F. Fetscherin et Chuit (p. 58-67).

V

M. JULES GUESDE

C’est dans les bureaux des Droits de l’Homme que les jeunes révolutionnaires du quartier Latin trouvèrent la doctrine qui leur manquait. Ils la trouvèrent le jour où ils rencontrèrent un homme d’un tempérament singulier, M. Jules Guesde.

M. Jules Guesde avait rédigé en 1870 et 1871, à Montpellier, en collaboration avec M. Ballue, actuellement député radical de Lyon, un journal[1] intitulé les Droits de l’Homme[2]. Dans ce journal, il s’était prononcé pour la Commune insurgée de Paris. Ces délits de plume lui valurent une condamnation à cinq ans de prison. Il s’enfuit de France, préférant attendre la prescription de sa peine pendant cinq ans d’exil.

M. J. Guesde se réfugia en Suisse, à Genève, où il fonda une section internationaliste. Il n’avait pas jusqu’alors fait partie de l’Internationale. Il y entra au fort de la querelle des anarchistes (Bakounine) et des marxistes (Outine). M. Guesde et ses amis furent sollicités d’entrer dans la fédération des sections anarchistes ; ils refusèrent. Mais ils ne se soumirent pas non plus à l’autorité absolue du conseil général, à la dictature de Karl Marx[3].

Leur indépendance ne fut goûtée ni des marxistes qui les blâmèrent solennellement en 1872, ni des bakouninistes qui voyaient d’un mauvais œil leur chère théorie de l’autonomie des groupes se retourner contre eux-mêmes.

Quand nous raconterons l’histoire des querelles du parti ouvrier et du déchirement qui s’ensuivit, on verra que M. J. Guesde fut accusé par ses ennemis d’aspirer à la dictature. Les raisons qu’on invoqua pour l’éliminer furent les mêmes que celles pour lesquelles lui-même ne voulut pas, à Genève, entrer dans l’organisation de l’Internationale.

C’est le moment d’esquisser la physionomie de M. Jules Guesde.

C’est un homme qui fait impression. Son personnage n’est pas banal. Il n’inspire pas la sympathie. On le regarde avec curiosité, presque avec étonnement. Il est grand, prodigieusement maigre. La peau du visage est d’une blancheur maladive qui fait ressortir encore un encadrement de cheveux et de barbe très noirs. M. J. Guesde porte les cheveux longs. C’est une mode dans son parti ; cette coiffure ajoute à l’étrangeté du caractère de sa physionomie.

L’œil brille d’un vif éclat, derrière un lorgnon, au fond d’une arcade sourcilière très creusée. Quand M. Guesde parle, même de choses indifférentes, ses lèvres ont des mouvements qui semblent être des mouvements de rage. Il a la bouche furieuse. S’il marche, c’est tout raide, avec des mouvements saccadés des bras et des jambes.

Il faut voir M. Jules Guesde à la tribune. Son débit est parfois trop rapide, mais il y met tant d’emportement ! La voix très claire qui porte loin grince terriblement. Le son ne monte pas des entrailles, il n’est pas grave ; il vient de la tête, il est aigu, aigre. Cet orateur, avec ces moyens physiques défectueux, s’impose à l’auditoire, le domine. Il ne parle jamais au bon cœur d’une assemblée. Il n’émeut pas. C’est un dialecticien rigide, un violent insulteur, un caustique dont l’ironie est toujours amère. M. Jules Guesde a des images saisissantes, des cris de passion exaspérée. On croirait, à l’entendre faire le procès de la société, que c’est sa cause propre qu’il défend, que le matin la société a commis contre lui un crime épouvantable. C’est un homme de haine, il apparaît comme l’incarnation de toutes les rancunes et de toutes les envies sociales. Toutes en même temps hurlent en lui. On trouverait difficilement un acteur qui plus que M. Jules Guesde entrerait dans la peau de son personnage.

Nous ne voulons pas faire entendre par cette figure que M. Jules Guesde joue la comédie, n’est pas convaincu. Ces emportements ne sont pas factices. Il hait bien sincèrement, de bien « bon cœur ». Sa nature est celle d’un apôtre. Il prêche de bonne foi. Il croit. Son orgueil ne lui permet pas de douter de lui même.

