F. Fetscherin et Chuit (p. 41-57).


IV

LES FONDATEURS DU PARTI SOCIALISTE EN FRANCE


Pendant que l’Internationale, vaincue avec la Commune de Paris dont elle s’était déclarée solidaire, quoique la plupart des insurgés de 1871 eussent ignoré tout de ses doctrines, suspecte aux gouvernements qui prenaient contre elle des mesures d’exception, s’épuisait en ces rivalités de personnes, en ces disputes d’influences individuelles, la semence socialiste germait à nouveau en France.

Cette renaissance du parti socialiste en France fut spontanée, instinctive, anonyme de 1872 à 1875. Elle ne fut l’œuvre d’aucun penseur, d’aucun chef d’école, d’aucun meneur. Des inconnus dans les usines, dans les ateliers commencèrent, dès le lendemain de l’écrasement de la Commune, à parler entre eux de l’amélioration sociale. Les doctrinaires du socialisme étaient en exil ; il ne paraissait aucun journal socialiste à Paris, ni en France. Les ouvriers étaient trop pauvres pour acheter des livres ; aussi bien ils n’auraient pas su où les trouver, car la librairie socialiste n’était pas plus libre que le journalisme socialiste[1]. Sans communication avec les novateurs, impuissants à innover par eux-mêmes, les ouvriers retournèrent aux anciens systèmes dont on leur avait parlé sous l’Empire ; ils furent mutuellistes ou coopératistes.

Leurs projets étaient réformistes et non pas révolutionnaires. Ce qu’ils demandaient, c’était des lois que la société actuelle peut accorder sans que son principe essentiel, la propriété individuelle en soit atteint. Ces premiers socialistes étaient donc encore des conservateurs, si on comprend sous l’étiquette conservatrice tous ceux qui veulent conserver dans son ensemble la société actuelle, en « conserver » le cadre et y introduire seulement des modifications de détail.

De 1872 à 1876, le travail de propagande de ces idées peu dangereuses se fit sans bruit, avec timidité, car le gouvernement était soupçonneux et il eût pris peur de la plus pacifique agitation ouvrière. Puis le temps n’était pas propice à l’action socialiste. La démocratie, même dans ses parties les plus souffrantes, était toute occupée de politique. La République était menacée par les conservateurs. Les politiciens républicains disaient à leur clientèle : « Aidez-nous à fonder la République, à établir cette forme de gouvernement, qui se prête à toutes les expériences, qui n’exclut a priori aucun progrès. Ensuite nous ferons les réformes. La République sera démocratique et socialiste. Il faut d’abord nous donner la République. »

Les plus impatients étaient dociles à ces conseils. Ils ne pensaient qu’à barrer la route à la monarchie, qui faillit venir en 1873, et ensuite à contenir le « pouvoir personnel » du maréchal, jusqu’à ce qu’on pût le renverser.

En résumé, après les événements de 1871, il y eut parmi les ouvriers, dans quelques esprits, une renaissance des idées socialistes. Cette renaissance n’eut pas le caractère révolutionnaire. Elle eut un caractère réformiste et assez timide pour trois causes :

1° Timide parce que la question politique était plus urgente que la question sociale et demandait une solution immédiate, et parce que le pouvoir eût sévèrement puni toute propagande active.

2° Non révolutionnaire, parce que, tous les penseurs révolutionnaires socialistes étant absents et tous les écrits socialistes étant interdits, la pensée socialiste pure n’avait pas de propagateurs.

3o Non révolutionnaire, parce que, laissé à lui-même, l’ouvrier de Paris n’est pas révolutionnaire. Il a les idées les plus radicales en politique ; mais dans sa masse, il est conservateur social. Il est individualiste, il n’est pas collectiviste de tempérament.

Ici, nous devons nous expliquer et apporter des preuves. C’est à l’histoire de l’Internationale que nous les empruntons.

Au quatrième Congrès de l’Internationale tenu à Bâle en 1869, la question de la propriété du sol qui avait été posée au Congrès précédent de Bruxelles fut débattue. À la majorité de 58 voix contre 8 et 10 abstentions sur 76 délégués présents, le congrès décida : « Qu’il y avait nécessité de faire entrer le sol à la propriété collective. »

La minorité opposante se composait de 7 délégués français[2] et d’un délégué étranger. Sur les dix délégués qui s’abstinrent en cette discussion capitale, six étaient français[3].

