F. Fetscherin et Chuit (p. 11-25).

II

L’INTERNATIONALE
KARL MARX — FRÉDÉRIC ENGELS

L’histoire de l’Association internationale des travailleurs ne présente pas, en elle-même, un très grand intérêt, puisque cette Association n’existe plus et parce que l’Internationale, de son vivant, n’a pas exercé beaucoup d’influence sur la politique révolutionnaire. L’Internationale n’a rien fait, pas même la Commune de Paris de 1871. Elle n’a été qu’un semeur d’idées socialistes. Après elle, la semence a germé ; les partis ouvriers révolutionnaires qui existent en France, en Allemagne, en Belgique en Italie, en Espagne sont les fils posthumes de l’Internationale[1]. Ils sont nés d’elle. Ils ont adopté ses idées. C’est sur son programme communiste qu’ils se sont formés. L’Internationale est donc un ancêtre qui ne vaut que par ses descendants. C’est ainsi qu’on s’intéresse à Charles Buonaparte et à Laetitia Ramolino, parce qu’ils ont eu un fils qui s’est appelé Napoléon.

Les origines de la France socialiste contemporaine sont dans l’histoire de l’Internationale. L’Internationale tient en deux hommes ; elle a été incarnée en deux hommes : Karl Marx, Allemand, et Michel Bakounine, Russe. L’histoire de la célèbre Association des travailleurs est dans la rivalité de ces deux ambitieux.

Karl Marx est un des grands hommes de ce siècle, si on mesure l’homme à l’œuvre, abstraction faite de toute morale conventionnelle.

Il est un homme puissant, parce qu’il a formulé une doctrine que des milliers d’hommes, de son vivant et après lui, ont embrassée parce que sa pensée a animé et anime dans tous les pays du monde des partis très actifs et en progrès incessant. L’œuvre accomplie est grande ; l’homme est grand, puisque c’est le résultat qui juge les hommes.

Karl Marx naquit en Allemagne en 1818, d’une famille de vieille bourgeoisie. Il trouva sa voie presque dès l’adolescence ; à vingt-quatre ans, il était rédacteur en chef, à Cologne, de la Gazette rhénane, et, dans ce journal, le socialisme qu’il devait définir un jour balbutiait déjà. On le poursuivit ; on le proscrivit. Il vînt à Paris. Il parlait la langue française et aussi l’anglais, l’espagnol et l’italien[2]. À la demande du gouvernement prussien, il fut chassé de France. Il se réfugia en Belgique.

À Paris, Marx avait rencontré les utopies communistes des bourgeois humanitaires : Cabet, Fourrier, Saint-Simon. Il avait connu aussi des communistes plus pratiques, groupés en une société secrète : l’Union communiste. Cette société avait quelques ramifications à l’étranger, surtout en Angleterre, avec le parti dit chartiste. Ç’a été la première tentative de fédération révolutionnaire internationale. Karl Marx s’affilia à l’Union communiste, où il prit bientôt, avec son ami Fr. Engels, une place prépondérante. On le verra au congrès de Londres[3] de 1847. Avant la tenue de ce congrès, qui marqua dans sa vie une étape décisive, Karl Marx étudia et s’occupa de polémique socialiste. Il existe de lui un pamphlet contre Proudhon, Misère de la philosophie (1847), que presque personne ne connaît en France, quoiqu’il ait été écrit en français, et qui est une œuvre très curieuse, d’une ironie très mordante. Proudhon, dans la Philosophie de la misère, avait vivement attaqué les utopistes du communisme humanitaire. Marx, qui n’avait pas la sensiblerie de ces idéologues, prit cependant leur défense. La Misère de la philosophie est aujourd’hui un livre introuvable en France. Quelques exemplaires seulement en subsistent dans les bibliothèques des socialistes. Il faut inspirer beaucoup de confiance à ceux qui les possèdent pour qu’ils consentent à les prêter.

