F. Fetscherin et Chuit (p. 153-164).

XIV

L’ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE — COLLECTIVISME ET COMMUNISME

L’esprit des révolutionnaires d’aujourd’hui est bien différent de celui de leurs devanciers.

Les premiers communistes, Fourier, Cabet, Saint-Simon étaient plutôt des philanthropes. Ils donnèrent au socialisme la marque d’une humanitairerie assurément respectable, mais un peu ridicule. Ces novateurs étaient de tendres amis des hommes dont le cœur souffrait cruellement de toutes les iniquités terrestres. Ils faisaient appel à l’esprit de justice. Ils étaient d’honnêtes utopistes, attachés à leur idéal et qui croyaient que le bien porte en lui-même assez de séductions pour triompher tout seul, sans l’aide de la force.

Le socialisme, que nous venons de passer en revue ne ressemble en rien à celui-là : le socialisme allemand n’est pas larmoyant, il est exigeant ; il n’est pas idéaliste, il est matérialiste ; il n’implore pas, il revendique ; il ne part pas du cœur, c’est un dialecticien sec, un logicien sans émotion. Les douleurs du « pauvre peuple » lui sont parfaitement indifférentes. Sa raison d’être n’est pas dans la pitié que lui inspirent les maux de l’humanité, elle est dans la « science ». Le socialisme allemand, qui est aujourd’hui tout le socialisme, considère qu’il est le terme fatal de « l’évolution de l’humanité ». Il croit qu’il est dans la destinée, qu’il sera « l’effet final de toutes les causes antérieures ». Il a la foi non pas dans la justice, mais la foi dans la fatalité. Les penseurs du socialisme : Marx, Engels, Guesde, Brousse, Deville, Malon sont des hommes de tête et non pas des hommes de cœur, dans le sens que prennent ces deux mots par leur opposition.

Matérialistes, ils parlent à l’homme de ses besoins immédiats, du droit qu’il a de les satisfaire, ils ne rêvent pas ; l’« au-delà » ne les préoccupe pas. Ils vivent dans le temps, dans le présent, sans mysticisme. C’est leur esprit qui les mène et ce n’est pas leur conscience. Ils vont devant eux, rigoureusement, prêts à faire des ruines, sans remords. C’est une dure race de logiciens, impitoyable, et qui ne demande pas de pitié ; jamais on ne les voit faire appel aux sentiments élevés, ils les traitent de billevesées. Ils ont peur de ces sentiments ; ils disent que c’est en les exploitant dans la classe ouvrière que les politiciens se sont toujours servi du prolétariat pour ensuite l’asservir. À peine quelques anarchistes, tels que Mlle Louise Michel, le prince Kropotkine, M. Elisée Reclus[1] ont gardé la physionomie des premiers socialistes philanthropes. Chez ces anarchistes, il y a encore de l’attendrissement ; la raison ne les rend pas insensibles. La conception des anarchistes, dans laquelle chacun serait absolument libre, est une conception d’idéalisme bien plus séduisante, mais plus irréalisable que la conception allemande. Les socialistes allemands voient l’homme esclave de la machine, dont le service ne tolère pas de fantaisie. Si leurs notions du monde ne sont pas aussi scientifiques qu’ils le prétendent, du moins elles ne sont pas absurdes. S’ils méconnaissent l’humanité en négligeant l’égoïsme, qui est le grand meneur des hommes, du moins ils tiennent compte, dans une certaine mesure, des faits et des besoins sociaux. Ils laissent à l’homme autant de liberté que possible ; mais, autant qu’il est nécessaire, ils lui prennent sa liberté pour le courber sur le travail obligatoire.

Leur conception ne suppose pas, comme la conception anarchiste, une humanité parfaite qui pratiquera le bien par amour du bien. Elle laisse subsister une autorité sociale qui imposera à tous l’exécution de ses obligations envers la société, qui forcera chacun à produire selon le besoin social, pour consommer selon ses besoins individuels.

La formule du collectivisme n’est pas comme le disaient les socialistes de 1848 et comme le programme de M. Joffrin l’a répété à Montmartre : De chacun selon ses forces à chacun selon ses besoins.

Aujourd’hui, la classe ouvrière est « exploitée ». Les « employeurs » tirent de chaque « employé » tout ce que peuvent donner ses forces et rétribuent son effort non pas selon tous les besoins de l’ouvrier, mais dans la mesure rigoureusement suffisante pour qu’il puisse se conserver et « se reproduire ».

Si la société collectiviste continuait à exiger « de chacun selon ses forces même en rendant à chacun selon ses besoins » elle différerait peu de l’ordre actuel. Elle serait encore « exploitrice ».

