III

MICHEL BAKOUNINE — FIN DE L’INTERNATIONALE


L’ambition de Karl Marx, niée par les amis du grand socialiste au grand détriment de sa gloire, — car un homme est grand moins par ce qu’il accomplit que par ce qu’il aspire à accomplir — rencontra un obstacle dans l’ambition du russe Michel Bakounine.

Michel Bakounine était un homme très bien doué. Il avait du prestige physique, de l’énergie, de la bravoure, de l’orgueil, toutes les qualités d’un homme d’action. Il savait parler aux foules.

Éloquent, vigoureux, vicieux, passionné, immoral, il rappelle par tous ces traits Danton. C’était un orateur de rues, un tribun de bornes, avec du laissé aller, de l’enthousiasme, de l’égoïsme et un grand besoin de jouissances.

Michel Bakounine était de cette race slave qui a grandi dans les brumes barbares et qui a fait dans l’Occident civilisé une si brusque et si soudaine irruption. On raconte que les Visigoths, ayant envahi l’Afrique, s’y énervèrent sous le soleil trop chaud ; qu’en passant trop vite de la frugalité guerrière, à laquelle ils étaient accoutumés, à la bonne chère de cette opulente contrée, ils y perdirent toute force. Ils contractèrent dans ces molles provinces tous les vices du paganisme. Et la horde se fondit ainsi. L’invasion ne fut pas repoussée ; elle fut enterrée. Les Slaves, quand ils envahirent l’Europe, pacifiquement, pour s’y instruire, eurent le sort des Visigoths en Afrique. Race vive, à l’assimilation prompte, à l’intelligence ouverte, ils voulurent apprendre vite et ils apprirent mal. Ils ne virent de la civilisation occidentale que la surface. Ce qui apparaît tout d’abord dans une société n’est pas ce qu’elle contient de meilleur. Ils prirent nos modes, nos coutumes, nos usages, ceux de la haute société française du xviiie siècle, celle qui les attira, celle qui les séduisit par son éclat et par sa politesse, par son raffinement de civilisation en décadence.

Cette superposition sur un fonds de barbarie d’une couche de civilisation a fait cette race russe contemporaine, pleine de contraste, policée, instruite, curieuse de toutes choses, de relations mondaines si agréables, et brutale, féroce même, sadique en ses plaisirs. Celui qui a écrit que si on grattait le Russe on trouvait le Cosaque ne s’est pas trompé. Le Russe est toujours un barbare, brave, songeur, imaginatif, méprisant la mort comme tous les barbares, mais comme eux perfide, défiant, vaniteux, rude, cruel, sans moralité.

On trouve en Michel Bakounine tous les traits de cette curieuse espèce d’hommes. Aucune vie ne présente moins d’unité. Il était nationaliste, il avait la haine de l’Allemand et de la sympathie pour le Latin, et il fut par ambition internationaliste. Il commença par être libéral et loyaliste en Russie ; il loua le tzar Alexandre II, que, dans un écrit célèbre, il appela, après l’émancipation des serfs, le tzar des paysans, et il devint un apôtre de la destruction de toutes les monarchies, un régicide.

Quand il fut prisonnier, il n’hésita pas à solliciter les faveurs du gouvernement dont il s’était déclaré l’ennemi intraitable. Il employa toutes ses influences de famille et toute sa séduction personnelle pour trouver les moyens de s’évader. Il s’humilia. Délivré, il rentra dans le parti révolutionnaire, vouant à la mort le souverain dont la générosité l’avait aidé à reprendre sa liberté, inconscient de son ingratitude, tout plein seulement de ressentiment contre « la tyrannie » qui, en l’emprisonnant, l’avait contraint à ruser pour s’ouvrir les portes du bagne et oublieux des facilités d’évasion qu’on lui avait laissées.

Cet homme « romantique » où se mélangeaient les vices d’une race trop jeune et la corruption d’une civilisation trop avancée, dont l’âme brûlait d’orgueil, qui voulait jouer un grand rôle, fut l’ennemi funeste de Karl Marx.

En 1837, Bakounine était en Suisse. Il n’appartenait pas à l’Association internationale des Travailleurs. Il était membre du comité de la Ligue de la Paix et de la Liberté. En 1868, le président de cette Ligue proposa au congrus internationaliste de Bruxelles de conclure entre la Ligue et l’Internationale une alliance. La proposition fut écartée. Les marxistes ne voulaient pas introduire dans l’Association des Travailleurs une force organisée depuis longtemps, qui pourrait leur faire contre-poids, les isoler. Le prétexte invoqué pour repousser la demande de la Ligue fut que le programme socialiste de cette Ligue n’était pas défini.