La délégation de la section parisienne de l’Internationale au Congrès de Bâle comprenait, outre les citoyens Tolain, Murat, Fruneau, Chémalé, Pindy, Langlois, Landrin, Doesbourg, Durand, Flahaut, Mollin qui votèrent contre l’appropriation collective du sol ou qui s’abstinrent, les citoyens Varlin, Dereure, Franquet et Tartarin qui s’associèrent au vote de la majorité collectiviste.

Donc, lorsque pour la première fois, la question fut posée avec solennité, débattue avec ampleur, de la propriété individuelle et de la propriété collective, Paris se prononça pour la propriété individuelle. Sur quinze délégués parisiens, onze se déclarèrent, implicitement ou explicitement, pour la conservation sociale et quatre seulement pour la révolution sociale.

Le collectivisme n’est donc pas une théorie qui convienne tout d’abord aux Parisiens. Cette idée qui n’est pas née en France n’est pas une idée sympathique à notre tempérament. La première fois qu’elle a été formulée, nos ouvriers français l’ont rejetée.

Une autre preuve de l’aversion nationale pour le collectivisme : Depuis dix ans que la doctrine de Karl Marx est enseignée en France par des orateurs et par des écrivains d’autant de talent que ceux dont nous allons bientôt nous occuper, le parti collectiviste n’a pas fait autant de recrues qu’il aurait dû en faire.

Si jamais propagande par la parole ou par l’écrit a été libre, c’est bien la sienne. Malgré la liberté dont ses orateurs et ses journalistes ont joui, le parti collectiviste, s’il est une menace pour l’avenir de la société actuelle ne met pas en péril le présent.

On n’a pas le droit cependant de le négliger dès maintenant, dans la période d’impuissance où il est encore, car bientôt il faudra compter avec lui. Déjà même il commence à prendre de l’importance. On le verra plus loin.

Les ouvriers qui, pendant les premières années de la République, s’entretinrent avec tant de prudence des améliorations sociales n’étaient pas des révolutionnaires. Ils n’étaient pas révolutionnaires en 1876, ni même en 1878[4] ; et en 1879, ils le furent au Congrès de Marseille.

Sous quelle influence s’accomplit cette transformation des idées de la masse ouvrière militante ?

C’est ce que nous allons voir.

Le 11 février 1876 parut à Paris le premier numéro du journal les Droits de l’Homme. C’était le journal le plus avancé de la démocratie républicaine qu’on eût publié depuis mai 1871. Le bailleur de fonds en était M. Ménier, le grand industriel. M. Sigismond Lacroix avait le titre de secrétaire de la rédaction et faisait toutes les fonctions du rédacteur en chef. Les Droits de l’Homme avaient pour collaborateurs les proscrits de la Commune les plus célèbres. M. Henri Rochefort y écrivit dès le premier numéro. Il signait ses articles d’un X, suivi de trois points (X…)[5].

À côté de ces noms connus, on vit apparaître dans les Droits de l’Homme plusieurs signatures nouvelles. La maison du riche capitaliste Ménier a été la maison des débuts de presque tous les adversaires du capital, de beaucoup de jeunes gens qui sont aujourd’hui arrivé à la notoriété. Il y a d’anciens rédacteurs des Droits de l’Homme dans tous les camps républicains et révolutionnaires.

Le premier numéro, où M. Rochefort baptisa opportunistes les républicains stratégistes, renfermait une autre curiosité. C’était le programme électoral imposé à M. Acollas par le comité républicain radical socialiste qui soutenait sa candidature dans le VIe arrondissement, contre celle du colonel Denfert-Rochereau, le héros de Belfort.

Ce programme était remarquable par son radicalisme. L’article premier était d’une audace stupéfiante en 1876 et causa scandale dans la presse conservatrice.

Voici cet article :

Article premier. — Amnistie pleine et entière pour toutes les condamnations, sans exception, même celles dites de droit commun, prononcées à propos des événements politiques qui se sont produits depuis le 4 septembre 1870 sur le territoire français, avec les moyens d’existence assurés tout d’abord aux amnistiés, à leur rentrée en France.