La doctrine qu’il enseigne, il la considère comme la sienne propre ; Marx l’avait formulée avant lui. Mais il ne connaissait pas les écrits de Marx, ni le manifeste communiste, ni le Capital. C’est en 1877 seulement qu’il lut l’ouvrage du grand socialiste allemand. Déjà la plupart des idées qui y sont exposées étaient les siennes. Elles s’étaient formées dans son esprit « par l’étude historique de la transformation des sociétés et par l’observation des faits dans la société contemporaine ». M. J. Guesde doit, dans son orgueil, considérer le socialisme scientifique comme son enfant. D’autres l’avaient formulé avant lui ; mais il ignorait leurs définitions. Il y a eu génération par eux ; mais il y a eu aussi génération par lui. Et cette théorie qui est sienne, qui est fille de son cerveau, qu’il possède mieux que personne en France, dont il est dans notre pays le vulgarisateur le plus connu, le plus écouté, il la défend, il l’enseigne avec une passion qui n’est pas feinte. Il la défend de la parole et de la plume.

M. Jules Guesde écrivain ressemble à M. Jules Guesde orateur. Il s’efforce d’être très clair ; il y arrive souvent, encore que son style soit quelquefois chargé de termes de scholastique. Mais il est violent ; mais il forge souvent des expressions nouvelles et pleines d’énergie ; mais il a a des ironies qui brûlent. Dans la discussion il apporte une mauvaise foi philosophique admirable. Il ne répond pas aux objections. Il va devant lui, dans la ligne droite des déductions de son principe. Il ne doit pas chercher à convaincre celui avec qui il discute, car il croit, sans aucun doute, que, comme lui-même, chacun a son siège fait. C’est pour les indifférents, pour le public, pour « la galerie » qu’il se débat, qu’il s’agite, qu’il parle, qu’il écrit. Il sait bien qu’on ne fait des prosélytes que parmi les profanes, qu’on ne gagne que les indifférents et qu’on ne convertit pas ses adversaires.

Toutes ces qualités et tous ces défauts composent un homme d’une étrange originalité. Comme tous les hommes singuliers, M. Guesde a de la séduction. Il séduisit d’abord les jeunes gens de la réunion du café Soufflet. Il leur donna ce qu’ils n’avaient pas : une doctrine ; il fut leur professeur, leur maître.

Comme il les dominait, les ennemis qu’il eut dès qu’il se fit voir voulurent les flétrir en les appelant guesdistes. Le mot est resté ; l’une des petites factions révolutionnaires est guesdiste. Ce n’est pas la plus nombreuse, mais c’est la plus active, la plus propagandiste. Pendant longtemps tout le journalisme révolutionnaire a été fait par les guesdistes. Nous allons voir leur action dans le mouvement ouvrier qui va commencer. Dans ces notes sur le haineux prédicateur de la doctrine collectiviste, nous n’avons qu’à indiquer qu’il y a des guesdistes. Nous allons voir leur action dans le mouvement ouvrier qui va commencer. L’existence d’un petit parti guesdiste implique chez M. Guesde l’existence d’un homme[4].

Aussitôt que la justice eut perdu tous les droits sur lui et qu’il ne put plus craindre l’emprisonnement, M. Jules Guesde revint à Paris. M. Yves Guyot, actuellement député de Paris, avait été en 1871 le correspondant parisien des Droits de l’Homme de Montpellier, dont M. Guesde était le rédacteur en chef. Quand celui-ci rentra en France, M. Yves Guyot était précisément l’homme de confiance du propriétaire des Droits de l’Homme de Paris, M. Menier. M. J. Guesde alla voir son ancien correspondant et lui demanda de le faire entrer dans le journal dont il avait en quelque sorte la clef dans sa poche. M. Yves Guyot adressa son ancien rédacteur en chef à M. Sigismond Lacroix, secrétaire de la rédaction des Droits de l’Homme, C’est donc M. Sigismond Lacroix et M. Yves Guyot qui firent rentrer M. Guesde dans le journalisme. C’est grâce à eux qu’il connut les jeunes gens du café Soufflet, qu’il put les endoctriner, faire leur éducation socialiste, et donner ainsi à la masse ouvrière, confuse, indécise, les cadres jeunes et instruits dont elle avait besoin pour s’organiser[5].


  1. Sous l’Empire, ce journal avait été condamné dans la personne de M. Jules Guesde pour avoir demandé le renversement du gouvernement.
  2. M. Ballue se sépara de M. Jules Guesde en 1871 pour ne pas s’associer à sa campagne révolutionnaire.
  3. La section guesdiste se déclara partisan de la souveraineté de l’Internationale réunie en congrès, c’est-à-dire du gouvernement par la loi des majorités.
  4. Les Allemands, à qui nous avons eu occasion de parler de leurs socialistes, et qui connaissent M. Jules Guesde, le comparent à l’ancien député Hasselmann, aujourd’hui proscrit d’Allemagne. Hasselmann a, paraît-il, la même organisation physique et intellectuelle que M. Jules Guesde.
  5. MM. Yves Guyot, Sigismond Lacroix et Guesde ont eu, depuis cette époque lointaine, bien des polémiques. Ces anciens collaborateurs sont devenus des ennemis irréconciliables.