En 1847, Marx convoqua à Londres le Congrès de l’Union des communistes. Ce fut la première réunion révolutionnaire internationale. Il fit adopter par ce Congrès le manifeste-programme qu’il avait rédigé en collaboration avec Fr. Engels.

Ce document pose le premier l’antagonisme des classes. Babœuf et ses amis avaient eu l’idée de cet antagonisme entre les propriétaires et ceux qui ne le sont pas. Mais le temps leur avait manqué pour s’expliquer. En 1796, ils n’auraient pas trouvé d’écho, car on était las d’agitation. Les communistes contemporains de Marx étaient avant tout des philanthropes, honnêtes gens, rêveurs bienveillants, épris d’idéal. Ils voulaient persuader les riches que le communisme vaut mieux que l’individualisme. Ils entrevoyaient la possibilité d’une nuit du 4 août des propriétaires. Ils faisaient appel aux bons sentiments de tous. Les communistes français et anglais étaient pleins d’illusions. Ils demandaient de l’argent aux capitalistes pour appliquer leurs théories. L’Anglais Owen voulait convoquer les rois de l’Europe en congrès à Aix-la-Chapelle pour les convertir à ses idées !

Marx eut des conceptions moins chimériques, plus pratiques : « Il s’agit d’universaliser la richesse accaparée par quelques-uns, dit-il ; il s’agit donc de conquérir. Pour être un conquérant, il faut être le plus fort. La force est l’accoucheur de sociétés ». Et il eut le premier l’idée du groupement en un parti de classe de tous ceux qui ne possèdent rien contre la « classe » de ceux qui possèdent. Il pensait que le jour où tous les déshérités seraient unis contre les favorisés de la fortune, l’universalisation de la propriété s’accomplirait aisément. Ce que veut la foule s’accomplit toujours.

Cette formation d’un parti de classe, des pauvres, contre la classe riche est la première manœuvre socialiste habile que le siècle ait vu s’accomplir. Le parti ouvrier français, comme tous les partis ouvriers en Europe qui répudient tous les hommes qui ne sont pas des travailleurs, des salariés, obéit au mot d’ordre lancé de Londres en 1847, au Congrès communiste, par Marx et Engels.

Il faut dire quelques mots ici de ce Frédéric Engels, dont le nom revient sans cesse auprès de celui de Marx. Ces deux hommes sont inséparables. Ils ont été amis, collaborateurs ; ils ont eu la même pensée, ils avaient la même patrie. Leur œuvre fut la même. La gloire entre eux est indivise.

Frédéric Engels est né en 1820, dans la Prusse rhénane. Il se fit remarquer, en 1844, par une Critique de l’économie politique, et en 1845, par un livre sur la Situation des Classes ouvrières en Angleterre. Il connut Marx de très bonne heure. Depuis 1846, à Bruxelles, on le trouve toujours à ses côtés. Après l’insurrection ouvrière et paysanne des pays de l’Allemagne du Sud en 1849, Engels, qui s’était jeté dans le mouvement, se réfugia en Angleterre, où il continua ses travaux de critique sociale. Fr. Engels est un homme d’une valeur presque égale à celle de son ami. Il a ce qu’avait Marx, la connaissance de toutes les langues de l’Europe et une science très étendue.

Marx a eu plus d’ambition qu’Engels, avec moins de moyens de la faire triompher, car il était moins homme d’action que son associé[4]. Celui-ci, partagé entre des occupations commerciales lucratives[5] et ses travaux socialistes, les unes lui prenant plus de temps que les autres, laissa son ami au premier plan. Il le laissa paraître « en nom », lui-même se tenant à côté de lui ou derrière lui. Il ne lui disputa jamais la première place, que Marx conquit définitivement quand il publia, en 1867, le Capital.

Déjà à cette époque l’Association internationale des travailleurs était fondée.

Le 22 septembre 1864, dans un meeting ouvrier tenu à Londres, Marx avait lu et fait voter un projet d’association de tous les travailleurs de toutes les nationalités en vue de travailler à leur émancipation qui « devait être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».

