F. Fetscherin et Chuit (p. 165-172).

XV

LE COLLECTIVISME ET LA PATRIE

La théorie marxiste de la lutte des classes exclut le patriotisme. Dès lors qu’il n’y a plus dans tout l’univers qu’une classe capitaliste qui exploite une classe ouvrière, qu’importe que l’exploiteur et l’exploité habitent en deçà ou au delà de telle ou telle frontière ?

L’exploitation est internationale ; la solidarité des travailleurs doit être internationale et internationale la révolution.

Les révolutionnaires ne laissent jamais échapper l’occasion d’affirmer leur cosmopolitisme.

Dans les meetings, à Paris, on a bien souvent entendu lire des adresses des socialistes allemands, italiens, etc. On se souvient encore des incidents qui marquèrent les obsèques de Jules Vallès. Il y eut une bataille autour de la couronne portée par les Allemands.

Sur ce point de l’anti-patriotisme des révolutionnaires les preuves abondent et sont connues de chacun. La plus concluante est l’identité des programmes socialistes dans tous les pays de l’Europe.

Le parti ouvrier français dit dans son programme :


Considérant :

Que l’émancipation de la classe productive est celle de tous les êtres humains sans distinction de sexe ni de race ;

Que les producteurs ne sauraient être libres qu’autant qu’ils seront en possession des moyens de production ;

Qu’il n’y a que deux formes sous lesquelles les moyens de production peuvent leur appartenir :

1o  La forme individuelle qui n’a jamais existé à l’état de fait général et qui est éliminée de plus en plus par le progrès industriel ;

2o  La forme collective, dont les éléments matériels sont constitués par le développement même de la société capitaliste ;

Considérant :

Que cette appropriation collective ne peut sortir que de l’action révolutionnaire de la classe productive — ou prolétariat — organisée en parti politique distinct ;

Qu’une pareille organisation doit être poursuivie par tous les moyens dont dispose le prolétariat, y compris le suffrage universel, transformé ainsi d’instrument de duperie qu’il a été jusqu’ici en instrument d’émancipation.

Le parti démocrate socialiste allemand dit :

Le travail est la source de toute richesse et de toute civilisation ; et attendu que le travail utile n’est possible que par la société, le produit du travail tout entier appartient à la société, c’est-à-dire à tous ses membres, à la condition qu’à chacun incombe le devoir du travail. Dans la société actuelle, tous les moyens ou instruments du travail ont été monopolisés par la classe capitaliste ; de là la dépendance de la classe ouvrière, la cause de toute misère et de tout esclavage. Pour émanciper le travail, il faut que les moyens ou instruments de travail deviennent la propriété commune de la société. Les partis politiques n’agissant qu’en vue de garantir leur privilèges aux possédants, la classe ouvrière doit s’organiser en parti distinct, ayant pour but d’obtenir enfin son affranchissement économique. Tout mouvement doit tendre vers ce but.

Le parti des ouvriers hongrois dit :

Les deux sources de toute richesse et de toute production sont la terre et le travail : l’une la mère, l’autre le père de tous les produits. Tant que le sol et les instrumens de travail appartiendront à une minorité, le progrès et l’augmentation de la richesse ne profiteront qu’à cette minorité, dont le joug pèse et pèsera plus lourd sur le prolétariat.

Par ces motifs,

Le parti des ouvriers hongrois déclare qu’il poursuivra sans relâche la transformation sociale par la socialisation de la terre et de tous les moyens de production.

Le parti socialiste du travail aux États-Unis dit :

Nous demandons que les ressources de la vie, les moyens de production, de transport et de communication, terre, machines, chemins de fer, télégraphes, canaux, etc., deviennent autant que possible la propriété commune du peuple entier, afin d’abolir le salariat[1].

Le parti socialiste belge dit :

Ce que nous poursuivons, c’est la réalisation d’une organisation sociale qui concilie la plus grande liberté d’action de l’individu avec une appropriation commune des matières premières fournies par le globe et une participation égale de tous dans les bénéfices du travail commun.

Le parti des socialistes polonais dit :

Les instruments de travail doivent cesser d’appartenir aux individus et devenir propriété collective… La réalisation de ces idées doit être l’œuvre de tous les travailleurs, sans distinction de nationalité.

La Fédération socialiste milanaise dit :

Ce n’est pas seulement une partie, mais la société tout entière qui doit être transformée en devenant une grande et unique famille de travailleurs ou de producteurs ayant pour base la propriété collective de la terre et des autres instruments de travail.

