Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901



CHAPITRE XIII


À l’heure où Mlle Dorothée quittait la bastide, sa petite valise à la main, Philippe, l’air maussade, se promenait dans le jardin des Myrtes. Son esprit mécontent ressassait les nombreuses raisons qu’il avait de se trouver à plaindre et injustement puni. Un bruit léger sur la terrasse aux platanes attira son attention ; en même temps, la figure joufflue de Jacques, qu’il n’avait pas revu depuis leur fâcherie, se montra à travers les branches.

« Tiens, c’est toi ! que fais-tu là ? s’écria Philippe d’un ton empressé.

— Rien !… et toi ?

— Oh ! moi, je m’ennuie, je m’ennuie !… et ça se comprend : sans toi, et cette stupide Thérésine avec ses pieds nus, je serais à San Remo, où papa et maman font une foule de jolies excursions !… mais, me voilà condamné à rester avec grand’mère qui voudrait retourner à Mortagne et ne parle que de cela.

— Et Nadine ? est-ce qu’elle ne te tient pas compagnie ?

— Une fille ! la belle affaire ! ricana le jeune garçon, peu pressé d’avouer que, ses bouderies ayant lassé sa sœur, elle l’avait planté là ; à présent, Marthe et elle sont occupées de leur loterie. J’emploie ma matinée aux devoirs que papa m’a donnés comme pensums, ensuite, j’ai le temps de bâiller, personne ne se soucie de moi !

— Mon pauvre Philippe ! vrai, je te plains et je suis désolé… voyons, veux-tu oublier que c’est un peu ma faute ? »

Devant l’attitude repentante de Jacques, Philippe prit un air digne :

« Je veux bien, mais, une autre fois, si tu recommences, ce sera fini entre nous. À présent, trouve quelque chose de gentil qui m’amuse tout de suite.

— Quand tu m’as appelé, je me disais justement que, sur la Foux, avec ce vent, ce doit être parfait pour jouer aux régates ; emmenons-y les bateaux.

— Va pour les régates. »

Un instant après, les deux amis réconciliés et portant, l’un, une goélette, l’autre un brick gréés par le vieux Raybaud, se hâtaient sur le chemin de la rivière.

« Voilà le meilleur endroit pour mettre nos bateaux à flot, dit Jacques, ils passeront sous le pont, ce sera très joli. Un, deux, trois !… ça y est. »

La goélette glissa doucement dans la Foux ; à son tour, Philippe lança le brick, et les petits bâtiments, la coque un peu inclinée, s’en allèrent au fil de l’eau, escortés sur la rive par leurs deux capitaines.

Déjà la goélette s’engageait sous l’arche de pierre quand une exclamation de Philippe, suivie d’un grand éclat de rire, fit retourner son camarade très attentif à la manœuvre.

« Regarde ! tu as passé sans voir,… il est ouvert !

— Ouvert ?

— Mais oui ! le fameux pont fermé de ta cousine !

— C’est pourtant vrai ! dit Jacques, les yeux écarquillés devant le battant de la porte que ni la tante Dor, ni ses compagnons n’avaient songé à refermer ; comment cela peut-il se faire ?

Mlle Dorothée est peut-être là tout près ?

— Non, elle ne nous laisserait pas jouer tranquilles… et j’ai une belle envie de me promener sur l’autre bord, justement parce qu’elle le défend ! »

Jacques s’avança sur le pont que son frère avait traversé quelques instants auparavant.

« Jamais on n’a vu chose pareille ! disait-il en examinant la porte sur tous les côtés, personne que la cousine Lissac n’a la clef ; il n’y a qu’elle qui ait pu l’ouvrir.

— Dans ce cas, elle ne la refermera pas », répondit Philippe.

À cheval sur le parapet moussu, les yeux brillants de malice, il faisait tournoyer au-dessus de sa tête avec un geste de triomphe la grande clef reluisante enlevée à la serrure.

« Oh ! Philippe !… y penses-tu ? s’écria Jacques suffoqué.

— Je crois bien que j’y pense ! ce sera très agréable de passer de l’autre côté de la Foux quand cela nous plaira.