Le Pacte fondamental est une redite du Manifeste du parti communiste de 1847. Il procède de la même pensée : l’antagonisme des classes. En fondant l’Association internationale des Travailleurs, Karl Marx mettait enfin en pratique le conseil par lequel se terminait le Manifeste de 1847 : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

L’union des prolétaires de tous les pays, si elle eût pu s’accomplir, eût mis aux mains du créateur de cette unité une force formidable. Les amis de Marx s’évertuent contre toute évidence à nier que leur chef ait fait le rêve d’une dictature ouvrière internationale. Cependant toute l’histoire de l’Association des Travailleurs prouve l’existence chez Marx de cette arrière-pensée orgueilleuse. Au début, il semble que le grand socialiste allemand ait prévu qu’on l’accuserait un jour d’ambition personnelle, et qu’il ait voulu tenir en réserve une réponse à l’attaque.

Le révolutionnaire italien Mazzini ayant demandé que le pouvoir du comité directeur de l’International fût très fort, que le comité exerçât une domination absolue, Karl Marx invoqua les principes de la liberté. Remarquez bien cette attitude, c’est celle que Bakounine prendra tout à l’heure contre Marx ; c’est encore celle que les collectivistes possibilistes prendront en France contre les disciples de Marx, contre M. Jules Guesde.

L’opposition du fondateur de l’Internationale ayant fait écarter les projets autoritaires et centralisateurs de Mazzini, celui-ci se retira de l’Internationale.

La politique de Marx en cette circonstance n’a pu être déterminée que par son ambition personnelle. Le socialiste allemand se défia de l’Italien. Il pensa, avec raison, que Mazzini ne demandait la constitution d’une forte autorité qu’avec le désir inavoué d’être lui-même cette autorité, et qu’il serait moins ardent partisan du pouvoir fort s’il devait être lui-même soumis à ce pouvoir.

Les idées de Mazzini repoussées sous ces prétextes libéraux, la constitution de l’Internationale n’en fut guère plus libérale. Le conseil général siégeait à Londres. Il concentrait tous les pouvoirs : il recevait les adhérents, il convoquait les congrès, il décidait de l’opportunité de l’intervention des sections adhérentes dans les grèves et dans tous les événements. Or le conseil général, c’était Marx et Engels, Marx, correspondant pour l’Allemagne et la Hollande, Engels, correspondant pour l’Italie, l’Espagne et le Portugal. Les deux Allemands dominaient leurs collègues par le savoir, par la notoriété, par les services rendus. Donc, la concentration des pouvoirs, demandée par Mazzini et repoussée comme illibérale, existait, en fait, dans les mains de Karl Marx.

Son rêve de domination internationale, ce songe superbe qu’il avait fait d’être une grande puissance, une sorte d’empereur sans couronne, sans trône, de tous les pauvres, de démembrer moralement tous les royaumes, aurait pu être réalisé si l’Association internationale des Travailleurs avait fait des progrès rapides, mais ses débuts furent très pénibles.

Les gouvernements conservateurs, après avoir vainement essayé de diriger ce mouvement ouvrier[6], entravèrent sa propagande. Il n’y eut que la section parisienne qui fit parler d’elle. Et les internationalistes de Paris n’avaient pas les idées communistes de l’Internationale [7] !

Ces idées, il est vrai, n’étaient encore connues que vaguement même de ceux qui déclaraient les avoir adoptées. Le Pacte fondamental, comme le Manifeste communiste de 1847, est un document qui manque de formules synthétiques. Le mot de communiste n’est pas écrit une seule fois dans le Pacte fondamental. On croirait, si le Capital n’était pas là pour empêcher cette opinion de naître, que Marx et Engels, vivant en Angleterre, avaient modifié leurs idées, qu’ils avaient incliné vers le « socialisme conservateur » des Trades-Unions. Il est plus juste de dire que Marx ne voulut pas effrayer les ouvriers et la petite bourgeoisie en proclamant tout de suite une doctrine, et surtout en prononçant le mot épouvantable de communisme. En se tenant dans les généralités vagues : Affranchissement des travailleurs, émancipation économique, etc., il gardait ouverts ses cadres et ouverte l’Association[8].