Quelque temps après, au congrès de Berne, Bakounine fit bien voir qu’il avait été l’inspirateur de la proposition d’alliance, car il s’efforça de supprimer le prétexte qui avait servi à Marx pour refuser d’associer l’Internationale et la Ligue. Bakounine proposa un programme communiste au congrès de Berne. Un tiers à peine des congressistes acceptèrent ce programme. Cette minorité se réunit à Genève où elle décida de former une nouvelle Société qui s’appellerait : Alliance de la Démocratie socialiste. En même temps, Bakounine créait une autre Alliance, dite des Frères internationaux, qui lui donnait la direction d’une sorte de police révolutionnaire internationale.

Les Frères internationaux devaient, comme tous les membres de toutes les Sociétés secrètes, se prêter aide et appui. Cet air est bien connu. Ils ne pouvaient faire partie d’aucune association sans l’autorisation de leur comité respectif, même sans la permission du comité central. La condition imposée aux « frères » qui entreraient dans une autre Société, était d’en révéler tous les secrets au comité central, c’est-à-dire à Bakounine.

Ces statuts, qui immolaient l’individu à l’Association, contenaient les plus belles déclarations libérales contre le pouvoir dirigeant, la dictature, l’autorité, etc… Ces mots étaient à l’adresse de Marx, à qui Bakounine et ses amis de l’Alliance de la Démocratie socialiste reprochaient, à bon droit, d’avoir, par jalousie, fait rejeter la proposition de coalition de l’Internationale et de la Ligue de la Paix.

Le plan de guerre du Russe contre l’Allemand est bien clair : Michel Bakounine ne voulait pas entrer dans l’Internationale pour y être perdu dans la foule des adhérents. Il était décidé d’y être dès le jour de son admission un personnage considérable et d’obliger Karl Marx à compter avec lui. C’est pourquoi, comme le dit M. Paul Strauss, dans un de ses excellents articles du Temps, il voulait entrer dans l’Internationale « à la tête d’une troupe ». L’Alliance de la Démocratie socialiste lui parut être une troupe suffisamment forte. Il ne mit pas en avant l’Association des Frères internationaux qui, étant une Société secrète et d’inquisition ne devait pas être avouée. Dans le courant de 1868, Bakounine essaya de faire reconnaître l’Alliance comme une section de l’Internationale. Sa prétention, écartée d’abord par les conseils fédéraux belge et parisien, puis par le conseil général, ne fut admise qu’en 1869, avec beaucoup de répugnance. Au congrès de Bâle (1869), l’Alliance put se faire représenter. Aussitôt qu’il fut dans la place, Bakounine y créa des divisions. La lutte éclata en Suisse entre les bakouniniens et les marxistes, ceux-ci représentés par un autre Russe, Outine.

Nous ne voulons pas entrer dans le détail de ces démêlés. Ces lointains petits événements n’ont qu’un intérêt pour nous : les origines du parti anarchiste[1] français y plongent. Aussi bien, tout à l’heure, dans la rivalité de MM. Jules Guesde et Brousse, on reverra se reproduire presque les mêmes incidents qui marquèrent la compétition de Marx et de Bakounine. L’histoire du déchirement du parti ouvrier est tout à fait semblable à l’histoire des discordes dans l’Internationale. En lisant l’une de ces histoires on apprend l’autre.

Le différend entre Bakounine et Outine dans les sections de l’Internationale Suisse[2] fut soumis au jugement du Conseil général, qui naturellement, donna raison au marxiste Outine.

Bakounine ne garda plus de mesure ; il forma, en opposition à la fédération officielle, une fédération autonome qui prit le titre de « Fédération jurassienne ». Il soutint, en même temps, la doctrine de l’autonomie des groupes, de l’inutilité de la centralisation, de l’indépendance individuelle. C’est par ces prétextes que Marx avait écarté de l’Internationale le dangereux associé qu’eût été pour lui l’Italien Mazzini. Ces invocations libérales (dans le parti révolutionnaire on dit libertaire) furent donc reprises contre lui. Bakounine, réunissant en congrès ses amis de l’Alliance, prononça la dissolution de la Fédération romande. La fédération romande raya des listes de l’Internationale toutes les sections représentées dans la Fédération jurassienne.

Cependant, les graves événements de 1870-1871 s’étaient accomplis[3]. Les insurgés de Paris, vaincus, s’enfuyaient. Beaucoup allèrent en Suisse, quelques-uns à Londres. Les hommes de la Commune se partagèrent entre Karl Marx et Bakounine, pour mieux dire, entre la centralisation et l’autonomie, dans l’Internationale. En Suisse, M. Benoist Malon qui, cependant, n’est pas anarchiste, se déclara pour Bakounine, et, avec lui, presque tous les proscrits. D’autres, comme M. Jules Guesde, sans aller à Bakounine, voulurent rester indépendants. À Londres, beaucoup se rallièrent à Karl Marx. Mais le fondateur de l’Internationale, qui, jusqu’alors, n’avait pas vu son pouvoir contesté en Angleterre, eut une opposition à Londres, dans son « bourg pourri », aussitôt après la Commune.