— C’est que la cousine Dorothée regarde ce pont comme une chose sacrée !…

— Qu’est-ce que cela peut te faire, bêta !… as-tu peur de la contrarier ?… elle n’est guère aimable pour toi, elle ne demande même pas à ton frère de t’amener à la bastide, et, pas plus tard qu’hier, j’ai entendu Norbert dire à Marthe : « Bientôt tu viendras avec moi chez la tante d’Irène !… »

— Tu l’as entendu ?

— Puisque je te le dis ! À ta place, ça me vexerait d’être compté pour rien. »

Le rouge du dépit monta aux joues de Jacques. Au fond, il grillait d’envie de franchir à son tour le seuil défendu des Lissac, et il comprenait fort bien que, sans sa sotte conduite à l’égard d’Irène, sans les malveillantes réflexions qu’il faisait à tout propos en parlant de la vieille demoiselle, Norbert lui eût fait la même proposition qu’à Marthe.

Philippe insista encore :

« Ce serait bête de remettre cette clef en place pour qu’on nous fermât de nouveau la porte au nez !

— C’est vrai tout de même, tu as raison, mais impossible de l’emporter chez nous !…

— J’ai trouvé !… regarde… »

La clef, lancée à toute volée, disparut dans la Foux avec un petit floc discret.

« Hein ! qu’en dis-tu ?…

— Je crois qu’il faut prendre nos bateaux et nous sauver au plus vite ; la cousine va certainement revenir et si elle découvrait que c’est nous… »

Jacques s’élança pour tirer de l’eau les deux petits navires et s’enfuit en courant à travers le champ de rosiers, suivi de près par son ami qui répétait :

« Tu sais, nous avons joué ce bon tour-là ensemble, ne va pas me trahir ! »

Dans le même moment, Norbert se rendait chez le docteur Ortiz :

« Entrez, dit celui-ci en interrompant sa lecture pour se tourner vers la porte où deux légers coups avaient été frappés ; c’est toi, Norbert, que veux-tu, mon ami ? ta maman serait-elle plus souffrante ?

— Dieu merci, non, monsieur, ce serait trop de malheur à la fois. Je viens de la part de ma cousine Lissac vous confier un secret. »

En peu de mots le jeune garçon expliqua avec émotion comment on avait appris l’accident de chemin de fer, le départ de Mlle Dorothée et le désir qu’ils avaient de ne point inquiéter Mme Brial. La physionomie ouverte et gaie du bon docteur était devenue grave.

« Je le crois bien, qu’il faut préserver ta mère d’une pareille émotion ! Mlle Lissac a eu mille fois raison. Excepté lorsqu’elle parle de la Foux-aux-Roses, je ne connais personne qui ait un meilleur jugement. Je vais sur-le-champ faire visite à notre malade, et je me charge de la rassurer si le retard de ton père la tourmente.

— Oh ! merci, docteur, je ne pourrais pas lui parler comme cela tout de suite, les larmes m’étoufferaient.

— Il faut cependant que tu aies le courage de garder pour toi ce gros secret : Marthe a une tête de linotte, elle laisserait voir son chagrin ; Jacques est également trop enfant ; quant à la vieille Rousseline, c’est une bavarde.

— Soyez tranquille, monsieur, ils ne se douteront de rien.

— À la bonne heure. »

La voiture du médecin l’attendait, Norbert y prit place près de lui et l’on partit.

« N’est-ce pas étonnant, docteur, dit-il en route, la cousine Dorothée ne se lasse pas de répéter que papa est son ennemi et, pour aller le soigner, le chemin de fer ne lui faisait plus peur du tout !

— Parce qu’il y avait une action généreuse au bout du voyage ; tu ne peux connaître comme moi le cœur de cette excellente femme, mon ami ; si ton père est réellement blessé, nous pouvons être certains qu’elle prendra soin de lui mieux que la meilleure infirmière. Depuis que je suis à Grasse, elle visite mes malades pauvres, les bourre de gronderies, mais les comble de bienfaits… Oh ! la petite merveille, continua M. Ortiz, en apercevant la canne que Norbert apportait de la bastide, montre-moi cela de plus près… ce n’est pas un jouet d’enfant… est-ce qu’elle t’appartient ?

— C’est un cadeau que Mlle Lissac m’a fait avant de partir, répondit Norbert, dont les yeux attristés brillaient d’orgueil, et Irène m’en a conté l’histoire. »

Tout en écoutant le jeune garçon narrer ce qu’il venait d’apprendre sur le chef-d’œuvre du père Lissac, le docteur examinait curieusement la tige sculptée et la tête qui tenait lieu de pomme.