Le parti socialiste ouvrier espagnol dit :

La transformation de la propriété individuelle en propriété sociale ou appartenant à la société tout entière est la base sûre et ferme sur laquelle doit reposer l’émancipation des travailleurs… Pour renverser les obstacles, les ouvriers doivent conquérir le pouvoir politique…

Le parti démocrate socialiste danois dit :

… Nous voulons l’abolition du salariat et du système de production capitaliste qu’il entraîne pour lui substituer le système de production en commun organisé par l’État, qui assurera à chaque travailleur le produit intégral de son travail[2].

Par ces citations, on voit que si l’Internationale n’existe plus, sa pensée est bien vivante. La doctrine de Karl Marx est universellement répandue au grand dommage des idées particulières de nationalité. Elle substitue les haines sociales aux haines de race. Dans un ouvrier allemand elle fait voir à un ouvrier français un ami, un allié ; et dans son patron français un ennemi. Au sujet de la patrie, comme sur beaucoup d’autres sujets, les théories des socialistes froissent un sentiment noble et bien vivace, ce sentiment qui n’est pas fils du matérialisme, qui procède au contraire de l’idéalisme, et qui nous fait aimer la terre où nous sommes nés, la « terre des pères » sur laquelle ils ont joui et souffert.

Il faut dire à l’honneur de la classe ouvrière française que, parmi les prolétaires qui crient le plus fort : Vive la révolution ! À bas les frontières ! il en est bien peu qui, pris à part, ne seraient point bons patriotes et qui, mis dans l’alternative de servir la patrie ou de la trahir, ne la serviraient pas[3].




  1. Cependant, aux États-Unis, beaucoup d’ouvriers sont individualistes. La puissante association des Chevaliers du Travail n’est pas collectiviste.
  2. Voir les ouvrages de Benoît Malon. Passim.
  3. Voici, à titre de curiosité, un manifeste des socialistes d’Alsace-Lorraine aux socialistes français :

    « Citoyens,

    « Plus que jamais la bourgeoisie a intérêt à fomenter les haines nationales et le patriotisme chauvin, si propre à détourner les yeux du peuple de son véritable ennemi les exploiteurs : le capital est international ; il ne connaît pas de frontières et toutes les bourgeoisies sont d’accord quand il s’agit de défendre les intérêts de la haute finance contre un peuple en armes pour sa liberté ou lorsqu’il s’agirait d’écraser l’Internationale des travailleurs. Mais le flot de la révolution sociale grandit. Les ouvriers français, après la sanglante et héroïque défaite de 1871, relèvent la tête, leur parti fait de nouveau trembler la bourgeoisie et se prépare pour la lutte décisive ; le parti allemand, obligé d’agir secrètement par les infâmes lois contre les socialistes, n’en est nullement affaibli et n’attend que le moment de se débarrasser de ses oppresseurs ; l’œuvre socialiste enfin pénètre dans les coins les plus éloignées du globe et réunit tous les opprimés autour du drapeau rouge.

    « Les ouvriers de l’Alsace-Lorraine, dont on voudrait faire un objet de discorde entre les deux peuples les plus grands du continent, ont une mission bien noble. Unis à la France par presque un siècle de glorieuses révolutions, une annexion des plus injustes, les faits combattu contre le même ennemi que les ouvriers allemands, contre ce gouvernement impérial qui lui aussi contribua pour sa part au massacre des prolétaires en 1871. Cette situation impose au prolétariat Alsacien-Lorrain la noble tâche de servir de lien entre les prolétariats français et allemands.

    « Vive la république universelle, démocratique et sociale !

    « L’Union des Travailleurs alsaciens, lorrains et allemands de l’Alsace-Lorraine. »

    On doit remarquer dans cette adresse que les socialistes d’Alsace-Lorraine ne font dater leur union avec la France que de la « Révolution ». Cependant la réunion de l’Alsace fut faite sous Louis XIV et celle de la Lorraine sous Louis XV. Ce n’est pas là assurément une preuve d’ignorance de l’histoire ; c’est une nouvelle manière de l’écrire. Les socialistes alsaciens-lorrains considèrent qu’une conquête les a annexés, mais que seul « un siècle d’efforts faits en commun avec la France pour s’affranchir » les a unis à notre pays.