la Bataille, jusqu’à la disparition de ce journal[3], sur le dos des rédacteurs remerciés. De temps à autre elle recommençait, quand M. Lissagaray était de mauvaise humeur.

Entre lui et les membres du comité national du parti ouvrier, la réconciliation est aussi impossible qu’entre ceux-ci et M. Guesde.

La Bataille, allégée des possibilistes, ne réussit pas au gré de M. Lissagaray, car il chercha un moyen d’entrer au journal des guesdistes, le Citoyen. Ce journal n’était pas non plus dans une très grande prospérité. Son propriétaire, un imprimeur, accueillit les propositions du directeur de la Bataille. Il fut convenu que M. Lissagaray aurait le titre de rédacteur en chef dans un nouveau journal qui s’appellerait le Citoyen et la Bataille, et que M. Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, un des rédacteurs du Citoyen, ennemi personnel de M. Lissagaray, se retirerait[4]. Les guesdistes refusèrent de sacrifier M. Lafargue et d’accepter un rédacteur en chef. Ils consentirent seulement à admettre M. Lissagaray en qualité de rédacteur, membre du conseil de rédaction, au même titre et aux mêmes conditions qu’eux. Mais M. Lissagaray qui, par la clientèle de la Bataille, apportait au Citoyen un accroissement, voulait en retour quelques avantages. Il ne transigea pas ; les autres ne transigèrent pas. Conséquence : l’expulsion des guesdistes du Citoyen et leur remplacement par M. Lissagaray. Le nouveau journal prit le titre de le Citoyen et la Bataille. Pour lui faire concurrence, M. Guesde et ses amis essayèrent de fonder un nouveau Citoyen, mais les tribunaux de la « justice bourgeoise » les en empêchèrent. M. Guesde se trouva sans journal. Ce fut au tour des possibilistes de rire.

Après les avoir expulsés de son journal, M. Lissagaray expulsait leurs ennemis d’un journal dont ceux-ci se croyaient les propriétaires. La farce était excellente.

Conséquences de tous ces incidents :

Trois états-majors irréconciliables pendant longtemps :

1o MM. Brousse et Cie, ennemis de MM. Guesde et consorts, parce qu’ils ont chassé du parti MM. Guesde et consorts ;

2o Les mêmes Brousse et Cie, ennemis de M. Lissagaray, parce que M. Lissagaray les a chassés de son journal ;

3o MM. Guesde et consorts, ennemis des possibilistes qui les ont exclus du parti ouvrier ; et ennemis de M. Lissagaray, parce qu’il les a délogés de leur journal ;

4o M. Lissagaray, ennemi des possibilistes et des guesdistes pour les avoir chassés et remplacés les uns les autres.

Tandis que le parti ouvrier s’organisait et se déchirait, et pendant toutes ces querelles de journaux, le parti blanquiste s’était réorganisé. Les blanquistes qui sont autoritaires, qui aiment la domination, voyaient d’un œil jaloux se former une organisation, en dehors de la leur, où ils n’entraient point, et qui leur prenait des adhérents.

Les blanquistes se réjouissaient des dissensions du parti ouvrier. Ils gardaient une neutralité absolue entre tous les belligérants. Ils se tenaient prêts à profiter de tant de divisions.

C’est un nouveau parti, le parti anarchiste, qui en profita tout d’abord. Dans les groupes d’études sociales, quand on vît que les chefs passaient tout leur temps à se quereller, on pensa qu’il ne fallait pas de chef et on prêta l’oreille aux conseils de M. Émile Gautier.

Nous avons fait connaître ailleurs le parti anarchiste, M. Émile Gautier et les raisons qui menèrent ce jeune homme de grande valeur à l’anarchisme. Nous n’avons pas, dans ce résumé de la situation révolutionnaire, à revenir sur ces sujets.

Les anarchistes, parmi lesquels la police recruta ou fit entrer beaucoup de ses agents[5], se proclamèrent les ennemis de tous les partis déjà existants et hiérarchiquement organisés. Ils insultèrent les broussistes, les guesdistes, les blanquistes, qui, d’ailleurs, le leur rendirent bien. Ils allèrent dans les réunions publiques pour empêcher leurs adversaires de parler. Enfin, ils accrurent la confusion.




  1. Voir le chapitre : Déchirement du parti ouvrier.
  2. M. Lissagaray est hébertiste, mais il n’est pas blanquiste. C’est un révolutionnaire qui croit que la révolution doit se faire par Paris.
  3. En novembre 1885.
  4. Cette animosité de MM. Lissagaray et Paul Lafargue a des causes intimes.
  5. Se reporter au chapitre sur la Presse révolutionnaire.