Cette opposition vint des blanquistes. Les blanquistes, sous l’Empire, avaient reproché à l’Internationale sa mollesse, sa tiédeur, sa timidité. Politiciens avant tout, ils trouvaient que les internationalistes se trompaient en plaçant, avant toutes préoccupations, les préoccupations économiques.

Marx, après l’écrasement de la Commune de Paris, avait fait au nom du conseil général un manifeste sur la guerre civile en France, où il prenait vigoureusement, au nom de l’association des travailleurs, parti pour les insurgés. Il louait le « Paris ouvrier, avant-coureur glorieux d’une société nouvelle », célébrait « les martyrs de Paris enchâssés dans le grand cœur de la classe ouvrière » et « clouait les exterminateurs à l’éternel pilori de l’histoire ».

Les membres anglais du conseil général se retirèrent pour marquer qu’ils désapprouvaient ce langage révolutionnaire. Marx ouvrit alors aux blanquistes les portes du conseil général. Mais ceux-ci, dont la politique a toujours été une politique de bascule entre toutes les sectes révolutionnaires, qui toujours ont cherché à empêcher la désunion des hommes et des groupes qui naît du conflit des doctrines, ne devinrent pas dans le conseil les sectateurs aveugles de l’Allemand. Les blanquistes avaient l’arrière-pensée de dominer le conseil général et, par lui, l’Internationale et d’en faire dans leurs mains un puissant instrument politique. Le rêve de dictature révolutionnaire internationale de Marx les hantait.

Il est probable qu’ils auraient fait tous leurs efforts pour ne pas exclure de l’Internationale, s’ils y étaient entrés assez tôt, Bakounine et et ses groupes. Ils eussent cherché par tous les moyens à amener à composition l’anarchiste russe, n’ayant pas intérêt à affaiblir l’armée dont ils voulaient devenir les chefs. Une fois Bakounine introduit dans la place, ils auraient manœuvré pour l’annihiler.

La scission entre les anarchistes et les centralisateurs étant déjà opérée dans l’Internationale quand ils s’y introduisirent, les blanquistes prirent parti pour les centralisateurs. Ils votèrent contre les bakouniens, au congrès de La Haye, pour les marxistes.

À ce congrès (septembre 1872), les amis de Bakounine attaquèrent la « papauté » de Marx. Ils s’élevèrent avec violence contre le droit souverain accordé au conseil général de suspendre, provisoirement, il est vrai, et avec recours d’appel au congrès, les sections et les fédérations internationalistes.

Les blanquistes s’unirent aux marxistes contre les autonomistes. L’exclusion de ceux-ci fut prononcée.

Lorsque Marx se fut servi des blanquistes contre les bakouniniens, il fit contre eux un retour inattendu. Il demanda que le siège du conseil général fût transféré à New-York. Cet exil du pouvoir central de l’Internationale enlevait aux blanquistes toutes leurs espérances. Il y eut chez eux, contre Marx, un déchaînement de fureurs. Jamais ils n’ont pardonné au grand socialiste allemand d’avoir détruit l’instrument dont ils comptaient s’emparer. Les meilleurs amis blanquistes de Marx[4] ne lui ont jamais pardonné la translation du conseil général d’Europe en Amérique. Après le congrès de La Haye, ils rompirent avec lui toutes relations.

Pourquoi Marx demanda-t-il cette translation ?

Tout porte à croire qu’il pénétrât les secrets desseins des blanquistes. Sans doute il craignit de ne pas pouvoir leur résister. Il aima mieux alors briser l’arme qu’il avait forgée, que de la voir passer en d’autres mains. Cette dernière manœuvre prouve l’existence d’une arrière-pensée ambitieuse chez Marx et ne prouve rien contre le grand Allemand, car c’est son ambition qui fait sa grandeur.

Après le congrès de La Haye, l’Internationale agonisait. Elle est morte, aujourd’hui, sans avoir eu en France, ni nulle part ailleurs, une grande influence. Nous allons la voir renaître dans notre pays, avec le parti ouvrier, et ce parti traverser victorieusement toutes les crises qui affaiblirent l’Internationale et dont la dernière l’emporta[5].

  1. Il faut prendre ici le mot anarchiste dans son sens propre et non pas dans le sens qu’on lui donne quand on s’en sert pour désigner tous les révolutionnaires. Les anarchistes sont un parti dont le dernier ancêtre est Bakounine, comme les collectivistes sont les fils de Karl Marx.
  2. Leur fédération s’appelait dans l’Internationale la Fédération romande.
  3. Bakounine fit une tentative en 1871 pour s’emparer de l’hôtel de ville de Lyon et, de là, révolutionner l’est de la France. Mais il ne réussit pas. Cet épisode ne se rattache en rien au mouvement socialiste. C’est pourquoi nous ne le mentionnons que pour mémoire.
  4. M. Vaillant, actuellement conseiller municipal de Paris, entre autres.
  5. Au chapitre le Programme du parti ouvrier on verra que si l’Internationale est morte comme organisation, elle survit par son programme qui est accepté dans tous les pays par tous les partis ouvriers nationaux.