Dans un autre ordre d’idées, les articles 5 et 6 du programme accepté par M. Acollas n’étaient pas moins audacieux.

Art. 5. — ...... Remaniement de nos lois de propriété en vue de ramener la propriété individuelle à sa seule source légitime, le travail.

Art. 9. — ...... La mise du capital agricole ou industriel, de l’instrument de travail à la disposition de celui qui l’emploie directement, afin que le produit soit tout entier à celui qui lui donne directement naissance.

Qui avait cette témérité de réclamer, en 1876, sous le gouvernement du maréchal de Mac-Mahon, l’amnistie avec tant d’arrogance, et d’émettre dans un mandat législatif des idées collectivistes plus avancées que le programme de l’internationale[6] ?

Qui avait cette imprudence ? C’était des étudiants. M. Acollas, ami de M. Sigismond Lacroix, était patronné par un Comité où figuraient douze étudiants, un conseiller municipal et six ouvriers ou petits commerçants du VIe arrondissement.

Ces rédacteurs du premier manifeste collectiviste étaient M. Arthur Hubbard, futur conseiller municipal, aujourd’hui décédé, oncle du député actuel ; MM. Leguereau, étudiant, actuellement secrétaire de la rédaction de la Lanterne ; Victor Marouck, étudiant, qui depuis a joué un rôle dans le parti ouvrier dit possibiliste ; Gabriel Deville, étudiant, l’un des plus clairs vulgarisateurs de la doctrine de Marx ; Darrieux, étudiant en médecine, mort depuis ; Trouessart, étudiant, qui se suicida dans un désespoir d’amour ; Crié, étudiant, aujourd’hui l’un des plus importants membres du parti anarchiste ; Lucien Bouhault, étudiant, actuellement rédacteur à la Nation ; Paton, étudiant en pharmacie ; Mey, étudiant, actuellement médecin à Beaumont-sur-Oise ; Lemonnier, publiciste ; Joncourt, étudiant, actuellement médecin ; Buffenoir, étudiant, qui depuis rédigea le Père Duchesne et qui eut Lebiez pour collaborateur ; Boyenval, ouvrier ; Bellefond et Lemasle, relieur ; Lemée, tapissier ; Faisnel.

Le programme que ces citoyens imposèrent à M. Acollas[7] fut rédigé chez l’un d’eux, Darrieux, et développé et soutenu par eux tous dans les réunions publiques contre les partisans de la candidature Denfert-Rochereau. À ces membres du comité se joignirent, pour défendre la candidature Acollas, d’autres agents électoraux de bonne volonté, les citoyens Émile Gautier, Calvinhac, Labusquière, Massard.

Ces citoyens habitaient dans le Ve arrondissement. Ils ne pouvaient faire partie du comité électoral du VIe arrondissement. C’est la seule raison qui les empêcha d’y entrer et de signer le programme collectiviste de M. Acollas.

Il faut récapituler. En 1876, nous voyons des jeunes hommes, qui sont aujourd’hui éloignés les uns des autres dans des voies divergentes, groupés autour de la même candidature et du même programme.

M. Crié est anarchiste, M. Gautier l’a été, et il est, paraît-il, maintenant, devenu républicain conservateur ; M. Deville est collectiviste ; MM. Leguereau, Bouhault, Calvinhac sont des radicaux ; MM. Marouck et Labusquière sont membres du parti ouvrier possibiliste ; M. Massard est collectiviste.

Comment ces jeunes gens, qui devaient se séparer, étaient-ils unis, et qui leur donnait autorité pour imposer leurs idées à un candidat ?

L’autorité, ils se l’étaient donnée à eux-mêmes, comme font tous les gens qui forment des comités, et qui sont presque toujours les délégués d’eux-mêmes. Ils étaient unis par les liens d’une camaraderie de quartier Latin, par de communes aspirations démocratiques et socialistes. Ils étaient d’accord surtout parce qu’ils manquaient de doctrine.

Leur petit groupe s’était formé en 1873 et 1874. Ils se rencontraient chaque jour dans un café situé au coin du boulevard Saint-Michel et du boulevard Saint-Germain, le café Soufflet.

