F. Fetscherin et Chuit (p. 224-230).


XIX

LA PRESSE RÉVOLUTIONNAIRE

Les révolutionnaires, depuis 1871, n’ont pas possédé en France beaucoup de journaux. Jusqu’en 1877, ils n’en eurent pas un seul, le premier journal socialiste révolutionnaire ayant été l’Égalité, de M. J. Guesde.

Avant l’Égalité, nous avons vu que les socialistes étaient accueillis dans certaines feuilles radicales : les Droits de l’Homme et le Radical, de M. Sigismond Lacroix, entre autres. Mais c’est comme républicains très avancés et non pas comme socialistes qu’ils reçurent l’hospitalité des radicaux. Quand M. Guesde commença sa campagne d’enseignement collectiviste, la direction des Droits de l’Homme crut devoir déclarer qu’elle n’était aucunement solidaire de son collaborateur, que celui-ci était indépendant. Les socialistes, dans la presse radicale bourgeoise, furent donc traités comme « des artistes en représentation ». Avant les Droits de l’Homme et le Radical de 1877, dont les colonnes leur furent ouvertes, ils avaient trouvé des égards à la Vérité de M. Portalis, au premier Radical de M. Mottu[1], enfin dans les journaux du radicalisme politique, qui ne voulaient pas rebuter des alliés aussi remuants que les socialistes.

L’Égalité fut donc le premier journal révolutionnaire publié en France. Quelques mois après sa naissance, il lui vint un petit frère dans la personne du Prolétaire. Nous avons vu les querelles de ces deux journaux et mentionné aussi l’Émancipation de Lyon, que M. Benoît Malon créa avec M. Guesde et qui vécut un mois et demi.

Jusqu’à la publication du Citoyen de Paris, il n’exista pas dans notre pays de journal quotidien socialiste. Le Citoyen fut fondé par M. Achille Secondigné avec l’argent d’un financier qui sombra dans un krach. Il servit longtemps aux guesdistes pour tenir tête aux possibilistes[2]. Le Citoyen vivait encore quand M. Lissagaray fonda la Bataille. Après une courte carrière, la Bataille fit sa jonction avec le Citoyen, dont le nom disparut bientôt. Avant que M. Jules Vallès fît paraître le Cri du Peuple, la Bataille fut le seul représentant du socialisme dans la presse parisienne[3].

Le Cri du Peuple porta malheur à la Bataille, comme celle-ci avait porté malheur au Citoyen. Après une rivalité longue et violente, surtout à la fin, la Bataille dut céder le terrain à son concurrent. Aujourd’hui le seul champion quotidien du socialisme à Paris, et même en France, est le journal de Vallès, que dirige avec un certain bonheur son amie, Mme Séverine.

Il semble donc qu’il n’y ait de clientèle en France que pour une feuille révolutionnaire, puisque, chaque fois qu’il en a existé deux simultanément, l’une d’elles a été ruinée par l’autre.

Si la grande presse quotidienne a toujours été réduite à un ou deux représentants, la petite presse hebdomadaire a été, en revanche, toujours nombreuse. Il existe actuellement trois publications socialistes : la Revue socialiste, le Socialiste[4], le Prolétaire, sans compter le Révolté, de Genève, qui fut transféré à Paris, il y a quelques mois, et qui paraissait récemment encore.

Pendant ces dernières années, nous avons vu tomber beaucoup de petites feuilles révolutionnaires. Dans ce tas de ruines on distingue surtout des ruines anarchistes. La Révolution sociale de l’agent Serreaux, que la préfecture de police subventionnait, est morte ; morts aussi le Droit social, l’Étendard, le Drapeau noir, la Lutte, journaux anarchistes de Lyon, où s’était introduit un nommé Valadier, agent de la préfecture du Rhône ; mourant s’il n’est pas mort, le Révolté, où le prince Kropotkine publia une grande partie des chapitres de son livre : Paroles d’un révolté ; mort le Forçat de Lille, etc… ; morte la Commune, de Félix Pyat ; mort-née la Revanche, d’Achille Secondigné.

Le Cri du Peuple, qui n’a plus de concurrent depuis que la Bataille a disparu, est un journal très militant et qui a beaucoup fait pour rétablir l’union parmi les révolutionnaires. Jules Vallès et surtout son successeur ont travaillé efficacement à la réconciliation des frères ennemis du socialisme, en composant une rédaction où toutes les nuances révolutionnaires sont représentées.

Les guesdistes Jules Guesde, Gabriel Deville, Massard, se trouvent en contact, au Cri du Peuple, avec le possibiliste Demay, avec le blanquiste Goullé. Les anarchistes Élisée Reclus et Kropotkine envoient quelquefois des articles au journal de Mme Séverine. À côté de ces chefs de sectes on trouve des indépendants comme M. Duc-Quercy, le héros malheureux de la triste affaire Ballerich[5], comme M. Basly, M. Camélinat, qui écrivent de temps à autre. Il ne manque au Cri du Peuple pour être le journal de tous les révolutionnaires, que la collaboration d’un homme qui est le meilleur écrivain du parti socialiste, M. Lissagaray.

M. Lissagaray est un journaliste de premier ordre et un esprit d’une rare clairvoyance politique. La campagne qu’il a faite dans la Bataille, pendant la période électorale de 1885, est un modèle. Le grand talent d’écrivain de M. Lissagaray se double d’un grand talent d’orateur. Mais en lui on trouve tous les travers des hommes de son parti : violence exagérée, mauvaise foi dans la polémique.

Tel qu’il est, avec ses qualités et ses défauts personnels, l’ancien rédacteur en chef de la Bataille est, dans le journalisme révolutionnaire, ce que M. J. Guesde est parmi les orateurs de son parti : le premier. Des animosités personnelles semblent devoir l’écarter toujours du Cri du Peuple[6].




  1. 1872.
  2. Voir le chapitre : Division des états-majors.
  3. Les journaux les plus avancés, que le public confond avec les révolutionnaires, n’ont jamais eu que de la bienveillance pour les socialistes. M. Malon, à l’Intransigeant, est un collaborateur très intermittent et qui n’engage pas la politique du journal. M. Henri Rochefort publie volontiers toutes les communications des groupes socialistes, mais il fait sa politique à lui, tout à fait indépendante. On peut dire la même chose de la France libre, où M. Maujan n’est, pour les révolutionnaires, qu’un hôte facile.
  4. Le Socialiste est le continuateur de l’Égalité. Il est rédigé par MM. Guesde, Lafargue et Deville. C’est un journal de doctrines, écrit par des hommes qui savent.
  5. On pourrait classer M. Massard parmi les indépendants. Il est resté l’ami de M. J. Guesde, mais il n’appartient plus au groupement guesdiste.
  6. M. Lissagaray, dont le talent est bien supérieur au caractère, a écrit une histoire de la Commune de Paris, qui est un très beau pamphlet historique, plein de pages remarquables.