Dans la société collectiviste, chacun sera astreint à un travail dont la durée variera selon le besoin de la collectivité. Par exemple, les bûcherons travailleront plus en cette saison de l’année où on a besoin de bois et moins en cette autre saison où le bois est moins nécessaire. Mais dans cette dernière saison ils recevront, comme dans la première, tout ce qui leur sera indispensable pour satisfaire leurs besoins. Le collectivisme supprime le marchandage, la concurrence, la loi de l’offre et de la demande et tous ses effets désastreux pour le producteur qui subit le contrecoup de crises dont il n’est pas l’auteur, qu’il ignore même, qui le font passer de l’aisance quand la demande est abondante à la misère quand la demande fait défaut. Le collectivisme ou le communisme est donc un système social fondé sur la solidarité des travailleurs entre eux. En période collectiviste, chacun sera intéressé à apporter dans l’industrie un perfectionnement qui, en développant dans une certaine mesure la puissance de production de la machine, réduira dans la même proportion la durée nécessaire de l’asservissement de l’homme au travail, et tous seront intéressés à la découverte de chacun.

Dans la société actuelle, il y a antagonisme entre la machine et l’ouvrier, parce que la machine est une propriété individuelle exploitée par un ou plusieurs individus. Ce qu’elle produit va à son propriétaire qui l’accumule. La machine n’a pas fait réduire d’un quart d’heure la journée de travail ouvrier. Elle n’a pas apporté une amélioration, si petite qu’elle soit, à la condition des travailleurs. Au contraire, elle a décuplé les profits du patron.

Les ouvriers peuvent la considérer comme leur ennemie. Elle les fait chasser des ateliers où elle travaille plus vite qu’eux, mieux qu’eux et à meilleur prix.

Les collectivistes, en faisant rentrer dans l’avoir social la machine la feront travailler pour tous. L’idéal du collectivisme serait une mécanique si développée, si perfectionnée qu’elle produirait d’elle-même, presque sans le concours des hommes ; ce serait la servitude absolue de la matière et des éléments sous l’humanité et à son profit.

Le progrès mécanique qui, il faut bien le reconnaître, n’est avantageux aujourd’hui qu’aux capitalistes et nuit aux travailleurs à qui il retire leur gagne-pain (que deviendraient, par exemple, les compositeurs-typographes si la machine à composer, qui est aujourd’hui inventée, mais qui n’est pas encore utilisable, était demain assez perfectionnée pour être mise en exploitation), ce progrès mécanique qui aujourd’hui fait des pauvres servirait à tous en société collectiviste. Il augmenterait le bien-être de chacun en diminuant le travail collectif sans que la production nécessaire à la consommation sociale soit diminuée.

Pourquoi les socialistes modernes, qui tendent au communisme, qui sont communistes, ont-ils adopté ce mot nouveau de collectivisme ?

Communisme et collectivisme sont synonymes.

Les communistes de notre temps se sont appelés collectivistes pour deux raisons : d’abord pour n’être pas confondus avec les utopistes du communisme sentimental ; ensuite, parce que, dans leur esprit, l’état communiste où tend l’humanité et qui est un état où la consommation et la production se feront en commun, doit être précédé d’une période de transition. Dans cette période transitoire, il y aura dans la société une part de communisme et une part d’individualisme. La production en période collectiviste se fera en commun ; mais la consommation restera individuelle, chacun recevant sous une forme quelconque le produit intégral de son travail et l’employant à son caprice. C’est l’influence du milieu collectiviste qui détruira dans l’humanité les instincts individualistes et qui la mènera à la consommation en commun qui, combinée avec la production également en commun, est l’élément essentiel de l’état communiste pur.

Le collectivisme est donc un minimum de communisme que ses docteurs croient immédiatement réalisable et même imminent.

Ce qui est remarquable chez ces théoriciens révolutionnaires, ce par quoi ils se distinguent de leurs devanciers, c’est qu’ils ne prétendent pas faire la révolution par des décrets. Si les collectivistes étaient demain les maîtres des pouvoirs publics, ils ne promulgueraient pas des lois pour « nationaliser » tout le capital. Ils s’empareraient seulement des industries monopolisées et des grandes industries (grands magasins, forges, etc.). Ils ne toucheraient pas à la petite industrie, au petit commerce. Ils laisseraient s’achever l’œuvre de centralisation des capitaux par la concurrence. Cette fois la concurrence ne ruinerait pas les petits capitalistes au profit des grands capitalistes, mais au profit de la société représentée par l’État, qui auraient remplacé ces derniers dans leurs exploitations.

Il va de soi, qu’au pouvoir, les collectivistes prendraient des mesures pour accélérer cette rentrée à la société de tous les moyens de production. Ils précipiteraient l’évolution par tous les moyens possibles, mais la laisseraient s’accomplir.

Quand les collectivistes disent, d’après Marx, que la force est l’accoucheuse des sociétés, quand ils indiquent comme moyen « le recours à la force », ils ne se posent pas en émeutiers. Les révolutionnaires, par cela même qu’ils croient à la fatalité de la révolution comme terme de l’évolution sociale, sont patients. C’est très sincèrement qu’ils conseillent à leurs troupes d’être calmes dans la rue, de ne pas se porter à des violences dont elles seraient les victimes et qui, jetant l’effroi dans le pays, feraient perdre au socialisme du terrain et « reculeraient l’échéance ».




  1. Nous ne faisons aucune assimilation entre des hommes de haute valeur comme M. Reclus et le prince Kropotkine et Mlle Louise Michel, qui est une femme assurément très respectable parce qu’elle est sincère, mais chez qui le mysticisme a dérangé peut-être l’équilibre des facultés cérébrales.