Tandis que les ouvriers, en l’absence de toute direction socialiste, allaient au système coopératif et se préparaient à demander des lois nouvelles et non pas une révolution, les jeunes bourgeois du café Soufflet, également sans maître, se reportaient aux considérants et aux votes de l’Internationale ; ces considérants et ces votes étaient tout ce qu’ils connaissaient « du socialisme scientifique ». Or ils voulaient être des « socialistes scientifiques », ce mot ambitieux sonnait bien à leurs jeunes oreilles. Il leur donnait devant eux-mêmes de l’importance. Un autre sentiment, plus élevé, les menait à l’Internationale dont ils ignoraient encore le programme. L’Internationale était proscrite. Quelques-uns, comme M. Gabriel Deville, avaient été naguère affiliés à la Société des travailleurs. L’Internationale s’offrait donc à eux avec le prestige de la science, le prestige de la persécution, et aussi le prestige de l’inconnu. C’est autour de la légende de l’Internationale qu’ils se rallièrent.

La première campagne de ces jeunes gens ne fut pas celle de février 1876 pour M. Acollas contre le colonel Denfert-Rochereau. Ils s’étaient déjà fait connaître à la fin de 1875, pendant les élections des délégués sénatoriaux. Ils avaient combattu tous les candidats qui, pendant la Commune, avaient pris parti pour le gouvernement de l’Assemblée nationale. C’est dire qu’ils n’avaient pas trouvé un seul candidat de leur goût, excepté peut-être Victor Hugo. Contre Louis Blanc, ils s’acharnèrent avec une rage toute particulière. Ils l’accusèrent d’avoir trahi le parti socialiste, en demeurant à Versailles pendant la guerre civile.

Le café Soufflet, où s’était formé, de 1870 à 1876, un corps d’officiers pour l’armée ouvrière et socialiste, se manifesta donc d’abord, en 1875, contre Louis Blanc et les candidats sénatoriaux ; ensuite, en 1876, à l’occasion de la candidature Acollas ; enfin dans les Droits de l’Homme.




  1. Le manifeste communiste de 1847 et le Capital de Marx n’étaient pas encore traduits en français. Il n’y avait donc pas de cours de socialisme scientifique français. Les adeptes français ignoraient les ouvrages des penseurs étrangers.
  2. Tolain, Murat, Fruneau, Chémalé, Pindy, Langlois — délégués de Paris — Piéton, délégué de Rouen.
  3. Landrin, Doesbourg, Durand, Flahaut, Mollin, delégués de Paris ; Aubry, délégué du Creusot.
  4. En 1878, un congrès international avait été convoqué à Paris. Il fut interdit et sa réunion empêchée. M. J. Guesde fut arrêté et condamné à six mois de prison. Ces mesures rigoureuses furent ordonnées parce que beaucoup de groupes avaient donné à leurs représentants des mandats collectivistes. On ne voulut pas tolérer une manifestation socialiste à Paris. Officiellement le parti ouvrier n’adopta le socialisme allemand qu’en 1879.
  5. Le premier numéro des Droits de l’Homme contenait un mot qui depuis a fait une fortune extraordinaire. C’est le mot opportuniste. L’article de M. Henri Rochefort était intitulé : Opportunistes. M. de Pressensé ayant dit dans un discours que l’amnistie serait votée en temps opportun, M. Rochefort analysa à sa manière cette prudente expression. Il termina ainsi son article : « Les électeurs sont avertis. En temps opportun est un terme d’argot parlementaire qui signifie jamais. » Le mot opportuniste a donc été inventé par M. Rochefort, et il a été écrit pour la première fois le 11 février 1876, dans un nouveau journal.
  6. L’internationale n’avait proclamé, malgré la résistance des Parisiens, on l’a vu plus haut, que la nécessité de la socialisation du sol Le programme Acollas demande la socialisation, non seulement du capital agricole, mais encore du capital industriel. C’est le premier manifeste collectiviste. Ceux qui le rédigèrent n’en comprirent pas toute la portée.
  7. Il est curieux de relire ces engagements que prenait en février 1876 M. Acollas, et de se rappeler l’accueil fait récemment par les révolutionnaires à sa candidature quand on parla de lui pour remplacer à la Chambre M. Henri Rochefort, démissionnaire.