Aucun travailleur ou petit bourgeois ne pouvait avoir, a priori, des défiances contre une Association qui se présentait avec un programme de délivrance sociale. Au commencement, Karl Marx pratiqua donc un habile opportunisme. Grâce à cette tactique, il eut les ouvriers de Paris, qui ne seraient pas venus à l’Internationale si elle s’était proclamée communiste (on le verra plus loin). Or, sans la section parisienne, l’Internationale eût passé presque inaperçue. L’Association des Travailleurs a grandi, s’est propagée par « la réclame » française.

  1. Voir le chapitre : le Programme du parti ouvrier.
  2. Karl Marx a eu trois filles qui, toutes trois, sont des femmes très distinguées. L’une est mariée à M. Paul Lafargue, que nous retrouverons tout à l’heure. L’autre avait épousé M. Longuet ; elle est morte. La troisième, Éléonore Marx, est demeurée à Londres, où elle est à la tête de la propagande socialiste en Angleterre.

    Ces trois filles ont été élevées par leur père, qui en a fait des personnes remarquables par leur instruction. Mme Lafargue et Mme Éléonore Marx-Eveling parlent et écrivent dans presque toutes les langues de l’Europe. Elles sont pour leurs amis de précieux conseillers.

  3. Voir à l’appendice : le Manifeste du parti communiste, qui contient en résumé la doctrine communiste allemande, et où il est, pour la première fois, question de l’opposition des classes possédante et non possédante.
  4. Marx avait de la timidité. C’était un homme de cabinet, pas un homme de foule. Il fit en sourdine tous ses coups d’autorité. Il cherchait toujours des alliés. Il ne s’exposait pas seul. Il avait, sous certains rapports, un tempérament moins bien organisé que celui de Michel Bakounine. Celui-ci était ce qu’on appelle un homme de premier élan. Marx était plutôt un homme habile, un politique, un homme d’intrigue. Il eût été dans un gouvernement un bon stratégiste.
  5. Fr. Engels est associé dans une maison de commerce de Manchester.
  6. Il y eut de grands efforts du gouvernement impérial en France pour asservir au césarisme la nouvelle organisation ouvrière. Un internationaliste qui, d’ailleurs, n’était pas communiste, qui est aujourd’hui brouillé avec les révolutionnaires et qui jouissait d’une grande autorité dans les ateliers de Paris, M. Fribourg, fut sollicité de se rendre aux Tuileries. L’Empire ne trouva pas d’alliés dans l’Internationale. Alors il prit contre elle des mesures rigoureuses qui eurent pour résultat de la rendre plus populaire.
  7. Se reporter au chapitre : Les Fondateurs du parti ouvrier.
  8. Les Statuts de l’Internationale étaient précédés de ces considérants :

    « Considérant que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ; que l’assujettissement du travailleur au capital est la source de toute servitude ; politique morale, matérielle ; que pour cette raison, l’émancipation économique est le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique ; Que tous les efforts faits jusqu’ici ont échoué faute de solidarité entre les ouvriers des diverses nations ; que l’émancipation des travailleurs n’est pas un problème purement local ou national, mais international. »

    On le voit, il y a des grands mots séduisants, mais pas un mot inquiétant dans le texte. En parlant de solidarité, d’affranchissement. Marx s’adressait à des sentiments élevés. Ce langage devait plaire en France à cette époque sentimentale de la fin de l’Empire. Nous avions délivré l’Italie. On chantait que « les peuples sont pour nous des frères ». Le frère prussien ne nous avait pas encore montré la manière de comprendre la fraternité.