« Mais cela se dévisse », s’écria-t-il, en la sentant tourner sous ses doigts.

En effet, le cou de la petite rieuse s’allongeait, s’allongeait à mesure que la vis de bois sortait ; bientôt, se séparant du reste de la canne, elle laissa voir un trou profond assez semblable à l’intérieur d’un long étui.

« Irène ne m’a pas dit que la canne s’ouvrait, dit Norbert.

— Elle n’en sait probablement rien, ni sa tante non plus, car… »

Le docteur, en secouant dans le creux de sa main la tige sculptée, fit glisser un petit rouleau de papier que liait un fil de soie.

« Ceci a tout l’air d’un secret, continua-t-il en hochant la tête, Mlle Lissac ne se doute certainement pas que ce bâton contient des papiers.

— Alors, monsieur, en attendant son retour, il faut les replacer où ils étaient…

— Tu as raison, ces papiers sont sans doute importants… le père Lissac, m’as-tu dit, destinait la canne à ton grand-père ?… C’est très singulier… très singulier ! »

De nouveau, le mince rouleau fut glissé dans l’étui qui lui servait de prison depuis nombre d’années et la tête de la petite provençale revissée ferma l’entrée de la cachette.

On arrivait à Beau-Soleil ; Norbert courut mettre en sûreté la canne mystérieuse. Pour le moment, rien ne l’intéressait que de savoir si le docteur allait trouver sa mère plus malade.

« Elle va mieux, mon ami, dit celui-ci avec un sourire rassurant quand il quitta la chambre de Mme Brial, et elle suppose que ton père s’est arrêté à San-Remo près de ses amis Jouvenet.

— Pauvre papa ! il est peut-être grièvement blessé, soupira tristement Norbert.

— Allons, allons, un peu de courage ; j’ai le pressentiment que Mlle Dorothée nous enverra de bonnes nouvelles ; surtout, ne t’avise pas de laisser voir ton inquiétude avant qu’elle n’ait écrit. »

M. Ortiz serra amicalement la main de Norbert, et, s’éloignant à grands pas, il aperçut Jacques assis sur la balançoire :

« Bonjour Jacquot, lui dit-il en passant, notre malade va mieux, sois sage et ne fais pas de bruit. »

Mais Norbert, qui suivait le docteur, s’arrêta près de son frère :

« Comme tu es rouge ! Y a-t-il longtemps que tu es là ? lui demanda-t-il avec inquiétude.

— Non, j’arrivais juste pour voir le docteur te donner une belle poignée de main… oh ! c’est qu’il te traite en monsieur, tandis que moi, il me recommande d’être sage comme si j’étais un marmot !

— Il t’a vu si petit…

— En voilà une raison ! Est-ce aussi pour cela que cette pimbêche de Dorothée et sa nièce ne s’occupent que de toi ? »

Le visage de Norbert exprima une vive émotion et sa voix trembla en disant :

— Oh ! je t’en prie, Jacquot, ne parle pas ainsi de Mlle Lissac, c’est la meilleure et la plus dévouée des parentes ! »

Jacques répondit par un petit ricanement moqueur.

« Rien que ça ! Qu’a-t-elle donc fait pour mériter de si beaux compliments ?… C’est peut-être en ton honneur qu’elle a ouvert le pont-fermé !… Tiens, cela te surprend ? poursuivit le garçonnet, prenant l’émotion de son frère pour de l’étonnement, je croyais que cette radoteuse te contait ses secrets !

— Jacques !… tais-toi ! tu ne dois pas manquer ainsi de respect à notre cousine… si tu savais !…

— Quoi donc ?

— Elle… elle est par… »

Les mots s’étranglaient dans la gorge du pauvre garçon, son secret allait lui échapper, lorsque, par un effort de volonté, il tourna les talons et rentra dans sa chambre où, bien enfermé, il donna libre cours à ses sanglots longtemps contenus.

« Va, mon petit, aide la chère cousine à retrouver sa clef, murmura Jacques en se frottant les mains ! Ah ! ce Philippe, ce ne sont pas les bonnes idées qui lui manquent ! »